Les Baharia
Les exploits des corsaires algériens
sont généralement connus : certains détails de leur
existence le sont moins.
Peut-être serait-il intéressant de les étudier et
de savoir comment vécurent et s'organisèrent à El-Djezaïr,
ces hommes de mer qui firent tant parler d'eux.
Divers écrits renseignèrent à ce sujet, tels ceux
d'Haêdo, du XVIIème siècle, de Venture Paradis, du
XVIIIème siècle, puis aussi les ouvrages de MM. Devoulx,
Berbrugger, de Grammont et de plusieurs autres encore.
C'est l'actuelle
darse, où s'élèvent les magasins de l'Amirauté,
qui, on l'a vu, servait jadis de refuge aux pirates.
Kheïr-ed-Din, nous l'avons exposé, en avait commencé
la construction aussitôt après la prise de la forteresse
espagnole, le Petion, sur lequel se dresse le phare actuel.
Là étaient réunis chebecs, galères, galiotes,
que montaient des équipages composés de maures, de biskris,
de turcs et de renégats de toute origine.
Ces navires, sauf évidemment ceux qui avaient été
enlevés aux Chrétiens, sortaient des chantiers de construction
d'El-Djezaïr, dont l'un, on s'en souvient, se trouvait sur le sol
que domine notre place du Gouvernement.
Vue prise du faubourg Bab-Azoun (quartier nouvelle préfecture)
- entre pages 112 et 113.
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Le bois nécessaire à la carcasse
des vaisseaux provenait des forêts de Bougie; mais les mâts,
les cordages et le goudron étaient fournis gratuitement par des
nations du Nord de l'Europe, désireuses de vivre en paix avec les
Algériens. D'autres pays avaient aussi un tribut à payer.
Il en était un, tout différent et assez original, dont s'acquittait
annuellement la Chambre de Commerce de Marseille, et qui consistait, en
poires, pommes, châtaignes, anchois et confitures que se partageaient
les dignitaires de la Régence.
L'état dans l'Algérie turque, n'était pas seul à
posséder des navires armés pour la course; le dey, divers
personnages de qualité, des Juifs, ainsi que le bey de Mascara
en avaient aussi. C'était non seulement dans la Méditerranée
qu'opéraient nos pirates, mais encore dans l'océan où
ils parurent souvent : à Madère, par exemple, sur les rivages
de l'Angleterre, de même sur les côtes d'Islande qu'ils visitèrent
avec le déjà cité renégat flamand, Mourad.
Le grand chef des corsaires portait le titre de Coptan-Raïs,
et résidait dans le bâtiment occupé de nos jours par
le contre-amiral. C'était là que se passait l'examen de
raïs devant une commission de capitaines de navires. Le postulant
débutait par une prière à laquelle répondait
le jury, et les épreuves commençaient.
Venture-Paradis apprend qu'en 1788, l'amiral des Algériens était
un Juif renégat, du nom de Hagi Mohammed.
Sur chaque navire se trouvait un bach-raïs
doublé d'un second, un bachtobdji
ou chef des canonniers, puis le raïs-etteric
qui prenait le commandement des navires capturés. Il y avait aussi
à bord un codja, secrétaire
et aumônier à la fois, qui en outre, s'occupait des signaux.
Un maure quelque peu médecin avait la garde des remèdes.
Les matelots de l'avant se nommaient baharia;
ceux de l'arrière, sotta-raïs.
Leur paie était d'un sequin pour la durée de la campagne
(un mois et demi environ).
Avec l'équipage s'embarquait aussi un détachement de soldats,
les joldachs, qu'on installait sur
le gaillard d'arrière.
Ceux-ci étaient chargés de tirer au moment d'une rencontre
et prenaient part à l'abordage. Défense était faite
aux marins d'aller causer avec eux. Quant au service de la charpenterie,
il était assuré par deux esclaves chrétiens du métier.
Pour l'installation d'un raïs, une salve de cinq coups de canon était
tirée par son navire, que répétait chacun de ceux
des raïs présents dans le port. Tous les pavillons étaient
arborés.
Outre sa paie, le raïs avait une part réservée sur
les prises et sur les présents consulaires auxquels, a-t-il été
dit, étaient astreints envers la Régence, les représentants
européens dès leur arrivée.
Un raïs était-il relevé de son commandement par suite
d'opérations malheureuses, il devenait alors
drogman d'un consul, aux appointements de sept à huit
cents livres, ou pilote sur la côte, à raison de trois sequins
par voyage avec, en plus, certains profits réservés à
ces emplois.
Tout Algérien requis par un raïs pour être embarqué,
était tenu d'accepter, sinon c'était la mort.
Quant aux soldats mis au service d'un navire appartenant à un particulier
ou à l'Etat, ils devaient apporter " leur fusil, leur sabre,
leurs pistolets et leur couverture". Le Gouvernement ne donnait
pas de matelas; il fournissait cependant les médicaments et en
outre, "des biscuits d'orge et de blé, des olives noires,
de l'huile, du vinaigre et des figues sèches". Les raïs
étaient soumis au même régime; chacun avait toutefois
la faculté d'apporter à bord du riz et du couscous.
La veille du départ, dit Venture, un coup de canon était
tiré. Ce jour là, marins et soldats avaient l'habitude de
piller les jardins des environs, où ils faisaient une copieuse
cueillette de fruits; ils se répandaient ensuite en ville, menant
grand tapage par les ruelles, prêts à dévaliser les
boutiques laissées imprudemment ouvertes, et enlevant aux esclaves
" leur bonnet rouge".
C'était au printemps et en automne qu'avaient lieu les expéditions
des corsaires. Ceux-ci emportaient avec eux les étendards de certains
marabouts devant les protéger pendant le combat.
Quant à la poudre, on ne la leur remettait qu'à la sortie
du port. Ils tiraient alors un coup de canon pour saluer le Dey et un
autre en l'honneur de Sidi Abd-er-Rahman.
Un navire marchand était-il aperçu, les pirates manoeuvraient
pour l'atteindre, et le premier matelot qui abordait, recevait en récompense
un esclave ne valant pas moins de deux cents sequins.
Après le combat, les corsaires pouvaient piller ce qui appartenait
aux marins, mais défense était faite de toucher à
la cargaison et aux agrès. Celui que son raïs chargeait de
ramener à Alger le navire capturé, était sacré
raïs à son arrivée. Chaque navire ancré saluait
son installation de trois coups de canon.
Au retour de ces campagnes, souvent très fructueuses, les raïs
faisaient bombance pendant quelque temps à El-Djezaïr. Entourés
de maîtresses, ils prenaient possession des tavernes qu'ils emplissaient
du bruit de leurs chants. Chez eux, c'étaient journellement des
festins pantagruéliques auxquels étaient conviés
tous leurs amis et où paraissaient des esclaves couverts de satin,
de velours, d'argent et d'or!
Voici de quelle façon il était procédé
à Alger, au partage d'une prise :
L'État s'attribuait d'abord, le capitaine, le pilote, l'écrivain
et le charpentier ainsi que les canons et les munitions; puis il prélevait
12 % sur le prix de la cargaison.
Les armateurs retenaient ensuite la carcasse du navire et les agrès.
Ceci fait, le reste du butin était divisé en deux moitiés
revenant : l'une aux armateurs, l'autre à l'équipage et
aux soldats.
Sur le produit de la vente des marchandises et des esclaves, le raïs
touchait 40 parts, le matelot trois et le soldat une demie.
Il y avait encore à cette curée d'autres participants parmi
lesquels : le Kaïd-el-Marsa ou
directeur du port, le chaouch arabe
chargé de la liquidation de la cargaison, le chaouch
juif qui négociait avec les brocanteurs et s'occupait
du change, et aussi les janissaires.
C'était à vil prix que se vendaient, à El-Djezaïr,
certaines marchandises dont les Algériens ne connaissaient pas
la valeur. Aussi maints commerçants européens firent-ils
en ces occasions, de véritables affaires d'or.
Quant aux esclaves, on les vendait à part, au lieu nominé
Badisdan, et qui est devenu place de la Pêcherie. Leur prix variait
entre 100 et 150 sequins. Le produit de leur vente, au-dessus de 60 sequins,
appartenait à l'État.
Ces malheureux étaient loués par leurs propriétaires
au prix d'un demi-sequin par mois, à des particuliers, à
des consuls, aux pères de la Mission ou aux casernes des janissaires.
Il y eut, nul ne l'ignore, deux hommes de Lettres célèbres,
au nombre des captifs des Turcs : Regnard,
qui écrivit le "Légataire Universel", et
Cervantès, l'immortel auteur
de "Don Quichotte".
Les marins de la Régence avaient vraiment le goût de leur
métier. Le Bénédictin Haalo, qui passa ici quelque
temps comme esclave, parle d'eux en termes élogieux :
"Ce sont, dit-il, des gens soigneux de l'ordre, de l'aménagement,
de la propreté de leur navire et qui ne pensent pas à autre
chose".
Sur leurs légers et rapides bateaux, ils se riaient de la lourdeur
des galères chrétiennes dont les équipages "banquetaient
dans les ports" tandis qu'ils exécutaient non loin d'eux,
quelque hardi coup de main. Leurs navires, dont certains portèrent
de trente à quarante canons, avaient parfois, on vient de le voir,
des noms assez curieux.
Mentionnons encore : "Aile Verte", "Clé
de l'Islam", "Coq du Port", "Guide d'Alexandre";
d'autres portaient le nom de la nation d'où ils provenaient.
Ces hardis corsaires exaspérèrent souvent l'Europe, et attirèrent
sur Alger, comme on l'a vu en des pages précédentes, de
nombreuses expéditions; la première dirigée par Charles-Quint,
dont l'armée, vaincue, se réfugia à Matifou et dans
les mines de Rusgunia, avant de se rembarquer. Duquesne et d'Estrées
vinrent au siècle suivant bombarder la ville. Ce ne fut qu'en 1830
qu'on eut enfin raison des Algériens.
Les actuels matelots indigènes, on le voit, dénommés
également Baharia, ont eu des devanciers fameux (mais non à
imiter toutefois en tout), dans les marins anciens d'El-Djezaïr (1Ce
fut en 1904, sur la proposition du député, Albin Rozey,
que fut rétabli le corps des Baharia. Antérieurement, le
24 novembre 1855, avait été institué un corps de
mousses indigènes qui furent associés aux équipages
des navires de la station d'Alger.).
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