La grande pitié de la Bibliothèque
Nulle part, à Alger,
un bâtiment public n'est placé de telle façon que
sa masse et ses lignes soient mises en valeur dans l'ordonnance des
avenues et des édifices voisins. Jusqu'à ce jour, notre
voirie a aimé les angles disgracieux, les courbes malhabiles,
le manque de proportion. Il semble qu'elle s'efforce à cacher
nos monuments. Et peut-être n'a-t-elle point tort ? La Chambre
de Commerce, le Palais de Justice, l'Hôtel des postes, par exemple,
ne sont que de la bâtisse d'entrepreneur, et il vaut mieux ne
point faire de chacun d'eux le point principal d'une perspective.
Il n'y a donc point lieu, en somme, de regretter que jadis on ait construit
le palais de l'Université dans un site, dirai-je confidentiel,
en retrait de la rue Michelet, au sommet d'une falaise que l'on appelait
jadis " le Camp ". De la rue, l'une des plus belles d'Alger,
on ne distingue point la façade de la longue bâtisse trapue,
massive et maussade, où nos étudiants et leurs professeurs
sont assez mal à l'aise dans des salles incommodes, à
l'éclairage nocif.
L'université et ses dépendances et parmi elles l'Institut
Pasteur sont juchées sur leur rocher comme un landais sur ses
échasses. A la suite de jeunes gens très sportifs qui
escaladaient comme en se jouant les âpres chemins qui conduisent
au Palais de la connaissance, je me rendis hier, dans une sorte de pèlerinage,
à la bibliothèque des Facultés.
Je trouvai le jeune bourgmestre de la Cité des Livres, M. Koelbert,
au fond d'un réduit fait d'un segment de corridor; la porte en
est ornée d'une belle plaque de cuivre où l'on avait gravé
ces mots ambitieux : " Cabinet du bibliothécaire en chef".
Là un homme, passionné pour son métier. doit, dans
un espace restreint par des rayonnages à bouquins et des casiers
à registres, travailler sept à huit heures par jour, sous
un éclairage déprimant, à toutes sortes de besogne
sans gloire : comptabilité-finances et comptabilité-matières,
statistiques, commandes d'ouvrages, récolement des livres entrés
et sortis, rapports de tout genre à l'autorité supérieure,
surveillance, etc., incombent à un seul homme qui, en dépit
de sa besogne harassante, demeure souriant et de bonne humeur.
Il a sous ses ordres un bibliothécaire et quatre garçons
qui distribuent les ouvrages et exécutent les menus travaux.
Cette équipe assure tant bien que mal le service, qui devient
de plus en plus lourd. Il faudrait un second bibliothécaire et
deux garçons de plus. La dépense qui résulterait
de cet accroissement de personnel serait, à l'échelle
actuelle des traitements, de l'ordre de 40.000 francs par an.
Voici le budget dont dispose l'Université pour sa bibliothèque
: pour 1932, elle obtint, tant en crédits ordinaires qu'en crédits
supplémentaires 238.140 fr., dont 166.640 réservés
aux achats d'ouvrages et 48.000 aux abonnements aux périodiques.
En 1914, son budget n'était que de 18.470 fr. dont 6.000 pour
achats d'ouvrages et 5.670 pour abonnements. A ce jour, la Bibliothèque
reçoit 672 revues et publications périodiques.
Au cours du dernier trimestre 1932, où le mouvement des livres,
en raison de la tardive ouverture des cours et de l'importance des vacances,
est calme, 8.858 volumes furent communiqués aux étudiants
et 2.152 prêts à domicile leur furent consentis. Dans le
même laps de temps, on enregistre à l'entrée 1.225
volumes et 643 thèses. Ces détails montrent le labeur
qu'ont à assumer M. Koelbert et ses collaborateurs. Or, les catalogues
alphabétiques sont à jour. Mais le catalogue méthodique
est encore à constituer.
Quant à la reliure, confiée à la maison Midi et
à l'atelier des Pères Blancs de Maison-Carrée,
elle est, faute de crédits suffisants, en retard de dix ans.
On y consacrait, en 1914, 2.000 fr. par an. On y affecta, en 1932, 40.000
francs, mais les dépenses de matières premières
et de main-d'uvre ont plus que décuplé. Si bien
que la conservation de beaucoup de revues et d'ouvrages ne peut être
assurée, et qu'on découvre des livraisons manquantes dans
certaines publications, à la suite de communications qu'on ne
peut refuser aux lecteurs.
Il y a peut-être là un défaut d'organisation auquel
il serait possible de remédier sans grands frais. Il existe un
atelier de reliure à la Bibliothèque municipale. Pourquoi
n'en serait-il pas constitué un à la Bibliothèque
universitaire où existe un mouvement d'imprimés beaucoup
plus considérable, et où, chaque année, 150 à
200 collections de revues ne peuvent être reliées ?
- Hélas! nous sommes trop riches, me dit M. Koelbert, et nous
mourons de nos richesses. Nous ne savons plus où loger nos livres.
Ne devons-nous pas envisager dès maintenant l'arrêt, faute
de place, des commandes aux libraires et aux éditeurs ? La question
à résoudre devient chaque jour plus angoissante. Il nous
faut procéder à des refoulements, doubler les rangées
de livres ; mais ce sont des expédients qui ne tarderont pas
à être inefficaces, puis qui sont contraires à l'ordre
qui doit régner dans nos collections. Il faut souvent plus d'un
quart d'heure aux garçons pour satisfaire à la demande
d'un lecteur. Tenez, voyez ce qu'est la salle réservée
aux professeurs !
Sortant de son cabinet, il me conduisit dans un autre segment de couloir,
large d'environ 2 m. 50, mais garni de rayonnages qui restreignaient
singulièrement l'espace libre. Là, d'étroites tables
permettaient à peine à une douzaine de travailleurs de
se livrer à leurs études.
Nous pénétrâmes ensuite dans la longue salle rectangulaire
qui suffisait, il y a quarante ans, aux besoins des élèves
quand je faisais mon droit. Les rayons couraient sur les murs jusqu'à
la hauteur d'un second étage. Les architectes s'opposaient, par
prudence, à ce qu'on poussât le rayonnage jusqu'aux corniches
du plafond.
Des épis très rapprochés cloisonnaient les deux
extrémités de la pièce. Partout s'élevaient
des murailles, des remparts de livres. L'air et la lumière étaient
mesurés avec parcimonie aux étudiants dont les tables
encombraient le milieu de la salle. M. Koelbert me montra que dix mètres
de rayons étaient encore disponibles, sur un épi, pour
les ouvrages de petit format. Cette indigence l'affectait douloureusement.
Un petit ascenseur nous mena dans une galerie, au premier étage
du bâtiment. Elle était en entier affectées aux
périodiques : et plutôt bourrée qu'occupée
! Il y avait là un formidable entassement de livres et de liasses.
Nous poussâmes jusqu'au second étage, celui des combles.
Là, sur d'innombrables épis, s'amoncelaient les thèses
: celles provenant provenant des universités françaises
avaient été classées. Mais, faute de personnel,
celles qui provenaient de l'étranger gisaient, soit empilées
en vrac le long des murs, soit en ballots.
- Nous attendons, pour procéder à la mise en ordre de
ces documents, des jours meilleurs, me dit le bibliothécaire
avec un sourire navré.
- Mais, au nom du ciel, quel remède voyez-vous à la situation
?
- Il n'en existe qu'un, monsieur : l'agrandissement des locaux. Il n'est
pas possible, disent les techniciens. Alors qu'on nous construise une
bibliothèque, un établissement organisé d'une façon
moderne et où, comme à Strasbourg, large place serait
réservée aux acquisitions futures. Pour le moment, ici.
nous sommes à bout de forces!...
En Algérie, on a toujours vu petit.