Le temps n'est
plus, heureusement, où " la Bouzaréa ", isolée
sur son promontoire, traduisait surtout une expression géographique,
celle d'un massif ancien surplombant la Cantère et le populeux
Bab-el-Oued de ses quatre cents mètres d'altitude.
Là-haut, toutefois, disaient les Algérois, quelque part,
existait, souvent perdue dans les brouillards, une Ecole chargée
de former des maîtres d'école. Singulière idée,
ajoutaient-ils, que d'installer aussi loin d'Alger, tout près des
nuées, en l'absence presque complète de moyens de transports
rapides et sûrs, une Ecole dite Normale ! De là-haut, en
tout cas, descendaient aux jours de sortie, dégringolant la "
traverse ", des garçons en redingote. Archaïque, piteux
uniforme, incommode, vite poussiéreux, tellement impopulaire auprès
des élèves que, dès 1889, l'Administration de l'Ecole
dut le supprimer (" ...Outre qu'il est beaucoup trop
chaud l'été..., cet uniforme avec redingote en drap noir
craint tellement la poussière que, lorsque les élèves
ont fait à pied le chemin de Bouzaréa à Alger, ils
arrivent en ville dans un état peu convenable. De plus, la redingote
est très mal portée par la plus grande partie des élèves.
Sous ce vêtement, ils ont l'air empruntés et gauches... "
Inutile d'ajouter que ce costume ridicule dont on avait, en 1833, affublé
tous les élèves des Ecoles Normales, était détesté
de ceux d'Alger comme de leurs camarades de la Métropole.).
Descendus, il leur fallait remonter, problème qui intéressait
d'ailleurs non seulement les élèves, mais encore les professeurs
et, de temps à autre, les inspecteurs. Je laisse à M. Di
Luccio qui, comme élève puis professeur, " connaît
la question ", le soin de raconter les vicissitudes du transport
quotidien ou hebdomadaire des élèves-maîtres et des
maîtres de Bouzaréa.
Aujourd'hui encore, lorsque, après maintes rampes et tournants,
ayant laissé Alger, traversé El-Biar, gagné, jusqu'à
la côte 316, les premières croupes du massif de Bouzaréa,
il arrive en pleine campagne, devant notre vaste Etablissement, le visiteur
étranger ne saurait, pas plus qu'il y a cinquante ans, dire à
brûle-pourpoint que cet Etablissement est une Ecole. Sans doute
aperçoit-il une longue ligne de bâtiments, de galeries, avec
des centaines d'ouvertures d'une monotone symétrie, puis d'autres
bâtiments perpendiculaires au corps du bâtiment principal,
qui s'élèvent entre des places vides et des jardins, des
cours et des tennis. Mais tout ce domaine, qui n'a rien au surplus de
spécifiquement scolaire, dévale parmi d'autres jardins en
terrasses, jusqu'à un profond ravin pour remonter sous la forme
d'un bois aux frondaisons serrées. arrêté par la route
du Frais-Vallon. Ici et là, des groupes d'ouvriers indigènes
et de jeunes gens travaillent aux cultures. C'est peut-être bien
une école, car, des jeunes gens, on en aperçoit maintenant
partout, égaillés dans ce domaine. Donc, ce doit être
une ferme-école, concluent les étrangers.
Franchi la porte qui semble indiquer l'entrée principale, notre
visiteur, pour se guider céans, cherche d'abord, et tout naturellement
la conciergerie. Il s'engage alors sous une interminable galerie ; où
se diriger ? à droite ? à gauche ? Va-t-il à droite
? de concierge, point. A gauche ? de concierge, pas davantage. Tiens,
c'est étrange ! Continuons... Et il pourra continuer longtemps
ainsi, s'il n'a la chance de rencontrer quelque élève ou
quelque employé pour le tirer d'embarras. Elle n'est donc point
légendaire, elle appartient à notre histoire, l'anecdote
suivante qui date d'une vingtaine d'années : un Inspecteur Général
en tournée arrive un matin, au petit jour et, ne connaissant pas
les aîtres, se met en quête du concierge qui devait le mener
auprès du directeur. S'étant, comme le plus vulgaire des
non-initiés, heurté à des portes closes, ne rencontrant
que salles vides, réfectoires, ateliers, il déboucha enfin,
par l'escalier du sous-sol, aux cuisines, où ce matin-là
précisément, le " chef " attendait la visite annuelle
de l'employé d'une maison algéroise, chargé... de
la destruction des cafards (car nous avions, en ces temps anciens, des
cafards à la cuisine...). L'aide- cuisinier de service salua le
haut fonctionnaire, au comble de l'ahurissement, en termes d'une rare
désinvolture. Brièvement, on s'expliqua. Mais, inutile d'ajouter
que, dans le cabinet directorial où il avait enfin été
conduit, l'Inspecteur Général ne laissa pas de témoigner,
d'une manière fort vive, l'impression que lui causait ce premier
contact avec une maison aussi singulière...
Evidemment il faut s'y faire... et le directeur entrant, tout comme ceux
qui l'ont précédé. tout comme les inspecteurs, tout
comme les étrangers. Au surplus, ajoutons que cette Maison - une
petite cité - compte près de 250 personnes, et, qu'à
défaut de concierge, l'étranger trouve très vite
ici guides courtois et empressés.
Sitôt introduit d'ailleurs, l'impression du visiteur change : il
est bien dans une école et dans une école où l'on
forme des maîtres d'école, car, des fenêtres ouvertes,
des voix d'enfants alternant avec des voix encore mal " posées
" d'élèves-maîtres, s'entendent, détaillant
la leçon du moment. Ces galeries qui longent les salles de cours
bourdonnent comme ruche au travail. Les ateliers retentissent du bruit
des marteaux sur les enclumes, les étaux et les établis.
Un peu partout, s'aperçoivent maintenant des groupes d'élèves.
Dans les jardins, sous la direction d'un professeur, les uns piochent,
sèment, arrosent, taillent les arbres. D'autres tendent un grillage,
remplacent les carreaux aux innombrables fenêtres de la Maison,
apprennent d'un maître-maçon, attaché à l'Ecole,
à gâcher le plâtre, à couler le ciment, à
refaire un enduit, à édifier un mur de soutènement.
On en voit partout, des élèves, même à la cuisine
où nous avons voulu que ces jeunes gens, demain dans le bled, ou
en tribu, sachent eux-mêmes faire leur popote, composer un menu,
préparer autre chose que des macaronis ou des oeufs sur le plat.
D'ailleurs cette studieuse jeunesse est aussi joueuse et rieuse : à
l'heure des récréations le stade, la grande cour, les terrains
de jeux, football, basket-ball, base-ball, tennis, fronton de pelote basque,
sont pris d'assaut, retentissant de l'éclat des fortes voix algériennes.
VIEILLE FRANCE...
Vus de près, nos jeunes gens décèlent, à l'allure
comme à l'accent, la diversité de leurs origines. Les sectionnaires
qui, presque tous, revenus du service militaire, mariés, voire
pères de famille - certains touchent de près la trentaine
- ne sont plus des adolescents, apportent ici les traits caractéristiques
de tous les pays de France, des Flamands aux Provençaux, des Gascons
aux Francs-Comtois et aux Normands, des gens des Alpes et du Massif Central.
Des courants de relations se sont, à la suite de hasards variés,
établis entre certaines provinces et notre Bouzaréa ; ainsi
le courant du Sud-Ouest : chaque année nous recevons, en effet,
bon nombre de sectionnaires des Pyrénées, des Landes, du
Lot, du Tarn. Mais le terroir qui a su le mieux se créer des liens
avec Bouzaréa, c'est le Jura (On en compte 17 pour
les six dernières années, et, pour la même période,
12 des Basses-Pyrénées et 8 de la Creuse.). Sans
doute, en dehors des difficultés de placement des normaliens sortants
de Lons-le-Saulnier, la réputation et l'activité de leur
obligeant compatriote, le " cheikh Rousset ", berbérisant
notoire, y sont-elles pour quelque chose. Un fait est certain, le Jura
a eu des représentants, et nombreux, dans la plupart des Sections
Spéciales. Et par voie de conséquence très explicable,
beaucoup de nos Jurassiens sont devenus de bons berbérisants :
en quelque sorte, le Djurdjura semble vouloir s'annexer le Jura. D'une
manière générale toutefois, c'est le " Midi
" qui " donne ". Nous commençons cependant à
avoir un certain nombre de jeunes gens du Nord et de l'Est ; ainsi, cette
année, la Section compte cinq élèves recrutés
dans l'Académie de Lille. S'enquérir de la provenance de
nos sectionnaires n'est pas sans intérêt ; non seulement
vis-à-vis du recrutement de nos futurs maîtres de l'enseignement
des indigènes, mais encore quant à l'influence que ne manque
pas d'avoir, sur le peuplement algérien, la venue, accidentelle
ou permanente, d'un ou plusieurs représentants de nos provinces
métropolitaines. Rares, en effet, sont les sectionnaires qui, séduits
par leur nouveau pays, n'amènent avec eux, au cours de leur carrière,
des parents, des amis d'enfance, des camarades d'école, lesquels
s'installant à leur tour, contribuent à renouveler le sang
français parmi les populations algériennes.
...ET FRANCE NOUVELLE
Nos élèves français d'Algérie n'offrent pas
moins de curieuse diversité : de même que la Section exprime,
en une synthèse jeune et expressive, le visage de la France entière,
de même, le groupe de quatre-vingt-dix Algériens constituant
l' " Ecole Normale Française "
résume fort bien les traits du Français d'ici : " Nous
d'Afrique... ", comme écrit excellemment notre
ami, le poète algérien Jean Pomier. Effectivement ils sont
d'Afrique, et non d'ailleurs, ces grands jeunes gens an teint chaud, à
la voix mâle, sportifs et délurés, que nous envoie
le Département d'Alger, que nous envoyait hier encore l'Oranie.
En dehors du petit nombre des Israélites incorporés à
l'Ecole Normale Française, les élèves-maîtres
" européens " sont issus, pour moitié à
peu près seulement, de Français venus de la Métropole.
Aucun d'eux, d'ailleurs, n'a vu le jour en France. D'une enquête
à laquelle je me suis livré à ce sujet en 1936 (In
Outre-Mer, 1936, 2' trimestre : Une Ecole Normale d'Outre-Mer : Bouraréa.1),
il résulte que, sur quatre-vingt-six de ces algériens, trente
et un sont nés de parents eux- mêmes nés en Algérie
; quinze d'entre eux représentent la troisième génération
fixée dans la Colonie.
Remarque importante : quarante-deux élèves seulement, sur
quatre-vingt-six, sont déjà allés en France ; quarante-quatre
ne l'ont jamais vue. En général d'ailleurs, ces descendants
de métropolitains connaissent très mal l'histoire de leur
famille. Si on les interroge là-dessus, ils se savent vaguement
issus d'hommes venus aux " campagnes d'Afrique " ou pour tenter
l'aventure, faire fortune, travaillant comme petits colons ou petits commerçants.
Plusieurs d'entre eux ont, dans leur ascendance, un déporté
politique de 1851 fixé en Algérie, ou un Alsacien venu au
moment des émigrations collectives de 1838, 1848, 1852 et 1871.
Mais les renseignements que les uns et les autres apportent à l'enquête
manquent de précision : à lire la brièveté
de leurs déclarations, à constater dans ces réponses
leur " incuriosité " familiale, on a l'impression que
cette race de Néo-Français s'estime c sans passé
" et sans aïeux ; qu'elle entend commencer à compter
seulement à partir de celui qui, voilà quelques décades,
un siècle tout au plus, vint, le premier, s'établir en Algérie
; de celui qu'ils reconnaissent en quelque sorte pour le vrai fondateur
de la famille. Pour parler comme Victor Hugo : " ...Celui-là,
c'est l'aïeul, l'ancêtre, le grand homme... "
Toutefois, du terroir même d'où il partit un jour, cet ancêtre,
de même que de la date exacte de son départ, nos jeunes ne
font pas grand cas ; à tel point que parfois ils se contentent
de signaler, comme X... de son aïeul paternel : " Il est
venu de France pour s'installer à Béni-Méred ".
Donc, le fait mémorable, susceptible d'être consigné,
honoré, c'est bien l'installation de l'ancien à Béni-Méred
et non l'acte, cependant si digne d'être élucidé dans
ses mobiles, qui détacha à un moment donné un individu
ou une famille de la ville ou du village, berceau de la lignée.
Avec la quasi- arrogance, la désinvolte suffisance des races jeunes
et fortes, les Algériens, ces Américains d'Afrique, vivent
dans le présent et tâchent simplement d'agir, de réaliser,
insoucieux de leur histoire, laissant à d'autres le soin de l'écrire.
Et dans la mentalité de leurs fils - nos élèves,
dans les comportements de ces futurs instituteurs pour l'Algérie,
les vertus du caractère, l'allure franche et volontiers combative,
le sens du réel et le sens pratique qui leur font préférer
les études " utiles " à la spéculation
pure, rappellent bien les énergiques qualités familiales.
Au surplus, beaucoup de ces Néo-Français sont de sang européen
pies ou moins mêlé. A côté des fils d'étrangers
ou de naturalisés, espagnols, italiens et autres, nous trouvons
des élèves dont le patronyme, très " province
", ne révèle pas l'union du père ou de l'aïeul
avec une Mahonnaise, une Napolitaine ou une " Algérienne "
d'ascendance plus ou moins obscure. Parfois, c'est la vocation de l'enseignement
et la candidature du jeune homme à l'Ecole qui déclencheront
un changement de nationalité ; le nom se francise ; de " Costa
" on fait " Coste " par exemple, et notre accueillante
Bouzaréa préparera pour demain un instituteur français
de plus. Que sont, socialement parlant, les familles de nos élèves-maîtres
européens ? Sur les quatre- vingt-six précités, vingt
d'entre eux appartiennent au milieu rural : fils de cultivateurs, maraîchers
ou petits colons ; dix-huit viennent de familles de petits commerçants
; dix-huit, d'employés ou d'ouvriers ; trente, de petits fonctionnaires.
De même que dans les Ecoles Normales de la Métropole, nous
ne comptons presque aucun fils d'instituteur (Trois seulement
à l'heure actuelle pour 90 élèves de l'Ecole Normale
européenne. La proportion est plus grande chez les indigènes,
sept, soit le dixième de l'effectif.).
Quant à nos soixante-dix élèves-maîtres indigènes,
Berbères ou Arabes, ils semblent beaucoup mieux renseignés
que leurs camarades européens sur leurs origines. D'aucuns tirent
orgueil de se déclarer issus de familles maraboutiques, sur lesquelles
persiste le pouvoir de baraka ; d'autres, d'être Koulouglis, autrement
dit, comme s'exprime plaisamment l'un d'eux, " le produit d'un Turc
et d'une Arabe ". Tous aiment à se réclamer de familles
éminentes jadis par la situation de fortune, et plus encore par
l'éclat dont elles ont, dans le passé, bénéficié
en raison de leurs titres, voire des fonctions publiques assumées
par leur chef. Médiocres aujourd'hui pour la plupart, elles en
appellent à une plus haute extrace, et nos indigènes souffrent,
cela est visible dans leurs déclarations, quand ils ne peuvent
attester, ou tout au moins prétendre, être nés. Sur
quoi reposent leurs assurances ? Elles invoquent d'ordinaire la tradition
orale, favorable à leur propre histoire et dont il serait, évidemment,
injurieux, a priori, de suspecter la bonne foi. La tribu, le clan, sont
bien, par la voix des anciens, de fidèles conservateurs des souvenirs
de famille. Du reste, n'en est-il pas de même dans nos familles
européennes lorsque manquent les témoignages officiels,
les livres de raison et, d'une façon générale, les
" papiers " à l'aide desquels se reconstituerait aisément
et sans conteste l'histoire de la lignée ?
UN BEAU VOYAGE
Plus de la moitié de nos Français d'Algérie, nous
l'avons dit, ne connaissent la France que par ouï-dire, par leurs
manuels d'études et leurs leçons. Situation évidemment
fâcheuse, et d'autant plus regrettable que, plus favorisés,
leurs camarades indigènes peuvent, en fin de scolarité,
et grâce à un crédit spécial de notre budget,
accomplir un voyage dans la Métropole. Pendant près de vingt
jours, en effet, nos élèves arabes et kabyles, embarqués
dès la fin du Brevet Supérieur, visitent Marseille, remontent
la Vallée du Rhône ; font, à Grenoble connaissance
avec les Alpes ; par Lyon, regagnent Paris, et quelquefois l'Est, le Nord
ou la Normandie ; puis, après un séjour de plusieurs journées
dans la capitale, reviennent à Alger et rentrent chez eux émerveillés,
l'esprit et le coeur pleins de souvenirs qu'ils aimeront à évoquer
plus tard. Ce premier contact avec la France est, par ses conséquences
immédiates et lointaines, extrêmement bienfaisant pour nos
jeunes indigènes. Car, aux notions classiques, toutes livresques,
" géographiques ", " historiques ou littéraires
" que leur rappelait jusqu'alors le mot " France ", va
se substituer la réalité pittoresque, nombreuse et nuancée
de la France vivante, de chacun de nos " pays " français.
Et tous nos élèves, à leur retour, de traduire, enthousiastes,
cette impression de la première rencontre, tant désirée,
vrai pèlerinage, avec les choses et les gens d'une France qu'ils
abordent avec un réel délire, une touchante ferveur. Quoi
qu'ils en aient attendu d'ailleurs, ce voyage les enchante, les émeut
encore plus profondément qu'ils ne se l'étaient imaginé.
C'est vraiment un choc profond et inoubliable donné à leur
imagination, à leur sensibilité admirablement préparées
du reste à cet ébranlement intime, depuis leurs plus lointaines
classes en tribu, par leurs instituteurs, puis par leurs professeurs.
Qui dira combien, et à jamais, nous a attachés, grâce
au prestigieux Voyage, tant de générations d'élèves-maîtres
indigènes découvrant, comme ils aiment à dire, la
mère patrie. Marseille dépassée, à mesure
qu'ils progressent dans la révélation du plus " beau
royaume qui soit sous le ciel ", on les entend reconnaître,
souvenir d'images, de leçons ou de lectures, tel monument célèbre,
telle oeuvre d'art classique, tel aspect significatif du paysage.
Du haut de Fourvières " ...Voici le Rhône, dit l'un.
- Non, c'est la Saône... " Et l'érudit de la caravane
d'expliquer fort bien, ma foi, comme un professeur, les caractéristiques
des deux rivières lyonnaises. Au second étage de la Tour
Eiffel, ils nomment sans se tromper, avec une joie contenue ou débordante,
et toujours de la piété dans le ton, le Panthéon,
les Invalides, Notre-Dame de Paris... Comme, à ce moment, ils payent,
de ces simples mots, de cette émotion, les milles soucis des maîtres
qui les guident durant leur randonnée. Ce n'est pas tout : plus
féconde encore en résultats que cette " reconnaissance
" de la France, est la véritable " découverte
" que, chemin faisant, aux fenêtres des wagons et des cars,
et surtout aux arrêts, aux heures où on " ne visite
plus ", où ils ont le plaisir de flâner par petits groupes,
nos jeunes indigènes font des " Français de France
" et du charme familier que dégage le spectacle de la vie
française. Parmi les recommandations que nous leur adressons au
départ de Bouzaréa, figure celle de se montrer très
attentifs à tout ce qu'ils verront, d'être tout yeux tout
oreilles. Recommandation dont nous savons bien qu'elle est plus règlementaire
que nécessaire, car jamais nous ne les vîmes mieux écouter,
mieux observer. Cependant, à beaucoup de ceux qui, durant la randonnée
se feront leurs cicérones complaisants, leurs professeurs occasionnels,
ils préfèrent instinctivement ces maîtres incomparables
que sont, par exemple, de braves voyageurs des troisièmes classes
rencontrés sur le parcours, devisant entre eux de leurs petites
affaires ou nouant avec nos Algériens un brin de conversation ;
des paysans, des forains, des gens de la petite ville observés
sur une place de marché ; de gais touristes du dimanche croisés
lors d'une excursion ; de braves ouvriers approchés dans quelque
vaste usine, à leurs pièces, flattés de la visite,
toujours prêts à donner une explication technique, souriants
et sérieux, soucieux que leur ouvrage " soit bien faite "
; et ce peuple de Paris, loquace, un peu difficile à saisir dans
ce qu'il a de badaud, de goguenard, mais si " bon enfant ",
si plaisant,
serviable et gai, qu'ils coudoient aux bals populaires du 14 juillet...
Oui, c'est une France toute nouvelle et si humaine, si expressive, si
différente de celle que leur apprirent leurs livres : généreuse
certes, donnant les Droits de l'Homme au Monde, mais impérieuse,
hiératique avec son flambeau civilisateur et son glaive justicier,
ses Louis XIV et ses Napoléon, ses guerres, ses traités,
ses grands hommes et son faste. Or, à Avignon, d'après le
témoignage écrit d'un de nos élèves, ce qui
le frappa, c'est moins le majestueux Château des Papes que le guide
au képi galonné qui " parlait avec une voix suave,
chaude, pénétrante et cet accent traînant des méridionaux,
doux comme le miel. A la fin de la visite, sur le chemin de ronde, lorsqu'avec
de grands gestes il nous racontait je ne sais plus quelle légende
locale, il était pour moi Daudet ou Mistral lui-même... "
La France découverte, ce n'est surtout pas - et voilà qui
compte - la France telle qu'ils se l'imaginaient d'après les journaux
quotidiens d'Alger ou de Paris, lesquels ne relatent que luttes partisanes,
grèves et bagarres, crises ministérielles, crimes et scandales,
à grand renfort de titres dramatiques et de commentaires véhéments.
Ici, c'est le pays du bon roi Henri et de sa poule au pot, celui de La
Fontaine ; débonnaire, populaire, cordial, travailleur et si "
philosophe " avec ses proverbes et son absence de morgue. Alors...
alors, lorsqu'il faut enfin quitter les bords de la Seine pour regagner
le pays natal, comme on comprend la mélancolie de ces garçons
qui, demain rentrés au douar, au village, à la tribu en
attendant octobre et la petite école indigène de leurs débuts,
ont en ce moment, après ces quinze jours lumineux, enchantés,
peur d'être dès leur retour, repris par toutes les puissances
des ténèbres : traditions impitoyables, rites indiscutables
; déjà, plus d'un, secrètement, appréhende,
plus redoutés encore que les voix de la tribu, le silence des anciens,
l'inquiétude des mères, des soeurs, voire des femmes (certains
sont mariés) à ne plus reconnaître après l'ensorcellement
de Paris, le visage et l'âme de celui qui a maintenant vu de près
le visage et l'âme des Occidentaux.
L'an dernier, sur le quai de la gare de Lyon où étaient
venus l'accompagner des garçons et des jeunes filles rencontrés
au Havre dans une auberge de jeunesse, le groupe que nous ramenions à
Alger ne pou?
. vait se séparer de ces amis, Français et Etrangers qui,
la veille ignorés, lui étaient devenus si chers. Spontanément,
avec une grâce exquise, chacune des jeunes filles avait embrassé
chacun de ces jeunes gens ; rarement nous vîmes échanger
pareil baiser fraternel, pareil baiser de paix. Et chez les nôtres,
il y avait des yeux pleins de larmes... Entourant cette jeunesse si étroitement
unie sur un quai de gare - rencontre sans lendemain - des
1 voyageurs, des curieux, regardaient avec une sympathie évidente
ces embrassades, gagnés par la cordialité, je dirai plus,
par la beauté de cette scène singulière. Au moment
où siffla le signal du départ, les nôtres, leurs voix
unies à celles de leurs amis restés sur le quai, entonnèrent,
grave comme un cantique, le beau chant des scouts...
..." Ce n'est qu'un au revoir, mes
frères,
" Oui, nous nous reverrons, mes frères...
" Ce n'est qu'un au revoir... "
Et jamais, du fond du coeur, nous, les maîtres et
les témoins de cet " au revoir " - dont la distance,
la dure vie feraient hélas ! sans doute un adieu - nous n'avons
souhaité plus ardemment que cet espoir d'une jeunesse généreuse,
confiante en l'avenir, devienne pourtant, quelque jour, une réalité.
UN AUTRE BEAU VOYAGE
Durant le voyage de nos sectionnaires, nous connaissons des heures aussi
réconfortantes. Car, eux aussi, au mois de mai, font un voyage.
Seulement, au rebours de leurs camarades indigènes, ils le font
en sens inverse, du Nord vers le Sud, assez avant dans le Sud pour que
les effleure l'haleine du désert, pour qu'ils arpentent quelques
centaines de mètres les dunes du Grand Erg, après quoi,
ils remontent, à travers les Hauts Plateaux, des paysages sahariens
vers la Kabylie, avant de rentrer à Alger. Chemin faisant, munis
du récent enseignement de Bouzaréa, ils constatent, de leurs
propres yeux, que l'Algérie est, elle aussi, presque autant que
le pays de France, une terre d'aspects variés, et non le désert
torride, monotone et plat, de ci de là, quelques palmiers, quelques
chameaux, des chacals et des gazelles, tableau dont s'accommodent encore
trop de Français moyens.
Donc, l'année de Section aidant, nos provinciaux, grâce au
Voyage, rengainent au magasin romantique les minarets, les muezzins, les
djinns, les " déserts " et autres accessoires du mirage
oriental, qu'ils traiteraient maintenant volontiers de fariboles. L'Afrique,
à leurs yeux, se découvre sans voiles, toute nue. Parfois
même indécente, car elle est littéralement indécente,
cette Afrique qui, loin d'offrir toujours, au long de la randonnée,
le visage attendu de l'opulence, de la fécondité, Eldorado
à notre portée, " grenier de Rome ", se révèle
soudain, s'impose alors implacable dans sa vérité, avec
ses terres de parcours fauves et stériles, sa sécheresse
désolante, son immobilité, son silence, son mystère
et sa gravité. Parce que, en dehors de son aimable Sahel - un "
Midi " plus fertile que le nôtre - et comme l'écrivait
le saharien Ernest Psichari, parce que " l'Afrique
est sérieuse ". Au long de douze jours de randonnée
en car, nous avons ainsi, plus d'une fois, surpris, dans les yeux de nos
sectionnaires venus de contrées amènes, où l'homme
des champs sut, avec le temps, se concilier l'humeur du climat, lui faire
rendre, bon an mal an, honnête provision de froment et de vin, nous
avons surpris un étonnement qui, parfois, cachait mal certain désenchantement.
Méditation utile, salutaire, que nous n'avons garde de troubler.
Durant des heures, dans la torpeur des matinées par trop ensoleillées,
des après-midi accablantes, le car roule, les chants, les conversations,
les lazzis se sont tus. Secrètement alors, chacun s'interroge.
Est-ce bien là ce que cherchaient ces esprits curieux ? ces jeunes
activités ? A ce moment s'évoquent des paysages familiers
de l'autre côté de l'eau, pâtis verdoyants, rivières
fraîches, sites hospitaliers... Il y a, dans ce silence, à
peine troublé de temps à autre par quelque loustic, des
minutes longues de malaise.
Pourtant l'impression n'est pas durable. Aussi bien s'esquisse, fin de
l'étape, le centre où l'on gîtera, l'oasis où
l'on fera halte, le village kabyle où l'on trouvera des arbres,
des sources et des hommes. Partout, en outre, puisque l'excursion a lieu
en période scolaire et qu'ils visitent au passage quantité
de classes, nos jeunes gens verront des enfants. Des enfants à
l'école. C'est là, dans ce voyage, appelé d'ailleurs
" pédagogique ", l'autre grande découverte que
feront les sectionnaires. Elle révèle l'indigence de ces
écoliers, mais aussi leur bonne volonté dans l'étude.
Elle révèle aussi le labeur des maîtres, des anciens
de la Section qui, avec leurs collègues indigènes, arrivent
à faire de l'école un foyer de vie, de vie matérielle,
car chaque école est aussi un dispensaire, un jardin potager, un
atelier ; un foyer de vie intellectuelle et morale d'où rayonnent
un peu de savoir, quelques principes de justice et d'humanité.
Quand ils ont vu de près, dans son honnêteté et sa
simplicité, l'oeuvre de leurs devanciers, nos section- flaires
sont conquis. Rentrant, après la longue randonnée, un peu
fourbus, fiers de leur teint bronzé, chargés d'achats divers
: poteries, tapis, cuivres et bijoux, ils savent qu'ils sont à
leur tour prêts pour la tâche que l'Algérie attend
d'eux ; ils sont prêts et même ils
ont choisi : les uns se sont, pour toute leur carrière
peut-être, voués au pays berbère, aux écoles
de tribu, loin des routes, haut perchées sur les pitons kabyles.
Les autres, qui rêvaient dans leur province, du Sud mystérieux,
des oasis dans les palmes, de lumière et de couleurs, songent maintenant
à quelqu'une de ces écoles qu'ils entrevirent sur la route
de Touggourt ou de Ghardaïa. Là-bas, des postes seront "
sans doute libres au 1er octobre ". Là-bas, ou là-haut,
ils en sont certains à présent, se réalisera pleinement
leur destin africain, ce destin qui commença le jour où
ils vinrent à nous, sur la colline de Bouzaréa.
L'ESPRIT DE BOUZARÉA
D'une jeunesse si nombreuse, si diverse par ses origines, on pourrait
craindre que, réunie pour des études visant au même
but, mais assez différentes si l'on considère la Section
et l'Ecole Normale proprement dite, elle manque de cohésion spirituelle
et sentimentale. Et cela s'est bien vu tant que les trois groupes d'élèves
restèrent séparés dans l'Etablissement comme par
leurs programmes. Ce temps est révolu : aujourd'hui, encore une
fois, nos jeunes gens vivent en commun, fraternisant dans les salles d'études,
au réfectoire, sur les terrains de jeux, à la coopérative
et aux jours de sortie. Le Cinquantenaire de l'Ecole, en outre, avec sa
fête commémorative, assemblée solennelle qui renforcera
les liens unissant sans qu'ils les aperçoivent toujours, les générations
d'élèves-maîtres et de sectionnaires d'hier et d'aujourd'hui,
sera une éclatante démonstration de
l'esprit de Bouzaréa.
Cet " esprit " n'est pas, et vous le savez bien, celui d'un
fantôme. Ni une illusion, ni un rêve, ni un souhait, mais
une vivante réalité. S'il est des collines inspirées,
en voici une que rien, sauf une situation prestigieuse, favorable à
l'étude et à la méditation, n'appelait, il y a cinquante
ans, à cette fortune, mais qui a su s'adapter au rôle spirituel
que le hasard lui assignait, devenir une cité du gai savoir en
même temps qu'une vaste maison de famille, une Petite
Chartreuse, souriante et sans conventuelle rigidité.
A l'entrée de cette Maison, exprimant cet esprit de Bouzaréa,
je pense que l'on pourrait, de l'assentiment de tous ceux qui la connaissent,
inscrire sur le marbre en lettres d'or :
ICI A COMMENCÉ
UNE LONGUE AMITIÉ
Amitié qui naquit entre camarades européens
venus de tous les coins du Département ; entre Européens
et Indigènes, Kabyles et Arabes de toute l'Algérie ; entre
Français d'Algérie et Français de France ; entre
Indigènes et Sectionnaires. Amitié rehaussée, entretenue,
depuis quelques années, par la création de l'Association
Amicale des Anciens Elèves et Sectionnaires de Bouzaréa.
Amitié entre les professeurs : les uns et les autres se retrouvent
dans leur salle à manger, à la " table commune ",
dont la bonne chère et l'entrain traditionnel font oublier à
ces commensaux de chaque repas de midi l'éloignement du foyer.
Amitié entre les élèves et leurs maîtres, puisque
sur dix-huit fonctionnaires administratifs ou enseignants à Bouzaréa,
treize d'entre eux sont sortis de l'Ecole Normale ou de la Section. Amitié
qu'atteste encore le souvenir reconnaissant que gardent à Bouzaréa
tous ceux qui, élèves-maîtres, professeurs, économes
ou directeurs, y passèrent, sont fiers d'y être passés.
MISSION DE BOUZARÉA
Du fait peut-être de l'obligation, dans notre relatif isolement,
de nous " sentir les coudes ", nous avons besoin de cette solidarité
profonde et agissante dont nous aimons à éprouver chaque
jour la force ; tel est bien le premier élément où
se reconnaît l'esprit de Bouzaréa. Le second se traduit chez
tous ses adeptes, par l'unanime volonté de servir. Assurément,
en un pays d'hommes d'action, ce désir de l'action utile n'a rien
que de très ordinaire. Où il devient plus original, c'est
lorsque, interrogeant le passé de notre Ecole, nous découvrons,
non sans fierté, dans quelles directions parfois surprenantes,
inattendues d'une Ecole Normale, s'est exercé le service de ceux
qui, ici, apprirent à servir. Aussi bien faut-il dire un mot de
ce que l'on pourrait appeler la mission de Bouzaréa.
Sans doute le rôle d'éducatrice des futurs maîtres
de la plus grande partie de la jeunesse européenne de l'Algérie
lui était-il, par l'institution même de l'Ecole, régulièrement
dévolu. Ce qu'il importe toutefois de marquer, c'est la conscience,
le dévouement, l'esprit de suite que, dès la sortie des
premières promotions de l'Ecole. c'est-à-dire depuis bientôt
trois quarts de siècle, ont apportés les maîtres sortis
de l'Ecole Normale Française au service de l'enseignement primaire
des européens. Contribuant ainsi et pour une large part, à
la fusion de toutes les races méditerranéennes vivant en
Algérie, devenue l'un des foyers algériens des plus ardents
de l'esprit français, Bouzaréa tient une place d'honneur
parmi les fondations qui ont le mieux servi notre influence et surtout
nos protégés.
Mais elle n'occupe pas une place moins considérable dans la conception
et l'organisation de l'enseignement des Indigènes : à ce
sujet, sans vain désir d'apologie, avec le seul souci de rendre
justice à tous les ouvriers d'une grande oeuvre, on peut bien écrire
que, si la création de l'enseignement des Indigènes en Algérie
est née de la volonté lucide, généreuse et
tenace du Recteur Jeanmaire, son second, en cette affaire, fut M. Paul
Bernard. C'est à ce dernier, en effet, à lui et à
tous ses professeurs et instituteurs de Bouzaréa, que nous devons
d'avoir élaboré, rassemblé en corps de doctrine,
les éléments divers nés des besoins, mûris
par l'expérience, de la pédagogie de la classe indigène
: de toutes les classes, la plus difficile ; en conséquence, de
toutes les pédagogies, la plus positive, la plus réaliste.
Ici de quoi s'agit-il, en effet ? De doter chaque écolier indigène
d'un moyen rudimentaire mais cependant précis pour s'exprimer dans
notre langue ; pour suivre la leçon du maître chargé
de le pourvoir des quelques connaissances usuelles, des quelques principes
moraux les plus nécessaires. Or, jamais élève, plus
que notre petit Arabe ou Kabyle, n'offre l'image classique de la "
table rase " ; littéralement, il ne sait pas un mot. Au
maître d'en profiter, si l'on peut dire : avec les débutants,
du langage, du langage et encore du langage. A l'enfant de parler. Toutefois,
comment l'y amener ? Par l'action menue, mais incessante ; en le faisant
agir, en l'obligeant à traduire sur-le-champ ce qu'il a fait. Donc,
en usant du verbe, le mot de l'action ; du verbe qui réclame son
sujet, appelle un complément et bientôt tout un cortège
de compléments.
Pédagogie, on le voit, essentiellement, voire strictement concrète
dont le procédé majeur, et, au début, presque unique,
sera donc " l'exercice de langage ". Leçon difficile,
mais assurée de succès ; à une condition pourtant
: c'est qu'elle soit dirigée avec maîtrise. Ce procédé,
l'étudiant sans relâche, l'expérimentant à
son école annexe, le perfectionnant de jour en jour, Bouzaréa
est parvenue à lui faire rendre le maximum de résultats,
lui assurant ainsi une durable et glorieuse carrière. Voyez comment,
ouvrant une école à Abéché, un de nos anciens
sectionnaires, Paul Fabre, adapte heureusement " ce qu'on lui a montré
à Bouzaréa " à l'usage de ses petits noirs du
Ouadaï :
" ...Ainsi Mahamoudi fait homme se souviendra peut-être un
jour de l'âne que Bakar amenait l'autre matin devant l'école.
Après le boeuf... on faisait comparaître le " bricot
". Et l'on se rassemblait dehors, dans l'ourlet d'ombre du rempart.
Chikou disait : " Bourma, keské jé tiens ? " -
" Tu tiens l'oreille du bricot... non ! de l'âne de Bakar,
" Et puis Kada touchait un oeil, touchait les yeux, touchait le ventre
de la bête. Et l'on parlait comme des Blancs. A son tour, joyeusement,
Lucien palpait la place où les chevaux portent crinière,
où les " bricots " ne portent presque rien ; et Omar
III, voulant répondre à la question : " Qu'est-ce qu'il
touche ? " confondait " Lucien il touche la " ké
" de l'âne... " Ce qui les faisait rire tous, y compris
les tirailleurs. Et l'un d'entre eux montait sur l'âne... Et deux,
pour pouvoir dire : " Nous montons " et faire dire : "
Vous montez ". Et " je descends " et " Tu remontes
". Jusqu'à ce que maître Baudoin d'Afrique, pris de
malice ou fatigué de s'amuser, baissant la tête ou rusant
un peu, eut " débarqué " vilainement Mahamoudi,
pour faire psalmodier à l'assistance : " Ma-ha-mou-di tombe
par terre. Ma-ha-mou-di n'est pas content. " Puis, on rentrait "
lire et écrire l'âne " compter des ânes, en rassembler,
en perdre, en dessiner un plein marché, pendant que l'autre, le
modèle, rêvassait dans la lumière du Tata. Le lendemain,
Abderrassoul envoyait par des " captifs " un dromadaire et un
cheval sellé : chameau, chameaux ; cheval, chevaux... Mahamoudi
songeait à l'âne... "
Comme elle est émouvante, dans le lointain Ouadaï, cette application
de notre authentique " produit-maison ", si correcte, si fidèle
à la doctrine pédagogique de Bouzaréa. On dira peut-être
de cette " méthode directe " qu'elle est un peu puérile,
simpliste, aboutit à des expressions mécaniques, à
des phrases stéréotypées, qu'elle est donc peu idoine
à faire sentir et penser. Tout dépend, il est vrai, du maître
qui, ayant reçu un outil de choix, bien au point, ne sait pas utiliser
jusqu'au bout ce loyal et précieux instrument... Mais les maîtres
formés à notre Ecole savent bien qu'il s'agit là
d'un moyen et non d'une fin. Lorsqu'ils sauront parler, leurs élèves
seront aptes à penser et, à sentir. V assistais, il y a
quinze jours, dans une classe d'application à un exercice de langage
sur la mer. Eh bien ! était-ce l'art du maître, la sûreté
de sa préparation, la sobriété de ses questions,
l'autorité de ses gestes, plus éloquents que paroles, était-ce
l'intérêt visible qu'y apportaient les élèves
pris au jeu magistral, je l'atteste : j'ai entendu dans ce cours élémentaire
l'une des plus belles leçons de ma carrière : le maître
interrogeait, suggérait plutôt ; les élèves
répondaient juste, et d'abondance, se corrigeant mutuellement,
sans désordre, fiers de leurs bonnes réponses. La mer, on
l'apercevait des fenêtres de la classe, déferlant au pied
de Saint-Eugène ; et c'était, nées de la leçon
: la mer calme, la mer un jour de tempête, les barques et les paquebots
sur la mer... Ah ! le parfait entretien ! Ces enfants et leur maître,
et moi-même, nous vivions si intensément cet " exercice
de langage " sur la mer que nous semblions, les uns et les autres,
avoir déserté la salle de classe, et que nous étions
nous-mêmes, là-bas, à Saint-Eugène, à
jouer passionnément près de la mer, et comme avec la mer.
***
On ne le dira donc jamais assez : c'est le bureau du directeur
de Bouzaréa qui, durant treize années, a été
la salle de rédaction de ce Bulletin de l'Enseignement des Indigènes
qui ne fut jamais plus riche de substance, plus apte à diriger,
à conseiller les maîtres. A aucun moment peut-être
de la vie de l'Ecole, ne s'est affirmée davantage la cohésion
de vues des maîtres de Bouzaréa. Car la lecture minutieuse
de tous ces Bulletins dont Paul Bernard était l'animateur traduit
hautement un-. entente spirituelle et technique, un véritable esprit
d'équipe.
Et que dire, d'autre part, du rôle particulièrement éminent
qu'a, depuis près de quarante ans, joué dans cette uvre,
notre Section Spéciale ? Préparée tout spécialement
(il faut reprendre le mot) à la mission de civiliser les Indigènes,
elle n'a jamais, en dépit des difficultés de toutes sortes,
de l'indifférence, voire de l'hostilité ambiantes rencontrées
ici et là par les maîtres qu'elle formait, cessé de
se consacrer à cette tâche complexe, qui ne souffrait aucune
défaillance. Economiquement, elle a contribué, par un enseignement
pratique des choses de la terre, à retenir au sol des populations
qui vivaient selon des traditions culturales insuffisantes à les
nourrir, ne songeant dès lors qu'à l'évasion et au
nomadisme. Très exactement, et pour en citer l'exemple le plus
typique, ce sont les instituteurs issus de la Section qui ont " refait
" la Kabylie. Et, plantant des arbres, créant des jardins,
multipliant les soins d'hygiène, ils n'ont pas seulement aidé
à changer la face ingrate du sol, à améliorer la
race ; ils ont puissamment contribué, c'est là leur plus
grand mérite, à gagner à nous l'âme indigène.
Occupant peu à peu le Maroc grâce à son ingénieuse
" campagne de routes ", Lyautey l'Africain déclarait
: " Un chantier vaut un bataillon. " Et nous, de croire, et
non sans raison : en pays indigène, la moindre école vaut
aussi un bataillon, car c'est le plus nécessaire et le plus profitable
des chantiers. D'ailleurs, en 1918, un Gouverneur Général
ne rappelait-il pas que le seul coin de l'Algérie où eussent,
pendant la guerre éclaté des troubles, c'est un pays qui,
jusqu'alors, n'avait pas eu d'école française ?
Ce que, pour réaliser cette transformation radicale, profonde,
de l'Algérie, il a fallu d'abnégation, de constance et parfois
d'héroïsme, un universitaire éminent, Vidal de La Blache
l'écrivait déjà en 1897, à la suite d'une
mission en Algérie ; et tout en rendant hommage à tous les
maîtres de l'enseignement des indigènes, il soulignait plus
particulièrement l'influence sur ces maîtres de " l'esprit
de corps " qui anime depuis sa fondation la Section Spéciale.
Voici cette page, l'une des plus belles dont Bouzaréa puisse s'enorgueillir
: " ...ce n'est guère que depuis dix ans (en Algérie)
qu'existe une organisation méthodique de l'enseignement des indigènes.
Tout, dans cette organisation, dépend de la valeur des hommes,
car cet instituteur est jeté, absolument isolé dans un milieu
inconnu ; il est éloigné de tout centre européen
; il est là, semblable à ces jeunes officiers que l'on voit
parfois seuls, laissés à eux-mêmes dans les postes
de l'Extrême- Sud. L'officier est soutenu par l'esprit de corps
; c'est quelque chose de semblable que l'instituteur contracte dans la
Section Spéciale, où, fraîchement échappé
de son Auvergne, de ses Alpes ou de son Jura, il est venu apprendre les
éléments de l'arabe et du kabyle, se former ou se perfectionner
dans la pratique du jardinage, des travaux manuels, de tout ce qui pourra
lui servir dans son nouveau séjour. Le voilà donc chez ses
Kabyles, dans quelque village entouré de cactus et perché
sur un piton rocheux, en face de ces vastes horizons qui semblent rendre
l'impression d'isolement plus poignante. Les difficultés commencent.
Ici, c'est le taleb qui flaire en la nouvelle école une concurrence
qui tarira les sources des petits bénéfices qu'il obtient
en enseignant le Coran aux enfants : on a pris souvent le meilleur parti,
celui de l'annexer à l'école. Ou bien, ce sont deux çofs
hostiles, dont il faut obtenir la fréquentation commune. La leçon
finie, il utilisera avec ses élèves le jardin annexé
à l'école. Ce n'est pas sans quelque ironie d'abord que
ces cultivateurs assez routiniers le verront se livrer à des opérations
de greffage, introduire des légumes nouveaux. Mais, si les résultats
lui donnent raison, on viendra à lui, on le consultera ; et quelques
petits services rendus à propos poseront son autorité dans
le village.
" C'est aux lettres d'instituteurs que publie le Bulletin de l'Enseignement
des Indigènes, sortes de Lettres Edifiantes
de ces Missions d'un nouveau genre,
que j'emprunte ces traits... " (VIDAL DE LA BLACHE:
Conférence faite à l'Union Coloniale Française le
25 février 1897.)
BOUZARÉA, ÉCOLE NORMALE - IMPÉRIALE
"
Cliquer sur
la vignette pour une image plus lisible.
Voyages
de la section
(reproduite ici car non lisible sur le PDF)
|
Bouzaréa n'a pas seulement travaillé pour l'enseignement
algérien. La première Ecole Normale coloniale a encore doté
l'" Empire " de quelques-uns des organisateurs et des meilleurs
maîtres de l'enseignement public dans les autres colonies françaises.
En particulier, en Afrique Noire, beaucoup des nôtres sont partis
emportant avec l'esprit de Bouzaréa, les méthodes et procédés
ici en usage, pour faire bénéficier les colonies plus jeunes
de l'expérience pédagogique de Bouzaréa dans son
devoir d'aînesse. (" l'Ecole Normale de Bouzaréa
a montré la voie depuis longtemps à l'Ecole Normale de Saint-Louis.
...L'administration des colonies nous a même emprunté quelques
instituteurs pour ses écoles de l'A.O.F... " C. JEANMAIRE
(Bulletin de l'Enseignement des Indigène, 1904, p. 21).
" ...L'Ecole de Bouzaréa, écrivait, en 1905, M. Paul
Bernard, est représentée à Porto-Novo, Tombouctou,
à Médine, à Kayes, à Ségou-Sikorro,
à Madagascar, au Tonkin... " et, dans le Bulletin des Indigènes
de cette époque, M. Bernard, voulant donner à ses lecteurs
des nouvelles de ces enfants perdus de la Section et du Cours Normal,
entreprit de publier quelques-unes des lettres qu'ils lui adressaient
et dont nous voudrions citer quelques passages.
Voici le Sectionnaire Dimanche (promotion 1902) qui, nommé en premier
lieu à Médine (Haut Sénégal) fut ensuite mis
à la tête de l'école régionale de Ségou-Sikorro
: " ce sont, écrit-il, les résultats obtenus en appliquant
à mon ancien poste de Médine, les méthodes et les
procédés enseignés à la Section Spéciale
qui m'ont fait choisir par M. le Gouverneur, pour remplir les fonctions
de directeur à Ségou-Sikorro. Vous savez mieux que moi,
M. le Directeur, ce qui se fait à Bouzaréa, mais je ne puis
m'empêcher de remarquer qu'il ne se passe pas un jour, pas une heure,
sans que j'aie à mettre en pratique, l'in au moins des principes
qui y sont enseignés. Toutes les leçons, celles de mes moniteurs
(que j'ai mis au courant) aussi bien que les miennes sont faites suivant
les méthodes qu'on nous enseigne chez vous... ". "...Si
je réussis, écrit encore M. Dimanche dans une autre lettre,
je devrai en reporter tout l'honneur à la Section Spéciale
de Bouzaréa ". (Cf. encore in Bulletin de l'Enseignement
des Indigènes, 1905, p. 168, un extrait de la Quinzaine Coloniale
(n° du 25 août 1905), où, sous la plume de M. MAIROT,
chargé de mission dans les écoles indigènes d'A.O.F.,
nous lisons ceci : " ...Le programme soudanais, calqué en
partie sur celui qui est mis en pratique au cours normal de la Bouzaréa...
etc. ")
Ancien élève du Cours Normal, M. Ould Hamoun, autre correspondant
de M. P. Bernard, lui adresse une relation de son voyage et de ses débuts
en Côte d'Ivoire où l'enseignement commençait seulement
à être organisé : " ...chacun agit suivant sa
propre initiative. Peu après mon arrivée, j'établis,
en m'inspirant des principes des écoles indigènes d'Algérie,
un plan d'études que j'adaptais du mieux qu'il me fut possible
au nouveau milieu dans lequel je me trouvais. Quant à la méthode,
je suivis celle qui m'a été enseignée au Cours Normal
et qui a fait ses preuves dans les écoles kabyles ou arabes. Je
me suis particulièrement occupé de l'enseignement du langage
afin de mettre au plus vite les élèves en état de
tenir une petite conversation en français... "
A Porto-Novo (Dahomey), nous trouvons à la même date, deux
anciens sectionnaires, M. Chatelain, directeur, qui ouvrit l'école
en 1902 et M. Brulard. Celui-ci relate que les programmes scolaires algériens
ont été adoptés dans leurs grandes lignes au Dahomey,
" dans l'esprit et dans la méthode... Quant aux directions
pédagogiques reçues à la Section Spéciale,
elles nous sont de la plus grande utilité. "
Autres anciens élèves de Bouzaréa, M. Toulouse, M.
Cros qui dirigea pendant longtemps, après le sectionnaire Saintot
(promotion 1897-98), l'école de Fils de Chefs de Kayes, puis l'école
professionnelle de Porto- Novo ; M. Pourcel, créateur de l'école
régionale de Tombouctou et qui mourut au Soudan. A l'heure actuelle,
c'est encore un ancien sectionnaire. M. Quilichini (promotion 1903-1904),
depuis trente ans en A.O.F., qui dirige cette école.
En 1911, M. Olivier, chef-adjoint du Cabinet du Gouverneur Général
de l'A.O.F., fut chargé d'une mission en Algérie ayant pour
but de renseigner le Gouverneur sur les principes pédagogiques
appliqués dans les écoles primaires d'Algérie, et
notamment d'étudier l'organisation et le fonctionnement de l'Ecole
Normale de Bouzaréa. En remerciant, l'année suivante, le
Directeur de l'Ecole Normale, M. ab der Halden, de l'importante documentation
que celui-ci avait pu lui fournir au sujet de son enquête, M. Olivier
déclarait : " ...ce travail nous sera des plus utiles et votre
expérience, ainsi que vos leçons, nous éviteront
bien des tâtonnements ".
A la suite de cette mission, les méthodes de Bouzaréa eurent,
en 1913, l'occasion de manifester leur valeur, éprouvée
par le choix, comme directeur de l'Ecole Normale de Dakar, du directeur
de notre Ecole annexe, l'ancien sectionnaire Quilici. Celui-ci, auquel
notre ancien Recteur, M. Georges Hardy qui l'a bien connu en A.O.F., rend
plus loin un hommage mérité, devait, après la démobilisation,
être nommé Inspecteur de l'Enseignement à Beyrouth,
propageant ainsi, dans le Proche-Orient, après l'Afrique Occidentale,
les techniques apprises à Bouzaréa. M. Quilici fut remplacé
plus tard par le sectionnaire Gallin, lequel fit toute sa carrière
en A.O.F. comme directeur de la Médersa de Djenné, puis
comme chef de service de l'enseignement en Côte d'Ivoire et au Dahomey.
M. Lallement, ancien professeur à Bouzaréa, fut, lui aussi,
détaché en A.O.F., où il exerça les fonctions
d'inspecteur de l'enseignement.
Et pourrions-nous, dans cette énumération bien incomplète,
oublier le nom et l'ceuvre récente de l'ancien sectionnaire Paul
Fabre (promotion 1900-1901), l'auteur de ces deux livres délicieux
: La Randonnée et Les Heures d'Abéché, qui obtint,
pour ce second ouvrage, en 1936, le Grand Prix de Littérature Coloniale.
Livre où l'observation minutieuse de la classe et de ses alentours,
des heures scolaires et des autres, se mêle à la méditation,
l'humour à la poésie, la sagacité pédagogique
à la sagesse recherchée et conquise. Très beau livre
; confidence sans tapage, sans fausses couleurs exotiques, d'une émouvante
sincérité et qui nous intéresse, nous autres, plus
que quiconque. Car, à plus d'une reprise, l'ancien sectionnaire
Fabre sait, discrètement et délicieusement, rappeler ce
qu'il doit à cette Bouzaréa où il apprit à
faire l'école aux petits noirs du Ouadaï.
***
Toutefois, c'est le Maroc qui a, comme fonctionnaires
de l'Instruction Publique ou des autres Services, pu le mieux apprécier
la valeur de l'enseignement de Bouzaréa et la qualité des
maîtres qu'elle a formés, au moment où le jeune Protectorat,
à l'appel de Lyautey, s'organisait et constituait l'état-major
de ses cadres. " La Bouzaréa, écrit M. Louis Brunot,
a donné au Maroc une quarantaine de bons fonctionnaires ou colons.
C'est un titre !... "
Pendant quelques années du reste, avant qu'il pût songer
à préparer sur place ses propres instituteurs, le Maroc
demanda à la Section Spéciale de Bouzaréa de lui
fournir de jeunes maîtres. Par ailleurs, détachés
au service de l'empire chérifien, d'anciens élèves
ou sectionnaires de notre Ecole arrivèrent très vite à
occuper là-bas des postes de choix. C'est, par exemple, M. Nehlil
qui, après avoir été attaché au cabinet militaire
de Lyautey comme officier interprète, fut chargé de fonder
à Rabat l'Ecole Supérieure de langue arabe et de dialectes
berbères, devenue l'Institut des Hautes Etudes Marocaines. Ses
premiers collaborateurs furent justement deux anciens élèves
de l'Ecole Normale de Bouzaréa : MM. Louis Laoust et Louis Brunot.
Ce dernier, parvenu au grade de docteur ès Lettres, est depuis
1936, chef du service de l'enseignement musulman, en même temps
qu'il dirige l'Institut ouvert par M. Nehlil, et où enseigne un
autre de leurs camarades, M. Moïse Buret. Plusieurs arabisants, anciens
élèves de Bouzaréa, enseignent également dans
les lycées et écoles du Maroc et nous nous excusons de ne
pouvoir tous les citer. Ce qu'il importe, en tout cas, de dire, c'est
la contribution considérable que les uns et les autres ont apportée
à l'organisation des études des langues indigènes
au Maroc ; il faudrait tout un long chapitre pour publier la bibliographie
de leurs ouvrages linguistiques, historiques et sociologiques. Un autre
ancien sectionnaire, savant spécialiste de l'étude des Techniques
et des Arts Nord-Africains, M. Prosper Ricard, est devenu directeur du
Service des Arts Indigènes au Maroc. Dans le même Service,
nous trouvons encore, comme Inspecteur des Arts Indigènes à
Marrakech, un ancien élève de Bouzaréa, l'excellent
peintre A. Mammeri dont plusieurs toiles figurent au Musée du Luxembourg.
On le voit, Bouzaréa peut être fière de ses anciens
élèves fixés au Maroc. Eux, de leur côté,
aiment à se réclamer de l'Etablissement qui les pourvut
d'une solide culture, orienta en outre la curiosité de ces chercheurs
vers l'étude des langues, moeurs et coutumes indigènes,
et leur dispensa de sûres méthodes de travail.
BOUZARÉA MÈNE A TOUT...
L'activité de notre ruche ne s'est pas limitée à
cet essaimage pédagogique pour le plus grand bien de l'école
française dans nos diverses colonies africaines. De sérieuses
connaissances de base, de fortes études linguistiques, agricoles,
le contact permanent avec des indigènes ont permis à nombre
de nos anciens élèves de poursuivre, une fois sortis, leurs
études, et de s'orienter vers les carrières administratives,
militaires ou libérales. L'exemple le plus significatif de tous
est, sans conteste, celui de l'admirable Biarnay dont MM. Brunot et Rousset
retracent plus loin l'étonnante histoire, la féconde mais
trop courte carrière.
Il serait toutefois difficile de dire combien d'anciens Bouzaréens
sont devenus interprètes militaires ou civils, officiers des affaires
indigènes, administrateurs de communes mixtes, contrôleurs
civils, fonctionnaires des Finances, de l'Inspection du Travail, ou du
Gouvernement Général. Nous trouvons même de nos anciens
élèves dans des professions ou à des postes où
ils ne semblaient nullement préparés par leur formation
normalienne. Comme quoi, pourraient-ils dire : " Bouzaréa
mène à tout, à condition... " Effectivement,
appartinrent à l'Ecole Normale ou à la Section, des médecins,
des avocats, des colons, un porcelainier de Limoges, un industriel du
Nord, un auteur dramatique, un Directeur des Contributions au Gouvernement
Général, deux Chefs de bataillon, un Intendant militaire,
un Colonel Commandant les Territoires du Sud, un Professeur d'arabe à
l'Ecole de Saint-Cyr, un autre, Professeur de berbère à
l'Ecole des Langues Orientales, deux Commissaires centraux de la Ville
d'Alger... Et, sans vouloir, ni pouvoir les citer tous, rappelons seulement
que l'ancien chef de Cabinet de Clemenceau, aujourd'hui Procureur général
près la Cour des Comptes, M. Pierre Godin, est un authentique Bouzaréen,
qui se plut, tant qu'il fut Président du Conseil Municipal de Paris,
à faire recevoir magnifiquement par sa Ville, nos normaliens indigènes
durant leur séjour dans la Capitale...
Vraiment, " Bouzaréa mène à tout !... "
Ce qui ne veut pas dire, sectionnaires, élèves d'aujourd'hui
qui lirez ces lignes, qu'il faut dorénavant, dans le secret de
vos heures d'études, nécessairement songer à la quitter,
la petite et très modeste école primaire algérienne
pour laquelle vous forment vos maîtres. Car elle a besoin de vous,
la petite école ! Et, sans vouloir en rien contrarier les rêves
d'avenir inspirés peut-être par les exemples de ces anciens
dont je parlais plus haut, nous comptons sur vous pour enseigner demain
dans la petite école algérienne qui vous attend et que,
nous en sommes sûrs, vous aimerez bien.
EN TERMINANT...
...je voudrais, onzième directeur de notre Ecole, achever ce modeste
Essai sur cette pensée : nous sommes, élèves, sectionnaires
et maîtres d'aujourd'hui, dépositaires d'une tradition déjà
longue, de travail, de conscience, de dévouement à une oeuvre
magnifique, qui réclame, tant que vivra Bouzaréa, beaucoup
de foi et d'amour. C'est pourquoi, avant d'entendre le témoignage
des anciens qui ont bien voulu répondre à mon appel, je
crois de mon devoir de porter moi-même témoignage : cette
foi et cet amour, les maîtres, les élèves, les sectionnaires
d'aujourd'hui, les entretiennent dans leur coeur avec un soin jaloux.
Sur notre colline ils sont, ils se veulent, les uns et les autres, les
gardiens de la flamme apportée vacillante, il y a cinquante ans,
de la Maison de Mustapha, mais que protège leur vigilante ferveur
; que ranimerait, si elle menaçait de s'éteindre, le grand
souvenir de leurs devanciers ; une flamme qui durera autant, j'en donne
l'assurance, que durera Bouzaréa...
Il me souvient d'une expression magnifique : c'était un jour où,
parcourant la brousse en excursion d'études, nous fûmes,
mes élèves de Tunis et moi, arrêtés par le
professeur d'agriculture devant un vaste chantier de défrichement.
Là, des centaines d'ouvriers, sapes et pioches en mains, aux prises
depuis plusieurs semaines avec un maquis de lentisques, d'oléastres
et de jujubiers, gagnaient chaque jour, au bout d'un lent et pénible
effort, quelques mètres d'un humus noir jusqu'alors inculte et
désormais promis au soc des tracteurs, puis aux plus belles moissons.
Sur un ton grave et presque respectueux -- tant l'effort était
grand et sûre sans doute mais lente, l'avance, - le professeur dit
simplement : " Voyez ; ils font de la terre...
"
Et nous, fidèles à la consigne transmise par les anciens
de la Maison qui, ici, firent de la France,
avec nos sectionnaires, nos élèves, et pour le bonheur de
l'Algérie, ici, à notre tour, nous disons :
A Bouzaréa, nous
faisons de la France.
**
Convient-il d'ajouter qu'il m'a demandé,
peut-être, cet Historique de Bouzaréa, quelques journées
où, entre deux tâches, j'ai dû me pencher sur les archives
et vieux registres qui racontent fidèlement la vie de notre Ecole
? Il m'a, en tout cas, valu - précieuse aubaine ! - la joie profonde
de revivre, jour par jour peut-on dire, cette existence parfois mouvementée,
jamais banale, toujours attachante. Grâce à ces recherches,
devinant ce qui n'était pas écrit ou lisant entre les lignes,
j'ai ainsi pu surprendre les confidences de mes plus lointains prédécesseurs,
partager leurs soucis et leurs espoirs, m'associer à leurs joies
lorsqu'ils arrivaient enfin à réaliser ce qu'ils avaient
voulu. En vérité, c'est moi qui suis l'obligé de
cette histoire, le plus certain bénéficiaire de l'ouvrage
accompli durant les jours si pleins de ces soixante et onze années.
Alors je voudrais qu'à relater les étapes de cette oeuvre,
ma plume n'eût point trop desservi tous ceux qui ont fondé
l'Ecole, protégé son berceau, lui ont permis de se développer
et de s'embellir, tous ceux qui ont créé, animé l'esprit
de Bouzaréa, ont eu confiance en sa mission et l'ont rêvée
toujours plus grande. Enfin, parce que, à l'occasion et en l'honneur
de ce cinquantenaire, j'ai tenté de raconter l'histoire d'une institution
très vivante, je souhaiterais que la vie ne fût point absente
de ces pages où j'ai mis, à mon tour, tout mon zèle
à bien servir Bouzaréa, toute ma foi dans son avenir.
Aimé DUPUY,
Directeur des Ecoles Normales d'Alger-Bouzaréa.
Docteur de l'Université de Strasbourg,
Lauréat de l'Académie Française.
Quelques belles figures du passé
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Quelques
belles figures du passé.
(reproduite ici car non lisible sur le PDF)
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