OULED-NAILS
On a beaucoup parlé,
depuis un siècle, des benat Ouled-Naïls. On a décrit
leur aspect extérieur, leurs dansés, leur vie nomade.
Guy de Maupassant leur a consacré une de ses pages les plus pittoresques
; Albert Besnard, Dagnan-Bouveret, Etienne Dinet et bien d'autres peintres
modernes en ont fait les premiers plans de leurs tableaux ; Théodore
Rivière en a sculpté quelques-unes. .
Et pourtant, nous ne savons pas grand chose, de précis sur elles...
Que se passe-t-il dans ces têtes couvertes de coiffures monumentales,
derrière ces yeux mornes et vagues? Y a-t-il vraiment un cur
dans ces corps agités d'une lourde sensualité ?
Le benat Ouled-Naïls nous restent un mystère parmi tant
d'autres que nous rencontrons dans la vie berbère.
Les Ouled-Naïis a proprement parler sont une vaste confédération
de tribus disséminées dans le Tell et dans le Sahara les
unes à peu près sédentaires, les autres nomades.
Ce sont les descendants des Hilaliens qui vinrent se fixer dans la région,
au moment des invasions arabes.
Les Ouled-Naïls, aux temps des guerres arabes, étaient des
guerriers hardis et courageux, qui aimaient la bataille et le pillage.
Depuis que la France s'est installée au Sahara, ils se sont assagis,
et leurs tribus ne sont plus guère connues que par les femmes
qui se livrent à un négoce spécial où il
faut sans doute voir, encore, une survivance de vieux cultes carthaginois.
Dans la plupart des tribus Ouled-Naïls, en effet, les femmes se
livrent, suivant une tradition ancienne et fidèlement respectée,
à la danse et à une prostitution qui présente ce
caractère spécial de n'attirer aux Naïlia aucune
réprobation de leur milieu : c'est devenu, simplement un commerce
comme un autre, peut-être même plus respectable que d'autres.
D'ailleurs, la plupart des Naïlia, dès qu'elles ont réuni
une somme d'argent suffisante, se retirent dans leur village d'origine,
où elles se marient très honorablement.
La tribu qui fournit le plus fort contingent de Naïlia est celle
des Ouled Reggad, près de Djelfa.
Il serait d'ailleurs intéressant de rapprocher le cas des danseuses
prostituées Ouled-Naïls de celui des danseuses prostituées
de l'Inde, de la Chine et du Japon ou encore de l'ancienne Grèce
; là non plus ce commerce n'est pas ou n'était pas considéré
comme infamant..
Ajoutons, en passant, que la plupart des tribus berbères n'ont
pas exactement les mêmes idées que le monde chrétien
sur le mariage, la chasteté et la fidélité. Il
y a quelques villages de l'Aurès où parmi les devoirs
de l'hospitalité, figure celui d'offrir sa femme à l'hôte
de passage - fut-il un européen. On retrouve probablement là
encore souvenir des cultes carthaginois hérités par les
Berbères.
Les Ouled-Naïls exercent leur négoce dans la région
qui est comprise entre Djelfa, Laghouat et Ghardaïa d'une part,
et Biskra, Touggourt d'autre part. En général, elles ne
demeurent pas longtemps dans le même endroit et voyageant, suivant
leur humeur ou celle de leur " manager " d'un centre à
l'autre, au fond d'un bassour soigneusement clos, car, non moins que
les musulmanes honnêtes, ces prostituées tiennent à
conserver leur respectabilité.
D'ordinaire, les Naïlia d'un centre sont réunies dans un
même quartier, par exemple à Laghouat, rue Pélissier,
ou à Touggourt dans des maisons particulières.
Leurs appartements, deux pièces, quelquefois une seule, ressemblent
à toutes les maisons du Sud. Un coin de la chambre est occupé
d'ordinaire par un massif de maçonnerie, doukkana de deux mètres
de long, sur lequel autrefois, on se couchait sans même une natte
: touchante simplicité.
Avec le progrès, les Naïlia ont pris des habitudes de confort
et presque toutes recouvrent à présent le doukkana, d'une
paillasse et d'une couverture ; quelques-unes installent même
un lit cage sur le massif dé maçonnerie. Dans un autre
coin, une vagué écuelle et un peu d'eau ; les Ouled-Naïls
ne procèdent guère à leur ...toilette qu'une, fois
par jour, une petite fois...
La nuit venue elles sortent., de leur chambrette et se rassemblent:
sur les bancs de pierre qui garnissent les ruelles du Sud, ou bien s'assoient
à terre par deux ou trois.
L'hiver, elles se groupent autour d'un canoun qui envoie ses reflets
rouges dans les chevelures teintes au henné et éclaire
par taches les rues sombres.
L'habillement de cérémonie d'une Naïlia, n'est pas
une petite affaire. Ce qui frappe chez elle, c'est la lourdeur de l'équipement
qu'elle revêt, tant robes que coiffure. On admet aisément
qu'avec un pareil attirail elle ait pris l'habitude des poses hiératiques
et d'une immobilité absente.
Les bijoux d'or et d'argent dont elle est parée contribuent également
à lui donner cet aspect d'idole intangible : certaines benat
Ouled Naïls de Laghouat portent jusqu'à 75.000 francs de
bracelets de diadèmes et de colliers quand elles vont danser,
et l'on comprend dans ces conditions que les chefs d'annexe les fassent
accompagner par un détachement de tirailleurs lorsqu'elles se
rendent à des fêtes officielles.
La prostitution n'est en effet que l'un des arts - si l'on peut dire
- des benat Ouled-Naïls ; l'autre est la danse, qu'elles exercent
en même temps que le premier.
On a tout dit de cette danse extrêmement curieuse. Les uns l'ont
traitée de rite sacré, les autres de déhanchements
obscènes. Il y a en effet des deux, et pas mal d'autres choses,
dans ces exercices chorégraphiques. En tout cas, un point est
acquis, c'est que les Naïlia elles-mêmes n'attachent à
leurs danses aucune signification particulière, ni sacrée
ni obscène ; elles répètent des gestes qu'on leur
a appris lorsqu'elles ont été en âge de le faire
et c'est tout.
Une autre chose est certaine, c'est que les non-musulmanes ne comprennent
absolument rien à ces danses qui, cependant, transportent les
indigènes algériens d'admiration et de sensualité.
On peut s'étonner de cette incompréhension européenne,
car la plupart des danseuses cubaines, ou mexicaines qu'on exhibe dans
les boîtes de nuit du monde entier, ne font rien de plus que les
Ouled-Naïls. Toutefois, celles-ci sont lourdement habillées;
tandis que les autres sont à peu près nues.
D'ailleurs, ces danses naïlia ne sont pas toutes obscènes,
loin de là ; elles ne se ramènent pas uniformément;
comme on le croit, à un déhanchement abdominal sur un
rythme brutal Certaines sont infiniment gracieuses, telle celle-ci exécutée
à deux, sorte de promenade à petits pas, scandée
par la cadence sourde des tambourins ; dans cette autre, les Naïlia,
presque immobiles d'abord, se mettent à agiter peu à peu
l'extrémité des doigt ; cette espèce de lent frisson
gagne les avant-bras, puis les bras qui ondulent, alors comme des serpents.
Il y a aussi cette curieuse danse de guerre où la Naïlia,
les muscles tendus, les bras raidis le long du corps, la tête
rejetée en arrière, semble une statue vivante de l'antique
énergie guerrière des indomptables tribus berbères.
D'ordinaire, les Ouled-Naïls s'exhibent dans un café maure
où elles dansent accompagnées de raïtas et de tambours,
en présence, la plupart du temps, d'un public loqueteux, crasseux,
sordide, qui les regarde avec une concupiscence extraordinaire. La puissance
aphrodisiaque de ces danses pousse les plus misérables des spectateurs
à donner les quelques pièces ou les quelques billets qu'ils
peuvent avoir, pour posséder bestialement, durant un instant,
l'une des danseuses.
Mais les Ouled-Naïls se montrent souvent aussi devant des Européens
soit dans de grandes fêtes en plein air, soit dans des m'bita.
Une m'bita (ou n'bita) est une fête de nuit. N'bita vient du verbe
arabe beit, passer la nuit et n'bita veut dire proprement : passons
la nuit ; on dit aussi sahra (veillée). De fait la n'bita n'a
lieu qu'aux lumières, elle est courante dans les villes du Sud,
notamment à Laghouat, Ghardaïa, Djelfa, Aflou, Bou-Saâda,
Biskra.
La n'bita est offerte d'ordinaire dans le quartier spécial des
danseuses prostituées, mais elle peut avoir d'autres cadres moins
sordides, un hall d'hôtel ou une place publique illuminée
à l'occasion d'une fête locale.
La n'bita peut également être privée, mais dans
ce cas, il faut une autorisation des autorités compétentes
commissaire de police, ou commandant militaire, pour recruter les danseuses
parmi les plus belles, les mieux parées ou les plus renommées.
Les femmes choisies sont en général des Ouled-Naïls,
mais il peut y avoir également quelques bonnes danseuses originaires
de l'Aurès.
Pour cette cérémonie, les Ouled-Naïls sont presque
toutes habillées de longs voiles blancs, cependant quelques-unes
sont, revêtues de lourdes robes d'étoffes brochées
aux couleurs criardes : jaunes avec des ornements verts, marron, avec
des garnitures rouges. Les plus habiles et les plus connues portent
au-dessus du front une touffe de plumes noires, retenues par une espèce
de diadème fait de plaquettes carrées d'or ciselé,
reliées entre elles par des chaînettes.
Lorsqu'une danseuse fameuse paraît ses compagnes poussent des
you-you admiratifs et l'applaudissent avec un enthousiasme qu'on ne
retrouve certainement pas chez leurs consurs d'Europe.
La N'bita terminée, toutes ces jeunes femmes, immobiles et silencieuses
durant une heure, éclatent en papotages et en rires, semblables
à un pensionnat de jeunes européennes lâchées
en récréation.
Au cours des différents séjours que j'ai fait au pays
des Ouled-Naïls, à Laghouat, et Djelfa, Ouargla, j'ai essayé,
après bien d'autres, de trouver un fil conducteur dans l'obscur
dédale de ces esprits primitifs.
Je me souviens notamment d'une charmante fille de 16 ans qui, au cours
d'une fête, dansait parmi ses compagnes. Je l'avais remarquée
parce qu'elle était d'une beauté véritablement
extraordinaire, et surtout parce qu'elle n'avait absolument pas le type
berbère : si on l'avait habillée à l'européenne,
elle aurait ressemblé aussitôt à n'importe quelle
lycéenne de France.
Je liai conversation avec elle, ce n'est en général pas
très difficile, et je l'interrogeai sur sa vie.
Mais ce sujet ne parut avoir aucun intérêt pour elle ;
elle me parla des américaines, je compris qu'il s'agissait des
étrangères, et me posa dès questions sur la ville
de Bourdou, je pense qu'elle voulait dire Bordeaux, dont elle connaissait
le nom par une de ses compagnes qui s'y était rendue, - Dieu
sait dans quelles conditions - et dont elle se faisait une idée
un peu ahurissante. Elle ne semblait d'ailleurs pas désireuse
de faire un semblable voyage et son ambition, si elle en avait une,
n'allait pas au delà de la possession d'un bijou en toc pareil
à celui que possédait l'une des voisines.
Puérilité ? Inconscience ? Insouciance animale ? On m'a
dit qu'il y avait des benat Ouled-Naïls très intelligentes,
voire même très artistes : la vérité m'oblige
à dire que je n'en ai jamais rencontré de telles.
Qui arrivera à éclairer lé mystère de ces
yeux impassibles, de ces fronts fermés, de ces hiératiques
prostituées pour qui Baudelaire semble avoir écrit le
vers célèbre :
" Comme un bétail pensif sur le sable couché... "