Les escaliers d'Alger
Les innombrables écrivains
qui décrivirent Alger s'accordèrent au début à
vanter la beauté que présente au regard l'immense escalier
blanc formé par l'étagement des maisons accrochées
aux flancs d'une colline, devant la mer. La ville s'accrut, envahit
les plages de l'Agha, de Mustapha et bientôt de Maison-Carrée,
et tandis qu'éclataient, sous sa poussée victorieuse,
les fortifications élevées par les Français, elle
se lançait à l'assaut des coteaux voisins et dévorait
avec fringale sa couronne de verdure.
Alger est une cité montagnarde ; celles de ses rues qui gardent
l'horizontale sont parallèles au bord de l'eau et s'étirent
sur une longueur de plusieurs kilomètres. Les autres voies, perpendiculaires
au littoral, joignent à celui-ci la ligne dés crêtes
qui dominent la baie ; elles sont courtes, et leur raideur est telle
que le plus souvent on les forma d'escaliers interrompus par des paliers
où s'ouvrit la porte des habitations.
Le site urbain a donc, à Alger, deux caractéristiques
très personnelles : d'une part, la disposition de l'ensemble,
en gradins ; d'autre part le modelé des rues en escaliers. Les
voitures qui vont de la ville basse à la ville haute empruntent
de longs chemins en lacets : tournants Rovigo, rampe Valée, rue
Michelet, chemin Yusuf, etc.. L'habitant ne cesse, au cours d'une journée
de travail, de monter ou de descendre des degrés comme dans un
cauchemar. Cette coutume n'est point défavorable à sa
santé ; je ne sais jusqu'à quel point elle n'affecte pas
son humeur qui, si elle est à l'occasion patiente et optimiste,
n'est point exempte de sautes et ne déteste pas les querelles
plus ou moins justifiées par les convictions politiques.
Chacune de ces rues en escalier a sa physionomie propre, son pittoresque
spécial, son animation, ses habitués. Voyez par exemple
les escaliers de la pêcherie où de petits commerçants
au parler savoureux, au geste preste, vous offriront des oiseaux en
cage, des engins de pêche à la ligne, des coquillages ou
des paniers de cacahouettes, à l'ombre bleuâtre des murs
de la Mosquée ; à l'entrée de celle-ci est une
grappe de mendiants qui attirent de leur mieux, à invoquer la
divinité et le saint marabout Sidi Abdelkader, l'attention et
les aumônes des dévots. Ces escaliers-là composent
un tableau comique.
Les
escaliers qui encadrent l'Opéra sont chers aux yaouleds,
fort occupés naguère à jouer à la glissade
sur les limons de dalles et les mains courantes de fer ; une municipalité
prévoyante a multiplié les obstacles à tels divertissements
qui avaient parfois de funestes conséquences.
A l'angle du boulevard Amiral-Pierre et de la rue d'Icosium, le long
d'un rempart maritime de moellons bleus élevé jadis par
l'autorité militaire, un étroit escalier de fer, interdit
au public, descend jusqu'à la plagette malpropre où des
pêcheurs ont tiré leurs pastéres. La crème
noire et grasse d'un égout s'écoule ici dans la mer, avec
lenteur. Des tuyaux de ciment ont crevé, à demi enfouis
sous des franges d'algues desséchées. Une tribu de chats
a élu domicile en cette retraite, où la nuit ils mènent
à grands cris leurs amours. Pendant la durée du jour,
les mères chattes allaitent leur dernière portée
ou dorment au soleil. Les gens du quartier, pitoyables aux bêtes,
leur envoient volontiers les déchets de leur cuisine, où
les gracieux félins trouvent leur pitance, à leur loisir,
sans redouter la gloutonnerie des chiens. Mais quel puant dépotoir
est ce paradis des chats.
Entre le
Jardin Marengo et le Lycée, on a construit, depuis
que je terminai mes études secondaires, un escalier qu'afraîchissent
de beaux arbres ; au temps jadis les parterres et les corbeilles s'étendaient
jusqu'au bahut, dont les fenêtres grillagées s'ouvraient
directement sur les verdures. Il semble que les scènes pittoresques
qui se passaient, aux heures chaudes du jour, à l'abri des frondaisons
et dont les potaches et leurs bons maîtres étaient les
témoins émerveillés, aient provoqué l'autorité
supérieure à mettre de la distance entre les jeunes disciples
détournés mal à propos d'études austères
et les couples sans respect des droits de la morale sur ma route, aujourd'hui,
je ne découvre que des meskines endormis, blottis dans leurs
loques, sur chaque palier, des chiens qui se font politesse et des moineaux
qui picorent des miettes de pain. O Seigneur, que le Lycée, vu
de ce côté, est laid et grognon ! Ici prend jour le petit
jardin réservé du Proviseur ; les arbres ont l'air d'y
être en prison.
Je passe outre, suis la rue Marengo et m'arrête un instant à
contempler l'escalier commode et malpropre qui relie le quartier de
la mosquée Sidi Abderrahmane à la partie de la Casbah
où l'on ne mène point les touristes, sinon à leur
demande expresse et formelle. Les marches en furent égratignées
par la ferrure des croquenots de tirailleurs et de zouaves en vadrouille.
Elles fleurent autre chose que le musc ou l'opopanax. Du haut de ces
escaliers qui conduisent soldats et matelots aux empyrées du
vice à bon marché, le spectacle qu'offrent Alger et la
baie de Mustapha est admirable. Terrasses et toits fuient à nos
pieds vers les môles où les bateaux dressent la haie de
leurs mâts et de leurs agrès ; l'atmosphère imprégnée
d'azur a une profondeur de limpidité qui nous fait oublier les
turpitudes de l'heure prochaine. Je gagne maintenant le quartier aux
ruelles enchevêtrées de la Casbah ; les grimpettes qu'interrompt
souvent un degré, sont raides ; des encorbellements, soutenus
par des rondins de thuya, transforment la venelle en tunnel ; les façades
muettes furent badigeonnées de bleu indigo, parfois de vert clair
ou de rouge sang dilué. Ces couleurs féroces teignent
de façon, étrange la lumière qui gicle dans les
corridors que sont devenus les chaussées. Les portes des demeures
s'en trouvent, étroites, basses, entre deux fûts de colonnes
romaines enlevées aux ruines de Tipaza ; sur elles s'appuie un
arc de plein cintre où furent sculptées des roses. Bardés
de clous, d'aspect rébarbatif, les vantaux ont les luisances
du vieux bronze. Dans ces ruelles, où l'on ne rencontre guère
que des chats en maraude et des vieilles femmes qui dissimulent peut-être
sous leurs voiles des messages d'amour, l'escalier a une familiarité,
une intimité qui nous touche ; nous sentons ici le néant
de la vie ; nous nous éprenons de la solitude ; il nous semble
que les demeures entre lesquelles nous cheminons sont des monastères
où l'on apprend à mourir à force d'oublier la vie.
Je m'en retourne à la ville européenne. Des tranchées
profondes et régulières séparent l'un de l'autre
les blocs de hautes bâtisses à l'escalade des collines.
Voici les interminables escaliers de
la rue Joinville, couronnés à leur sommet par
les bois poudreux d'eucalyptus des terrains militaires. La perspective
des marches s'enfonce dans un lointain vert pâle, qui n'est point
désagréable à l'il. Les algériens
ont du jarret et ne se soucient guère des maladies de cur;
songez un peu, je vous prie, au cours naturel de culture physique que
suit une dame qui habite au dernier étage de l'ultime maison
de la rue Joinville, et qui se rend matin et soir à son travail
et chez ses fournisseurs au carrefour de la rue Waïsse. A cet exercice
il est fatal qu'elle acquière des muscles d'acier.
Voici, un peu plus loin, le long zigzag des escaliers de la rue
des Généraux-Morris. D'un côté
sont de vastes immeubles aux façades sans caractère ;
de l'autre les dépendances de l'hôtel attribué au
général commandant du XIX° Corps. L'ultime palier
aboutit encore aux bois d'eucalyptus des terrains militaires. La ligne
brisée des balustrades n'a rien de déplaisant.
Je me transporte dans un quartier neuf d'Alger ; à un tournant
rapide de la rue Duc-des-Cars s'élève un très haut
et fort curieux escalier en chicane, qui embrasse des jardinets suspendus
où l'on a négligé de planter fleurs ou arbustes
; de maigres plants de ricin y végètent, éclaboussés
par les jets d'immondices dont les riverains ne sont point chiches et
où les chats entretiennent de furieuses hostilités. Sur
le palier de départ une borne-fontaine dispense un filet d'eau
verdunisée. Au milieu du pénultième palier se dresse
un réverbère de fonte un peu rouillé. Le passage
n'est point sans danger ; il convient de regarder où l'on marche,
non que la crotte y soit plus abondante qu'ailleurs, mais la maçonnerie
a crevé de toutes parts ; des fragments de balustrade sont tombés
; il y a des lézardes dans le dallage. Je reconnais cependant
volontiers que ce site urbain a du caractère et n'est point sans
beauté.
Suivons l'interminable rue du Télemly, qui fut si pittoresque
à l'époque de mon enfance. Les raidillons n'y manquent
pas non plus que les escaliers vertigineux. De ceux-ci, le plus extraordinaire
est, à n'en point douter, celui qui relie le Télemly à
l'extrémité de
la rue de Mulhouse. Soutenu au-dessus d'un lit de ravin par
des charpentes de ciment armé, il comporte de vastes paliers,
où aboutissent d'autres escaliers. Les buildings entre lesquels
il se termine sont eux-mêmes soutenus par des béquilles
de ciment armé sur les pentes abruptes du ravin.
Plus loin encore, dans la direction du parc de Galland, nous découvrîmes
à notre droite les restes d'un de ces sentiers sous voûte
de verdure, ménagés en grimpettes, que les Algérois
de jadis appellaient des chemins romains et qui étaient alors
pavés de rocaille bleue. Hélas, ces chemins si frais deviennent
peu à peu des rues. On a bâti des maisons de rapport dans
les vastes jardins qui les flanquaient et les vieux arbres disparaissent
peu à peu. Un chantier est là, en pleine activité,
au bas du chemin de la Rochelle (ce
ne sont pas les escaliers qui manquent!); on a construit
un escalier sous les oliviers centenaires auxquelles se suspendent des
lianes et des liserons en festons fleuris, parmi des mimosas et des
chênes-nains. Du haut de l'escalier on a encore une vue magnifique
sur les falaises de Saint-Raphaël, le Fort-l'Empereur, et les villas
d'EI-Biar. Mais ceci ne durera guère.
Et tout de même, au parc de St-Raphaël, ne convient-il pas
de s'émerveiller, enfouis dans la verdure qu'à dessein
on laissa sauvage, au spectacle des plus jolis escaliers du inonde qui
donnent accès à l'un des plus beaux panoramas qui soient,
celui de la baie de l'Agha et des falaises de maisons de la ville nouvelle
?