-Alger, le 26 mars 1962,1a fusillade meurtrière de la rue d' Isly était-elle délibérée ?
PNHA n°34 , mars 1993
MEMOIRE

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-----Qu'est- il devenu, ce 26 mars 1962, trente ans plus tard ? Une simple date historique pour certains, un souvenir toujours aussi douloureux pour d'autres ; l'oubli pour la plupart, tant les massacres collectifs sont devenus une méthode de gouvernement dans bien des parties du monde. Qui se souci encore de la valeur d'une vie humaine ? Alors, cette horrible fusillade qui ensanglante note province algérienne en ce 26 mars 1962, qui coûta la vie à près de cent personnes et en blessa plus de 200 peut -e lle avoir été délibérément organisée par le pouvoir en place à l'époque, comme l'ont été tant d'autres massacres depuis lors, sous toutes les latitudes'!
-----Une action si monstrueuse a - t - elle pu être préparée et exécutée en fonction d'un plan prémédité ? Telle est l'effrayante question que je me pose depuis trente ans, depuis ce jour funeste où, allongé sur le bitume de la rue d'Isly, j'ai assisté au massacre, impuissant et la rage au cœur.
-----Aujourd'hui, trop d'éléments concordent pour avoir encore le moindre doute : oui, cet assassinat aveugle a bien été voulu, préparé et mis en place délibérément par le pouvoir de l'époque.
-----La rue d'Isly était un piège. Le 26 mars 1962, toutes les rues menant du Plateau des Glières à Bab - el -Oued, vers où il était prévu que le cortège se dirige, étaient interdites, soit par des troupes formant barrage, soit par des barbelés. Seule la rue d'Isly était libre d'accès, et c'était tout naturellement par là qu'allaient passer tous les manifestants. La rue d'Isly était plutôt étroite, mais droite sur une bonne longueur ; c'était un lieu idéal pour avoir une foule importante, concentrée, sans protection. Si vraiment on avait voulu empêcher le cortège (dont on ne dira jamais trop à quel point il était grave et inquiet, nullement menaçant, bien au contraire) d'aller ver Bab - el -Oued, quartier assiégé et mis à sac auquel nous allions simplement dire notre sympathie, on aurait empêché l' accès à cette rue avec la même fermeté qu'aux autres.
------Lorsque mon père que j'accompagnais et moi, nous nous sommes engagés dans la rue d'Isly, après des milliers d'autres personnes, il y avait bien quelques militaires qui étaient déployés en travers de la rue, mais ils n'étaient qu'une dizaine, donc assez espacés, et ils n'empêchaient nullement l'accès à la rue.
------Par contre, ce qui a frappé tous ceux qui sont passés près de ces soldats, c'est qu'ils étaient tous musulmans, y compris le lieutenant qui commandait le détachement, qu'ils étaient lourdement armés (l'un deux avait un fusil mitrailleur, preuve que l'on voulait donner au massacre une dimension particulière) et surtout que l'on pouvait voir sur leur visage une tension extrême, faite de peur ou de haine, ou des deux à la fois. Il était clair qu'ils avaient perdu leur calme, une qualité pourtant indispensable pour contrôler une foule de l'importance de celle qui s'avançait rue d'Isly.
------Et, en effet, tout devint clair lorsqu'on apprit plus tard que ces militaires qui avaient été postés là, à l'entrée de la rue d'Isly, appartenaient au 4e régiment de tirailleurs algériens, auquel le général Commandant en Chef des Forces Françaises en Algérie avait rendu une visite discrète peu de temps auparavant ; il est tout à fait vraisemblable que c'est au cours de cette visite que le plan qui se déroulait devant nous avait été mis au point. Bien entendu, ces tirailleurs n'avaient aucune expérience du maintien de l'ordre en milieu urbain. Alors pourquoi les responsables les avaient -ils placés à ce point stratégique, à l'entrée du piège ?
------Question capitale, puisqu'une telle décision ne pouvait être le fruit du hasard. Pour moi, maintenant, la réponse est évidente : on savait qu'une telle troupe n'aurait aucun scrupule à ouvrir te feu sur une foule d'Algérois, et à la maintenir pendant tout le temps qui serait nécessaire pour que le massacre soit mené à son terme, c'est - à - dire jusqu'à ce que plus personne
ne bouge, jusqu'à ce que le plus possible d'hommes et de femmes aient été achevés, souvent à bout portant, avec la plus extrême des sauvageries.
------Si ce jour - là, à cet endroit - là, il y avait eu des troupes exercées au contrôle des foules, peut -être auraient - elles ouvert le feu si elles en avaient reçu l'ordre : mais cela aurait été précédé de tentatives de dispersion, de sommations et il n'y aurait pas eu ce carnage qui fait que désormais le 26 mars 1962 fait partie des grandes dates honteuses de l'Histoire.
------J'aimerais rajouter ici à mon témoignage un élément qui n'a guère été rapporté par les témoins, mais qui, à mes yeux, renforce encore la certitude que le massacre était prémédité.
------Lorsque je suis passé à la hauteur de ces soldats, j'ai remarqué que l'un d'entre eux avait un poste de radio de campagne sur le dos. Quelques instants à peine après, je me suis retourné et j'ai remarqué qu'il recevait un message. J'ai alors vu un effroi s'emparer de lui (c'était, je crois un sous - officier). Immédiatement il s'est avancé vers le lieutenant et c'est précisément à ce moment - là que le tir s'est déclenché. J'ai toujours eu la conviction que c'était l'ordre d'ouvrir le feu qui venait d'être donné. S'il y avait eu la moindre enquête faite un peu sérieusement, cela aurait permis de dire si un ordre avait été donné, et surtout par qui.

 

------Alors, maintenant, reste la question : pourquoi tous ces morts, pourquoi toutes ces souffrances, pourquoi tout ce sang, alors que ces hommes et ces femmes, qui gisaient sur la rue d'Isly ne s'étaient réunis en ce lundi de printemps qu'au nom de ce qu'il n'y avait pas si longtemps le responsable suprême avait fait acclamer : l'Algérie française (discours de Mostaganem). Question encore plus poignante pour moi : mon propre père venait de tomber sous les balles. La réponse est, hélas, simple.
--------Une semaine auparavant, des représentants du gouvernement français avaient signé avec l'ennemi une capitulation. Non pas une capitulation militaire, puisque sur ce plan - là, tout le monde s'accorde à dire que la victoire était totale. Mais il y avait eu capitulation politique : l'Algérie était livrée à l'ennemi d'hier. Il n'était pas besoin d'être grand clerc pour comprendre que les "garanties" qui, soit disant, étaient données à ceux qui voulaient continuer à vivre sur la terre algérienne étaient illusoires. Or, le gouvernement, qui venait ainsi de céder à toutes les demandes de l'ennemi ne pouvait pas accepter que sa signature soit remise en cause par tant d'habitants de ce beau territoire qui bientôt n'allait plus être français.
------Dans ces circonstances, quel est le moyen le plus efficace de mettre fin à une telle opposition ? Exactement ce qu'à fait le gouvernement français, évidemment sur ordre du chef de l'exécutif : on attend la première occasion pour taire tirer sur une foule d'innocents, et l'on fait de sorte pour que le bilan soir particulièrement lourd. Cela met fin à toute velléité d'opposition. Mission accomplie, mon général ( probablement au - delà de tout espoir, puisque tous les assassins de la rue d'Isly ont immédiatement été décorés, dont une "Légion "Honneur" pour le lieutenant qui commandait le détachement).
------Ainsi, l'inimaginable était arrivé. L'armée française, en ce 26 mari 1962, avait massacré une centaine d'innocents et en avait blessé bien plus encore. Des centaines de familles étaient brisées à jamais. Ce soir -là, dans la peine et la douleur, nous avons compris ce que le haut responsable avait décidé de nous faire comprendre "par tous les moyens, je dis bien par tous les moyens" pour ceux qui avaient échappé au massacre que le seul choix était entre "la valise ou le cercueil", vieille expression qui prenait une dimension nouvelle.
------Elucubrations d'un jeune garçon de 18 ans, qui venait d'assister à l'assassinat de son père, vont peut - être penser certains lecteurs de ce témoignage. Jamais l'armée française n'aurait fait cela. Et bien, pour ceux - là, voici l'ultime preuve que le massacre de la rue d'Isly était bien prémédité et qu'il avait bien pour but de mettre un terme à la résistance de tant d'hommes et de femmes qui croyaient encore en la parole donnée. Lorsque les familles des victimes ont demandé que les corps leur soient rendus afin d'organiser les obsèques, les autorités s'y sont opposées. On leur interdisait de faire ce que depuis des millénaires toutes les civilisations font : enterrer leurs morts dans la dignité. N'était- ce pas là pour nous tous l' ultime punition ? Nous n'avons eu que le droit de désigner un cimetière. Puis nous y avons été convoqués un matin, à une heure que nous n'avions pas choisie, pour procéder à une inhumation à la sauvette, en cachette presque, sans cérémonie religieuse. Les corps avaient été apportés dans la nuit, pendant le couvre - feu, par des camions militaires. Ainsi, mon père, qui souvent nous disait qu'à ses obsèques, il aurait droit aux Honneurs militaires, non seulement venait de mourir sous les balles françaises, mais encore cette même armée française dans laquelle il avait tant investi de sa vie lui interdisait même la dignité dans ses obsèques. II était officier supérieur de réserve de l'armée blindée - cavalerie, officier de la légion d'honneur, officier du mérite militaire, croix de guerre 39-45 et croix de guerre des territoires d'opérations extérieures. Notre seule consolation, à nous qui l'admirions tellement, c'est de savoir qu'il repose dans ce petit coin de paradis que l'on dit réservé aux héros et aux martyrs.


C. Van den Broeck
Témoin de ces évènements