sur site le 18/10/2002
-Le parcours identitaire : parcours de mobilisation
En 1.990, au moins 100 000 personnes issues de la communauté "Harkie" sont jugées en difficulté. Outre une extrême faiblesse du revenu, parfois limité aux seules allocations familiales, et des formes d'habitat défavorisées, à la fois groupées et, souvent, isolées, deux traits caractérisent ces populations en situation précaire
pnha n°66, mars 199

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-----En 1.990, au moins 100 000 personnes issues de la communauté "Harkie" sont jugées en difficulté. Outre une extrême faiblesse du revenu, parfois limité aux seules allocations familiales, et des formes d'habitat défavorisées, à la fois groupées et, souvent, isolées, deux traits caractérisent ces populations en situation précaire : l'échec scolaire, dont le taux peut atteindre 80 %, et les difficultés d'insertion professionnelle : 70 à 80 % des jeunes de 18 à 25 ans se trouvent ainsi au chômage dans certaines zones, sans formation professionnelle ou dotés d'une formation désuète. Seule planche de salut dans ces conditions : le Ministère de la Défense, qui affecte quelque 150 éducateurs du contingent à des tâches de soutien scolaire dans les zones à forte concentration de Français-Musulmans, met une quarantaine d' "agents de coordination chargés de l'emploi" (ACCE), prélevés sur le contingent, à la disposition des préfectures pour aider les fils de harkis au chômage à trouver du travail, s'efforce de qualifier les jeunes Français musulmans à l'occasion du service national et leur ouvre ses "centres militaires techniques" (Saintes, Issoire, Saint-Mandrier...) où un enseignement général et technique accompagne la formation sportive et militaire, au risque d'encourir le reproche de perpétuer la tradition des supplétifs musulmans de l'armée française et de pratiquer un parternalisme suranné (mais qui n'est pas sans correspondre à la difficulté, pour ces jeunes, de la référence au père).
Les difficultés ainsi rencontrées dans le processus d'intégration individuelle ont conduit certains jeunes à se tourner vers l'action collective pour obtenir reconnaissance et promotion. Mais qu'elle soit associative, politique ou religieuse, cette démarche se heurte au flou identitaire qui caractérise le milieu harki.

LA VIE ASSOCIATIVE
-----Y a-t-il trop d'associations (les chiffres avancés oscillent entre 250 et 400 formations) ou pas assez d'associations efficaces et représentatives de la population des rapatriés d'origine nord-africaine .Chez les jeunes (qui constituent la majorité des RONA : plus de 70 % d'entre eux ont moins de 18 ans) assiste-t-on à une nouvelle façon de se déterminer par rapport à une histoire ou, au contraire, au gommage d'un passé familial dans une identité " beur" ?(1) Perçoit-on ou non la conscience d'une identité commune à travers la vie associative et culturelle des différentes générations ?
-----Des associations RONA, il y en a de tous les types : associations caritatives d'aide et d'assistance classiques, souvent dirigées par d'anciens militaires français ; associations de jeunes, où se mêlent, dans un projet de réconciliation avec le passé des parents, Français-Musulmans et jeunes issus de l'immigration maghrébine ; associations constituées par une élite de Français-Musulmans, anciens parlementaires et élus locaux de l'Algérie française, qui pratiquent volontiers la commémoration dans un esprit "ancien combattant" ; associations de notables algériens traditionnels, qui ont reconstitué un réseau de clientèle sociale et politique et restent at achés à l'assistance spécifique ; associations culturelles ou cultuelles, enfin, tournées vers le religieux, ce qui peut signifier soit un retour aux sources chez les adultes, soit au contraire, une réislamisation des enfants par rapport aux parents.
-----Trois traits affaiblissent pourtant la remarquable vitalité de ce mouvement associatif : c'est un mouvement clivé entre deux (ou trois) générations, dont la ligne de fracture reflète les oppositions des situations économiques socio-culturelles et politiques différentes entre "jeunes" et "vieux" ; c'est, enfin, un mouvement où les formations vraiment représentatives de la communauté (si communauté il y a) sont d'autant plus rares que la formation de ces associations correspond souvent à un besoin de reconnaissance individuelle et à des stratégies de pression sur les pouvoirs publics qui les rendent vulnérables.

LE PASSAGE AU POLITIQUE
-----Las des manipulations dont le vote " harki" fait l'objet, les jeunes déploient désormais, pour s'affirmer dans le champ politique, des stratégies très diversifiées : actions de protestation, voire de provocation, dans les zones à forte concentration " harkie" comme l'ont montré les flambées de colère de 1975 et, plus récemment, de l'automne 1990 et de l'été 1991 ; entrée dans la vie municipale (lors des élections municipales de 1989, une proportion non négligeable de fils de harkis figure parmi les élus beurs) ; efforts d'organisation du mouvement associatif, dont atteste par exemple la réunion en états généraux, à Lyon, en mars 1990, de 150 associations qui se sont données un conseil représentatif. Quelques mois auparavant, la présence d'un Français-Musulman, le Colonel Chabaga, parmi les membres du Conseil de Réflexion sur l'Islam en France (CORIF), constitué fin 1989 par le ministre de l'Intérieur, marquait le souci de faire entendre la voix particulière des harkis au milieu des voix de l'islam de France.
-----Cette diversification des stratégies d'accès au champ politique accompagne, semble-t-il, une différenciation croissante des attitudes politiques dans la population harkie, qui conduisent à des votes moins monolithiques qu'on ne l'a dit. Car si une partie de la première génération vote surtout à droite, voire à l'extrême droite ; la seconde génération est plus nuancée ; quant à la troisième, elle se comporte tendanciellement de la même manière que ceux de sa génération et de sa situation sociale.

 

LE RETOUR AU RELIGIEUX
-----Le retour au religieux, qu'on peut constater chez certains des harkis les plus âgés et chez ceux des jeunes qui ont perdu leurs points de repères, fait figure d'ordre instituant, de pôle d'identification et de filière de réconciliation des générations, même si le sens de ce retour n'est pas le même pour les pères et pour les fils :
---qu'elle soit collective et identitaire ou qu'elle relève de la piété privée, la référence à l'islam exprime, dans la première génération de harkis, le désenchantement et la nostalgie plutôt qu'une véritable quête religieuse. Nombre d'anciens supplétifs, passés par l'armée, avaient été profondément laïcisés (abandon des interdits concernant le porc et surtout l'alcool). La socialisation dans les camps et cités urbaines et l'assimilation les ont parfois incités à abandonner l'Islam ?du moins si l'on en juge par la francisation des prénoms et la christianisation des enfants nés en France entre 1962 et 1967 (mais on sait aussi que cette francisation et cette christianisation se sont effectuées sous la pression des travailleurs sociaux et des responsables des camps et des cités). Avec l'âge, la "demande d'islam", renforcée par la certitude qu'on ne retournera pas sur la terre d'origine, se fait plus pressante : on revendique des "carrés musulmans" dans les cimetières, des salles de prière dans les quartiers ;
---chez les plus jeunes, la mode des identités et la dénomination de " Français-Musulmans" peut inciter à proclamer une appartenance à la culture musulmane, quand bien même on aurait abandonné l'islam ou se contenterait, comme c'est souvent le cas, de pratiquer un islam modéré, traditionnel, très comparable en fait à la pratique des plus âgés ; qui est l'islam représenté par la Grande Mosquée de Paris. -----Quant à la poussée fondamentaliste, elle reste faible, sinon absente, ne touchant qu'un petit nombre de jeunes qui trouvent, ou croient trouver, dans l'islam politique ou mystique les repères qui leur manquent.
-----Au terme de ce panorama ; quelques conclusions prennent forme.
-----Et d'abord, un constat : les harkis, c'est un milieu plutôt qu'une communauté, dont une moitié, fondue dans la société française, ne revendique aucune action particulière, mais dont la seconde, défavorisée et assistée, cherche à sortir de l'exclusion ou à légitimer sa protestation en s'appuyant sur une recherche identitaire qui peut aboutir à la révolte contre le père, au rejet de la France, voire à la violence, si cette recherche se contente de redécouvrir un passé perçu comme déshonorant sans s'articuler à un projet de promotion individuelle, et à un effort de la collectivité nationale pour transformer les conditions de vie actuelle des "fils de harkis".
-----Face à ce risque, deux orientations d'action s'imposent. La première consiste à réhabiliter l'histoire des harkis dans l'histoire nationale française, à sortir du silence qui entoure la guerre d'Algérie et ses drames. Cela seul permettra aux jeunes de décider, en toute connaissance de cause et non en fonction de fantasmes ou de ressassements stériles, s'ils souhaitent assumer cette histoire ou préfèrent s'en détacher. La seconde doit essayer d'utiliser les mesures spécifiques d'aide aux harkis dans le dispositif, plus large, qui s'adresse à tous les défavorisés pour les faire accéder au droit commun. C'est à cette double condition - relégitimation de l'histoire collective du groupe et recherche du "bon dosage" entre traitement spécifique et droit commun - que la France donnera, à ceux que tente le repli identitaire, une chance de devenir, enfin des Français à part entière.

Catherine Wihtol de Wenden
Centre d'études et de recherches internationales (CERI)
Avec l'aimable autorisation de la Documentation Française
"Regards sur l'actualité" novembre 1991
(1) NDLR L'auteur est en contradiction avec elle-même, elle semble oublier que, plus haut, elle reprochait aux fils de Harkis leur "sorte de préférance nationale "qui leur faisait dire " nous sommes français, pas eux".