Le
Gouvernement Général " at home "
Lorsque, il y a deux ans,
la future Cité Administrative de la rue Berthezène apparut
aux yeux étonnés des Algérois sous l'aspect d'une
énorme carcasse d'acier dont la silhouette se détachait
sur le ciel bleu de la capitale comme un immense treillis à la
vérité peu élégant, ce fut un tollé
général, un tonnerre de sarcasmes et d'imprécations.
Et les quelques initiés qui osaient, timidement, prétendre
que c'était là la première ébauche, l'esquisse
grossière d'une uvre remarquable appelée à
faire sensation dans les milieux compétents, se voyaient immanquablement
traités de snobs et de pédants.
C'est à cette époque que nous eûmes le plaisir de
rencontrer Le Corbusier dans un hôtel de Mustapha-Supérieur.
Obéissant aux exigences de l'actualité, nous lui posâmes
immédiatement cette question :
- Que pensez-vous du fameux building ?
Le Corbusier s'étala largement sur son fauteuil, s'étira
dans un geste des plus démocratiques et, après une minute
de réflexion, nous répondit sans hésiter :
- Je crois que ce sera très beau.
Les prévisions de notre grand urbaniste se sont justifiées.
Bousculant les préjugés des esprits pessimistes, opposant
à l'opinion publique un superbe démenti, les entrepreneurs
viennent de livrer à la collectivité algérienne
un ensemble architectural dont on peut dire qu'il est proprement admirable
et unique en son genre.
Depuis l'Exposition de 1925, qui fut en soi une véritable révolution
- révolution d'ailleurs prévue par Viollet le Duc et préconisée
par Hector Herean - la construction française n'a encore rien
réalisé d'aussi grand, d'aussi beau, d'aussi vaste. On
a réussi là un véritable tour de force. Il faudrait
bien pourtant qu'on le sache à l'Étranger et dans la Métropole
où l'effort algérien est trop souvent ignoré et
injustement méprisé.
Le building du Gouvernement Général de l'Algérie,
du point de vue technique, souligne les possibilités de l'acier
et du ciment armé qui sont à la base même des tendances
actuelles. Les " passéistes " essayeront, mais en vain,
de critiquer les résultats acquis. Si les premiers essais, commandés
par les nécessités de l'après-guerre, le besoin
urgent de reconstruire à bref délai des villes entières
et de rétablir au plus tôt l'équilibre de l'économie
nationale n'ont pas toujours été heureux ; si l'on a pu
reprocher aux architectes de délaisser l'esthétique au
profit de la masse, il faut reconnaître qu'aujourd'hui on s'inspire
d'une formule à la fois plus souple et plus affinée. Offrant
aux constructeurs cet avantage d'être légers et résistants,
les matériaux employés peuvent être appliqués
à toutes sortes de constructions, permettent de couvrir des espaces
et d'atteindre des hauteurs auxquelles fallait renoncer avec la pierre
de taille et ouvrent, d'autre part, aux artistes contemporains des horizons
insoupçonnés.
C'est ainsi que le bâtiment du Gouvernement Général,
imposant par sa ligne - qui évoque irrésistiblement les
maquettes américaines ou soviétiques - a été
aménagé et décoré avec une profonde originalité.
Sans doute, les lois modernes de la standardisation rationnelle ont-elles
été appliquées, mais les organisateurs de cette
cité, qui comportera six cents bureaux et devra abriter près
de sept cents fonctionnaires, n'en ont pas moins respecté les
traditions immuables de l'élégance et du goût français.
Chaque bureau, par exemple, sera pourvu d'un mobilier dont la teinte
et le bois d'origine seront toujours différents. Au surplus,
ces bureaux seront très largement éclairés par
des baies vitrées et bénéficieront des derniers
perfectionnements. Des lignes téléphoniques, des chaouchs
empressés et minutieusement choisis assureront une liaison constante
et rapide entre les nombreux services. Quant au salon de réception
du Chef de la colonie, il donnera sur la grande cour d'honneur et réservera
au visiteur la surprise d'une merveilleuse échappée sur
la baie d'Alger.
L'installation des différents " départements "
de l'Administration Centrale est prévue pour la fin septembre
et déjà les ouvriers s'appliquent à faire la grande
toilette de l'immeuble colossal. Cet emménagement s'effectuera
progressivement, en commençant par le dernier étage, le
septième.
Plusieurs mois seront sans doute nécessaires pour mettre au point
les innombrables " rouages " du building et leur assurer un
plein rendement. Mais, étant donné le zèle de chacun,
la mise en marche de l'énorme machine administrative s'effectuera
probablement sans à-coups et avec une parfaite régularité.
Toutefois, il y a une ombre au tableau, l'édifice gouvernemental
est bâti dans un quartier assez mal desservi et dépourvu
de moyens d'accès pratiques. Il faut, en effet, pour l'atteindre,
accepter l'épreuve pénible d'une série d'escaliers
quelque peu impressionnants ou bien encore s'engager dans un dédale
de rues tortueuses qui évoque joliment le labyrinthe de la légende.
Évidemment, cette double perspective n'est pas faite pour enchanter
un personnel plutôt peu habitué aux exploits sportifs et
les protestations affluent chez M. Qui de droit. Pour les particuliers,
que leurs occupations obligent à de fréquentes visites
officielles, l'ascension du building n'est guère plus tentante.
Afin de calmer ces appréhensions, au demeurant fort légitimes,
et éviter tant aux cardiaques qu'aux rhumatisants les rigueurs
de la " butte Laferrière ", le Gouvernement Général
a prévu, paraît-il, l'établissement d'un ascenseur
spécial qui assurerait un vaet-vient continu entre la rue Négrier
et la rue Berthezène. Cette formule, croyons-nous, est excellente
et l'on devrait définitivement s'y arrêter en attendant
mieux.
Quoi qu'il en soit. l'Algérie est enfin dotée d'une organisation
magnifique et digne, en tous points, des grands hommes qui l'ont colonisée.
Jusqu'ici, les services du Gouvernement Général étaient
éparpillés en Alger et réfugiés dans des
immeubles qui, tout en étant authentiquement historiques, n'en
demeuraient pas moins insuffisants, poussiéreux et malsains.
Une seule ligne de téléphone, le 0.54, le célèbre
0.54, qui n'eut pas manqué d'inspirer à Colline une de
ces chansonnettes malicieuses et sans danger dont il s'est fait, en
quelque sorte, le spécialiste, reliait la ville aux différents
bureaux. Évidemment, les " embouteillages " ne se comptaient
plus. On aurait pu, comme cela se pratique couramment à Paris,
faire enregistrer sur un petit disque la voix aigrelette de la demoiselle
du Central, à seule fin de lui éviter une fatigue inutile
et tous malaises éventuels : le 0.54 n'est pas libre, veuillez
rappeler dans un instant... le 0.54 n'est pas libre, veuillez..., etc..
Maintenant les lignes vont être multipliées, le nombre
des téléphonistes augmenté sensiblement. Commis
et particuliers auront à leur disposition une installation ultra-moderne
et plusieurs ascenseurs véhiculeront silencieusement la foule
des visiteurs.
Nous avons vu quelque part, dans Métropolis. une réalisation
à peu près identique.
Mais avec Métropolis, nous étions en plein domaine de
l'utopie, tandis qu'ici c'est une uvre patiemment élaborée,
construite avec un soin méticuleux et probablement immortelle
qu'on nous propose.
Une uvre grandiose qui symbolisera devant l'Éternité
l'action généreuse et admirable de la France civilisatrice.