-----En 1.990, au moins 100 000 personnes
issues de la communauté "Harkie" sont jugées en
difficulté. Outre une extrême faiblesse du revenu, parfois
limité aux seules allocations familiales, et des formes d'habitat
défavorisées, à la fois groupées et, souvent,
isolées, deux traits caractérisent ces populations en situation
précaire : l'échec scolaire, dont le taux peut atteindre
80 %, et les difficultés d'insertion professionnelle : 70 à
80 % des jeunes de 18 à 25 ans se trouvent ainsi au chômage
dans certaines zones, sans formation professionnelle ou dotés d'une
formation désuète. Seule planche de salut dans ces conditions
: le Ministère de la Défense, qui affecte quelque 150 éducateurs
du contingent à des tâches de soutien scolaire dans les zones
à forte concentration de Français-Musulmans, met une quarantaine
d' "agents de coordination chargés de l'emploi" (ACCE),
prélevés sur le contingent, à la disposition des
préfectures pour aider les fils de harkis au chômage à
trouver du travail, s'efforce de qualifier les jeunes Français
musulmans à l'occasion du service national et leur ouvre ses "centres
militaires techniques" (Saintes, Issoire, Saint-Mandrier...) où
un enseignement général et technique accompagne la formation
sportive et militaire, au risque d'encourir le reproche de perpétuer
la tradition des supplétifs musulmans de l'armée française
et de pratiquer un parternalisme suranné (mais qui n'est pas sans
correspondre à la difficulté, pour ces jeunes, de la référence
au père).
Les difficultés ainsi rencontrées dans le processus d'intégration
individuelle ont conduit certains jeunes à se tourner vers l'action
collective pour obtenir reconnaissance et promotion. Mais qu'elle soit
associative, politique ou religieuse, cette démarche se heurte
au flou identitaire qui caractérise le milieu harki.
LA VIE ASSOCIATIVE
-----Y a-t-il trop d'associations (les chiffres
avancés oscillent entre 250 et 400 formations) ou pas assez d'associations
efficaces et représentatives de la population des rapatriés
d'origine nord-africaine .Chez les jeunes (qui constituent la majorité
des RONA : plus de 70 % d'entre eux ont moins de 18 ans) assiste-t-on
à une nouvelle façon de se déterminer par rapport
à une histoire ou, au contraire, au gommage d'un passé familial
dans une identité " beur" ?(1) Perçoit-on ou non
la conscience d'une identité commune à travers la vie associative
et culturelle des différentes générations ?
-----Des associations RONA, il y en a de
tous les types : associations caritatives d'aide et d'assistance classiques,
souvent dirigées par d'anciens militaires français ; associations
de jeunes, où se mêlent, dans un projet de réconciliation
avec le passé des parents, Français-Musulmans et jeunes
issus de l'immigration maghrébine ; associations constituées
par une élite de Français-Musulmans, anciens parlementaires
et élus locaux de l'Algérie française, qui pratiquent
volontiers la commémoration dans un esprit "ancien combattant"
; associations de notables algériens traditionnels, qui ont reconstitué
un réseau de clientèle sociale et politique et restent at
achés à l'assistance spécifique ; associations culturelles
ou cultuelles, enfin, tournées vers le religieux, ce qui peut signifier
soit un retour aux sources chez les adultes, soit au contraire, une réislamisation
des enfants par rapport aux parents.
-----Trois traits affaiblissent pourtant
la remarquable vitalité de ce mouvement associatif : c'est un mouvement
clivé entre deux (ou trois) générations, dont la
ligne de fracture reflète les oppositions des situations économiques
socio-culturelles et politiques différentes entre "jeunes"
et "vieux" ; c'est, enfin, un mouvement où les formations
vraiment représentatives de la communauté (si communauté
il y a) sont d'autant plus rares que la formation de ces associations
correspond souvent à un besoin de reconnaissance individuelle et
à des stratégies de pression sur les pouvoirs publics qui
les rendent vulnérables.
LE PASSAGE AU POLITIQUE
-----Las des manipulations dont le vote "
harki" fait l'objet, les jeunes déploient désormais,
pour s'affirmer dans le champ politique, des stratégies très
diversifiées : actions de protestation, voire de provocation, dans
les zones à forte concentration " harkie" comme l'ont
montré les flambées de colère de 1975 et, plus récemment,
de l'automne 1990 et de l'été 1991 ; entrée dans
la vie municipale (lors des élections municipales de 1989, une
proportion non négligeable de fils de harkis figure parmi les élus
beurs) ; efforts d'organisation du mouvement associatif, dont atteste
par exemple la réunion en états généraux,
à Lyon, en mars 1990, de 150 associations qui se sont données
un conseil représentatif. Quelques mois auparavant, la présence
d'un Français-Musulman, le Colonel Chabaga, parmi les membres du
Conseil de Réflexion sur l'Islam en France (CORIF), constitué
fin 1989 par le ministre de l'Intérieur, marquait le souci de faire
entendre la voix particulière des harkis au milieu des voix de
l'islam de France.
-----Cette diversification des stratégies
d'accès au champ politique accompagne, semble-t-il, une différenciation
croissante des attitudes politiques dans la population harkie, qui conduisent
à des votes moins monolithiques qu'on ne l'a dit. Car si une partie
de la première génération vote surtout à droite,
voire à l'extrême droite ; la seconde génération
est plus nuancée ; quant à la troisième, elle se
comporte tendanciellement de la même manière que ceux de
sa génération et de sa situation sociale.
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LE RETOUR AU RELIGIEUX
-----Le retour au religieux, qu'on peut constater
chez certains des harkis les plus âgés et chez ceux des jeunes
qui ont perdu leurs points de repères, fait figure d'ordre instituant,
de pôle d'identification et de filière de réconciliation
des générations, même si le sens de ce retour n'est
pas le même pour les pères et pour les fils :
---qu'elle soit collective et identitaire ou qu'elle relève de
la piété privée, la référence à
l'islam exprime, dans la première génération de harkis,
le désenchantement et la nostalgie plutôt qu'une véritable
quête religieuse. Nombre d'anciens supplétifs, passés
par l'armée, avaient été profondément laïcisés
(abandon des interdits concernant le porc et surtout l'alcool). La socialisation
dans les camps et cités urbaines et l'assimilation les ont parfois
incités à abandonner l'Islam ?du moins si l'on en juge par
la francisation des prénoms et la christianisation des enfants
nés en France entre 1962 et 1967 (mais on sait aussi que cette
francisation et cette christianisation se sont effectuées sous
la pression des travailleurs sociaux et des responsables des camps et
des cités). Avec l'âge, la "demande d'islam", renforcée
par la certitude qu'on ne retournera pas sur la terre d'origine, se fait
plus pressante : on revendique des "carrés musulmans"
dans les cimetières, des salles de prière dans les quartiers
;
---chez les plus jeunes, la mode des identités et la dénomination
de " Français-Musulmans" peut inciter à proclamer
une appartenance à la culture musulmane, quand bien même
on aurait abandonné l'islam ou se contenterait, comme c'est souvent
le cas, de pratiquer un islam modéré, traditionnel, très
comparable en fait à la pratique des plus âgés ; qui
est l'islam représenté par la Grande Mosquée de Paris.
-----Quant à la poussée fondamentaliste,
elle reste faible, sinon absente, ne touchant qu'un petit nombre de jeunes
qui trouvent, ou croient trouver, dans l'islam politique ou mystique les
repères qui leur manquent.
-----Au terme de ce panorama ; quelques conclusions
prennent forme.
-----Et d'abord, un constat : les harkis,
c'est un milieu plutôt qu'une communauté, dont une moitié,
fondue dans la société française, ne revendique aucune
action particulière, mais dont la seconde, défavorisée
et assistée, cherche à sortir de l'exclusion ou à
légitimer sa protestation en s'appuyant sur une recherche identitaire
qui peut aboutir à la révolte contre le père, au
rejet de la France, voire à la violence, si cette recherche se
contente de redécouvrir un passé perçu comme déshonorant
sans s'articuler à un projet de promotion individuelle, et à
un effort de la collectivité nationale pour transformer les conditions
de vie actuelle des "fils de harkis".
-----Face à ce risque, deux orientations
d'action s'imposent. La première consiste à réhabiliter
l'histoire des harkis dans l'histoire nationale française, à
sortir du silence qui entoure la guerre d'Algérie et ses drames.
Cela seul permettra aux jeunes de décider, en toute connaissance
de cause et non en fonction de fantasmes ou de ressassements stériles,
s'ils souhaitent assumer cette histoire ou préfèrent s'en
détacher. La seconde doit essayer d'utiliser les mesures spécifiques
d'aide aux harkis dans le dispositif, plus large, qui s'adresse à
tous les défavorisés pour les faire accéder au droit
commun. C'est à cette double condition - relégitimation
de l'histoire collective du groupe et recherche du "bon dosage"
entre traitement spécifique et droit commun - que la France donnera,
à ceux que tente le repli identitaire, une chance de devenir, enfin
des Français à part entière.
Catherine Wihtol de
Wenden
Centre d'études et de recherches internationales (CERI)
Avec l'aimable autorisation de la Documentation Française
"Regards sur l'actualité" novembre 1991
(1) NDLR L'auteur est en contradiction avec elle-même, elle semble
oublier que, plus haut, elle reprochait aux fils de Harkis leur "sorte
de préférance nationale "qui leur faisait dire "
nous sommes français, pas eux".
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