ESSOR DE L'ALGÉRIE - 1947
ÉVOLUTION POLITIQUE
2. ÉVOLUTION POLITIQUE

Paul ALDUY.
Directeur du Cabinet du Gouverneur Général de l'Algérie.

ici, mars 2016

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L'amirauté d'Alger
L'amirauté d'Alger

POUR les Français de Provence ou de Normandie, le 8 novembre 1942 évoque la première étape sur la voie douloureuse de la libération; pour ceux d'Algérie, cette date marque également le début d'une évolution politique, dont il est encore malaisé de prévoir le terme.

Les Algériens - surtout ceux d'origine musulmane - par la contribution considérable qu'ils ont apportée à la cause des Alliés, en raison également de la présence sur leur sol du gouvernement provisoire, se sont alors cru habilités à revendiquer leur droit d'aînesse.

Ils s'offraient ainsi le luxe d'une crise de croissance politique au cours d'une guerre, qui détruisait le système des échanges orientés vers la France et coïncidait avec la plus grande sécheresse constatée depuis une génération. Ils désiraient substituer à la figure traditionnelle de leur pays une image nouvelle, dont ils étaient bien incapables, eux-mêmes, de préciser les contours.

Car la France, si elle est la patrie de Descartes, l'est aussi de l'image d'Épinal. L'image d'Épinal convient à l'esprit d'arrondissement, lequel s'accommode mal des exigences de 1 a grande politique.

Or, au palmier et au lion, symboles traditionnels de l'Algérie, s'ajoutait l'Arabe de grande tente, que 4'on qualifiait de noble, et l'artisan kabyle que l'on voulait industrieux.

Ainsi la France a-t-elle mis une génération à comprendre que des élites nouvelles étaient nées et que son devoir était désormais, non pas de favoriser les plus récentes au détriment des plus anciennes, mais simplement de donner droit de cité aux unes et aux autres. Une bourgeoisie musulmane était apparue aux côtés de l'ancienne aristocratie; un prolétariat indigène s'était dégagé des masses rurales et du sous-prolétariat indigène des villes, cependant que la foi de l'Islam connaissait un renouveau. La première comme le second avaient des besoins propres. Pour les satisfaire, quels étaient donc les moyens qu'utiliserait ce gouvernement issu de la Résistance, pour lequel la démocratie était un impératif catégorique ?

La première bataille qu'allaient mener les hommes du Comité de Libération Nationale devait être celle de l'exension de la citoyenneté. Depuis un siècle, bien des Musulmans avaient demandé à bénéficier des mêmes droits que les Français de la Métropole. L'ordonnance du 7 mars 1943 leur permit pour la première fois de devenir citoyens, sans renoncer à leur statut personnel.

Cette innovation est d'essence révolutionnaire. Peut-être est-elle unique dans les annales coloniales du monde. Elle devait amener à très brève échéance l'attribution, non pas à quelques catégories définies par la loi, mais à l'ensemble des populations soumises au Coran, de la citoyenneté française pleine et entière. Ce qui fut fait par la Constitution d'octobre 1946.

Voilà donc ces élites bourgeoises admises dans la cité française au même titre que celles de la Métropole. Ce fut la tâche première du Gouverneur Général Chataigneau, d'entreprendre l'absorption de ces élites, d'une part en faisant disparaître les dernières inégalités de race, d'autre part en facilitant l'accès des Musulmans aux fonctions publiques.

L'Algérie est terre méditerranéenne, c'est dire que les passions politiques deviennent, dès qu'on les tolère, aussi vives que dans la Grèce d'hier ou d'aujourd'hui ou dans l'Orient contemporain. L'idée d'égalité s'est réduite très vite, chez la plupart des Musulmans, à la notion de droits politiques et, par conséquent, de droit de vote. Lorsque le Général de Gaulle crée un deuxième collège réservé aux Musulmans, il va au-devant des désirs des populations qui ne le réclamaient pas encore. Il suscite immédiatement la création de courants d'opinion qui, pour instables qu'ils paraissent encore aujourd'hui, n'en préfigurent pas moins les partis de demain. De l'émulation de ceux-ci naîtra la démocratie algérienne.

C'est dans cette vue que le Gouvernement accorda successivement aux Musulmans les 2/5 de la représentation dans toutes les assemblées locales, c'est-à-dire les Conseils municipaux, les Conseils généraux et même l'Assemblée financière héritière des Délégations financières de jadis. Il décida également que la représentation algérienne à l'Assemblée constituante serait composée pour moitié de Français d'origine européenne, et pour moitié dé Musulmans. Ainsi siégeaient au Parlement des représentants des populations autochtones, tandis qu'à Alger même une Assemblée élue au suffrage universel indirect disposait des franchises locales, en matière financière..

A l'heure actuelle, un projet est déposé sur le bureau de la Chambre. qui tend à donner à cette Assemblée algérienne des pouvoirs dépassant largement ceux de la gestion du budget. Les constituants,qui n'ont pas eu le temps de donner force de loi à ce texte, entendaient accorder aux Algériens des libertés substantielles propres, pensaient-ils, à faciliter l'union des races.

Les esprits soucieux avant tout de logique politique poseront aussitôt le dilemme:ces libertés vont-elles mener au fédéralisme ? Devrons-nous choisir entre la conception des trois départements ou çelle de la République autonome ?

Le terme prochain de l'évolution est sans doute à mi-chemin. Les Algériens - les Européens parce qu'ils entendent défendre leur droit de direction contre l'idéalisme " utopique " de la Métropole, les Musulmans parce qu'ils désirent accéder à l'égalité des droits - veulent
les uns et les autres inspirer leur législation, contrôler leur administration, étant bien entendu qu'ils restent placés sous la suzeraineté française. Peu leur importe la formule de gouvernement : l'avenir dira quelle est celle qui est la mieux adaptée à ces exigences.

A vrai dire, ces considérations et les réformes qu'elles commandent, n'intéressent guère que les élites bourgeoises qui aspirent aujourd'hui au pouvoir, comme si elles n'étaient pas susceptibles parfois de dépasser les limites du raisonnable, de vouloir par péché de jeunesse courir aux extrêmes.

Il était donc impérieux de construire la démocratie par la base, c'est-à-dire d'aider l'évolution du prolétariat, de soutenir dans les masses rurales les éléments les plus intelligents, les plus aptes au progrès, pour donner dans le cadre local, aux premiers un surcroît de bien-être, aux seconds des responsabilités dans la gestion communale.

C'est ainsi qu'en 1945 pour la première fois dans l'histoire de l'Algérie et peut-être de tous les pays d'outre-mer, un crédit est ouvert aux municipalités pour l'édification de maisons du peuple comprenant bibliothèques, salles de conférence et de cinéma éducatif... La recherche du progrès culturel, matérialisée par la multiplication des écoles, apparaît comme le symétrique de la lutte entreprise pour l'amélioration de l'hygiène. La municipalité d'Hussein-Dey a fourni la meilleure illustration de cette idée en faisant coïncider l'inauguration de deux groupes scolaires avec la pose de la première pierre de la Maison du Peuple et du Centre de Santé.

Tandis que les syndicats se développent et que se renforce l'action de la classe ouvrière, appuyée par les pouvoirs publics et non combattue par eux, les ruraux s'organisent au sein de la C.G.A. qui parvient à grouper en quelques mois les divers éléments ethniques et toutes
les branches des activités agricoles. Désormais l'agriculture algérienne ne sera plus représentée par quelques personnalités sans mandat, mais par un organisme à base démocratique.

Il restait enfin à entreprendre de relever, bien qu'elle soit supérieure à celle de l'Orient, la condition du fellah, resté le symbole de toutes les déchéances, partant, l'instrument docile de toutes les factions. C'est l'objectif qu'a poursuivi la nouvelle politique des salaires fondée sur le minimum vital et l'introduction de la sécurité sociale en Algérie, politique qui ne peur réussir que dans la mesure où l'industrialisation permettra de résorber les excédents de main-d'œuvre et accroître le revenu du pays.

Aux yeux de ceux qui furent appelés en 1944 à prendre en mains les destinées de l'Algérie, il ne suffisait pas de créer des cadres nouveaux, grâce à l'action de l'école, des syndicats et de la C.G.A. Encore fallait-il donner à ces élites le sens de la mesure : je dirai la notion occidentale du possible. Rien ne pouvait être plus efficace que de les habituer à la pratique de la chose publique dans ce qu'elle a de plus accessible, c'est-à-dire dans la gestion de la cité. C'est la raison même de la réforme la plus importante entreprise depuis le début du siècle, qui a permis de créer des centres municipaux, d'abord en Kabylie, terre aux traditions démocratiques fort anciennes, et ensuite en plein pays arabe. A la djemaâ, transposition de l'antique conseil de tribu à forme aristocratique, se substitue l'assemblée des élus du peuple qui assure la gestion du village, phase élémentaire de l'administration de la province. Par la première, les Musulmans accèderont à la seconde - avec un peu plus de maturité que par le seul jeu du bulletin de vote.

Former des citoyens éduqués, aptes à une action consciente et réfléchie, prêts à résister à ces entraînements que les pessimistes jugent inévitables en terre d'Islam, mais que l'évolution peu à peu éliminera : tel a été le but poursuivi depuis 1944 à travers bien des vicissitudes nées de la guerre et surtout de la mauvaise volonté ou de l'incompréhension des hommes.

Conquérir les franchises algériennes, tel a été, dans l'ensemble, l'objet des efforts poursuivis, consciemment ou non, par les divers mouvements politiques nés le 8 novembre 1942.

De l'exercice de ces franchises par ces citoyens, formés à l'école de la France, naîtra demain le nouvel équilibre de la communauté algérienne...

...Sous le signe de la liberté et de la fraternité des races.

Paul ALDUY.
Directeur du Cabinet du Gouverneur Général de l'Algérie.