ESSOR DE L'ALGÉRIE - 1947

Restauration des sols , mise en valeur des montagnes
18.- Restauration des sols , mise en valeur des montagnes

Pierre DE BEAUCOUDRAY.
Inspecteur Général des Forêts en retraite.

ici, mars 2016

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LE problème de la restauration des dols des bassins versants est un des plus graves qui se posent pour l'avenir de l'Algérie. Les esprits les moins avertis sont frappés de la rapidité avec laquelle les eaux de ruissellement dégradent les pentes même relativement faibles, lorsque celles-ci ne sont pas fixées par une végétation forestière, arbustive ou herbacée dense ou lorsqu'elles sont mises en culture sans précautions. Les sols d'Algérie sont particulièrement exposés à l'érosion : les montagnes y couvrent des étendues considérables, les roches qui les composent, de constitution géologique récente, sont généralement tendres; les sols sont mal protégés par suite de la disparition de la couverture forestière naturelle sous l'effet de défrichements et de mises en culture inconsidérés. Aussi, après avoir été soumis pendant de longs mois à une chaleur solaire intense et à des vents desséchants, les sols en pente subissent-ils les attaques des pluies souvent extrêmement violentes et sont-ils entraînés vers les parties basses. Les terres de la montagne se décapent, les pâturages se dégradent, les cultures disparaissent, les arbres des vergers se déchaussent. La plaine souffre, elle aussi, de l'apport constant des matériaux dévalant des pentes; les routes et les ponts, les villages et les villes sont menacés, les grands barrages s'envasent, les canaux d'irrigation s'engorgent; il faut presque chaque année réparer à grands frais des dégâts importants. Quand les pluies sont exceptionnellement abondantes, on enregistre, comme en 1927, de véritables catastrophes.

Ce travail d'érosion est extrêmement rapide. On en cite des exemples saisissants. Telle montagne sut laquelle des vieillards avaient jadis chassé le sanglier dans des forêts impénétrables, est actuellement entièrement pelée. Une génération à peine a suffi pour ruiner la végétation et mettre la roche complètement à nu. On s'effraie en pensant à ce qu'il adviendra si l'on n'arrive pas à enrayer une telle plaie.

Tout le monde s'accorde pour rapporter la cause du mal au déboisement. Tout en restant, pour ma part, convaincu que les grandes lois naturelles qui commandent l'évolution des associations végétales, ont réalisé, à toutes les époques de l'histoire du globe, une sorte d'équilibre entre les diverses formes de la couverture terrestre, j'admets que depuis les âges préhistoriques, la forêt, au sens large du mot, n'a cessé de diminuer dans le nord africain. Si l'on en juge par les amas considérables de cendres que l'on trouve dans les stations préhistoriques, atériennes, ou plus lointaines encore, il semble bien que les hommes primitifs aient été les premiers destructeurs de la forêt. Sans doute, leur outillage rudimentaire ne leur permettait-il pas de couper de gros arbres et devaient-ils se contenter de menu bois mort ou venant à la main, mais à peine peut-on se faire une idée du mal qu'ils causèrent, dans la sylve environnante, en allumant l'incendie d'abord pour se faire de la place et se défendre contre les fauves, puis, dès le néolithique, pour nourrir leurs troupeaux composés d'animaux des steppes et développer leurs cultures vivrières dans les clairières progressivement élargies. Mais sans remonter aussi loin, il est certain que chacune des invasions dont la Berbèrie a été le théâtre, fut marquée par une diminution de la forêt : Rome, a dû défricher pour étendre son agriculture, les berbères refoulés dans la haute montagne par l'invasion arabe, y ont multiplié leurs cultures arboricoles. L'Arabe, nomade et pasteur, n'a pas hésité, dans le passé comme aujourd'hui, à recourir systématiquement aux incendies pour accroître les terrains de pacage et rendre les forêts plus accessibles aux troupeaux. La colonisation française a également défriché des surfaces notables : depuis 1896, plus de 116.000 hectares de forêts de l'État ont été distraits du régime forestier pour être livrés à la culture. En bref, le manteau forestier qui, d'après certains, pouvait s'étendre en Algérie sur plus de 7 millions d'hectares à l'époque préhistorique, se trouve réduit, aujourd'hui, à quelque 3 millions d'hectares, soit un taux de boisement de moins de 11% notoirement insuffisant dans un pays montagneux.

Le péril que fait courir à l'Algérie la diminution rapide de ses forêts, ne pouvait manquer de préoccuper les forestiers et, avec eux, tous les hommes soucieux des destinées du pays.

Ceux-là même qui, jadis, réclamaient avec insistance le déclassement des forêts pour étendre les cultures, finirent par se rendre à l'évidence et confesser leur erreur. La croyance chez certains que l'augmentation du taux de boisement s'accompagnerait immédiatement d'une augmentation corrélative des pluies, contribua aussi à déterminer un mouvement en faveur du reboisement. Aussi la création, en 1907, d'un service spécial du Reboisement fut-elle accueillie très favorablement par l'opinion publique. Ce service devait exercer d'abord son action sur les bassins versants les plus compromis par les eaux de ruissellement. Des enquêtes rapidement menées permirent de constituer des périmètres à reboiser s'étendant sur 110.000 hectares environ.

On doit ici rendre hommage à l'oeuvre accomplie par le Service du Reboisement. La compétence, la foi, la ténacité des reboiseurs sont venues à bout de toutes les difficultés rencontrées, et elles furent grandes. Les résultats obtenus ont, sur bien des points, dépassé les prévisions les plus optimistes.
Mais ce n'est rien ôter au mérite des techniciens du reboisement que de dire qu'à l'échelle où il avait été conçu, le programme du reboisement était une œuvre irréalisable.

Certes, la reconstitution de la forêt sur les pentes dégradées est, personne ne le conteste, le moyen le plus sûr de lutter contre l'érosion; mais l'erreur a été de croire qu'il était possible de reboiser, en Algérie, des centaines de mille, pour ne pas dire des millions d'hectares.
Pour reboiser, il est indispensable, en effet, d'écarter les troupeaux pendant une période assez longue. On prive ainsi les populations montagnardes, en majeure partie pastorales, de leur principal moyen d'existence, sans leur apporter d'autre ressource, si ce n'est celle d'ailleurs éphémère que pouvaient leur procurer les travaux effectués dans les périmètres.

Enfin, les reboisements pratiqués jusqu'à présent sont surtout à base de pin d'Alep, cette essence donnant les meilleurs résultats grâce à sa rusticité et à la rapidité relative de sa croissance. Or, les pins sont très exposés aux incendies, et même s'ils sont préservés de ce fléau, ils ne procurent qu'un rendement très faible.

Il semble donc bien qu'au point de départ, on n'ait pas aperçu que la restauration des montagnes, par la reconstitution de la forêt, ne pouvait recevoir son entière application que dans les pays où la montagne est peu-peuplée et où l'on dispose d'une étendue suffisante de terres au relief peu accusé pour assurer l'existence des populations.

Ce n'est pas le cas en Algérie où la population ne cesse de s'accroître dans les montagnes autant que dans les plaines. En toute justice, il faut reconnaître que si les populations montagnardes sont responsables de la dégradation des sols, elles ont l'excuse d'avoir agi souvent sous l'emprise de nécessités vitales. Peut-on leur en vouloir d'avoir essayé de substituer des . cultures et des pâturages à des forêts pour la plupart à l'état de maquis improductif ? Si le résultat a été désastreux, c'est que, n'étant pas guidées, elles ont agi sans méthode et sans discernement.
Cet examen des causes profondes du mal montre que le reboisement généralisé, si efficace qu'il soit, ne pouvait apporter une solution définitive au problème de la restauration des sols. La preuve en est que, malgré le magnifique succès obtenu sur les 10.000 hectares traités à partir de 1911, l'exécution du programme du reboisement a dû, devant les résistances qui se manifestaient, être arrêtée en 1934.

Il fallait trouver une autre formule. C'est à sa recherche, ou plus exactement à l'adaptation ici de méthodes ayant fait leurs preuves dans d'autres pays, que s'est consacré le Service de la Défense et de la Restauration des Sols créé en 1941.

Ces méthodes reposent sur une notion simple : au lieu d'éviter l'érosion en consolidant le sol attaqué comme le fait la forêt, on agit sur l'eau qui l'attaque par sa masse et sa vitesse. Cet effet est obtenu par le creusement de rigoles à très faible pente disposées suivant les courbes de niveau, et par de petits barrages élevés dans les ravins. On facilite ainsi l'infiltration de l'eau dans les couches perméables de la terre et on transforme peu à peu le sol en pente en une succession de terrasses sur lesquelles on peut pratiquer sans dangers des cultures et en particulier la culture d'arbres fruitiers. La lutte contre l'érosion s'accompagne ainsi d'une augmentation du rendement des terres.

Encore fallait-il le démontrer et vaincre les résistances de certains partisans du reboisement intégral qui accueillaient avec scepticisme la technique nouvelle. C'est à cette tâche que s'attelèrent, de 1941 à 1944, un petit groupe d'Ingénieurs du Service de l'Hydraulique et de Forestiers convaincus qui, sous la conduite du Conservateur des Eaux et Forêts Declerck rivalisèrent d'efforts pour mettre au point les formules à appliquer.

Mais si probants que fussent les résultats des essais ainsi réalisés sur divers points, on en restait encore, au début de 1945, au stade de l'expérimentation et on pouvait craindre que l'oeuvre avortât comme toute œuvre qui reste trop longtemps en gestation.

Le moment était donc venu de passer au stade des réalisations; mais, pour cela, il fallait d'abord doter le Service de Restauration, resté à l'état embryonnaire, en personnel et en matériel, lui tracer un programme et mettre à sa disposition les crédits nécessaires.

La décision appartenait au Gouverneur Général de l'Algérie. Comme j'étais certain que la désolation de certaines régions montagneuses de l'Algérie, ravagées par l'érosion, ne pouvait avoir échappé à l'oeil d'un géographe, c'est avec confiance qu'un jour du mois de mai 1945, je me rendis auprès de M. Yves Chataigneau pour lui exposer nos vues sur l'orientation à donner à la restauration des sols dégradés.

Malgré l'ampleur de l'oeuvre à entreprendre et les charges considérables qui allaient en résulter pour le budget de l'Algérie, M. le Gouverneur général Chataigneau approuvait sans hésitation le programme que j'avais élaboré. Son nom restera attaché à cette grande entreprise de restauration des sols et de mise en valeur des terres en montagne dont dépend la prospérité de quelques 600.000 petits propriétaires musulmans ou européens.

Le Service de la Défense et de la Restauration des Sols est maintenant constitué et muni des moyens d'action nécessaires. Il a une double tâche à remplir : restaurer par le reboisement les terrains complètement dégradés sur lesquels la forêt constitue l'armature indispensable, enrayer l'érosion des terres en pente encore cultivables en y pratiquant les aménagements nécessaires et en orientant les propriétaires vers les cultures les mieux adaptées à la nature des sols.

Comme je l'ai souvent souligné, ces deux œuvres sont inséparables l'une de l'autre. De leur constante liaison dépend le succès final. Le reboisement des sols totalement dégradés, l'expérience du passé l'a montré, doit nécessairement s'accompagner d'une mise en valeur plus poussée des terres encore récupérables pour la culture. Mais si cette mise en valeur n'était pas conduite avec toutes les précautions nécessaires et suivant des méthodes éprouvées, elle amènerait, immanquablement, une aggravation des phénomènes d'érosion. C'est l'avertissement que je voulais donner en terminant.

Pierre DE BEAUCOUDRAY.
Inspecteur Général des Forêts en retraite.