HAMMAM-MESKOUTINE
Les eaux les plus chaudes de la terre
LES EAUX THIBILITAINES
A 300 mètres d°altitude au pied des Alpes numidiques, au
centre du triangle Constantine-Philippeville-Bône, à 108
kilomètres de cette dernière, Hammam-Meskoutine fut, Rome
régnante, " Aqu Thibilitana " : les Eaux de Thibilis,
ville morte dénommée aujourd'hui Announa, à 8 kilomètres
au sud, que nous visiterons bientôt.
Situés sur la grande voie de Carthage à.Sétif,
donc intégrés à " l'Africa nova " après
l'annexion du royaume de Juba, en 43 avant notre ère, les thermes
thibilitains ont certainement bénéficié de ce privilège
stratégique qui les rendait d'accès facile aux citadins
du voisinage, à ceux notamment de Calama-Guelma, dont 18 kilomètres
seulement les séparaient.
Les témoins de cette antique prospérité abondent
à Ha.mmam-Meskout1ne, où le parc de l'hôtel thermal,
peuplé d'autels votifs aux dieux de Rome et de Carthage, de milliaires,
de colonnes, de sarcophages, de mortiers, de caissons funéraires,
a l'importance et l'attrait d'un musée lapidaire.
Enfin, des ruines de piscines, situées en amont des émergences
actuelles des eaux, ont révélé un luxe rare de
mosaïques et de colonnes, et tant elles étaient spacieuses
que les archéologues qui les ont étudiées ont évalué
à 500, voire à 1.500, le nombre des baigneurs qui pouvaient
s'y ébattre ! Il est juste d'ajouter que ceux-ci, selon les mêmes
savants, étaient des légionnaires.
Les eaux les plus chaudes
de la terre
Avec leur température de 96 degrés centigrades, les eaux
de Meskoutine sont les plus chaudes du monde. On avait cru, jusqu'ici,
qu'après Hammam-Meskoutine, Aigues-Chaudes. avec ses 88 degrés,
Carlsbad, avec 75, Plombieres. avec 68. battaient le record des maxima
thermiques Mais il y a deux ans, le vulcanologue Tazieff a reconnu,
au Congo belge, à l'altitude de 1.000 mètres, les Sources-Chaudes
de la Rift Valley. lesquelles atteignent 95 degrés, ce qui les
range immédiatement après celles de Thibilis. Incrustantes
comme celles-ci, ces eaux congolaises créent des vasques, des
cascades et des tuyaux par où elles giclent à l'air libre,
comme elles fusaient ici avant le tarissement des crevasses et des cônes
épars aux environs
Ainsi seuls les geysers, dont la température est de 109 degrés
centigrades, surpassent en torridité les eaux de Meskoutine,
très vraisemblablement d'origine volcanique, Quant aux laves
à l'état fluide (puisque nous parlons de volcans), elles
montent à 1.000 et 1.200 degrés, On conçoit qu'Empédocle,
s'il s'est véritablement, précipité dans l'Etna,
n'en soit pas remonté...
Un autre privilege des eaux thibilitaines, c'est leur débit exceptionnel
de 200.000 litres-heure. Amélie-les-Bains la station thermale
la plus favorisée d'Europe, ne dispose que de 50.000 litres.
Et Hammam-Rhira. Que de 4.200 l.
Quant aux vertus thérapeutiques de ces eaux, qui sont radioactives
et sulfurées calciques. voici l'appréciation d'une sommité
qualifiée, M. le docteur Giberton, professeur à la faculté
de médecine d'Alger : " Des travertins millénaires
jaillit l'eau
merveilleuse ; le Diable légendaire qui l'anime est le Soufre.
Ses atomes aux aptitudes variées secourent les organes détaillants,
renforcent les muqueuses ".
Et le toubib conclut par ce conseil de sagesse : " Curistes, venez
en foule en ce lieu enchanteur ! ".
Vertus curatives des
eaux
Deux établissements, avec médecin traitant, sont à
la disposition des malades, M. le docteur Benabu, membre de la société
d'Hydrologie de Paris, sous la direction
duquel j'ai pu les visiter, a bien voulu m'indiquer que l'hôpital
thermal reçoit les évacués de tous les hôpitaux
du département de Constantine, ainsi que ceux de l'hôpital
algérois de Béni-Messous.
Mais tient-il à préciser, il n'accueille que les malades
atteints de rhumatismes, à l'exclusion de tous autres.
Malgré cette exclusion, l'hôpital est toujours plein. Un
chiffre, à titre d'indication : 429 malades ont été
hébergés au cours de la dernière saison, c'est-à.-dire
d'octobre àjuin.
Parmi les guérisons les plus intéressantes au point de
vue scientifique, dont il a été témoin, le praticien
me cite le cas d'un enfant de 13 ans atteint de Chauffart-Still.
L'amélioration fut si inespérée que le garçon
fut présenté à la Société des Médecins
d'Alger après sa cure de Meskoutine.
Un autre malade, atteint de paralysie flasque des quatre membres, "
genre poupée en chiffon ", fut guéri fonctionnellement
et rendu à l'état normal.
Enfin, le toubib m'arrête devant une jeune femme clopinant. Venue
ici percluse par une coxarthrie double (cuisses et jambes collées)
elle déambule aujourd'hui, après un
court traitement, à travers les couloirs, en offrant à
son guérisseur sa joie non feinte pour récompense.
Malgré ces résultats vraiment peu ordinaires, loyal et
circonspect, le docteur Bénabu n'en tire pas vanité ;
il se contente de vanter les vertus curatives des eaux de Meskoutine.
La nature collabore
avec la science
Outre cet hôpital, où les mala es sont soignés aux
frais de leur commune d'origine, il existe, à Hammam-Meskoutine,
un établissement neuf, avec infirmières et infirmiers
diplômés et doté de tout l'équipement technique
" up to date ". C'est ici, toujours sous la direction du,même
docteur Bénabu, que sont traités les curistes résidant
à l'hôtel.
Ainsi, dans ce cadre bocager, paisible 'et grandiose, où le non-malade
que je suis voudrait l'être,.afin d'avoir une excuse valable de
s'attarder, l'hydrothérapie et la science médicale collaborent
avec la nature pour réparer les désordres de la santé
des hommes et rendre aux déficients vigueur et optimisme.
C'est pourquoi, je voudrais voir dressée à l'entrée
du parc en hommage d'action de grâces, la triode des anciens jours
: Cybèle, Esculape, Pluton.
Un geyser enchaîné
Chez Pluton. nous y sommes. Toujours conduit par le docteur Bénabu.
je visite ce que l'on nomme le geyser. C'est, à. proximité
de l'hôtel, un évent au flux souterrain capté sous
une coupole chaulée que l'on dirait maraboutique. Mais un mugissement
rauque en fait vibrer les murs et tressaillir le sol : ce sont les coups
de bélier du courant éruptif contre les madriers qui brisent
son jaillissement. Dans ce grondement, régulier et puissant,
pareil au beuglement du Minotaure du Labyrinthe. les indigènes
locaux, qui donnent un nom à toutes les voix, croient entendre
les rugissements d'Iblis et des Djenouns.
Ne rions pas Roumis sceptiques, de cette candeur orientale Ce serait
oublier que nos aïeux les Gaulois, voyaient dans le bouillonnement
des eaux thermales, la présence de
Bormanus. dieu du feu souterrain, épigone gallo-romain du Pluton
hellénistique et éponyme de Bourbon, Bourbonne, Bourboule.
Ne rions pas. Il est trop manifeste que partout, a un même stade
d'inculture, a correspondu la même crédulité. Partout
les mêmes phénomènes naturels, mêmement interprétés,
apparurent aux hommes comme la manifestation d'une puissance mystérieuse,
c'est-à-dire redoutable.
D'où la pullulation. aux époques d'inculture, des mystagogues
et des mythes Et s'ils sont demeurés si vivaces au Maghreb. c'est
parce que l'ignorance s'y est éternisée.
A la source des
eaux torrides
Une vapeur sulfureuse, dense et opaque, véritable nuée
moite, emplit toute la coupole où l'on accède en rampant
pour éviter l'asphyxle et cinq minutes de présence suffisent
pour qu'on suffoque. C'est que nous sommes à. la bouche des ruissellements
torrides, au seuil du royaume incandescent de Pluton : c'est ici que
l'eau bout à. 96 degrés.
Nous respirons l'haleine enflammée de Cocyte.
Et cet air gourd irrespirable, la chaleur du sol sous nos plantes malgré
le parquet cimenté, le halètement du flux souterrain,
tout conspire à nous faire croire que l'on se trouve sur la margelle
d'un cratère en éruption et que ce ruissellement formidable
d'en bas, c'est le magma igné de la planète terraquée,
dont le ressac bat les parois de la chaudière abyssale...
- C'est ici, m'apprend le docteur Bénabu, que je traite les maladies
des voies respiratoires. Qui doutera du succès des inhalations
effectuées avec ces vapeurs ardentes ?
Les eaux bougent
et décroissent
Il y a quelques lustres (je les ai vues du train vers 1922 et peut-être
plus tard) plusieurs geysers fusaient sur le plateau voisin. Et c'était
beau, ces fusées d'écume et d'étincelles, de perles
et de diamants. dans le soleil et la brise. Aujourd'hui, plus un seul
jaillissement à l'air libre. L'ultime, nous l'avons vu, asservi
pour servir d'inhalations aux hommes.
Si l'on remonte le cours du temps, à des siècles en arrière,
des millénaires sans doute, on demeure confondu par le foisonnement
des émergences qui ont dû ruisseler ensemble puisque tous
les cônes épars sur le plateau voisin et jusque sur la
rive de l'oued en contre-bas, où il en est est d'énormes,
- lesquels sont des geysers morts - ont sensiblement la même taille,
ce qui doit signifier qu'ils sont contemporains.
Mais le flot. éruptif n'a pas.jailli que par des cônes
ou plutôt n'a pas laissé que des " éjecta "
conoïdes.
Là-haut en amont de l'oued Chedakra, au lieu dit Ras-el-Ma, où
coule une source ferrugineuse à 78 degrés (Aïn-el-Hadid)
des dépôts sédimentaires emoncelés par des
ruissellement taris, composent une longue muraille rectiligne de 6 à
10 mètres de hauteur, que l'on dirait de pisé, et sur
laquelle. Ai-je lu, on a trouvé un autel à Pluton avec
une inscription. Ce qu'il fallait prévoir car c'est là
que se trouvaient les thermes des Anciens.
Non seulement les émergences des hauteurs sont taries, mais le
plateau des cônes, en contrebas de l'hôpital thermal est
aujourd'hui presque aride. Sur la gauche de ce meêm plateau, sur
la crête de l'oued, une longue murette basse. comme une roche
naturelle, mais régulièrement fendue longitudinalement
est également un résidu de ruissellements anciens.
Ainsi, non seulement les eaux bougent. mais les eaux diminuent.
Formation des
dépôts d'incrustations
Je note, pour ceux de mes lecteurs que ces phénomènes
hydrologiques intéressent, que les dépôts d'incrustatlons
coniques seraient antérieurs aux murailles, et que les
cônes les plus élevés, produits par une force ascensionnelle
plus grenue, seraient les plus anciens. Quant aux formations en dôme,
elles dateraient d'une époque intermédiaire et les dépôts
mamelonnés seraient les plus récents.
Par ailleurs, toutes les terres circonvoisines de l'immense parc de
l'hôtel seraient formées des mêmes dépôts,
des mêmes laisses, des mêmes eaux éruptives, qui
ont lentement décru en même temps qu'elles se déplaçaient.
Et la Grande Cascade, elle-même, merveille de Meskoutine, avec
ses ruissellement; de 30 mètres de hauteur, ses colorations et
ses vapeurs d'ozone, n'occupe plus aujourd'hui son emplacement d'antan.
Qu'il serait curieux de comparer des photos anciennes à la réalité
actuelle ! Ce qui doit être aisé en consultant les publications
illustrées du début de notre installation. lorsque le
docteur Moreau, en 1858, fonda le premier établissement thermal
civil, ou quand avant lui, le docteur Grellois improvisa des piscines
militaires
Un témoignage contemporain de la migration des eaux m'a été
fourni " in situ ". Dans la nuit du 19 au 20 juin 1857, la
source qui alimente les thermes. cessa brusquement de couler, cependant
qu'une autre, à 15 mètres de là, émergeait
tout à coup. Puis la source tarie reparut et l'autre disparut.
C'était la même sans doute, mais déplacée.
Et nul ne sait pourquoi l
Verra-t-on l'assèchement du bassin de Meskoutine ?
Toutes ces constatations ne laissent pas d'être troublantes. Elles
ont même laissé entrevoir le possible assèchement
de ce bassin thermal. Le docteur Bourguignat, le premier anthropologue
qui ait fouillé et décrit les dolmens de Roknia, en 1867,
est du nombre de ces imaginatifs audacieux.
Selon lui. qui a fait de Roknia, à 8 kilomètres au Nord,
un précédent préhistorique de Meskoutine, cette
station est en train de devenir ce qu'est devenu Roknia " que n'ont
pas connu les Romains, puis qu'aucune ruine de cette époque ne
subsiste ". Et M. Paul Delau, docteur ès-sciences, confirme
la présence de travertins déposés par les eaux
chaudes à Roknia. .
Pour moi, Saharien, je compare le processus des eaux thibilitaines à
celui des courants artésiens de Touggourt qui, eux aussi, bougent
et s'épuisent. Et je pose cette question naïve et saugrenue,
mais surtout sans réponse : dans combien de millénaires
verra-t-on l'assèchement des eaux de Meskoutine ?
II -Hammam-Meskoutine
Thermale et bucolique
Une
merveille botanique
Pour aimer Meskoutine, il n'est pas nécessaire d'éprouver
les vertus curatives de ses eaux. Son décor de nature suffit
à nous ravir. Ceux qui connaissent Bou-Hanífia apprécieront
sans que j'insiste la valeur de ce don.
Et d'abord le parc, écrin vivant de verdure et d'arômes,
de citronniers et d'orangers qui enchâsse l'hôtel thermal,
et que prolonge un bois d'oliviers séculaires. Un parc plein
d'oiseaux - grâce rare en Algérie - et que des pierres
antiques phéniciennes et romaines, marquées du "
Signe de Tanit " et de la svastika, de dédicaces aux dieux
du panthéon latin, transforment - je l'ai dit - en musée
lapidaire.
Parmi ces monuments de l'archéologie, un monument botanique impose
l'admiration. C'est un faux pistachier appelé aussi térébinthe
(" pistacia atlantica "), le bétoum saharien, dont
la frondaison recouvre 420 mètres carrés. Avec son tronc
énorme dont l'écorce est rugueuse comme un cuir d'éléphant,
ses rameaux gigantesques au feuillage si fourni que les midis d'été
restent frais à son ombre, il me rappelle son congénère
du village de Mercier-Lacombe que le maire du pays obtint de faire classer
<< monument historique ".
En ce qui me concerne, n'y aurait-il .que ce chef-d'uvre d'architecture
végétale élaboré par les siècles,
que je referais volontiers le voyage de Meskoutine, pour admirer sans
fin ce que la Nature fait d'un arbre quand l'homme impie et barbare
ne la contrarie pas,
Tout voir pour tout dire, doit être la devise du parfait pariégète.
Hélas! Comment tout dire quand la beauté foisonne ? Et
comment procéder par élimination quand tout vaut d'être
dit ? J'ai beau me répéter le conseil de Boileau:
Qui ne sut se borner ne sut jamais écrire.
Choisir me mécontente comme une mauvaise action, puisque opter
pour, c'est opter contre, Je dirai donc ce que j'ai vu dans l'ordre
de mes découvertes.
Le ravin
des eaux chaudes
Revenons vers la Grande Cascade, qui reste la merveille cardinale du
pays. Trois griffons l'alimentent et ses frais coloris, en moins bariolé,
rappellent les incrustations de Hammam-bou-Hadjar et les marnes d'Aïn-Ouarka
dans l'Oranie.
Haute de trente mètres. comme je crois l'avoir dit, et d'une
longueur égale, ses eaux ruissellent en fumant dans des vasques
et des gradins modelés par elles au cours des siècles,
puis se déversent dans un bassin diapré de réfléchir
sa paroi bigarrée.
Quant au trop-plein, il s'évade dans un ravin où roule
l'oued Chedakra, lequel, un kilomètre plus bas, devient l'oued
Bou-Hamdan qui, melangé à l'oued Cherf près de
Medjez-Amar, formera la Seybouse dont l'embouchure est à Bône.
C'est ce ravin feuillu, vrai vallon d'Arcadie,que je vais découvrir
ce beau matin d'automne, où les merles et mon cur ramagent
à l'unisson.
Plantes
et poissons thermophiles
Que c'est beau ! D'emblée, je suis épris. C'est plus beau
que mon rêve, plus beau que mon espoir, plus beau que mon désir.
Tout de suite je sens qu'en moi un grand amour va naître, qu'un
nouveau lieu du monde vient de prendre mon cur et que je souffrirai
quand je devrai partir.
J'ai suivi le courant qui roule parmi les pierres embué d'une
vapeur blanche, Sur les deux rives, c'est la nature aux allures de forêt
vierge : des fourrés de lentisques et d'oliviers sauvages, de
lauriers-roses et de genévriers. Tout cela enlacé, escaladé,
coiffé de lianes tentaculaires de ronces et de vignes, de chèvrefeuilles,
de clématites et de salsepareilles. Et tout cela étincelant
de lumière et de vigueur,
L'émerveillant, c'est que des arbustes - des lauriers-roses en
fleur - croissent au bord du courant, leurs racines sous ses eaux à
45 degrés !
Il y a même des poissons ! Je ne les ai pas vus. Mais les savants,
ai-je lu, justifient la présence de ces barbeaux thermophiles
en expliquant que l'eau est moins chaude en ses fonds qu'elle ne l'est
en surface.
Flore
automnale
Sur le versant nord, dont les parois rocheuses sont couvertes de mousses.
toute une flore desséchée par l'été ressuscite
: ombellifères et graminées, renonculés et faux
narcisses, scilles céruléennes, thyms et fougères.
Et aussi, ô merveille qui me fixe sur places, des cyclamens et
des colchiques, disséminés en bouquets aux lieux les plus
ombreux.
Surprise que ces présences (qui symbolisent l'automne champêtre
et forestier) dans un site tellement chaud dès le 1" Juillet
que l'hôtel ferme en juin pour ne rouvrir qu'en octobre.
Sur les paroi sd'un cône de geyser refroidi - car jusqu'ici il
y en a, certaine même sont jumelés - une touffe de cyclamens
est si bien disposée, là. ou un peu d'humus a pu s`agg1omérer.
que, prêt, à les cueillir. ma main hésite et retombe.
Ils sont trop beaux ! Y toucher serait un sacrilège.
Je n'avais rien vu ! Au sommet d'un autre cône, strictement régulier
et lisse comme un pain de sucre - un pain de sucre de huit mètres
- dans l'orifice même du jaillissement tari, une gerbe de "
soukkoum " (qui est l'asperge sauvage), mais tellement, hérissé
que d'abord je l'ai pris pour un genévrier - s'érige et
s'ébouriffe. On dirait. exposé là exprès
pour la joie du poète, un bouquet dans un vase Et je m'assieds
devant pour longtemps l'admirer.
Sus
aux profanateurs !
Mais si la Nature est prodigue en beauté, l'homme est un prédateur
et rien ne l'intimide. Auprès de ce cône fleuri qui fait
mon émerveillement, un autre, le plus élevé, est
souillé par un poteau de transport d'énergie implanté
à sa pointe.
Il y a pis ! A deux pas de la Grande Cascade, en bordure de la route,
les mêmes vandales ont trouvé pareillement " rigolo
" de ficher la carcasse d'un pylône métallique sur
un amoncellement ancien d'incrustations, qu'à cause de son faciès
on appelle " l'éléphant ".
Quelle joie pour le barbare auteur de ce mauvais coup ! Je le vois s'ébaubir
et l'entend rigoler ! Et je sais bien, par Pan ! que ces engins sont
nécessaires. Mais Je sais également que l'on pourrait
les camoufler. Car très rares sont les cas où le faire
est impossible.
Qu'on ne croie pas, surtout, que je suis seul à m'insurger contre
ces attentats à. la beauté des sites. A qui le prétendrait
je citerais ce distique d'un touriste étranger rencontré
à Colomb-Béchar, où les vandales sont rois :
Pas une photo
Sans un poteau !
Un
pont qui est un ornement
Poursuivant ma promenade, par un sentier sous branches en bordure du
torrent, j'ai atteint le pont où passe la voie ferrée
de Constantine-Tunis. Parce qu'il est en pierre, ce viaduc ajoute à.
la beauté des lieux qu'il aurait profanée s'il était
de métal.
Ses quatre arches majeures composent un polyptyque de Claude Lorrain
et de Corot, de Poussin et de Puvis de Chavannes, avec la note exotique
d'un bouquet de palmier, de laurier rose et d'orangers.
Ces palmiers sauvages (car ils sont nés de noyaux jetés
par des mangeurs de dattes), qu'ils sont beaux, couronnés de
leurs fruits immatures, qui luisent dans le soleil comme des grappes
de topazes ! Je les regarde, mes frères du sud, à peine
dépaysés dans cette lumière radieuse. Et je sens
que je les aime comme aucun arbre au monde.
Avifaune
Ce qui ravit encore dans cette ravine agreste, c'est l'abondance des
oiseaux. Partout des pépiements et partout des bruits d'ailes.
Un cul-rouille me parait être le plus nombreux. Les merles aussi
abondent Ils ne trillent pas, mais lancent ce cri strident, panique
et prolongé, que j'appelle un you-you.
Et les rossignols ? Car je suis sûr qu'il y a des " bul-bul
". En sorte que la fête, à la saison des nids, est
nocturne et diurne, sans discontinuité : c'est l'unanime épithalame
l'universel alléluia !
Je n'oublie pas les moineaux. Ils ont leur habitat sous le tablier du
pont, où je les vois s'agripper, piailler, puis disparaître.
L'admirable, c'est que deux trains venant à passer ensemble,
ils ne s'en inquiètent pas. Placides, indifférents, ils
restent au seuil de leurs cavernes, bien que les lourds convois ébranlent
les piles massives et emplissent tout le vol d'un fracas de tonnerre.
Entomologie
Pour le retour, je suis une canalisation aménagée au versant
de la paroi rocheuse. où l'eau chaude, attiédie par sa
course à l'air libre, s'écoule indolemment vers je ne
sais quel destin. J'allais méditatif, savourant mon bonheur à
la fois grave et chaud, quand je suis arrêté par la rencontre
d'un insecte que je manque écraser.
Est-ce une mante religieuse ? Je le croirais s'il était vert
comme toutes les mantes que je vis au Sahara et dans le Nord. Mais il
est fauve ! Et s'il était posé sur ces gramens flétris
au lieu d'être sur ce gazon, il serait invisible et je l'eusse
piétiné.
Quand je m'empare de lui, l'animal se convulse, darde vers l'agresseur
ses longues pattes articulées, pousse une clameur ténue,
pareille à un chuintement assourdi de petit chat, en même
temps qu'il exsude une goutte de venin brun, couleur de café
clair.
Lorsque je l'abandonne, l'insecte reste là., m'observant, ses
longues ailes repliées, très élégantes,
telle une traîne d'apparat, ses pattes antérieures jointes
dans l'attitude implorante, qui fit donner son nom de " religieuse
" à la mante. Mais quand, pour la mieux voir afin de la
mieux peindre, je veux la ressaisir, lasse d'être tripotée.
la bête m'échappee en vol plané. Et j'admire ses
ailes doubles de sauterelle et de libellule, brillantes comme de la
nacre.
Maïs soudain, je frissonne. C'est que l'ombre est glacée,
Nul doute que, même en août, ce ravin reste frais quand,
la-haut, on rissole.
J'évoque. en remontant, mes souvenirs de pèlerin. et je
ne trouve d'analogue à cet oued Chedakra que l'oued Zour vers
Collo. lorsqu'il roule sous les aulnes, l'oued Bouzina dans l'Aurè,
lorsqu'il roule sous les noyers, et l'oued Ifrane au Maroc, lorsqu'il
roule sous les saules...