L'amirauté d'Alger
|
POUR les Français de Provence ou de Normandie,
le 8 novembre 1942 évoque la première étape sur la
voie douloureuse de la libération; pour ceux d'Algérie,
cette date marque également le début d'une évolution
politique, dont il est encore malaisé de prévoir le terme.
Les Algériens - surtout ceux d'origine musulmane - par la contribution
considérable qu'ils ont apportée à la cause des Alliés,
en raison également de la présence sur leur sol du gouvernement
provisoire, se sont alors cru habilités à revendiquer leur
droit d'aînesse.
Ils s'offraient ainsi le luxe d'une crise de croissance politique au cours
d'une guerre, qui détruisait le système des échanges
orientés vers la France et coïncidait avec la plus grande
sécheresse constatée depuis une génération.
Ils désiraient substituer à la figure traditionnelle de
leur pays une image nouvelle, dont ils étaient bien incapables,
eux-mêmes, de préciser les contours.
Car la France, si elle est la patrie de Descartes, l'est aussi de l'image
d'Épinal. L'image d'Épinal convient à l'esprit d'arrondissement,
lequel s'accommode mal des exigences de 1 a grande politique.
Or, au palmier et au lion, symboles traditionnels de l'Algérie,
s'ajoutait l'Arabe de grande tente, que 4'on qualifiait de noble, et l'artisan
kabyle que l'on voulait industrieux.
Ainsi la France a-t-elle mis une génération à comprendre
que des élites nouvelles étaient nées et que son
devoir était désormais, non pas de favoriser les plus récentes
au détriment des plus anciennes, mais simplement de donner droit
de cité aux unes et aux autres. Une bourgeoisie musulmane était
apparue aux côtés de l'ancienne aristocratie; un prolétariat
indigène s'était dégagé des masses rurales
et du sous-prolétariat indigène des villes, cependant que
la foi de l'Islam connaissait un renouveau. La première comme le
second avaient des besoins propres. Pour les satisfaire, quels étaient
donc les moyens qu'utiliserait ce gouvernement issu de la Résistance,
pour lequel la démocratie était un impératif catégorique
?
La première bataille qu'allaient mener les hommes du Comité
de Libération Nationale devait être celle de l'exension de
la citoyenneté. Depuis un siècle, bien des Musulmans avaient
demandé à bénéficier des mêmes droits
que les Français de la Métropole. L'ordonnance du 7 mars
1943 leur permit pour la première fois de devenir citoyens, sans
renoncer à leur statut personnel.
Cette innovation est d'essence révolutionnaire. Peut-être
est-elle unique dans les annales coloniales du monde. Elle devait amener
à très brève échéance l'attribution,
non pas à quelques catégories définies par la loi,
mais à l'ensemble des populations soumises au Coran, de la citoyenneté
française pleine et entière. Ce qui fut fait par la Constitution
d'octobre 1946.
Voilà donc ces élites bourgeoises admises dans la cité
française au même titre que celles de la Métropole.
Ce fut la tâche première du Gouverneur Général
Chataigneau, d'entreprendre l'absorption de ces élites, d'une part
en faisant disparaître les dernières inégalités
de race, d'autre part en facilitant l'accès des Musulmans aux fonctions
publiques.
L'Algérie est terre méditerranéenne, c'est dire que
les passions politiques deviennent, dès qu'on les tolère,
aussi vives que dans la Grèce d'hier ou d'aujourd'hui ou dans l'Orient
contemporain. L'idée d'égalité s'est réduite
très vite, chez la plupart des Musulmans, à la notion de
droits politiques et, par conséquent, de droit de vote. Lorsque
le Général de Gaulle crée un deuxième collège
réservé aux Musulmans, il va au-devant des désirs
des populations qui ne le réclamaient pas encore. Il suscite immédiatement
la création de courants d'opinion qui, pour instables qu'ils paraissent
encore aujourd'hui, n'en préfigurent pas moins les partis de demain.
De l'émulation de ceux-ci naîtra la démocratie algérienne.
C'est dans cette vue que le Gouvernement accorda successivement aux Musulmans
les 2/5 de la représentation dans toutes les assemblées
locales, c'est-à-dire les Conseils municipaux, les Conseils généraux
et même l'Assemblée financière héritière
des Délégations financières de jadis. Il décida
également que la représentation algérienne à
l'Assemblée constituante serait composée pour moitié
de Français d'origine européenne, et pour moitié
dé Musulmans. Ainsi siégeaient au Parlement des représentants
des populations autochtones, tandis qu'à Alger même une Assemblée
élue au suffrage universel indirect disposait des franchises locales,
en matière financière..
A l'heure actuelle, un projet est déposé sur le bureau de
la Chambre. qui tend à donner à cette Assemblée algérienne
des pouvoirs dépassant largement ceux de la gestion du budget.
Les constituants,qui n'ont pas eu le temps de donner force de loi à
ce texte, entendaient accorder aux Algériens des libertés
substantielles propres, pensaient-ils, à faciliter l'union des
races.
Les esprits soucieux avant tout de logique politique poseront aussitôt
le dilemme:ces libertés vont-elles mener au fédéralisme
? Devrons-nous choisir entre la conception des trois départements
ou çelle de la République autonome ?
Le terme prochain de l'évolution est sans doute à mi-chemin.
Les Algériens - les Européens parce qu'ils entendent défendre
leur droit de direction contre l'idéalisme " utopique "
de la Métropole, les Musulmans parce qu'ils désirent accéder
à l'égalité des droits - veulent les
uns et les autres inspirer leur législation, contrôler leur
administration, étant bien entendu qu'ils restent placés
sous la suzeraineté française. Peu leur importe la formule
de gouvernement : l'avenir dira quelle est celle qui est la mieux adaptée
à ces exigences.
A vrai dire, ces considérations et les réformes qu'elles
commandent, n'intéressent guère que les élites bourgeoises
qui aspirent aujourd'hui au pouvoir, comme si elles n'étaient pas
susceptibles parfois de dépasser les limites du raisonnable, de
vouloir par péché de jeunesse courir aux extrêmes.
Il était donc impérieux de construire la démocratie
par la base, c'est-à-dire d'aider l'évolution du prolétariat,
de soutenir dans les masses rurales les éléments les plus
intelligents, les plus aptes au progrès, pour donner dans le cadre
local, aux premiers un surcroît de bien-être, aux seconds
des responsabilités dans la gestion communale.
C'est ainsi qu'en 1945 pour la première fois dans l'histoire de
l'Algérie et peut-être de tous les pays d'outre-mer, un crédit
est ouvert aux municipalités pour l'édification de maisons
du peuple comprenant bibliothèques, salles de conférence
et de cinéma éducatif... La recherche du progrès
culturel, matérialisée par la multiplication des écoles,
apparaît comme le symétrique de la lutte entreprise pour
l'amélioration de l'hygiène. La municipalité d'Hussein-Dey
a fourni la meilleure illustration de cette idée en faisant coïncider
l'inauguration de deux groupes scolaires avec la pose de la première
pierre de la Maison du Peuple et du Centre de Santé.
Tandis que les syndicats se développent et que se renforce l'action
de la classe ouvrière, appuyée par les pouvoirs publics
et non combattue par eux, les ruraux s'organisent au sein de la C.G.A.
qui parvient à grouper en quelques mois les divers éléments
ethniques et toutes les branches des activités
agricoles. Désormais l'agriculture algérienne ne sera plus
représentée par quelques personnalités sans mandat,
mais par un organisme à base démocratique.
Il restait enfin à entreprendre de relever, bien qu'elle soit supérieure
à celle de l'Orient, la condition du fellah, resté le symbole
de toutes les déchéances, partant, l'instrument docile de
toutes les factions. C'est l'objectif qu'a poursuivi la nouvelle politique
des salaires fondée sur le minimum vital et l'introduction de la
sécurité sociale en Algérie, politique qui ne peur
réussir que dans la mesure où l'industrialisation permettra
de résorber les excédents de main-d'uvre et accroître
le revenu du pays.
Aux yeux de ceux qui furent appelés en 1944 à prendre en
mains les destinées de l'Algérie, il ne suffisait pas de
créer des cadres nouveaux, grâce à l'action de l'école,
des syndicats et de la C.G.A. Encore fallait-il donner à ces élites
le sens de la mesure : je dirai la notion occidentale du possible. Rien
ne pouvait être plus efficace que de les habituer à la pratique
de la chose publique dans ce qu'elle a de plus accessible, c'est-à-dire
dans la gestion de la cité. C'est la raison même de la réforme
la plus importante entreprise depuis le début du siècle,
qui a permis de créer des centres municipaux, d'abord en Kabylie,
terre aux traditions démocratiques fort anciennes, et ensuite en
plein pays arabe. A la djemaâ, transposition de l'antique conseil
de tribu à forme aristocratique, se substitue l'assemblée
des élus du peuple qui assure la gestion du village, phase élémentaire
de l'administration de la province. Par la première, les Musulmans
accèderont à la seconde - avec un peu plus de maturité
que par le seul jeu du bulletin de vote.
Former des citoyens éduqués, aptes à une action consciente
et réfléchie, prêts à résister à
ces entraînements que les pessimistes jugent inévitables
en terre d'Islam, mais que l'évolution peu à peu éliminera
: tel a été le but poursuivi depuis 1944 à travers
bien des vicissitudes nées de la guerre et surtout de la mauvaise
volonté ou de l'incompréhension des hommes.
Conquérir les franchises algériennes, tel a été,
dans l'ensemble, l'objet des efforts poursuivis, consciemment ou non,
par les divers mouvements politiques nés le 8 novembre 1942.
De l'exercice de ces franchises par ces citoyens, formés à
l'école de la France, naîtra demain le nouvel équilibre
de la communauté algérienne...
...Sous le signe de la liberté et de la fraternité des races.
Paul ALDUY.
Directeur du Cabinet du Gouverneur Général de l'Algérie.
|