LE problème de la restauration des dols des bassins
versants est un des plus graves qui se posent pour l'avenir de l'Algérie.
Les esprits les moins avertis sont frappés de la rapidité
avec laquelle les eaux de ruissellement dégradent les pentes même
relativement faibles, lorsque celles-ci ne sont pas fixées par
une végétation forestière, arbustive ou herbacée
dense ou lorsqu'elles sont mises en culture sans précautions. Les
sols d'Algérie sont particulièrement exposés à
l'érosion : les montagnes y couvrent des étendues considérables,
les roches qui les composent, de constitution géologique récente,
sont généralement tendres; les sols sont mal protégés
par suite de la disparition de la couverture forestière naturelle
sous l'effet de défrichements et de mises en culture inconsidérés.
Aussi, après avoir été soumis pendant de longs mois
à une chaleur solaire intense et à des vents desséchants,
les sols en pente subissent-ils les attaques des pluies souvent extrêmement
violentes et sont-ils entraînés vers les parties basses.
Les terres de la montagne se décapent, les pâturages se dégradent,
les cultures disparaissent, les arbres des vergers se déchaussent.
La plaine souffre, elle aussi, de l'apport constant des matériaux
dévalant des pentes; les routes et les ponts, les villages et les
villes sont menacés, les grands barrages s'envasent, les canaux
d'irrigation s'engorgent; il faut presque chaque année réparer
à grands frais des dégâts importants. Quand les pluies
sont exceptionnellement abondantes, on enregistre, comme en 1927, de véritables
catastrophes.
Ce travail d'érosion est extrêmement rapide. On en cite des
exemples saisissants. Telle montagne sut laquelle des vieillards avaient
jadis chassé le sanglier dans des forêts impénétrables,
est actuellement entièrement pelée. Une génération
à peine a suffi pour ruiner la végétation et mettre
la roche complètement à nu. On s'effraie en pensant à
ce qu'il adviendra si l'on n'arrive pas à enrayer une telle plaie.
Tout le monde s'accorde pour rapporter la cause du mal au déboisement.
Tout en restant, pour ma part, convaincu que les grandes lois naturelles
qui commandent l'évolution des associations végétales,
ont réalisé, à toutes les époques de l'histoire
du globe, une sorte d'équilibre entre les diverses formes de la
couverture terrestre, j'admets que depuis les âges préhistoriques,
la forêt, au sens large du mot, n'a cessé de diminuer dans
le nord africain. Si l'on en juge par les amas considérables de
cendres que l'on trouve dans les stations préhistoriques, atériennes,
ou plus lointaines encore, il semble bien que les hommes primitifs aient
été les premiers destructeurs de la forêt. Sans doute,
leur outillage rudimentaire ne leur permettait-il pas de couper de gros
arbres et devaient-ils se contenter de menu bois mort ou venant à
la main, mais à peine peut-on se faire une idée du mal qu'ils
causèrent, dans la sylve environnante, en allumant l'incendie d'abord
pour se faire de la place et se défendre contre les fauves, puis,
dès le néolithique, pour nourrir leurs troupeaux composés
d'animaux des steppes et développer leurs cultures vivrières
dans les clairières progressivement élargies. Mais sans
remonter aussi loin, il est certain que chacune des invasions dont la
Berbèrie a été le théâtre, fut marquée
par une diminution de la forêt : Rome, a dû défricher
pour étendre son agriculture, les berbères refoulés
dans la haute montagne par l'invasion arabe, y ont multiplié leurs
cultures arboricoles. L'Arabe, nomade et pasteur, n'a pas hésité,
dans le passé comme aujourd'hui, à recourir systématiquement
aux incendies pour accroître les terrains de pacage et rendre les
forêts plus accessibles aux troupeaux. La colonisation française
a également défriché des surfaces notables : depuis
1896, plus de 116.000 hectares de forêts de l'État ont été
distraits du régime forestier pour être livrés à
la culture. En bref, le manteau forestier qui, d'après certains,
pouvait s'étendre en Algérie sur plus de 7 millions d'hectares
à l'époque préhistorique, se trouve réduit,
aujourd'hui, à quelque 3 millions d'hectares, soit un taux de boisement
de moins de 11% notoirement insuffisant dans un pays montagneux.
Le péril que fait courir à l'Algérie la diminution
rapide de ses forêts, ne pouvait manquer de préoccuper les
forestiers et, avec eux, tous les hommes soucieux des destinées
du pays.
Ceux-là même qui, jadis, réclamaient avec insistance
le déclassement des forêts pour étendre les cultures,
finirent par se rendre à l'évidence et confesser leur erreur.
La croyance chez certains que l'augmentation du taux de boisement s'accompagnerait
immédiatement d'une augmentation corrélative des pluies,
contribua aussi à déterminer un mouvement en faveur du reboisement.
Aussi la création, en 1907, d'un service spécial du Reboisement
fut-elle accueillie très favorablement par l'opinion publique.
Ce service devait exercer d'abord son action sur les bassins versants
les plus compromis par les eaux de ruissellement. Des enquêtes rapidement
menées permirent de constituer des périmètres à
reboiser s'étendant sur 110.000 hectares environ.
On doit ici rendre hommage à l'oeuvre accomplie par le Service
du Reboisement. La compétence, la foi, la ténacité
des reboiseurs sont venues à bout de toutes les difficultés
rencontrées, et elles furent grandes. Les résultats obtenus
ont, sur bien des points, dépassé les prévisions
les plus optimistes.
Mais ce n'est rien ôter au mérite des techniciens du reboisement
que de dire qu'à l'échelle où il avait été
conçu, le programme du reboisement était une uvre
irréalisable.
Certes, la reconstitution de la forêt sur
les pentes dégradées est, personne ne le conteste, le moyen
le plus sûr de lutter contre l'érosion; mais l'erreur a été
de croire qu'il était possible de reboiser, en Algérie,
des centaines de mille, pour ne pas dire des millions d'hectares.
Pour reboiser, il est indispensable, en effet, d'écarter les troupeaux
pendant une période assez longue. On prive ainsi les populations
montagnardes, en majeure partie pastorales, de leur principal moyen d'existence,
sans leur apporter d'autre ressource, si ce n'est celle d'ailleurs éphémère
que pouvaient leur procurer les travaux effectués dans les périmètres.
Enfin, les reboisements pratiqués jusqu'à présent
sont surtout à base de pin d'Alep, cette essence donnant les meilleurs
résultats grâce à sa rusticité et à
la rapidité relative de sa croissance. Or, les pins sont très
exposés aux incendies, et même s'ils sont préservés
de ce fléau, ils ne procurent qu'un rendement très faible.
Il semble donc bien qu'au point de départ, on n'ait pas aperçu
que la restauration des montagnes, par la reconstitution de la forêt,
ne pouvait recevoir son entière application que dans les pays où
la montagne est peu-peuplée et où l'on dispose d'une étendue
suffisante de terres au relief peu accusé pour assurer l'existence
des populations.
Ce n'est pas le cas en Algérie où la population ne cesse
de s'accroître dans les montagnes autant que dans les plaines. En
toute justice, il faut reconnaître que si les populations montagnardes
sont responsables de la dégradation des sols, elles ont l'excuse
d'avoir agi souvent sous l'emprise de nécessités vitales.
Peut-on leur en vouloir d'avoir essayé de substituer des . cultures
et des pâturages à des forêts pour la plupart à
l'état de maquis improductif ? Si le résultat a été
désastreux, c'est que, n'étant pas guidées, elles
ont agi sans méthode et sans discernement.
Cet examen des causes profondes du mal montre que le reboisement généralisé,
si efficace qu'il soit, ne pouvait apporter une solution définitive
au problème de la restauration des sols. La preuve en est que,
malgré le magnifique succès obtenu sur les 10.000 hectares
traités à partir de 1911, l'exécution du programme
du reboisement a dû, devant les résistances qui se manifestaient,
être arrêtée en 1934.
Il fallait trouver une autre formule. C'est à sa recherche, ou
plus exactement à l'adaptation ici de méthodes ayant fait
leurs preuves dans d'autres pays, que s'est consacré le Service
de la Défense et de la Restauration des Sols créé
en 1941.
Ces méthodes reposent sur une notion simple : au lieu d'éviter
l'érosion en consolidant le sol attaqué comme le fait la
forêt, on agit sur l'eau qui l'attaque par sa masse et sa vitesse.
Cet effet est obtenu par le creusement de rigoles à très
faible pente disposées suivant les courbes de niveau, et par de
petits barrages élevés dans les ravins. On facilite ainsi
l'infiltration de l'eau dans les couches perméables de la terre
et on transforme peu à peu le sol en pente en une succession de
terrasses sur lesquelles on peut pratiquer sans dangers des cultures et
en particulier la culture d'arbres fruitiers. La lutte contre l'érosion
s'accompagne ainsi d'une augmentation du rendement des terres.
Encore fallait-il le démontrer et vaincre les résistances
de certains partisans du reboisement intégral qui accueillaient
avec scepticisme la technique nouvelle. C'est à cette tâche
que s'attelèrent, de 1941 à 1944, un petit groupe d'Ingénieurs
du Service de l'Hydraulique et de Forestiers convaincus qui, sous la conduite
du Conservateur des Eaux et Forêts Declerck rivalisèrent
d'efforts pour mettre au point les formules à appliquer.
Mais si probants que fussent les résultats des essais ainsi réalisés
sur divers points, on en restait encore, au début de 1945, au stade
de l'expérimentation et on pouvait craindre que l'oeuvre avortât
comme toute uvre qui reste trop longtemps en gestation.
Le moment était donc venu de passer au stade des réalisations;
mais, pour cela, il fallait d'abord doter le Service de Restauration,
resté à l'état embryonnaire, en personnel et en matériel,
lui tracer un programme et mettre à sa disposition les crédits
nécessaires.
La décision appartenait au Gouverneur Général de
l'Algérie. Comme j'étais certain que la désolation
de certaines régions montagneuses de l'Algérie, ravagées
par l'érosion, ne pouvait avoir échappé à
l'oeil d'un géographe, c'est avec confiance qu'un jour du mois
de mai 1945, je me rendis auprès de M. Yves Chataigneau pour lui
exposer nos vues sur l'orientation à donner à la restauration
des sols dégradés.
Malgré l'ampleur de l'oeuvre à entreprendre et les charges
considérables qui allaient en résulter pour le budget de
l'Algérie, M. le Gouverneur général Chataigneau approuvait
sans hésitation le programme que j'avais élaboré.
Son nom restera attaché à cette grande entreprise de restauration
des sols et de mise en valeur des terres en montagne dont dépend
la prospérité de quelques 600.000 petits propriétaires
musulmans ou européens.
Le Service de la Défense et de la Restauration des Sols est maintenant
constitué et muni des moyens d'action nécessaires. Il a
une double tâche à remplir : restaurer par le reboisement
les terrains complètement dégradés sur lesquels la
forêt constitue l'armature indispensable, enrayer l'érosion
des terres en pente encore cultivables en y pratiquant les aménagements
nécessaires et en orientant les propriétaires vers les cultures
les mieux adaptées à la nature des sols.
Comme je l'ai souvent souligné, ces deux uvres sont inséparables
l'une de l'autre. De leur constante liaison dépend le succès
final. Le reboisement des sols totalement dégradés, l'expérience
du passé l'a montré, doit nécessairement s'accompagner
d'une mise en valeur plus poussée des terres encore récupérables
pour la culture. Mais si cette mise en valeur n'était pas conduite
avec toutes les précautions nécessaires et suivant des méthodes
éprouvées, elle amènerait, immanquablement, une aggravation
des phénomènes d'érosion. C'est l'avertissement que
je voulais donner en terminant.
Pierre DE BEAUCOUDRAY.
Inspecteur Général des Forêts en retraite.
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