-----------L'été
54 avait estompé le lycée Bugeaud dans la brume de chaleur
d'Alger, sous le ciel bas de vacances campagnardes en Périgord,
puis dans le tumulte extasiant de Paris, découvert avec une joie
hallucinée. Là, m'avait surpris l'annonce du tremblement
de terre d'Orléansville, coup de gong du destin annonciateur de
temps cruels - mais cela nous ne le savions pas -. Puis, l'étrave
du " Ville d'Alger " fendant les flots calmés de la Méditerranée,
m'avait ramené chez moi, au rythme contrasté de mes passions
d'adolescent romanesque. L'été avait traîné
plus que de coutume : septembre moite aux touffeurs arides, octobre flamboyante
arrière-saison. Au soleil descendant, à Staouëli-plage,
la mer avait des reflets de rouille sur les ourlets laiteux, haussant
sur l'horizon la masse compacte d'un Chenoua bleui. Encore lycéen
d'esprit, j'étais déconcerté par cette longueur inusitée
des vacances, premier privilège de l'étudiant que j'allais
être.
-----------La
Toussaint arrive, puis le jour des Morts. J'écris ce matin-là
un poème dédié à la mort, d'une délectation
funèbre à la Werther. http://perso.wanadoo.fr/bernard.venis
.Au début de l'après-midi, au moment de partir en voiture
à une réunion de famille dans une villa dominant la mer,
entre Deux-Moulins et Pointe-Pescade, la lecture de " Dernière
Heure ", le journal du soir algérois, nous apprend la série
d'attentats qui viennent d'être commis à travers tout le
pays.
-----------Quelques
jours après, je me retrouve dans l'amphithéâtre Peltier
de la Faculté de Droit, pour le début de l'année
universitaire. Comme tous mes condisciples, je ne maîtrise alors
pas du tout l'événement, et ne discerne pas la conjonction
entre une vie universitaire et un temps de guerre.
-----------Et
pourtant, avec le recul quelle adéquation de l'une à l'autre
! Souvenir, entre autres, de l'écrit de licence, le 11 juin 1957,
la rage au coeur, tandis que, dehors, on enterre les victimes des bombes
du casino de la Corniche ; souvenir de l'examen de
doctorat de droit romain en mai 58... Après, peut-on même
parler de parallèlisme, alors que l'Histoire, dont nous sommes
les acteurs, ou plutôt hélas , les marionnettes, a complètement
envahi notre quotidien ?
-----------Dès
la deuxième année de licence, en 1955-56, la guerre nous
avait rattrapés, autour et même à l'intérieur
de la fac : terrorisme urbain, premières et enivrantes manifestations
de rue - le départ de Jacques Soustelle et " notre 6 février
" en seront les sommets - échauffourées à cause
de quelques " brebis galeuses " parmi les professeurs nom oublié
de Peyréga, alors doyen de la Fac de Droit, nom honni de Mandouze,
en Lettres, qui rimait si bien avec " fellouze " donnent la
fièvre à l'Université d'Alger.
-----------Puis,
ce seront les alertes à la bombe, les attentats nous touchant directement,
à l'Otomatic et à la Cafétéria, puis, puis...
Mais vais-je, ici, refaire notre Histoire ?
-----------En
1954, nous abordons la licence dans le grand amphithéâtre
Peltier, auquel on accède par une pente assez raide, plantée
de ficus, comme presque toutes les rues d'Alger. Il se trouve dans un
bâtiment qui précède de quelques dizaines de mètres
la façade principale de l'Université, dont l'élégance
néo-classique fut un des sites majeurs du paysage urbain d'Alger.
On peut le rejoindre également par le double escalier qui part
de la grille centrale pour s'élever à travers de petits
jardins en étages ; couverts de fleurs et de plantes tropicales.
Quel ancien étudiant d'Alger n'a pas gardé le souvenir ébloui
de l'escouade de charmantes condisciples qui peuplaient cet endroit entre
les cours, bronzées dès le mois d'avril, en robes chatoyantes
ou " à la Bardot " ! Ah, que nous étions loin
de l'univers gris-béton, gris bleujean's, gris blanc-tennis ou
autres santiags douteuses de la plupart de nos universités françaises
d'aujourd'hui !
-----------Aurais-je
du mal à aborder les portraits de professeurs qui justifient cette
chronique ? Ne suis-je pas plutôt enclin à me laisser submerger
par le flot de souvenirs heureux enfouis depuis trop longtemps au fond
de ma mémoire ?
-----------Jardins
de notre Fac ! Oasis de lumières et de couleurs ! http://perso.wanadoo.fr/bernard.venis
.Volière du tintamarre joyeux de nos exubérances et de la
vie qui montait " d'enbas ", de la rue Michelet, au rythme de
la trompe cristalline qui servait de klaxon aux trams des TA.
dessin
de M.Osseti
|
-----------Brouhaha
de voix, qui pour nous n'avaient pas d'accent puisque c'était le
nôtre, joyeux croisement d'interpellations, suprême mélange
de décontraction et de savoir, tels ces cours,
révisés à la terrasse de l'Otomatic, un verre de
" crush " ou de " pampam " à la main...
-----------Mais,
c'est maintenant au tour de nos professeurs d'entrer en scène !
Pas drôle, Jules Roussier, professeur de droit romain, au service
d'une matière austère et pourtant indispensable. Son jeune
collègue, Maxime Lemosse, professeur d'histoire du Droit, s'en
moquait ouvertement. Un jour, en cours, nous parlant d'un auteur connu
en la matière, Levy Bruhl, il en avait dit ceci : "
Il serait le plus mauvais romaniste de France s'il n'y avait mon collègue
". Stupeur, puis clameurs parmi nous !
-----------Lamosse,
personnage légendaire, aujourd'hui quasi mythique pour les anciens
de la Fac de Droit d'Alger. Il avait une façon d'avancer comme
les crabes, en diagonale, le corps en déséquilibre, une
main sur la bouche, par séries de petits pas extraordinairement
rapides, entrecoupés d'arrêts soudains, tel un félin
flairant un danger ou... guettant sa proie. Aussi imprévisible
qu'un chat, un éclat diabolique dans un regard au demeurant pétillant
d'intelligence, un sourire narquois à en être terrifiant
(surtout lors des interrogations orales !) bref, un personnage hors série,
halluciné, déroutant, génial. Parmi les copains,
j'étais devenu son imitateur attitré, et chaque geste mimé
sans exagération déchaînait un fou-rire général.
Il est vrai que nous étions restés très gamins, n'est-ce-pas
Georgie, J-C, Spit ?...
-----------Comment
ne pas évoquer aussitôt la figure immense de Jacques Lambert
(" Jacques-Numa ", prénom prédestiné pour
un romaniste !). http://perso.wanadoo.fr/bernard.venis .Professeur de
Pandectes (Droit romain codifié au VIe siècle de notre ère
par l'empereur Justinien) spécialiste de l'Histoire des Idées
politiques,qui a exercé une véritable fascination sur les
étudiants qui ont pu l'approcher, mêlée de crainte
respectueuse, la jubilation intellectuelle étant souvent paralysée
par la crainte de se tromper. On devine que Jacques Lambert a été
un enseignant aussi prodigieusement passionnant qu'un examinateur justement
redouté.-
---------Si j'avais respecté la préséance,
j'aurais dû commencer par le doyen Breton, qui, à l'époque,
nous enseignait la redoutable et rebutante matière de la procédure
civile, d'autant plus sèche que nous n'avions alors que des cours
théoriques. Le doyen Breton, physiquement, paraissait être
l'incarnation du code de procédure, respirant l'autorité
rugueuse. Mais cette apparence austère nous trompait. C'est en
lisant la préface de la thèse de mon ami Pierre Spiteri,
quelques années plus tard, que je compris. En une phrase, tirée
du " Rigoletto " de Verdi (ô surprise, notre " doyen-huissier
de justice " aimait ainsi l'opéra italien, au point d'en faire
une citation dans une préface de thèse !), son image s'est
modifiée en moi, et j'ai découvert la sensibilité
profonde de celui qui reste notre doyen,et le proclame, avec autant de
délicatesse de pensée que de courage intellectuel, en signant
tous les nombreux et savants articles qu'il a écrits depuis, prolongeant
ainsi la vie et notre fac. Merci, monsieur le doyen !
dessin
de M.Osseti
|
-----------Cette
permanence d'Alger, de la faculté de Droit, on la retrouve également
chez celui qui, sans conteste, est notre plus célèbre représentant
en France : Fernand Derrida, professeur de Droit commercial, éminentissime
spécialiste du droit de la faillite, dont on peut affirmer sans
crainte que, figure de proue de la Doctrine, formateur de professeurs
réputés, influent auprès de maints magistrats, il
a été un véritable chef d'école dans son vaste
et épineux domaine, en prise directe avec l'Économie nationale.
-----------De
lui à Alger, je garde plus particulièrement deux souvenirs,
sans lien entre eux mais qui permettent de dessiner les contours de son
personnage. Au cours de l'année 55-56, Fernand Derrida s'était
écrié, pendant une des premières séances de
travaux pratiques, que nous suivions dans un silence trop docile : "
Allons, messieurs, apprenez qu'en droit, tout
se discute ! ".
-----------L'autre
souvenir est plutôt une vision fugitive d'une certaine qualité
de vie à l'Université d'Alger : je revois Fernand Derrida,
débarquant d'une voiture, un jour vers 14 heures, devant l'amphi
Morand, sur l'esplanade. Il était en short blanc, une raquette
de tennis à la main, en compagnie de sa consoeur Yvette Lobin,
professeur de droit civil, en jupe plissée aussi immaculée
que sportive, tous deux bronzés et hilares. C'était aussi
cela, la faculté de droit d'Alger.
-----------Yvette
Lobin, aixoise au teint de brugnon et aux cheveux coupés court,
avait failli me faire renoncer au droit tant elle m'impressionnait avec
son élocution très sèche. J'étais alors fort
peu porté sur le droit privé !
-----------Elle
avait une manière bien à elle de prononcer l'expression
" concubinage notoire "
en insistant sur l'adjectif, dont elle martelait les syllabes en avançant
une bouche dont les lèvres étaient aussi rouges que la toge
d'un magistrat !
-----------Du
rouge, passons au noir, qui était la couleur ordinaire des costumes
d'un autre personnage " incontournable " de l'Université
d'Alger, le professeur Jacques Mabileau, qui enseignait le droit administratif,
et dirigeait en même temps l'Institut d'Études Politiques,
qui avait son siège au 37 de la rue d'Isly, à l'angle de
la place Bugeaud.
-----------"
Le Mab ", comme nous l'appelions familièrement, se présentait
physiquement et dans le comportement aux antipodes d'un Derrida !
-----------Le
teint rosé, une calvitie naissante clairsemant une chevelure coiffée
par le milieu comme au temps des années folles, mais en costume
croisé strict, noir ou, plus rarement bleu marine, sur fond de
chemise blanche à col amidonné et cravate noire. http://perso.wanadoo.fr/bernard.venis
.On aurait dit un clergyman, mais un éclat furtif dans son regard
trahissait un petit côté plein de malice ! De l'avis de tous
parmi nous, Jacques Mabileau avait des dons d'acteur, inégalés
à la Fac par ses confrères. Ainsi, il avait eu une fois
une façon de se passer la main sur le front en prenant un air accablé,
après qu'un appariteur lui eut, en plein cours, porté un
mot, comme s'il venait de lire un funeste message ! On avait su après
que cela n'avait servi qu'à préparer une absence pour une
autre activité, et nous avions bien ri.
-----------C'était
un adorateur du service public, et le zélateur des commissaires
du gouvernement près le Conseil d'État, qu'avec une grande
solennité, et presqu'un tremblement dans la voix, il nommait sous
la métaphore de " La Haute Juridiction Administrative ".
-----------Une
fois, emporté par une tirade vibrante en vue de la défense
de la notion de service public, il avait proclamé d'une voix pathétique
: " le statu quo sera maintenu !
" en prononçant " statu " à la latine "
statou ", mais, emporté par son élan et son effet d'éloquence,
il avait également articulé " sara maintenou ! ".
http://perso.wanadoo.fr/bernard.venis .Il y eut dans l'amphi (c'était
à Morand) un silence de stupeur qui, après quelques secondes,
explosa en un fou-rire général. Et c'est alors, qu'au lieu
de se fâcher , Jacques Mabileau eut peine à réprimer
un sourire malicieux qu'il stoppa en se mordant les lèvres. Il
n'était pas le dernier, tant s'en faut, à s'amuser de ce
dérapage linguistique. Nous étions, à peu de frais,
en plein théâtre.
-----------La
liste pourrait être longue de ces simples esquisses de personnages,
bien incomplètes, mais il faut garder un peu de place pour publier,
en annexe, un état du personnel enseignant au 1 er avril 1959,
établi lors de la célébration du cinquantenaire de
l'Université d'Alger.
-----------Et
que le lecteur me permette de terminer sur une pirouette en évoquant
la mémoire... d'un appariteur, le très populaire Mascaro,
à la face joviale et rubiconde. Il était dans les meilleurs
termes avec cette formidable figure de la Fac qu'était le doyen
Paul Chauveau, qui fut un des plus grands spécialistes de droit
maritime de France, mais aussi réputé pour ses horaires
fantaisistes, son humeur de... " Pacha " de navire, il fallait
avoir suivi le cours de droit maritime du doyen Chauveau au chapitre sur
le capitaine du navire pour comprendre que nous avions devant nous, au-delà
du brillant juriste, un grand Monsieur. Il n'était plus en chaire,
il était sur la passerelle et tenait la barre.
Dessin
M.Osseti
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-----------Je
lui dois d'avoir, bénéficiaire d'un hommage que les Éditions
de la Semaine Juridique voulaient lui rendre , été "
Le " représentant des étudiants en Droit de France,
invité à participer à une croisière en Méditerranée
orientale et en mer Noire sur le paquebot " Mermoz ".
-----------Ce
fut au cours de l'été 1960. Une apothéose avant l'Adieu.
Pierre DIMECH
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