Un Élève
de 1866 : B. Fatah
Je ne pense pas que les vieux Algérois
aient oublié B. Fatah, ancien Directeur de l'Ecole arabe-française
de la Rampe Valée, devenue, depuis, Ecole d'application. Qui ne
connaissait le Père Fatah ? Qui ne le tenait en haute estime ?
De grande taille, campé bien droit sur ses jambes, la figure à
la fois cordiale et énergique, le regard franc et lumineux, quelle
fière allure il avait ! Sa modeste et belle vie, parfois âpre
et douloureuse, fut d'une seule ligne, simple et droite comme l'était
son caractère. Sa longue carrière de près de cinquante-quatre
années d'enseignement se déroula dans des circonstances
tantôt difficiles, tantôt favorables, mais resta toujours
sans défaillance.
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Je n'ai pu évidemment connaître,
dans la période vraiment héroïque de ses débuts
de directeur à Alger, cet ancien Normalien de fondation, témoin
de la promotion 1866-1869. Une vieille photo jaunie évoque cependant
à mes yeux ce qu'il était alors. Dans la cour intérieure
d'une maison mauresque de la rue Porte-Neuve, un groupe de jeunes indigènes
à la mine sérieuse et confiante fait demi-cercle autour
d'un maître alerte de trente ans. Ils semblent suspendus à
ses lèvres. Au tableau, en guise de modèle d'écriture,
figure cette maxime caractéristique : " Cherche
la science du berceau jusqu'au tombeau. "
C'est à cette époque que- se place un des traits les plus
saisissants de sa longue carrière. Il révèle la profondeur
de son dévouement et la force d'une vocation véritable.
A la retraite du premier directeur, M. Depeille, la municipalité
d'Alger supprima la subvention qui rétribuait " sous-maîtres
et moniteurs ". B. Fatah restait donc là, privé de
ressources, en proie aux petits indigènes ainsi que ses deux jeunes
aides. Comme le signale le rapport de F. Buisson, alors Inspecteur général
: " Ils n'eurent pas le courage de s'en aller, de laisser là
les quelques centaines de petits enfants qui s'obstinaient à venir
en classe... Il y avait dix mois que
durait ce tour de force, quand l'Etat intervint, et, prenant à
sa charge les frais de cette pauvre école, en empêcha la
suppression. " (Bulletin Universitaire de
l'Académie d'Alger, juillet 1887.)
Dès lors, quoi de surprenant qu'on ait maintes fois comparé
à Pestalozzi, sous le rapport du dévouement et de la générosité,
ce maître qui avait placé au-dessus de tout l'éducation
et l'amitié de jeunes enfants.
Je le revois au " Cours Municipal Arabe " du boulevard Gambetta
que j'ai fréquenté quelques mois en 1904. Il venait à
ce cours après la classe et s'adressait au groupe disparate de
jeunes arabisants venus de diverses écoles, auditoire mobile et
souvent ingrat.
Lui entré, cet amas turbulent était transformé en
cercle attentif. Le travail reprend ; la classe s'anime, devient vivante,
active. Sans hésitation ni résistance, l'auditoire est subjugué,
conquis. Il y a là une force qui émane, s'impose, domine
les plus rebelles, et, tout à la fois, se fait jour une bienveillance
infinie qui sait encourager et réconforter. " Comme le soleil
du printemps vient ranimer la terre, eût dit Pestalozzi, le coeur
du bon maître corrige le caractère de ses enfants. "
Cet éducateur de race savait utiliser la musique comme moyen d'action
sur la sensibilité. Il était musicien. Tenir sa partie de
flûte ou de violon dans un concert de famille ne l'embarrassait
pas, et plusieurs de ses enfants avaient une âme d'artiste. Il possédait
une voix puissante et savait, avec un minimum de moyens, mais beaucoup
d'ingéniosité, enseigner aux petits indigènes d'origine
souvent fort rude, le solfège et le chant. Il les faisait chanter
avec douceur et cultivait leur goût. Ce sens de l'art lui valut
le premier prix et une médaille au Concours interscolaire de chant
en 1885. " Quand on vit arriver sur la scène du Théâtre
tous ces petits Arabes, et que, guidés par des signes imperceptibles,
ils se mirent à chanter à deux et trois voix avec une sûreté
d'attaque et d'intonation, une pureté de voix remarquables et un
sens aussi poussé des nuances et de l'expression, ce fut un émerveillement
général. "
*
**
B. Fatah habitait, en 1899, à la Cité
Bitsche, et j'eus l'occasion d'aller plus d'une fois visiter, de 1904
à 1910, ce vieil ami et collègue de mon père, à
la villa qu'il habitait rue des Jardins.
Mais je l'ai connu surtout dans la période postérieure à
1910. Une fois bâtie la petite villa qui forme un des angles du
carrefour chi Chemin des Crêtes et de l'avenue Jonnart, il vint
s'y installer avec tous les siens d'une façon définitive.
Mais il y avait loin de " La Redoute " à la Rampe Valée
I Pas d'autobus alors, des trams serpentant sur une voie unique par les
rampes et les courbes de la rue Michelet ou des Tournants Rovigo : une
bonne heure de trajet ! N'importe, il partait très tôt, hiver
comme été, avec quelques provisions pour se restaurer à
l'école à midi. Il descendait au boulevard Bru pour sauter
dans un tram et, arrivé au bout de la rue d'Isly, il montait allègrement
à pied le boulevard Gambetta et le boulevard de la Victoire. Et
le soir, c'était le trajet en sens inverse, avec une halte au "
Cours Municipal ", à quelque leçon. Ses rentrées
à La Redoute étaient le plus souvent tardives. Les jeudis,
les dimanches même, des réunions diverses, les comités
d'oeuvres post-scolaires diverses (telles que la Rachidia) l'absorbaient
encore longtemps. Le repas de midi était régulièrement
reporté à une heure.
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Les années passaient. La Grande Guerre
survint. Elle porta un rude coup à son optimisme, à sa foi
dans la civilisation et le progrès. Il avait sans cesse associé
dans son esprit comme dans son enseignement le développement de
la science avec l'élargissement de l'esprit et le perfectionnement
de la conduite. C'est bien par la science, n'est-ce pas, que devaient
se dissoudre les préjugés aveugles, le fanatisme, et que
devait se réaliser, dans une ère purement constructive,
le grand oeuvre d'union fraternelle entre les races et les nations...
Et voici qu'une barbarie moderne, plus brutale et plus sanglante que jamais,
se révélait à ses yeux surpris et épouvantés.
Etait-ce là le progrès ? Etait-ce là la civilisation
rendue possible par la science ?
Il faut rendre cette justice à B. Fatah qu'en dépit du désarroi
qui s'emparait des esprits et des coeurs, son élan et son zèle,
sa confiance dans l'oeuvre éducatrice ne faiblirent pas un instant.
On put croire, tout au contraire, que cette épreuve de la guerre
mondiale le poussait à maintenir plus que jamais au premier plan
le sentiment de l'honneur et du devoir. C'est au premier rang que se placent
toujours et malgré tout, dans l'éducation, l'éveil
de la conscience, la formation du caractère, le souci de la justice
et de l'équité.
La guerre fit des coupes sombres dans le personnel de l'enseignement primaire.
D'autre part, en raison des charges que représentait l'éducation
de ses nombreux enfants, B. Fatah eut le privilège de voir se prolonger
jusqu'au soir de sa vie cette activité de maître et d'éducateur
qu'il aimait tant, à laquelle, de si longue date, il s'était
voué corps et âme. Aussi, les années passaient-elles
sans avoir prise sur lui, en apparence du moins. Il en surprenait plus
d'un par cette verdeur et cette perpétuelle activité. "
Il est étonnant votre beau-père, me disait-on souvent. Toujours
sur la brêche, père Fatah ? - Toujours... "
Un ancien élève, un quinquagénaire, le rencontre
rue d'Isly :
- N'êtes-vous pas M. Fatah ?
- Mais oui, Monsieur, à qui ai-je l'honneur ?...
- J'ai connu votre père, autrefois, à Miliana...
- Ce n'est pas mon père, c'est moi-même qui y fus votre maître
!
*
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Un des plus beaux jours de sa dernière
année d'activité, au terme de ses cinquante-quatre ans de
carrière, ce fut certainement celui de la cérémonie
universitaire qui vit décorer, le matin du 12 novembre 1922, dans
le cadre imposant de l'Opéra Municipal, M. Tailliart, Vice-Recteur,
M. Lucchini, Instituteur, et B. Fatah. En présence de plus de huit
cents instituteurs et institutrices venus de tous les points du département,
le Recteur Ardaillon épingla les insignes de la Légion d'Honneur
sur la poitrine des trois nouveaux chevaliers, et M. Steeg, Gouverneur
Général de l'Algérie, prononça une émouvante
allocution. Ce fut un jour de fête inoubliable.
*
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Hélas ! ce jour de fête était
encadré de deuils cruels. Dans le dernier trimestre de 1922, M.
Fatah, déjà éprouvé naguère par la
perte de plusieurs enfants, perdait tour à tour deux jeunes filles
et une petite enfant. Et si l'année suivante était celle
des loisirs de la retraite, du repos bien gagné, c'était
aussi la mélancolie d'une brusque cessation d'activité.
La part faite à la vie familiale était du moins redevenue
plus grande. Et ce ne fut pas sans douceur que B. Fatah vit ses enfants
survivants se consacrer à leur tour à l'enseignement : filles
institutrices, gendre professeur, et, enfin, le plus jeune fils actuellement
directeur de la ferme- école de Guelma.
C'est au cours de ces dernières années surtout que j'ai
eu l'occasion de l'entendre narrer maint souvenir sur la vieille Ecole
Normale de Mustapha-Supérieur, son directeur, son aumônier
théologien, ses camarades en redingote ; sur les collègues
innombrables dont il avait suivi la carrière, sur les progrès
ou les fluctuations de l'enseignement des indigènes. Il était
pour nous comme un tome vivant d'histoire algérienne, en même
temps qu'un exemple de fermeté et de rectitude morales.
Après avoir fondé et dirigé deux écoles, et
formé un nombre considérable d'élèves, il
pouvait, avec sérénité, jeter un regard en arrière.
Malheureusement, ses derniers mois furent assombris par les dures souffrances
d'un mal implacable, qu'il supporta jusqu'au bout avec une stoïque
fermeté.
Une affluence considérable d'anciens collègues, d'universitaires,
de personnalités européennes et musulmanes suivit son convoi
le 28 avril 1928. Il était âgé de 78 ans.
L.
BURET,
Inspecteur de l'Enseignement Primaire à Alger.
Souvenirs de Mustapha
Derrière les vastes constructions
des Ecoles Normales d'AlgerBouzaréa, je revois la modeste école
primitive d'Alger-Mustapha. Elle était sise sur le plateau où
se trouve actuellement le Musée des Antiquités. On y accédait
par le chemin du Télemly, alors ombreux et séduisant, bordé
d'oliviers, de caroubiers vénérables... ou par la rue Michelet,
le long de laquelle les maisons étaient rares et sans orgueil,
mais égayées de jardinets mahonnais, de groupes de chèvres
laitières, de rocailles, de broussailles, voies peu sûres
à l'époque : nous recevions l'ordre de nous grouper pour
les rentrées tardives.
Elle était agréable à voir, la petite Ecole - trente-deux
élèves - précédée de son jardin-verger.
C'était une ancienne maison mauresque avec des bâtisses surajoutées,
au midi : salles d'étude, salles de classes, cabinets d'histoire
naturelle et de physique ; face ouest : amphithéâtre, entrée
principale et logement du concierge, bureaux des maîtres ; au nord
: classes de l'Ecole annexe, préau couvert. Nos dortoirs étaient
en étage, ainsi que la salle de dessin et l'infirmerie. La cour
de récréation était à l'est, face à
la baie, un mur la limitait, en surplomb, de quatre ou cinq mètres
sur la rue Michelet. L'actuel " Parc de Galland " s'ajoutait
au jardin-verger du plateau en parcelle de vignes, jardins potagers et
champs d'essais culturaux.
En 1872 - c'est-à-dire six ans après la . création
- j'étais parmi les nouveaux élèves réunis
pour la première fois dans la salle d'études commune : dix
boursiers et deux pensionnaires. Le maître de semaine, M. Marquis,
professeur de mathématiques, nous accueillait, souriant. Le Directeur,
M. Sévin, parut bientôt, et sa vibrante personnalité
s'imposa. Il nous cita la phrase des vainqueurs : " C'est l'Instituteur
allemand qui a vaincu la France ", pour nous rappeler qu'il convenait,
chez nous, de ne pas perdre de vue ce devoir des maîtres et des
élèves : " Agir toujours pour renverser, pour retourner
cette pensée qui devait faire rougir ou pâlir nos fronts...
qui devait nous émouvoir et non nous écraser. "
Son dernier mot fut : " Travaillons ".
Ses yeux brillaient, sa voix était
forte... mais il toussait. Nous sûmes, par les anciens, qu'engagé
volontaire dès le début de l'invasion, il était rentré
malade.
La brève conférence du Directeur
nous émut. A son effet, s'ajouta l'exemple de notre chef de promotion
Etienne Palazo, être d'élite, doué d'une puissance
de travail étonnante, qui nous ouvrait la bonne voie et nous invitait
à le suivre par un exemple de tous les jours, de tout instant,
en toute matière.
La Direction de M. Sévin fut éphémère... M.
Constan lui succéda. Le " premier élève "
de troisième année n'occupa plus le bureau du maître
pendant les heures d'étude générale, donnant les
coups de cloche, réglant l'heure des exercices... Il fallut que
le Maître de service siégeât à la chaire...
il fallut avoir les cheveux courts, il fallut être rasés.
Les soirées du jeudi et du dimanche étaient consacrées
à la promenade où nous guidait le Maître de semaine.
En été, le dimanche à l'aube, il nous menait au bain
de mer de l'Agha. C'est au cours de ces promenades que M. Fost nous initiait
à la classification des plantes.
En seconde année, il nous arriva un maître formé à
l'Ecole de Cluny qui mit entre nos mains le cours de physique et de chimie
si merveilleusement rédigé par J.-H. Fabre.
Un autre " événement " nous combla d'aise : une
leçon de lecture en présence de l'Inspecteur d'Académie,
M. Boissière. Je lui donnai le premier livre que j'avais à
distribuer : Lectures Choisies de Monseigneur Daniel... Il témoigna
de la surprise, affirma qu'il fallait d'autres éléments
de lecture, et dicta : Molière : uvres Complètes -
Racine : uvres Complètes - Corneille : uvres Choisies
- La Fontaine : Fables Complètes - Voltaire : les Lettres, les
Contes, etc...
" Il faut lire, dit-il, lire tout ce qui mérite d'être
lu et le méritera toujours. Ce qui forme l'esprit, le coeur et
le goût sera de tout temps indispensable. "
C'est aussi de M. Boissière, assisté des Inspecteurs d'Académie
d'Oran et de Constantine, que notre année reçut la récompense
qui lui tenait le plus à coeur... Invités - après
l'inspection - à solliciter une faveur, nous regardâmes tous
notre " Cacique " qui se leva pour " demander l'étude
spéciale où notre travail " d'équipe "
pourrait s'organiser mieux, pour un rendement meilleur ". Et l'Inspecteur,
qui nous appela des " sages ", pria le Directeur de satisfaire
notre désir.
Nous aimions M. Gustave Boissière qui fut plus tard Recteur à
Clermont-Ferrand, puis à Alger. C'est à lui que nous dûmes
le vocable " Cacique ". Il l'employa un soir où il intervint
pour apaiser un désaccord entre seconde et troisième année...
Il fut " paternel " et nous toucha - deux élèves
choisis par lui s'embrassèrent, scellant la réconciliation.
Et le lendemain, le directeur recevait, pour compléter la fête,
un énorme gâteau de Savoie, avec un mot charmant l'invitant
à ajouter aux frais de l'Ecole, - " une mère ",
- le vin blanc nécessaire.
Je m'arrête sur ce souvenir familier et familial... et les noms
qui ne se peuvent oublier me reviennent à l'esprit, des camarades
de la vieille Ecole : Ben Sédira, Boulifa qui professèrent
à la Faculté des Lettres ; H. Malbot, Docteur ès
Sciences Physiques, qui fut professeur de chimie agricole à la
Faculté des Sciences ; Gentil, géologue, explorateur au
Maroc ; Rouzaud, qui fut Directeur des Chemins de Fer Algériens
de l'Etat ; Delassus, qui mourut à la peine à la fin d'une
correction de compositions ; Scheer, qui fut le premier des inspecteurs
spéciaux des Ecoles d'Indigènes.., et d'autres noms de maîtres,
le Docteur Bruch, aux belles leçons, médecin de l'Ecole
et professeur d'hygiène ; le Chanoine Fabre, aumônier de
l'Ecole, professeur de théologie, gallican et libéral, qui
me parlait de Lamennais dont il avait été un familier ;
Albert Daru, Ingénieur agricole et colon, professeur d'agriculture
; Cadoret, éminent démopédiste ; Roy, organiste de
la Cathédrale...
Marie PEYTRAL,
Instituteur honoraire,
Ancien Inspecteur de l'Enseignement Apicole.
Au Cours Normal
de 1888
Débarqué le 30 septembre 1888,
pendant la nuit, à la gare d'Alger, par le train d'Oran, j'appris
avec peine qu'il fallait attendre l'aube pour me rendre à Bouzaréa
: je craignais de ne pas arriver à temps pour les épreuves
orales du concours d'admission au Cours Normal indigène.
Aussi, le lendemain, dès six heures, étais-je installé
avant tout le monde, dans le " courrier
" qui assurait le transport des voyageurs depuis la rue
Cléopâtre jusqu'au village de Bouzaréa. Le véhicule
gravit au pas lent des chevaux essoufflés la rude montée
de la route en lacets à travers les Tournants Rovigo, les Tagarins
et les Deux-Entêtés. Le centre d'ElBiar se composait alors
d'une trentaine de villas serrées ou isolées dans la verdure.
Vers huit heures, ma voiture s'arrête devant une barrière
en lattes. En face, deux perches supportaient une planche avec ces mots
: Ecole Normale. A travers les arbres et le jardin émaillé
de fleurs, j'entrevis les galeries et la toiture d'un bâtiment allongé
et flanqué, à droite de murailles inachevées ou en
ruines. J'éprouvai un serrement de coeur en présence de
cet édifice et du mouvement qui y régnait. Les élèves-maîtres,
" vétérans " et " profanes ", étaient
accourus sous les arcades pour examiner la physionomie des " tyrons
" en retard. Les cris joyeux poussés par les enfants de l'Ecole
annexe, indifférents aux événements, jetaient une
note gaie dans le tableau.
Ce n'est donc pas sans émotion que je pénétrai dans
ce milieu qui allait me façonner l'esprit. En effet, présenté
par un brave instituteur français, je réussis. Admis au
cours normal indigène pendant deux ans, j'entrai ensuite à
l'Ecole Normale française. J'eus la bonne fortune d'être
nommé répétiteur, puis professeur d'arabe. Le destin
m'a donc permis de passer vingt bonnes années dans cette maison
où des professeurs dévoués et des chefs bienveillants
m'ont inculqué les meilleurs principes d'instruction et d'éducation.
Dans la suite, j'ai travaillé pour me rendre digne de ma chère
Ecole Normale, de mes maîtres, de mes camarades et de ma mission.
Des modifications introduites dans mon nom ont produit quelque confusion
dans l'esprit des personnes qui m'ont connu à diverses époques.
Parti de mon pays sous le nom de Mohammed, j'ai été appelé
Maâmar pendant les cinq années de scolarité, puis
Soualah à ma sortie. Pourquoi ces changements, qui sont intervenus
d'ailleurs aussi pour la plupart des élèves-maîtres
indigènes de ce temps ? D'abord, deux candidats prénommés
Mohammed ayant été admis au concours d'entrée, le
Directeur de l'Ecole Normale ne trouva rien de mieux, pour les distinguer,
que de donner à chacun le nom de son père : Mohammed ben
Maâmar devint Maâmar et Mohammed ben Ahmida devint Ahmida.
Des instructions arrivèrent dans la suite pour octroyer aux Indigènes
le nom patronymique institué par la loi du 23 mars 1882. Finalement,
par une habile combinaison, le Directeur libella ainsi mon nom : Soualah
dit Maâmar, alors que ma carte d'identité portait : Soualah
Mohammed ould Mammar. Il faut croire que l'habitude est indestructible
puisque, un demi-siècle après mon entrée à
Bouzaréa, je reçoit de Tiaret une feuille de contributions
au nom de Soualah Maâmar. Serait-ce l'oeuvre de quelque transfuge
de Bouzaréa ? Il se peut, car si l'on se donnait la peine de consulter
la lilste des carrières entreprises par nos camarades, on verrait
que l'Ecole Normale de Bouzaréa a conduit aux situations les plus
modestes comme aux plus brillantes, au titre de moniteur indigène,
comme à celui de Procureur Général de la Cour des
Comptes.
Dans mes souvenirs des premières années, plusieurs figures
dominent les hommes et les faits. Dans le nombre, je citerai :
D'abord, à tout seigneur tout honneur : notre Directeur Pierre
Estienne. Nous l'avions surnommé " Fallot " parce qu'il
effectuait ses tournées de surveillance, le soir, toujours muni
d'une lanterne. Son air courroucé - avec ses deux gros yeux ressortis
-, ou aimable, mais alors avec l'animation d'un doux sourire, nous inspirait
crainte et respect. C'est qu'il détenait deux pouvoirs suprêmes
: la faculté de nous tancer d'importance devant les camarades réunis,
le dimanche, dans la grande étude pour la lecture des notes hebdomadaires
avant d'afficher la liste des " privés de sortie " ;
l'initiative des mesures libérales à l'époque où
les séminaires laïques ", vigoureusement attaqués
par les réactionnaires, subissaient une transformation bienfaisante.
Il nous autorisa à fumer en dehors des classes : alors la cigarette
ne présenta plus l'attrait du fruit défendu et le nombre
des fumeurs diminua. Il nous permit de danser le soir sous les galeries
: Français et Indigènes se livrèrent, à qui
mieux mieux, au plaisir de la mazurka, de la scottisch et du carrousel
au son d'un cornet à pistons ou d'un baryton apportés de
Médéa, de Coléa ou de Mascara. Il institua les "
sorties de faveur ", le jeudi après-midi, pour les élèves
signalés par deux professeurs, au moins, en raison de leur travail
et de leur bonne conduite : les études reçurent une forte
impulsion.
L'éducation n'était pas moins l'objet de son attention.
Souvent il relisait les compositions françaises minutieusement
corrigées par un professeur admirable et délicat. Une fois,
le Directeur releva des termes de caserne à propos de nos impressions
au retour des vacances : une semonce en règle et une privation
de sortie nous apprirent à peser la valeur des termes. Le dimanche,
il invitait à sa table, un élève français
et un élève indigène de la promotion sortante.
Cet honneur nous plongeait dans l'embarras : mais il permettait au chef
de l'Etablissement de parfaire son opinion sur notre caractère
et de nous donner, le cas échéant, des conseils paternels
sur la tenue en société.
C'est ensuite Achille Delassus. ancien élève de l'Ecole
Normale de Mustapha. Il avait acquis le Brevet d'Arabe, le professorat
de Lettres et le Certificat d'Aptitude à l'Inspection Primaire.
Il ne consentit jamais à faire valoir ce dernier titre pour ne
pas quitter sa chaire affectionnée.Personne parmi nous ne se doutait
que ce maître timide, à la voix douce et caressante, qui
ne manquait pas une matinée au théâtre, cachait un
poète délicat, un romancier, un nouvelliste, un auteur dramatique,
un critique d'art et un sociologue capables d'enlever un premier prix
au concours ouvert par l'Institut International de la Paix, pour la rédaction
d'un " Précis d'enseignement pacifiste
". Il se donnait une peine infinie pour nous faire apprendre, répéter
et représenter des pièces de théâtre, des monologues,
en vue d'une matinée annuelle. Je le revois, tapi dans un coin,
en train de me surveiller pendant que, dans le rôle de muphti, je
sacrais " Mamamouchi " M. Jourdain en la personne de Pierre
Godin. Esprits superficiels, nous attachions de l'importance aux vétilles
: nos élégants reprochaient à Delassus son mépris
de la mode ; mais il les confondait quand, au détour d'un chemin
ou la croisée des routes, il les saluait le premier. Marcheur infatigable,
alpiniste avéré, on ne le rencontrait jamais en voiture,
même quand les tempêtes de neige bloquaient les traverses.
Lorsqu'il conduisait la promenade, le dimanche ou le jeudi, il menait
les élèves punis, de son pas régulier, jusqu'au Jardin
d'Essai ou à Aïn-Baïnem, tout en devisant et en faisant
bénéficier de sa vaste culture les jeunes gens qui l'accompagnaient.
Les paresseux, craignant ses longues randonnées, tentaient d'y
échapper en invoquant un malaise imaginaire à la visite
du joyeux Docteur Saliège.
A la même époque, le sport nous fut révélé
par notre professeur de Géographie : Guillotel, qui, à la
suite d'un long séjour en Angleterre, avait contracté un
accent étranger joint à une certaine difficulté d'élocution.
Mais, passionné pour l'éducation britannique, il organisa
des " raily-papers ". Les jours de sortie, on se livrait à
des courses folles à travers les sentiers et les chemins qui sillonnent
les ravins, les bois et les hauteurs du massif bouzaréen. Parfois,
les traînards exténués regagnaient l'Ecole à
huit heures du soir, ce qui ne les empêchait pas de recommencer
à la prochaine occasion. Cependant, Guillotel obtint son changement
l'année suivante et le rally ne tarda pas à être délaissé.
Les élèves s'attachèrent à la gymnastique
confiée au Directeur de l'Ecole annexe. A cause de sa corpulence,
Garnier n'usait pas souvent de la barre fixe. Mais il nous apprenait parfaitement,
avec les exercices militaires, le maniement du fusil Lebel de petit modèle.
Les bataillons scolaires étaient en vogue et les disciplines visaient
à développer le patriotisme. Parmi les couplets que nous
faisions chanter aux enfants de l'Ecole annexe, deux composés par
Claude Augé, ont souvent hanté ma mémoire au cours
de la Grande Guerre : le premier déplorait les désastres
arrivés en 1870 ; le dernier qui reflétait la foi en l'avenir,
formait une véritable prédiction. Ne se terminait-il pas
ainsi :
"
Metz et Strasbourg, séchez vos larmes : "
"
Non pas adieu ; mais au revoir. "
Je m'arrête au " Père Girard ", professeur d'agriculture.
Dès mon arrivée, j'entendis les vétérans et
les profanes éclater de rire au récit de sa bonhomie, de
ses réparties et de ses tours. J'éprouvais donc le vif désir
de connaître ce caractère peu banal.
A la première leçon, il questionna longuement les nouveaux
élèves sur les productions et les gens de leur pays. Aussitôt,
nous fûmes presque tous nantis d'une appellation ou d'un sobriquet
en kabyle, en arabe ou en français, quand ce n'était pas
en espagnol. Ainsi, j'étais l' " homme du pays des moutons
" parce que je venais des Hauts Plateaux ; à cause de son
teint, mon condisciple Slimane fut surnommé " Laberkane (le
Noir) ; Mohand, pour son grand nez, reçut l'épithète
de " Linzarène " ; un petit Français menu et noiraud,
devint le " chacal ". Ensuite le maître commença
le cours sous forme de causerie à bâtons rompus en un "
sabir " où foisonnaient les termes de tous les langages méditerranéens,
tels que " les kbaïlis ", le " Sbanioul ", "
la marchandise ", " les messieurs ", et les rires éclataient
sans arrêt. Un étranger aurait pris tout ce bruit pour un
" chahut " : il ne fallait pas s'y méprendre. Les élèves
ne s'apercevaient pas que, derrière les digressions, les quiproquos,
les calembours et les lazzis, le " père Girard " enseignait
agréablement à ses auditeurs les notions arides d'agriculture,
de sciences, d'histoire, de géographie et de morale épicurienne.
N'ai-je pas éprouvé, plus tard, de la surprise en feuilletant
chez mon maître un cours d'agriculture parfaitement ordonnancé
? En le publiant, l'auteur aurait confondu beaucoup de gens. Personnellement,
j'ai admiré ce qu'avait de pratique son procédé.
Ayant été le disciple, le collègue et l'ami de cet
homme original, curieux, sagace, jaloux de son indépendance et
toujours prêt à rendre service, je me plais au souvenir affectueux
que j'ai gardé de lui. Or, j'ai, depuis un demi-siècle,
noté la même impression chez les anciens élèves
qui ne s'arrêtaient pas aux apparences.
Il faudrait plusieurs volumes pour relater les incidents de la vie administrative
et privée du " Père Girard ", plus connu sous
le titre de Chikh (le Maître), qu'il ne dédaignait pas. Je
me permets d'en citer quelques-uns parmi les plus significatifs.
Le Recteur Jeanmaire, fils de paysans lorrains, s'intéressait particulièrement
à l'agriculture. Un jour, il visitait le " ravin ", maquis
où nous allions, au début, glaner des jujubes, des arbouses,
des prunes sauvages, des oranges amères, et que le " Père
Girard " avait fait défricher. Le chef de l'Académie
s'arrête devant un carré de radis. " M. Girard, dit-il,
ces radis sont-ils mûrs ? " - " Oh! Monsieur le Recteur,
répond le professeur, ils ne le sont pas autant que mes souliers
pour une promotion de classe. " Ce faisant, il élève
la semelle éculée de ses fameuses chaussures lacées
d'une ficelle. Le Recteur éclata de rire parce qu'il connaissait
le caractère de ce subordonné qui lui avait rapporté,
jadis, un blâme administratif en déclarant : " Je n'en
veux pas. " Le refus d'accepter le blâme avait entraîné
des observations ; mais l'exhibition des chaussures fit obtenir un avancement
mérité qui se faisait trop attendre.
Le père Girard n'a guère été favorisé
par le sort .I1 perdit de bonne heure un petit garçon d'un premier
lit, puis la mère, une charmante jeune femme. Peu de temps après,
car la vie fait souvent ainsi dans son ironie, succédèrent
les aventures comiques aux pires tragédies : on lui vola le trousseau
et les bijoux de sa femme avec ses propres vêtements. Il ne lui
restait plus que la chemise et le pantalon qu'il portait au travail dans
le jardin. La gendarmerie n'ayant rien découvert, il cherche lui-même.
Sur la place de Chartres, au marché aux puces d'Alger, il aperçoit
un de ses pantalons en vente chez un Juif. Il demande au marchand d'où
il tenait l'effet. L'autre refuse de répondre. Girard s'emporte
et met la main au collet de l'israélite. La police accourt. On
conduit le personnage au commissariat où on se propose de l'incarcérer
parce qu'il ne possède pas de pièces d'identité.
Il se déclare malade et réclame le médecin de la
police qui se trouvait être celui de l'Ecole Normale. Le brave Docteur
Saliège reconnaît la maladie de l'inculpé qui est
libéré ; mais l'affaire suit son cours.
Quand le père Girard voulait plonger un élève-maître
dans l'embarras, il lui donnait un demi-zéro. On ne savait quelle
sanction entraînait une note pareille. Certains sujets lui étaient
antipathiques. Pour les déconcerter, il leur posait une question
dans ce genre : " Quel est le prix du quintal de maïs sur le
marché de Maison-Carrée ? " Il lui arrivait parfois
d'être payé de retour. Un jour, un élève le
surprend en train de boire à même le robinet situé
dans le cabinet de Chimie : le disciple se met à siffler comme
pour faii:e abreuver un cheval. Le père Girard ne perd pas contenance
: " Depuis quand, dit-il, la bête siffle-t-elle pour faire
boire le maître ? "
Une autre fois, il dessinait - avec quelle maladresse - un âne traînant
une charrue. La cloche sonne, annonçant la fin de la classe : on
sort. A la séance suivante, il interpelle un camarade en ces termes
bien coutumiers : " Dis donc, maître Bach, dis-nous quel est
le dernier mot de la dernière leçon ? " Le disciple
embarrassé se gratte la tête. Un loustic lui souffle : "
le bourriquot, le bourriquot ". - " Ah, oui ! dit inconsciemment
Bach. Monsieur, vous faisiez l'âne au tableau. " - " Passe
à la porte, maître Bach ", répliqua le père
Girard ; puis il continua le cours.
De l'année 1888, je ne rencontre guère, à Alger,
que :
-M. Garnier, directeur de l'Ecole annexe qui, malgré ses 83 ans,
conduit tous les jours, au Grand Lycée d'Alger, son petit-fils,
le jeune Poli- Garnier ;
-les vétérans : Tolédano et Couret, instituteurs
en retraite ;
-le profane : Gras Arthur, employé des Chemins de fer en retraite
;
l-e tyron : Raymond, directeur d'école en retraite ; et mes condisciples
du cours normal : Benabed, interprète judiciaire de 1'° classe
à la Cour d'Appel de Rabat, et Yaker El Yazid, Caïd dans la
Commune mixte de Fort-National.
SOUALAH M.,
Docteur ès Lettres,
Agrégé de l'Université,
Professeur Honoraire au Lycée d'Alger.
Du Cours Normal
à l'agrégation de Physique...
Mon séjour à Bouzaréa,
de 1901 à 1905, je m'en souviens comme s'il datait d'hier ; car
j'ai l'impression que j'ai préparé mon avenir surtout au
Cours Normal Indigène. D'abord, la journée chaude de juillet
1901, où j'allais, conduit par mon vénéré
maître d'école, M. Raymond, dans sa voiture, de Bou-Medfa
à Miliana, pour me présenter au concours d'admissibilité
; puis mon entrée à l'Ecole, en octobre, après un
examen oral me classant second sur cinq candidats admis définitivement.
Je revois encore le Docteur Saliège, médecin de l'Etablissement,
faisant des réserves sur mon état de santé, car j'étais
long, très long, et maigre tout à la fois. Malgré
cette apparence défavorable, je n'ai été que deux
ou trois fois à l'infirmerie durant mon séjour de quatre
ans à l'Ecole. L'une de ces incursions était même
si peu motivée qu'en regard de mon nom, dans le registre de l'infirmerie,
le bon Docteur avait fait écrire pour la " Nature de la Maladie
" : impossible de le réveiller ; et comme " Remède
" : laisser dormir jusqu'à sept heures. L'avantage était
énorme, car, au dortoir, nous nous levions à cinq heures
sonnant.
Dans ma promotion, il y avait le camarade Sellal, reçu premier
d'ailleurs, dont l'état-civil était si bien tenu que son
âge officiel était 39 ans ! De ce pauvre garçon, s'il
vit encore, nous fêterons bientôt le centenaire ; puis Benalia,
un Arabe du Désert (il était de Djelfa), doué d'une
vitesse redoutable dans les jeux de plein air que dirigeait notre maître
regretté Léoni. Il y avait aussi, dans cette maigre promotion
de cinq élèves, Abdelaoui, aujourd'hui décédé,
et Benjahia qui doit toujours servir dans l'Enseignement. J'ai connu aussi
d'autres condisciples : Nehlil, aujourd'hui gros avocat à Casablanca
; Abbès, qui, lui aussi, a mal tourné puisqu'il a quitté
l'Enseignement et s'est transformé en riche négociant à
Meknès ; Braci, directeur d'école à Bordj-bou-Arréridj
; Yessad, Faci, Ben Soula et beaucoup d'autres dont le souvenir, dans
ma mémoire, s'est à peine estompé.
J'avais la chance, au dortoir D, d'être au mieux avec notre surveillant,
le camarade Beyfette, aujourd'hui gros personnage de Mascara. Le dimanche
soir, quand tout le monde était couché, nous nous réunissions
dans sa " turne " pour nous raconter nos prouesses de la journée.
Mais nous fûmes surpris, une fois, par le pas pesant et cadencé
du surveillant général Quilici ; je n'eus que le temps de
me cacher sous le lit de Beyfette, le nez, pour ainsi dire, dans ses gros
souliers. Quand je pus, en sécurité, regagner mon lit, j'étais
à moitié " groggy " ; j'avais échappé
à la consigne, mais pas à l'asphyxie.
Vous me dites, mon cher Directeur, que j'ai été un brillant
élève. Voire ! Je me souviens que, pour certains cours,
j'étais d'une notoire insuffisance, par exemple en agriculture.
Là, j'étais toujours puni par le professeur, M. Girard,
et obligé, de ce fait, d'aller chercher diverses plantes, à
4 h. 1/2, dans le ravin de l'Ecole. Il fallait rapporter 125 grammes de
ceci, 50 grammes de cela, etc..., et, en outre, connaître, de chaque
sorte de plante, le nom français, le nom arabe et le nom kabyle.
En math, j'allais assez bien. Nous avions comme maître, le regretté
Leoni, qui était un professeur vivant, plein d'ardeur, et entraîneur
d'élèves. J'aimais beaucoup également notre professeur
de Lettres, M. Barsot, parfois un peu sec, mais très juste et affectueux
avec les bons élèves, ainsi que M. Brabant, professeur d'histoire
et de géographie, une pâte de brave homme.
Mes quatre années de Cours Normal m'ont laissé bien d'autres
souvenirs, et combien plus émouvants ! Par exemple celui de notre
distingué directeur, M. Bernard, qui m'a aidé puissamment
à faire ma carrière dans l'Université. A l'Ecole,
je ne connaissais notre Directeur, que pour le voir de temps à
autre arpenter nos longues galeries, l'oeil sévère, l'abord
froid et raide. Lui-même sans doute ne m'avait remarqué que
comme balayeur quotidien de sa galerie ; car tous les élèves,
de mon temps, européens et indigènes, avaient une petite
corvée de nettoyage des locaux entre huit heures moins dix et huit
heures. Les seuls Normaliens qui en étaient dispensés appartenaient
à la troisième année française. On les chargeait
d'ailleurs de nous surveiller pendant le balayage général
de la Maison. Nous, élèves de la quatrième année
indigène, nous étions, il faut le dire, un peu jaloux de
leurs prérogatives.
Qui m'eût dit, à ce moment-là, que notre Directeur,
qui paraissait planer au-dessus de ses élèves et de leurs
préoccupations, pouvait descendre jusqu'à eux pour les pousser
dans la vie de tout le poids de son influence et de sa discrète
sollicitude ? Oui, c'est grâce à mon Directeur d'Ecole Normale,
M. Bernard, que j'ai pu, après avoir fait ma licence à la
Faculté d'Alger, être chargé de cours à l'Ecole
J.-B.-Say, à Paris, ce qui m'a permis de continuer, c'est-à-dire
de faire mon diplôme d'études supérieures, mon agrégation,
mes travaux.
Je garderai toujours de mon vieux Cours Normal, de mes maîtres et
de mes camarades, le souvenir le plus cher et le plus fidèle.
Ahmed BALLOUL,
Professeur Agrégé de Physique au Lycée Buffon
et à l'Ecole Spéciale des Travaux Publics.
...et au Musée
du Luxembourg
J'ai été admis à l'examen
d'entrée au Cours Normal indigène de la Bouzaréa
au 1" octobre 1906. A l'époque, le Cours Normal et l'Ecole
Normale, bien que situés dans le même bâtiment, étaient
sensiblement différents quant à leur organisation. Les deux
sections voisinaient sans se confondre. Elles étaient dirigées
par un homme remarquable qui avait une grande autorité sur les
élèves : M. Bernard.
D'un caractère austère, il longeait souvent les galeries,
solitaire et froid, et ne permettait aucun acte d'indiscipline. Mais il
se dégageait de la façon dont il traitait tout le monde
un profond sentiment de justice qui en imposait. Il était l'exemple
vivant du pédagogue consciencieux qui appliquait en toutes circonstances
les principes d'éducation dont il avait la garde. Nos professeurs
nous témoignaient beaucoup de bienveillance. Malgré certaines
rigueurs de discipline, nous sentions qu'ils nous aimaient et qu'ils ne
demandaient qu'à faire de nous des hommes dignes, capables de remplir
la tâche qui nous serait confiée.
Leurs noms sont tous présents dans ma mémoire : Barsot,
Brabant, Léoni, Rousset, à qui venaient se joindre, pour
certaines matières, les professeurs de l'Ecole Normale proprement
dite : Fleureau, Lepeintre, Girard et dans la section pédagogique
: Quilici, Poupy. Certains sont morts, d'autres jouissent, en Algérie
ou en France, d'une retraite bien méritée. Mon souvenir
est plein de reconnaissance affectueuse pour tous.
Dès ma première année, le dessin me passionne. M.
Fleureau se rend compte de mes dispositions et m'autorise à dessiner
des plâtres, des bustes, des têtes. Ses corrections et ses
conseils m'encouragent. Je fais quelques bonnes figures et j'éprouve
une grande envie de peindre. Mais je ne dispose d'aucun matériel
et le temps me manque. Ce qui compte, ce sont surtout les leçons
et les devoirs ; ce qui importe, ce sont les examens. Le travail manuel,
la musique, qui m'intéressent beaucoup, sont sacrifiés par
les programmes et ne sont enseignés que trop sommairement dans
un but d'éducation générale.
Mes fantaisies me poussent cependant à reprendre mes crayons chaque
fois que j'en ai le temps. Cela me délasse et j'éprouve
un réel plaisir à rechercher sur un bout de papier les traits
d'un voisin de table ou d'un camarade complaisant.
En 1909, mes études sont terminées. Je fais partie d'une
caravane d'élèves-maîtres voyageant en France sous
la conduite de M. Grassioulet, inspecteur primaire. Nous visitons Marseille,
Grenoble, Lyon, Le Creusot, Dijon, Nancy et Paris. Ce bel itinéraire
nous séduit et nous permet d'avoir une idée de la grandeur
de la France. Nous voyons de beaux monuments et nous visitons des musées
remarquables. Tant de richesses artistiques ne manquent pas de faire impression
sur mon esprit.
En octobre 1909, je suis nommé instituteur à Châteaudun-duRhumel,
près de Constantine. Un an après, je suis envoyé
à Toudja, près de Bougie, dans un cadre de verdure ravissant
: l'eau coule en abondance et miroite dans des jardins couverts d'orangers
; de grands arbres bordent les sentiers et abritent les habitations ;
pleine de charme, au loin, la montagne de l' " Aghbalou " étale
un rideau de dentelle. Je trouve mon nouveau poste fort agréable.
Je reprends mes crayons avec joie et me voilà de nouveau gagné
par la séduction des lignes et des couleurs. Dans la cour de l'école,
je m'exerce librement, fais et refais vingt croquis par jour. Mes élèves
sont pour moi des modèles charmants et conciliants. Toute la jeunesse
de la vie se déroule devant mes yeux.
J'en profite largement et bientôt, pour donner libre cours à
ma passion, le papier à dessin coûtant cher, j'utilise le
papier d'emballage de l'épicier du centre ; il m'en donnait de
grands paquets. J'empile des centaines d'études naïves, fantaisistes.
Cela ne me suffit pas. Sur mon maigre budget de débutant, je me
paie le luxe d'une boîte de couleurs : tubes et pinceaux deviennent
pour moi un matériel familier. Trois ans après, j'arrive
à Gouraya, entre Ténès et Cherchell, dans un gentil
poste sur le bord de la mer. Coin séduisant où je devais
faire la connaissance d'un peintre à barbe noire, d'un vrai peintre,
comme mon imagination me le représentait, M. Léon Carré.
C'était un grand artiste connaissant admirablement bien son métier.
Quel bonheur ! Il s'intéresse à mon travail, me reçoit
dans son atelier, accepte de me laisser travailler à ses côtés.
Chaque jeudi et chaque dimanche, je pouvais m'évader, courir, peindre
et recevoir des conseils de ce charmant homme qui devait devenir l'un
de mes meilleurs amis. Ce fut le commencement de ma fortune.
En octobre 1916, un désir de voyager se fit sentir en moi. Je pris
le chemin du Maroc, pays inconnu alors, pays mystérieux par excellence,
pays de rêves et de beautés. Je ne fus pas déçu.
Je me remis ardemment au travail et pris part à une exposition
de peintures organisée par la Résidence de Rabat au Pavillon
de Marsan à Paris, en y faisant figurer deux petits paysages de
Fez. Ils plurent beaucoup et furent acquis par l'Etat pour le Musée
du Luxembourg. Pouvais-je espérer ce succès ? J'étais
dans la joie. Le Maréchal Lyautey, qui avait remarqué mes
premiers tableaux à Rabat, s'intéressa lui-même à
mes travaux et m'encouragea généreusement. Ma première
exposition se fit à Paris sous son haut patronage.
C'est ainsi que se fit ma carrière marocaine et, en 1928, M. Ricard,
Chef du Service des Arts Indigènes, me confia une inspection des
Arts Marocains à Marrakech.
A. MAMMERI,
Inspecteur des Arts Indigènes à Marrakech.
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