École normale, la Bouzarea(h)
Aimé Dupuy - directeur des Écoles Normales d'Alger-Bouzaréa
BOUZARÉA
Histoire illustrée des Écoles Normales D'Instituteurs d'Alger-Bouzaréa
Préface de Pierre Martino, recteur de l'Académie d'Alger
CHAPITRE CINQ : La Bouzaréa d'aujourd'hui
EST-CE BIEN UNE ÉCOLE ?

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Le temps n'est plus, heureusement, où " la Bouzaréa ", isolée sur son promontoire, traduisait surtout une expression géographique, celle d'un massif ancien surplombant la Cantère et le populeux Bab-el-Oued de ses quatre cents mètres d'altitude.

Là-haut, toutefois, disaient les Algérois, quelque part, existait, souvent perdue dans les brouillards, une Ecole chargée de former des maîtres d'école. Singulière idée, ajoutaient-ils, que d'installer aussi loin d'Alger, tout près des nuées, en l'absence presque complète de moyens de transports rapides et sûrs, une Ecole dite Normale ! De là-haut, en tout cas, descendaient aux jours de sortie, dégringolant la " traverse ", des garçons en redingote. Archaïque, piteux uniforme, incommode, vite poussiéreux, tellement impopulaire auprès des élèves que, dès 1889, l'Administration de l'Ecole dut le supprimer (" ...Outre qu'il est beaucoup trop chaud l'été..., cet uniforme avec redingote en drap noir craint tellement la poussière que, lorsque les élèves ont fait à pied le chemin de Bouzaréa à Alger, ils arrivent en ville dans un état peu convenable. De plus, la redingote est très mal portée par la plus grande partie des élèves. Sous ce vêtement, ils ont l'air empruntés et gauches... " Inutile d'ajouter que ce costume ridicule dont on avait, en 1833, affublé tous les élèves des Ecoles Normales, était détesté de ceux d'Alger comme de leurs camarades de la Métropole.). Descendus, il leur fallait remonter, problème qui intéressait d'ailleurs non seulement les élèves, mais encore les professeurs et, de temps à autre, les inspecteurs. Je laisse à M. Di Luccio qui, comme élève puis professeur, " connaît la question ", le soin de raconter les vicissitudes du transport quotidien ou hebdomadaire des élèves-maîtres et des maîtres de Bouzaréa.

Aujourd'hui encore, lorsque, après maintes rampes et tournants, ayant laissé Alger, traversé El-Biar, gagné, jusqu'à la côte 316, les premières croupes du massif de Bouzaréa, il arrive en pleine campagne, devant notre vaste Etablissement, le visiteur étranger ne saurait, pas plus qu'il y a cinquante ans, dire à brûle-pourpoint que cet Etablissement est une Ecole. Sans doute aperçoit-il une longue ligne de bâtiments, de galeries, avec des centaines d'ouvertures d'une monotone symétrie, puis d'autres bâtiments perpendiculaires au corps du bâtiment principal, qui s'élèvent entre des places vides et des jardins, des cours et des tennis. Mais tout ce domaine, qui n'a rien au surplus de spécifiquement scolaire, dévale parmi d'autres jardins en terrasses, jusqu'à un profond ravin pour remonter sous la forme d'un bois aux frondaisons serrées. arrêté par la route du Frais-Vallon. Ici et là, des groupes d'ouvriers indigènes et de jeunes gens travaillent aux cultures. C'est peut-être bien une école, car, des jeunes gens, on en aperçoit maintenant partout, égaillés dans ce domaine. Donc, ce doit être une ferme-école, concluent les étrangers.

Franchi la porte qui semble indiquer l'entrée principale, notre visiteur, pour se guider céans, cherche d'abord, et tout naturellement la conciergerie. Il s'engage alors sous une interminable galerie ; où se diriger ? à droite ? à gauche ? Va-t-il à droite ? de concierge, point. A gauche ? de concierge, pas davantage. Tiens, c'est étrange ! Continuons... Et il pourra continuer longtemps ainsi, s'il n'a la chance de rencontrer quelque élève ou quelque employé pour le tirer d'embarras. Elle n'est donc point légendaire, elle appartient à notre histoire, l'anecdote suivante qui date d'une vingtaine d'années : un Inspecteur Général en tournée arrive un matin, au petit jour et, ne connaissant pas les aîtres, se met en quête du concierge qui devait le mener auprès du directeur. S'étant, comme le plus vulgaire des non-initiés, heurté à des portes closes, ne rencontrant que salles vides, réfectoires, ateliers, il déboucha enfin, par l'escalier du sous-sol, aux cuisines, où ce matin-là précisément, le " chef " attendait la visite annuelle de l'employé d'une maison algéroise, chargé... de la destruction des cafards (car nous avions, en ces temps anciens, des cafards à la cuisine...). L'aide- cuisinier de service salua le haut fonctionnaire, au comble de l'ahurissement, en termes d'une rare désinvolture. Brièvement, on s'expliqua. Mais, inutile d'ajouter que, dans le cabinet directorial où il avait enfin été conduit, l'Inspecteur Général ne laissa pas de témoigner, d'une manière fort vive, l'impression que lui causait ce premier contact avec une maison aussi singulière...

Evidemment il faut s'y faire... et le directeur entrant, tout comme ceux qui l'ont précédé. tout comme les inspecteurs, tout comme les étrangers. Au surplus, ajoutons que cette Maison - une petite cité - compte près de 250 personnes, et, qu'à défaut de concierge, l'étranger trouve très vite ici guides courtois et empressés.

Sitôt introduit d'ailleurs, l'impression du visiteur change : il est bien dans une école et dans une école où l'on forme des maîtres d'école, car, des fenêtres ouvertes, des voix d'enfants alternant avec des voix encore mal " posées " d'élèves-maîtres, s'entendent, détaillant la leçon du moment. Ces galeries qui longent les salles de cours bourdonnent comme ruche au travail. Les ateliers retentissent du bruit des marteaux sur les enclumes, les étaux et les établis. Un peu partout, s'aperçoivent maintenant des groupes d'élèves. Dans les jardins, sous la direction d'un professeur, les uns piochent, sèment, arrosent, taillent les arbres. D'autres tendent un grillage, remplacent les carreaux aux innombrables fenêtres de la Maison, apprennent d'un maître-maçon, attaché à l'Ecole, à gâcher le plâtre, à couler le ciment, à refaire un enduit, à édifier un mur de soutènement. On en voit partout, des élèves, même à la cuisine où nous avons voulu que ces jeunes gens, demain dans le bled, ou en tribu, sachent eux-mêmes faire leur popote, composer un menu, préparer autre chose que des macaronis ou des oeufs sur le plat. D'ailleurs cette studieuse jeunesse est aussi joueuse et rieuse : à l'heure des récréations le stade, la grande cour, les terrains de jeux, football, basket-ball, base-ball, tennis, fronton de pelote basque, sont pris d'assaut, retentissant de l'éclat des fortes voix algériennes.

VIEILLE FRANCE...

Vus de près, nos jeunes gens décèlent, à l'allure comme à l'accent, la diversité de leurs origines. Les sectionnaires qui, presque tous, revenus du service militaire, mariés, voire pères de famille - certains touchent de près la trentaine - ne sont plus des adolescents, apportent ici les traits caractéristiques de tous les pays de France, des Flamands aux Provençaux, des Gascons aux Francs-Comtois et aux Normands, des gens des Alpes et du Massif Central. Des courants de relations se sont, à la suite de hasards variés, établis entre certaines provinces et notre Bouzaréa ; ainsi le courant du Sud-Ouest : chaque année nous recevons, en effet, bon nombre de sectionnaires des Pyrénées, des Landes, du Lot, du Tarn. Mais le terroir qui a su le mieux se créer des liens avec Bouzaréa, c'est le Jura (On en compte 17 pour les six dernières années, et, pour la même période, 12 des Basses-Pyrénées et 8 de la Creuse.). Sans doute, en dehors des difficultés de placement des normaliens sortants de Lons-le-Saulnier, la réputation et l'activité de leur obligeant compatriote, le " cheikh Rousset ", berbérisant notoire, y sont-elles pour quelque chose. Un fait est certain, le Jura a eu des représentants, et nombreux, dans la plupart des Sections Spéciales. Et par voie de conséquence très explicable, beaucoup de nos Jurassiens sont devenus de bons berbérisants : en quelque sorte, le Djurdjura semble vouloir s'annexer le Jura. D'une manière générale toutefois, c'est le " Midi " qui " donne ". Nous commençons cependant à avoir un certain nombre de jeunes gens du Nord et de l'Est ; ainsi, cette année, la Section compte cinq élèves recrutés dans l'Académie de Lille. S'enquérir de la provenance de nos sectionnaires n'est pas sans intérêt ; non seulement vis-à-vis du recrutement de nos futurs maîtres de l'enseignement des indigènes, mais encore quant à l'influence que ne manque pas d'avoir, sur le peuplement algérien, la venue, accidentelle ou permanente, d'un ou plusieurs représentants de nos provinces métropolitaines. Rares, en effet, sont les sectionnaires qui, séduits par leur nouveau pays, n'amènent avec eux, au cours de leur carrière, des parents, des amis d'enfance, des camarades d'école, lesquels s'installant à leur tour, contribuent à renouveler le sang français parmi les populations algériennes.

...ET FRANCE NOUVELLE

Nos élèves français d'Algérie n'offrent pas moins de curieuse diversité : de même que la Section exprime, en une synthèse jeune et expressive, le visage de la France entière, de même, le groupe de quatre-vingt-dix Algériens constituant l' " Ecole Normale Française " résume fort bien les traits du Français d'ici : " Nous d'Afrique... ", comme écrit excellemment notre ami, le poète algérien Jean Pomier. Effectivement ils sont d'Afrique, et non d'ailleurs, ces grands jeunes gens an teint chaud, à la voix mâle, sportifs et délurés, que nous envoie le Département d'Alger, que nous envoyait hier encore l'Oranie. En dehors du petit nombre des Israélites incorporés à l'Ecole Normale Française, les élèves-maîtres " européens " sont issus, pour moitié à peu près seulement, de Français venus de la Métropole. Aucun d'eux, d'ailleurs, n'a vu le jour en France. D'une enquête à laquelle je me suis livré à ce sujet en 1936 (In Outre-Mer, 1936, 2' trimestre : Une Ecole Normale d'Outre-Mer : Bouraréa.1), il résulte que, sur quatre-vingt-six de ces algériens, trente et un sont nés de parents eux- mêmes nés en Algérie ; quinze d'entre eux représentent la troisième génération fixée dans la Colonie.

Remarque importante : quarante-deux élèves seulement, sur quatre-vingt-six, sont déjà allés en France ; quarante-quatre ne l'ont jamais vue. En général d'ailleurs, ces descendants de métropolitains connaissent très mal l'histoire de leur famille. Si on les interroge là-dessus, ils se savent vaguement issus d'hommes venus aux " campagnes d'Afrique " ou pour tenter l'aventure, faire fortune, travaillant comme petits colons ou petits commerçants. Plusieurs d'entre eux ont, dans leur ascendance, un déporté politique de 1851 fixé en Algérie, ou un Alsacien venu au moment des émigrations collectives de 1838, 1848, 1852 et 1871. Mais les renseignements que les uns et les autres apportent à l'enquête manquent de précision : à lire la brièveté de leurs déclarations, à constater dans ces réponses leur " incuriosité " familiale, on a l'impression que cette race de Néo-Français s'estime c sans passé " et sans aïeux ; qu'elle entend commencer à compter seulement à partir de celui qui, voilà quelques décades, un siècle tout au plus, vint, le premier, s'établir en Algérie ; de celui qu'ils reconnaissent en quelque sorte pour le vrai fondateur de la famille. Pour parler comme Victor Hugo : " ...Celui-là, c'est l'aïeul, l'ancêtre, le grand homme... "

Toutefois, du terroir même d'où il partit un jour, cet ancêtre, de même que de la date exacte de son départ, nos jeunes ne font pas grand cas ; à tel point que parfois ils se contentent de signaler, comme X... de son aïeul paternel : " Il est venu de France pour s'installer à Béni-Méred ". Donc, le fait mémorable, susceptible d'être consigné, honoré, c'est bien l'installation de l'ancien à Béni-Méred et non l'acte, cependant si digne d'être élucidé dans ses mobiles, qui détacha à un moment donné un individu ou une famille de la ville ou du village, berceau de la lignée. Avec la quasi- arrogance, la désinvolte suffisance des races jeunes et fortes, les Algériens, ces Américains d'Afrique, vivent dans le présent et tâchent simplement d'agir, de réaliser, insoucieux de leur histoire, laissant à d'autres le soin de l'écrire. Et dans la mentalité de leurs fils - nos élèves, dans les comportements de ces futurs instituteurs pour l'Algérie, les vertus du caractère, l'allure franche et volontiers combative, le sens du réel et le sens pratique qui leur font préférer les études " utiles " à la spéculation pure, rappellent bien les énergiques qualités familiales. Au surplus, beaucoup de ces Néo-Français sont de sang européen pies ou moins mêlé. A côté des fils d'étrangers ou de naturalisés, espagnols, italiens et autres, nous trouvons des élèves dont le patronyme, très " province ", ne révèle pas l'union du père ou de l'aïeul avec une Mahonnaise, une Napolitaine ou une " Algérienne " d'ascendance plus ou moins obscure. Parfois, c'est la vocation de l'enseignement et la candidature du jeune homme à l'Ecole qui déclencheront un changement de nationalité ; le nom se francise ; de " Costa " on fait " Coste " par exemple, et notre accueillante Bouzaréa préparera pour demain un instituteur français de plus. Que sont, socialement parlant, les familles de nos élèves-maîtres européens ? Sur les quatre- vingt-six précités, vingt d'entre eux appartiennent au milieu rural : fils de cultivateurs, maraîchers ou petits colons ; dix-huit viennent de familles de petits commerçants ; dix-huit, d'employés ou d'ouvriers ; trente, de petits fonctionnaires. De même que dans les Ecoles Normales de la Métropole, nous ne comptons presque aucun fils d'instituteur (Trois seulement à l'heure actuelle pour 90 élèves de l'Ecole Normale européenne. La proportion est plus grande chez les indigènes, sept, soit le dixième de l'effectif.).

Quant à nos soixante-dix élèves-maîtres indigènes, Berbères ou Arabes, ils semblent beaucoup mieux renseignés que leurs camarades européens sur leurs origines. D'aucuns tirent orgueil de se déclarer issus de familles maraboutiques, sur lesquelles persiste le pouvoir de baraka ; d'autres, d'être Koulouglis, autrement dit, comme s'exprime plaisamment l'un d'eux, " le produit d'un Turc et d'une Arabe ". Tous aiment à se réclamer de familles éminentes jadis par la situation de fortune, et plus encore par l'éclat dont elles ont, dans le passé, bénéficié en raison de leurs titres, voire des fonctions publiques assumées par leur chef. Médiocres aujourd'hui pour la plupart, elles en appellent à une plus haute extrace, et nos indigènes souffrent, cela est visible dans leurs déclarations, quand ils ne peuvent attester, ou tout au moins prétendre, être nés. Sur quoi reposent leurs assurances ? Elles invoquent d'ordinaire la tradition orale, favorable à leur propre histoire et dont il serait, évidemment, injurieux, a priori, de suspecter la bonne foi. La tribu, le clan, sont bien, par la voix des anciens, de fidèles conservateurs des souvenirs de famille. Du reste, n'en est-il pas de même dans nos familles européennes lorsque manquent les témoignages officiels, les livres de raison et, d'une façon générale, les " papiers " à l'aide desquels se reconstituerait aisément et sans conteste l'histoire de la lignée ?

UN BEAU VOYAGE

Plus de la moitié de nos Français d'Algérie, nous l'avons dit, ne connaissent la France que par ouï-dire, par leurs manuels d'études et leurs leçons. Situation évidemment fâcheuse, et d'autant plus regrettable que, plus favorisés, leurs camarades indigènes peuvent, en fin de scolarité, et grâce à un crédit spécial de notre budget, accomplir un voyage dans la Métropole. Pendant près de vingt jours, en effet, nos élèves arabes et kabyles, embarqués dès la fin du Brevet Supérieur, visitent Marseille, remontent la Vallée du Rhône ; font, à Grenoble connaissance avec les Alpes ; par Lyon, regagnent Paris, et quelquefois l'Est, le Nord ou la Normandie ; puis, après un séjour de plusieurs journées dans la capitale, reviennent à Alger et rentrent chez eux émerveillés, l'esprit et le coeur pleins de souvenirs qu'ils aimeront à évoquer plus tard. Ce premier contact avec la France est, par ses conséquences immédiates et lointaines, extrêmement bienfaisant pour nos jeunes indigènes. Car, aux notions classiques, toutes livresques, " géographiques ", " historiques ou littéraires " que leur rappelait jusqu'alors le mot " France ", va se substituer la réalité pittoresque, nombreuse et nuancée de la France vivante, de chacun de nos " pays " français. Et tous nos élèves, à leur retour, de traduire, enthousiastes, cette impression de la première rencontre, tant désirée, vrai pèlerinage, avec les choses et les gens d'une France qu'ils abordent avec un réel délire, une touchante ferveur. Quoi qu'ils en aient attendu d'ailleurs, ce voyage les enchante, les émeut encore plus profondément qu'ils ne se l'étaient imaginé. C'est vraiment un choc profond et inoubliable donné à leur imagination, à leur sensibilité admirablement préparées du reste à cet ébranlement intime, depuis leurs plus lointaines classes en tribu, par leurs instituteurs, puis par leurs professeurs. Qui dira combien, et à jamais, nous a attachés, grâce au prestigieux Voyage, tant de générations d'élèves-maîtres indigènes découvrant, comme ils aiment à dire, la mère patrie. Marseille dépassée, à mesure qu'ils progressent dans la révélation du plus " beau royaume qui soit sous le ciel ", on les entend reconnaître, souvenir d'images, de leçons ou de lectures, tel monument célèbre, telle oeuvre d'art classique, tel aspect significatif du paysage.

Du haut de Fourvières " ...Voici le Rhône, dit l'un. - Non, c'est la Saône... " Et l'érudit de la caravane d'expliquer fort bien, ma foi, comme un professeur, les caractéristiques des deux rivières lyonnaises. Au second étage de la Tour Eiffel, ils nomment sans se tromper, avec une joie contenue ou débordante, et toujours de la piété dans le ton, le Panthéon, les Invalides, Notre-Dame de Paris... Comme, à ce moment, ils payent, de ces simples mots, de cette émotion, les milles soucis des maîtres qui les guident durant leur randonnée. Ce n'est pas tout : plus féconde encore en résultats que cette " reconnaissance " de la France, est la véritable " découverte " que, chemin faisant, aux fenêtres des wagons et des cars, et surtout aux arrêts, aux heures où on " ne visite plus ", où ils ont le plaisir de flâner par petits groupes, nos jeunes indigènes font des " Français de France " et du charme familier que dégage le spectacle de la vie française. Parmi les recommandations que nous leur adressons au départ de Bouzaréa, figure celle de se montrer très attentifs à tout ce qu'ils verront, d'être tout yeux tout oreilles. Recommandation dont nous savons bien qu'elle est plus règlementaire que nécessaire, car jamais nous ne les vîmes mieux écouter, mieux observer. Cependant, à beaucoup de ceux qui, durant la randonnée se feront leurs cicérones complaisants, leurs professeurs occasionnels, ils préfèrent instinctivement ces maîtres incomparables que sont, par exemple, de braves voyageurs des troisièmes classes rencontrés sur le parcours, devisant entre eux de leurs petites affaires ou nouant avec nos Algériens un brin de conversation ; des paysans, des forains, des gens de la petite ville observés sur une place de marché ; de gais touristes du dimanche croisés lors d'une excursion ; de braves ouvriers approchés dans quelque vaste usine, à leurs pièces, flattés de la visite, toujours prêts à donner une explication technique, souriants et sérieux, soucieux que leur ouvrage " soit bien faite " ; et ce peuple de Paris, loquace, un peu difficile à saisir dans ce qu'il a de badaud, de goguenard, mais si " bon enfant ", si plaisant,

serviable et gai, qu'ils coudoient aux bals populaires du 14 juillet... Oui, c'est une France toute nouvelle et si humaine, si expressive, si différente de celle que leur apprirent leurs livres : généreuse certes, donnant les Droits de l'Homme au Monde, mais impérieuse, hiératique avec son flambeau civilisateur et son glaive justicier, ses Louis XIV et ses Napoléon, ses guerres, ses traités, ses grands hommes et son faste. Or, à Avignon, d'après le témoignage écrit d'un de nos élèves, ce qui le frappa, c'est moins le majestueux Château des Papes que le guide au képi galonné qui " parlait avec une voix suave, chaude, pénétrante et cet accent traînant des méridionaux, doux comme le miel. A la fin de la visite, sur le chemin de ronde, lorsqu'avec de grands gestes il nous racontait je ne sais plus quelle légende locale, il était pour moi Daudet ou Mistral lui-même... "

La France découverte, ce n'est surtout pas - et voilà qui compte - la France telle qu'ils se l'imaginaient d'après les journaux quotidiens d'Alger ou de Paris, lesquels ne relatent que luttes partisanes, grèves et bagarres, crises ministérielles, crimes et scandales, à grand renfort de titres dramatiques et de commentaires véhéments. Ici, c'est le pays du bon roi Henri et de sa poule au pot, celui de La Fontaine ; débonnaire, populaire, cordial, travailleur et si " philosophe " avec ses proverbes et son absence de morgue. Alors... alors, lorsqu'il faut enfin quitter les bords de la Seine pour regagner le pays natal, comme on comprend la mélancolie de ces garçons qui, demain rentrés au douar, au village, à la tribu en attendant octobre et la petite école indigène de leurs débuts, ont en ce moment, après ces quinze jours lumineux, enchantés, peur d'être dès leur retour, repris par toutes les puissances des ténèbres : traditions impitoyables, rites indiscutables ; déjà, plus d'un, secrètement, appréhende, plus redoutés encore que les voix de la tribu, le silence des anciens, l'inquiétude des mères, des soeurs, voire des femmes (certains sont mariés) à ne plus reconnaître après l'ensorcellement de Paris, le visage et l'âme de celui qui a maintenant vu de près le visage et l'âme des Occidentaux.

L'an dernier, sur le quai de la gare de Lyon où étaient venus l'accompagner des garçons et des jeunes filles rencontrés au Havre dans une auberge de jeunesse, le groupe que nous ramenions à Alger ne pou?
. vait se séparer de ces amis, Français et Etrangers qui, la veille ignorés, lui étaient devenus si chers. Spontanément, avec une grâce exquise, chacune des jeunes filles avait embrassé chacun de ces jeunes gens ; rarement nous vîmes échanger pareil baiser fraternel, pareil baiser de paix. Et chez les nôtres, il y avait des yeux pleins de larmes... Entourant cette jeunesse si étroitement unie sur un quai de gare - rencontre sans lendemain - des
1 voyageurs, des curieux, regardaient avec une sympathie évidente ces embrassades, gagnés par la cordialité, je dirai plus, par la beauté de cette scène singulière. Au moment où siffla le signal du départ, les nôtres, leurs
voix unies à celles de leurs amis restés sur le quai, entonnèrent, grave comme un cantique, le beau chant des scouts...

..." Ce n'est qu'un au revoir, mes frères,
" Oui, nous nous reverrons, mes frères...
" Ce n'est qu'un au revoir... "

Et jamais, du fond du coeur, nous, les maîtres et les témoins de cet " au revoir " - dont la distance, la dure vie feraient hélas ! sans doute un adieu - nous n'avons souhaité plus ardemment que cet espoir d'une jeunesse généreuse, confiante en l'avenir, devienne pourtant, quelque jour, une réalité.

UN AUTRE BEAU VOYAGE

Durant le voyage de nos sectionnaires, nous connaissons des heures aussi réconfortantes. Car, eux aussi, au mois de mai, font un voyage. Seulement, au rebours de leurs camarades indigènes, ils le font en sens inverse, du Nord vers le Sud, assez avant dans le Sud pour que les effleure l'haleine du désert, pour qu'ils arpentent quelques centaines de mètres les dunes du Grand Erg, après quoi, ils remontent, à travers les Hauts Plateaux, des paysages sahariens vers la Kabylie, avant de rentrer à Alger. Chemin faisant, munis du récent enseignement de Bouzaréa, ils constatent, de leurs propres yeux, que l'Algérie est, elle aussi, presque autant que le pays de France, une terre d'aspects variés, et non le désert torride, monotone et plat, de ci de là, quelques palmiers, quelques chameaux, des chacals et des gazelles, tableau dont s'accommodent encore trop de Français moyens.

Donc, l'année de Section aidant, nos provinciaux, grâce au Voyage, rengainent au magasin romantique les minarets, les muezzins, les djinns, les " déserts " et autres accessoires du mirage oriental, qu'ils traiteraient maintenant volontiers de fariboles. L'Afrique, à leurs yeux, se découvre sans voiles, toute nue. Parfois même indécente, car elle est littéralement indécente, cette Afrique qui, loin d'offrir toujours, au long de la randonnée, le visage attendu de l'opulence, de la fécondité, Eldorado à notre portée, " grenier de Rome ", se révèle soudain, s'impose alors implacable dans sa vérité, avec ses terres de parcours fauves et stériles, sa sécheresse désolante, son immobilité, son silence, son mystère et sa gravité. Parce que, en dehors de son aimable Sahel - un " Midi " plus fertile que le nôtre - et comme l'écrivait le saharien Ernest Psichari, parce que " l'Afrique est sérieuse ". Au long de douze jours de randonnée en car, nous avons ainsi, plus d'une fois, surpris, dans les yeux de nos sectionnaires venus de contrées amènes, où l'homme des champs sut, avec le temps, se concilier l'humeur du climat, lui faire rendre, bon an mal an, honnête provision de froment et de vin, nous avons surpris un étonnement qui, parfois, cachait mal certain désenchantement. Méditation utile, salutaire, que nous n'avons garde de troubler. Durant des heures, dans la torpeur des matinées par trop ensoleillées, des après-midi accablantes, le car roule, les chants, les conversations, les lazzis se sont tus. Secrètement alors, chacun s'interroge. Est-ce bien là ce que cherchaient ces esprits curieux ? ces jeunes activités ? A ce moment s'évoquent des paysages familiers de l'autre côté de l'eau, pâtis verdoyants, rivières fraîches, sites hospitaliers... Il y a, dans ce silence, à peine troublé de temps à autre par quelque loustic, des minutes longues de malaise.

Pourtant l'impression n'est pas durable. Aussi bien s'esquisse, fin de l'étape, le centre où l'on gîtera, l'oasis où l'on fera halte, le village kabyle où l'on trouvera des arbres, des sources et des hommes. Partout, en outre, puisque l'excursion a lieu en période scolaire et qu'ils visitent au passage quantité de classes, nos jeunes gens verront des enfants. Des enfants à l'école. C'est là, dans ce voyage, appelé d'ailleurs " pédagogique ", l'autre grande découverte que feront les sectionnaires. Elle révèle l'indigence de ces écoliers, mais aussi leur bonne volonté dans l'étude. Elle révèle aussi le labeur des maîtres, des anciens de la Section qui, avec leurs collègues indigènes, arrivent à faire de l'école un foyer de vie, de vie matérielle, car chaque école est aussi un dispensaire, un jardin potager, un atelier ; un foyer de vie intellectuelle et morale d'où rayonnent un peu de savoir, quelques principes de justice et d'humanité. Quand ils ont vu de près, dans son honnêteté et sa simplicité, l'oeuvre de leurs devanciers, nos section- flaires sont conquis. Rentrant, après la longue randonnée, un peu fourbus, fiers de leur teint bronzé, chargés d'achats divers : poteries, tapis, cuivres et bijoux, ils savent qu'ils sont à leur tour prêts pour la tâche que l'Algérie attend d'eux ; ils sont prêts et même ils ont choisi : les uns se sont, pour toute leur carrière peut-être, voués au pays berbère, aux écoles de tribu, loin des routes, haut perchées sur les pitons kabyles. Les autres, qui rêvaient dans leur province, du Sud mystérieux, des oasis dans les palmes, de lumière et de couleurs, songent maintenant à quelqu'une de ces écoles qu'ils entrevirent sur la route de Touggourt ou de Ghardaïa. Là-bas, des postes seront " sans doute libres au 1er octobre ". Là-bas, ou là-haut, ils en sont certains à présent, se réalisera pleinement leur destin africain, ce destin qui commença le jour où ils vinrent à nous, sur la colline de Bouzaréa.

L'ESPRIT DE BOUZARÉA

D'une jeunesse si nombreuse, si diverse par ses origines, on pourrait craindre que, réunie pour des études visant au même but, mais assez différentes si l'on considère la Section et l'Ecole Normale proprement dite, elle manque de cohésion spirituelle et sentimentale. Et cela s'est bien vu tant que les trois groupes d'élèves restèrent séparés dans l'Etablissement comme par leurs programmes. Ce temps est révolu : aujourd'hui, encore une fois, nos jeunes gens vivent en commun, fraternisant dans les salles d'études, au réfectoire, sur les terrains de jeux, à la coopérative et aux jours de sortie. Le Cinquantenaire de l'Ecole, en outre, avec sa fête commémorative, assemblée solennelle qui renforcera les liens unissant sans qu'ils les aperçoivent toujours, les générations d'élèves-maîtres et de sectionnaires d'hier et d'aujourd'hui, sera une éclatante démonstration de l'esprit de Bouzaréa.

Cet " esprit " n'est pas, et vous le savez bien, celui d'un fantôme. Ni une illusion, ni un rêve, ni un souhait, mais une vivante réalité. S'il est des collines inspirées, en voici une que rien, sauf une situation prestigieuse, favorable à l'étude et à la méditation, n'appelait, il y a cinquante ans, à cette fortune, mais qui a su s'adapter au rôle spirituel que le hasard lui assignait, devenir une cité du gai savoir en même temps qu'une vaste maison de famille, une Petite Chartreuse, souriante et sans conventuelle rigidité. A l'entrée de cette Maison, exprimant cet esprit de Bouzaréa, je pense que l'on pourrait, de l'assentiment de tous ceux qui la connaissent, inscrire sur le marbre en lettres d'or :

ICI A COMMENCÉ UNE LONGUE AMITIÉ

Amitié qui naquit entre camarades européens venus de tous les coins du Département ; entre Européens et Indigènes, Kabyles et Arabes de toute l'Algérie ; entre Français d'Algérie et Français de France ; entre Indigènes et Sectionnaires. Amitié rehaussée, entretenue, depuis quelques années, par la création de l'Association Amicale des Anciens Elèves et Sectionnaires de Bouzaréa. Amitié entre les professeurs : les uns et les autres se retrouvent dans leur salle à manger, à la " table commune ", dont la bonne chère et l'entrain traditionnel font oublier à ces commensaux de chaque repas de midi l'éloignement du foyer. Amitié entre les élèves et leurs maîtres, puisque sur dix-huit fonctionnaires administratifs ou enseignants à Bouzaréa, treize d'entre eux sont sortis de l'Ecole Normale ou de la Section. Amitié qu'atteste encore le souvenir reconnaissant que gardent à Bouzaréa tous ceux qui, élèves-maîtres, professeurs, économes ou directeurs, y passèrent, sont fiers d'y être passés.

MISSION DE BOUZARÉA

Du fait peut-être de l'obligation, dans notre relatif isolement, de nous " sentir les coudes ", nous avons besoin de cette solidarité profonde et agissante dont nous aimons à éprouver chaque jour la force ; tel est bien le premier élément où se reconnaît l'esprit de Bouzaréa. Le second se traduit chez tous ses adeptes, par l'unanime volonté de servir. Assurément, en un pays d'hommes d'action, ce désir de l'action utile n'a rien que de très ordinaire. Où il devient plus original, c'est lorsque, interrogeant le passé de notre Ecole, nous découvrons, non sans fierté, dans quelles directions parfois surprenantes, inattendues d'une Ecole Normale, s'est exercé le service de ceux qui, ici, apprirent à servir. Aussi bien faut-il dire un mot de ce que l'on pourrait appeler la mission de Bouzaréa.

Sans doute le rôle d'éducatrice des futurs maîtres de la plus grande partie de la jeunesse européenne de l'Algérie lui était-il, par l'institution même de l'Ecole, régulièrement dévolu. Ce qu'il importe toutefois de marquer, c'est la conscience, le dévouement, l'esprit de suite que, dès la sortie des premières promotions de l'Ecole. c'est-à-dire depuis bientôt trois quarts de siècle, ont apportés les maîtres sortis de l'Ecole Normale Française au service de l'enseignement primaire des européens. Contribuant ainsi et pour une large part, à la fusion de toutes les races méditerranéennes vivant en Algérie, devenue l'un des foyers algériens des plus ardents de l'esprit français, Bouzaréa tient une place d'honneur parmi les fondations qui ont le mieux servi notre influence et surtout nos protégés.

Mais elle n'occupe pas une place moins considérable dans la conception et l'organisation de l'enseignement des Indigènes : à ce sujet, sans vain désir d'apologie, avec le seul souci de rendre justice à tous les ouvriers d'une grande oeuvre, on peut bien écrire que, si la création de l'enseignement des Indigènes en Algérie est née de la volonté lucide, généreuse et tenace du Recteur Jeanmaire, son second, en cette affaire, fut M. Paul Bernard. C'est à ce dernier, en effet, à lui et à tous ses professeurs et instituteurs de Bouzaréa, que nous devons d'avoir élaboré, rassemblé en corps de doctrine, les éléments divers nés des besoins, mûris par l'expérience, de la pédagogie de la classe indigène : de toutes les classes, la plus difficile ; en conséquence, de toutes les pédagogies, la plus positive, la plus réaliste. Ici de quoi s'agit-il, en effet ? De doter chaque écolier indigène d'un moyen rudimentaire mais cependant précis pour s'exprimer dans notre langue ; pour suivre la leçon du maître chargé de le pourvoir des quelques connaissances usuelles, des quelques principes moraux les plus nécessaires. Or, jamais élève, plus que notre petit Arabe ou Kabyle, n'offre l'image classique de la " table rase " ; littéralement, il ne sait pas un mot. Au
maître d'en profiter, si l'on peut dire : avec les débutants, du langage, du langage et encore du langage. A l'enfant de parler. Toutefois, comment l'y amener ? Par l'action menue, mais incessante ; en le faisant agir, en l'obligeant à traduire sur-le-champ ce qu'il a fait. Donc, en usant du verbe, le mot de l'action ; du verbe qui réclame son sujet, appelle un complément et bientôt tout un cortège de compléments.

Pédagogie, on le voit, essentiellement, voire strictement concrète dont le procédé majeur, et, au début, presque unique, sera donc " l'exercice de langage ". Leçon difficile, mais assurée de succès ; à une condition pourtant : c'est qu'elle soit dirigée avec maîtrise. Ce procédé, l'étudiant sans relâche, l'expérimentant à son école annexe, le perfectionnant de jour en jour, Bouzaréa est parvenue à lui faire rendre le maximum de résultats, lui assurant ainsi une durable et glorieuse carrière. Voyez comment, ouvrant une école à Abéché, un de nos anciens sectionnaires, Paul Fabre, adapte heureusement " ce qu'on lui a montré à Bouzaréa " à l'usage de ses petits noirs du Ouadaï :

" ...Ainsi Mahamoudi fait homme se souviendra peut-être un jour de l'âne que Bakar amenait l'autre matin devant l'école. Après le boeuf... on faisait comparaître le " bricot ". Et l'on se rassemblait dehors, dans l'ourlet d'ombre du rempart. Chikou disait : " Bourma, keské jé tiens ? " - " Tu tiens l'oreille du bricot... non ! de l'âne de Bakar, " Et puis Kada touchait un oeil, touchait les yeux, touchait le ventre de la bête. Et l'on parlait comme des Blancs. A son tour, joyeusement, Lucien palpait la place où les chevaux portent crinière, où les " bricots " ne portent presque rien ; et Omar III, voulant répondre à la question : " Qu'est-ce qu'il touche ? " confondait " Lucien il touche la " ké " de l'âne... " Ce qui les faisait rire tous, y compris les tirailleurs. Et l'un d'entre eux montait sur l'âne... Et deux, pour pouvoir dire : " Nous montons " et faire dire : " Vous montez ". Et " je descends " et " Tu remontes ". Jusqu'à ce que maître Baudoin d'Afrique, pris de malice ou fatigué de s'amuser, baissant la tête ou rusant un peu, eut " débarqué " vilainement Mahamoudi, pour faire psalmodier à l'assistance : " Ma-ha-mou-di tombe par terre. Ma-ha-mou-di n'est pas content. " Puis, on rentrait " lire et écrire l'âne " compter des ânes, en rassembler, en perdre, en dessiner un plein marché, pendant que l'autre, le modèle, rêvassait dans la lumière du Tata. Le lendemain, Abderrassoul envoyait par des " captifs " un dromadaire et un cheval sellé : chameau, chameaux ; cheval, chevaux... Mahamoudi songeait à l'âne... "

Comme elle est émouvante, dans le lointain Ouadaï, cette application de notre authentique " produit-maison ", si correcte, si fidèle à la doctrine pédagogique de Bouzaréa. On dira peut-être de cette " méthode directe " qu'elle est un peu puérile, simpliste, aboutit à des expressions mécaniques, à des phrases stéréotypées, qu'elle est donc peu idoine à faire sentir et penser. Tout dépend, il est vrai, du maître qui, ayant reçu un outil de choix, bien au point, ne sait pas utiliser jusqu'au bout ce loyal et précieux instrument... Mais les maîtres formés à notre Ecole savent bien qu'il s'agit là d'un moyen et non d'une fin. Lorsqu'ils sauront parler, leurs élèves seront aptes à penser et, à sentir. V assistais, il y a quinze jours, dans une classe d'application à un exercice de langage sur la mer. Eh bien ! était-ce l'art du maître, la sûreté de sa préparation, la sobriété de ses questions, l'autorité de ses gestes, plus éloquents que paroles, était-ce l'intérêt visible qu'y apportaient les élèves pris au jeu magistral, je l'atteste : j'ai entendu dans ce cours élémentaire l'une des plus belles leçons de ma carrière : le maître interrogeait, suggérait plutôt ; les élèves répondaient juste, et d'abondance, se corrigeant mutuellement, sans désordre, fiers de leurs bonnes réponses. La mer, on l'apercevait des fenêtres de la classe, déferlant au pied de Saint-Eugène ; et c'était, nées de la leçon : la mer calme, la mer un jour de tempête, les barques et les paquebots sur la mer... Ah ! le parfait entretien ! Ces enfants et leur maître, et moi-même, nous vivions si intensément cet " exercice de langage " sur la mer que nous semblions, les uns et les autres, avoir déserté la salle de classe, et que nous étions nous-mêmes, là-bas, à Saint-Eugène, à jouer passionnément près de la mer, et comme avec la mer.

***

On ne le dira donc jamais assez : c'est le bureau du directeur de Bouzaréa qui, durant treize années, a été la salle de rédaction de ce Bulletin de l'Enseignement des Indigènes qui ne fut jamais plus riche de substance, plus apte à diriger, à conseiller les maîtres. A aucun moment peut-être de la vie de l'Ecole, ne s'est affirmée davantage la cohésion de vues des maîtres de Bouzaréa. Car la lecture minutieuse de tous ces Bulletins dont Paul Bernard était l'animateur traduit hautement un-. entente spirituelle et technique, un véritable esprit d'équipe.

Et que dire, d'autre part, du rôle particulièrement éminent qu'a, depuis près de quarante ans, joué dans cette œuvre, notre Section Spéciale ? Préparée tout spécialement (il faut reprendre le mot) à la mission de civiliser les Indigènes, elle n'a jamais, en dépit des difficultés de toutes sortes, de l'indifférence, voire de l'hostilité ambiantes rencontrées ici et là par les maîtres qu'elle formait, cessé de se consacrer à cette tâche complexe, qui ne souffrait aucune défaillance. Economiquement, elle a contribué, par un enseignement pratique des choses de la terre, à retenir au sol des populations qui vivaient selon des traditions culturales insuffisantes à les nourrir, ne songeant dès lors qu'à l'évasion et au nomadisme. Très exactement, et pour en citer l'exemple le plus typique, ce sont les instituteurs issus de la Section qui ont " refait " la Kabylie. Et, plantant des arbres, créant des jardins, multipliant les soins d'hygiène, ils n'ont pas seulement aidé à changer la face ingrate du sol, à améliorer la race ; ils ont puissamment contribué, c'est là leur plus grand mérite, à gagner à nous l'âme indigène. Occupant peu à peu le Maroc grâce à son ingénieuse " campagne de routes ", Lyautey l'Africain déclarait : " Un chantier vaut un bataillon. " Et nous, de croire, et non sans raison : en pays indigène, la moindre école vaut aussi un bataillon, car c'est le plus nécessaire et le plus profitable des chantiers. D'ailleurs, en 1918, un Gouverneur Général ne rappelait-il pas que le seul coin de l'Algérie où eussent, pendant la guerre éclaté des troubles, c'est un pays qui, jusqu'alors, n'avait pas eu d'école française ?

Ce que, pour réaliser cette transformation radicale, profonde, de l'Algérie, il a fallu d'abnégation, de constance et parfois d'héroïsme, un universitaire éminent, Vidal de La Blache l'écrivait déjà en 1897, à la suite d'une mission en Algérie ; et tout en rendant hommage à tous les maîtres de l'enseignement des indigènes, il soulignait plus particulièrement l'influence sur ces maîtres de " l'esprit de corps " qui anime depuis sa fondation la Section Spéciale. Voici cette page, l'une des plus belles dont Bouzaréa puisse s'enorgueillir : " ...ce n'est guère que depuis dix ans (en Algérie) qu'existe une organisation méthodique de l'enseignement des indigènes. Tout, dans cette organisation, dépend de la valeur des hommes, car cet instituteur est jeté, absolument isolé dans un milieu inconnu ; il est éloigné de tout centre européen ; il est là, semblable à ces jeunes officiers que l'on voit parfois seuls, laissés à eux-mêmes dans les postes de l'Extrême- Sud. L'officier est soutenu par l'esprit de corps ; c'est quelque chose de semblable que l'instituteur contracte dans la Section Spéciale, où, fraîchement échappé de son Auvergne, de ses Alpes ou de son Jura, il est venu apprendre les éléments de l'arabe et du kabyle, se former ou se perfectionner dans la pratique du jardinage, des travaux manuels, de tout ce qui pourra lui servir dans son nouveau séjour. Le voilà donc chez ses Kabyles, dans quelque village entouré de cactus et perché sur un piton rocheux, en face de ces vastes horizons qui semblent rendre l'impression d'isolement plus poignante. Les difficultés commencent. Ici, c'est le taleb qui flaire en la nouvelle école une concurrence qui tarira les sources des petits bénéfices qu'il obtient en enseignant le Coran aux enfants : on a pris souvent le meilleur parti, celui de l'annexer à l'école. Ou bien, ce sont deux çofs hostiles, dont il faut obtenir la fréquentation commune. La leçon finie, il utilisera avec ses élèves le jardin annexé à l'école. Ce n'est pas sans quelque ironie d'abord que ces cultivateurs assez routiniers le verront se livrer à des opérations de greffage, introduire des légumes nouveaux. Mais, si les résultats lui donnent raison, on viendra à lui, on le consultera ; et quelques petits services rendus à propos poseront son autorité dans le village.

" C'est aux lettres d'instituteurs que publie le Bulletin de l'Enseignement des Indigènes, sortes de Lettres Edifiantes de ces Missions d'un nouveau genre, que j'emprunte ces traits... " (VIDAL DE LA BLACHE: Conférence faite à l'Union Coloniale Française le 25 février 1897.)

BOUZARÉA, ÉCOLE NORMALE - IMPÉRIALE "

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Voyages de la section
Voyages de la section
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Bouzaréa n'a pas seulement travaillé pour l'enseignement algérien. La première Ecole Normale coloniale a encore doté l'" Empire " de quelques-uns des organisateurs et des meilleurs maîtres de l'enseignement public dans les autres colonies françaises. En particulier, en Afrique Noire, beaucoup des nôtres sont partis emportant avec l'esprit de Bouzaréa, les méthodes et procédés ici en usage, pour faire bénéficier les colonies plus jeunes de l'expérience pédagogique de Bouzaréa dans son devoir d'aînesse. (" l'Ecole Normale de Bouzaréa a montré la voie depuis longtemps à l'Ecole Normale de Saint-Louis. ...L'administration des colonies nous a même emprunté quelques instituteurs pour ses écoles de l'A.O.F... " C. JEANMAIRE (Bulletin de l'Enseignement des Indigène, 1904, p. 21).

" ...L'Ecole de Bouzaréa, écrivait, en 1905, M. Paul Bernard, est représentée à Porto-Novo, Tombouctou, à Médine, à Kayes, à Ségou-Sikorro, à Madagascar, au Tonkin... " et, dans le Bulletin des Indigènes de cette époque, M. Bernard, voulant donner à ses lecteurs des nouvelles de ces enfants perdus de la Section et du Cours Normal, entreprit de publier quelques-unes des lettres qu'ils lui adressaient et dont nous voudrions citer quelques passages.

Voici le Sectionnaire Dimanche (promotion 1902) qui, nommé en premier lieu à Médine (Haut Sénégal) fut ensuite mis à la tête de l'école régionale de Ségou-Sikorro : " ce sont, écrit-il, les résultats obtenus en appliquant à mon ancien poste de Médine, les méthodes et les procédés enseignés à la Section Spéciale qui m'ont fait choisir par M. le Gouverneur, pour remplir les fonctions de directeur à Ségou-Sikorro. Vous savez mieux que moi, M. le Directeur, ce qui se fait à Bouzaréa, mais je ne puis m'empêcher de remarquer qu'il ne se passe pas un jour, pas une heure, sans que j'aie à mettre en pratique, l'in au moins des principes qui y sont enseignés. Toutes les leçons, celles de mes moniteurs (que j'ai mis au courant) aussi bien que les miennes sont faites suivant les méthodes qu'on nous enseigne chez vous... ". "...Si je réussis, écrit encore M. Dimanche dans une autre lettre, je devrai en reporter tout l'honneur à la Section Spéciale de Bouzaréa ". (Cf. encore in Bulletin de l'Enseignement des Indigènes, 1905, p. 168, un extrait de la Quinzaine Coloniale (n° du 25 août 1905), où, sous la plume de M. MAIROT, chargé de mission dans les écoles indigènes d'A.O.F., nous lisons ceci : " ...Le programme soudanais, calqué en partie sur celui qui est mis en pratique au cours normal de la Bouzaréa... etc. ")

Ancien élève du Cours Normal, M. Ould Hamoun, autre correspondant de M. P. Bernard, lui adresse une relation de son voyage et de ses débuts en Côte d'Ivoire où l'enseignement commençait seulement à être organisé : " ...chacun agit suivant sa propre initiative. Peu après mon arrivée, j'établis, en m'inspirant des principes des écoles indigènes d'Algérie, un plan d'études que j'adaptais du mieux qu'il me fut possible au nouveau milieu dans lequel je me trouvais. Quant à la méthode, je suivis celle qui m'a été enseignée au Cours Normal et qui a fait ses preuves dans les écoles kabyles ou arabes. Je me suis particulièrement occupé de l'enseignement du langage afin de mettre au plus vite les élèves en état de tenir une petite conversation en français... "

A Porto-Novo (Dahomey), nous trouvons à la même date, deux anciens sectionnaires, M. Chatelain, directeur, qui ouvrit l'école en 1902 et M. Brulard. Celui-ci relate que les programmes scolaires algériens ont été adoptés dans leurs grandes lignes au Dahomey, " dans l'esprit et dans la méthode... Quant aux directions pédagogiques reçues à la Section Spéciale, elles nous sont de la plus grande utilité. "

Autres anciens élèves de Bouzaréa, M. Toulouse, M. Cros qui dirigea pendant longtemps, après le sectionnaire Saintot (promotion 1897-98), l'école de Fils de Chefs de Kayes, puis l'école professionnelle de Porto- Novo ; M. Pourcel, créateur de l'école régionale de Tombouctou et qui mourut au Soudan. A l'heure actuelle, c'est encore un ancien sectionnaire. M. Quilichini (promotion 1903-1904), depuis trente ans en A.O.F., qui dirige cette école.
En 1911, M. Olivier, chef-adjoint du Cabinet du Gouverneur Général de l'A.O.F., fut chargé d'une mission en Algérie ayant pour but de renseigner le Gouverneur sur les principes pédagogiques appliqués dans les écoles primaires d'Algérie, et notamment d'étudier l'organisation et le fonctionnement de l'Ecole Normale de Bouzaréa. En remerciant, l'année suivante, le Directeur de l'Ecole Normale, M. ab der Halden, de l'importante documentation que celui-ci avait pu lui fournir au sujet de son enquête, M. Olivier déclarait : " ...ce travail nous sera des plus utiles et votre expérience, ainsi que vos leçons, nous éviteront bien des tâtonnements ".

A la suite de cette mission, les méthodes de Bouzaréa eurent, en 1913, l'occasion de manifester leur valeur, éprouvée par le choix, comme directeur de l'Ecole Normale de Dakar, du directeur de notre Ecole annexe, l'ancien sectionnaire Quilici. Celui-ci, auquel notre ancien Recteur, M. Georges Hardy qui l'a bien connu en A.O.F., rend plus loin un hommage mérité, devait, après la démobilisation, être nommé Inspecteur de l'Enseignement à Beyrouth, propageant ainsi, dans le Proche-Orient, après l'Afrique Occidentale, les techniques apprises à Bouzaréa. M. Quilici fut remplacé plus tard par le sectionnaire Gallin, lequel fit toute sa carrière en A.O.F. comme directeur de la Médersa de Djenné, puis comme chef de service de l'enseignement en Côte d'Ivoire et au Dahomey. M. Lallement, ancien professeur à Bouzaréa, fut, lui aussi, détaché en A.O.F., où il exerça les fonctions d'inspecteur de l'enseignement.

Et pourrions-nous, dans cette énumération bien incomplète, oublier le nom et l'ceuvre récente de l'ancien sectionnaire Paul Fabre (promotion 1900-1901), l'auteur de ces deux livres délicieux : La Randonnée et Les Heures d'Abéché, qui obtint, pour ce second ouvrage, en 1936, le Grand Prix de Littérature Coloniale. Livre où l'observation minutieuse de la classe et de ses alentours, des heures scolaires et des autres, se mêle à la méditation, l'humour à la poésie, la sagacité pédagogique à la sagesse recherchée et conquise. Très beau livre ; confidence sans tapage, sans fausses couleurs exotiques, d'une émouvante sincérité et qui nous intéresse, nous autres, plus que quiconque. Car, à plus d'une reprise, l'ancien sectionnaire Fabre sait, discrètement et délicieusement, rappeler ce qu'il doit à cette Bouzaréa où il apprit à faire l'école aux petits noirs du Ouadaï.

***

Toutefois, c'est le Maroc qui a, comme fonctionnaires de l'Instruction Publique ou des autres Services, pu le mieux apprécier la valeur de l'enseignement de Bouzaréa et la qualité des maîtres qu'elle a formés, au moment où le jeune Protectorat, à l'appel de Lyautey, s'organisait et constituait l'état-major de ses cadres. " La Bouzaréa, écrit M. Louis Brunot, a donné au Maroc une quarantaine de bons fonctionnaires ou colons. C'est un titre !... "

Pendant quelques années du reste, avant qu'il pût songer à préparer sur place ses propres instituteurs, le Maroc demanda à la Section Spéciale de Bouzaréa de lui fournir de jeunes maîtres. Par ailleurs, détachés au service de l'empire chérifien, d'anciens élèves ou sectionnaires de notre Ecole arrivèrent très vite à occuper là-bas des postes de choix. C'est, par exemple, M. Nehlil qui, après avoir été attaché au cabinet militaire de Lyautey comme officier interprète, fut chargé de fonder à Rabat l'Ecole Supérieure de langue arabe et de dialectes berbères, devenue l'Institut des Hautes Etudes Marocaines. Ses premiers collaborateurs furent justement deux anciens élèves de l'Ecole Normale de Bouzaréa : MM. Louis Laoust et Louis Brunot. Ce dernier, parvenu au grade de docteur ès Lettres, est depuis 1936, chef du service de l'enseignement musulman, en même temps qu'il dirige l'Institut ouvert par M. Nehlil, et où enseigne un autre de leurs camarades, M. Moïse Buret. Plusieurs arabisants, anciens élèves de Bouzaréa, enseignent également dans les lycées et écoles du Maroc et nous nous excusons de ne pouvoir tous les citer. Ce qu'il importe, en tout cas, de dire, c'est la contribution considérable que les uns et les autres ont apportée à l'organisation des études des langues indigènes au Maroc ; il faudrait tout un long chapitre pour publier la bibliographie de leurs ouvrages linguistiques, historiques et sociologiques. Un autre ancien sectionnaire, savant spécialiste de l'étude des Techniques et des Arts Nord-Africains, M. Prosper Ricard, est devenu directeur du Service des Arts Indigènes au Maroc. Dans le même Service, nous trouvons encore, comme Inspecteur des Arts Indigènes à Marrakech, un ancien élève de Bouzaréa, l'excellent peintre A. Mammeri dont plusieurs toiles figurent au Musée du Luxembourg. On le voit, Bouzaréa peut être fière de ses anciens élèves fixés au Maroc. Eux, de leur côté, aiment à se réclamer de l'Etablissement qui les pourvut d'une solide culture, orienta en outre la curiosité de ces chercheurs vers l'étude des langues, moeurs et coutumes indigènes, et leur dispensa de sûres méthodes de travail.

BOUZARÉA MÈNE A TOUT...

L'activité de notre ruche ne s'est pas limitée à cet essaimage pédagogique pour le plus grand bien de l'école française dans nos diverses colonies africaines. De sérieuses connaissances de base, de fortes études linguistiques, agricoles, le contact permanent avec des indigènes ont permis à nombre de nos anciens élèves de poursuivre, une fois sortis, leurs études, et de s'orienter vers les carrières administratives, militaires ou libérales. L'exemple le plus significatif de tous est, sans conteste, celui de l'admirable Biarnay dont MM. Brunot et Rousset retracent plus loin l'étonnante histoire, la féconde mais trop courte carrière.

Il serait toutefois difficile de dire combien d'anciens Bouzaréens sont devenus interprètes militaires ou civils, officiers des affaires indigènes, administrateurs de communes mixtes, contrôleurs civils, fonctionnaires des Finances, de l'Inspection du Travail, ou du Gouvernement Général. Nous trouvons même de nos anciens élèves dans des professions ou à des postes où ils ne semblaient nullement préparés par leur formation normalienne. Comme quoi, pourraient-ils dire : " Bouzaréa mène à tout, à condition... " Effectivement, appartinrent à l'Ecole Normale ou à la Section, des médecins, des avocats, des colons, un porcelainier de Limoges, un industriel du Nord, un auteur dramatique, un Directeur des Contributions au Gouvernement Général, deux Chefs de bataillon, un Intendant militaire, un Colonel Commandant les Territoires du Sud, un Professeur d'arabe à l'Ecole de Saint-Cyr, un autre, Professeur de berbère à l'Ecole des Langues Orientales, deux Commissaires centraux de la Ville d'Alger... Et, sans vouloir, ni pouvoir les citer tous, rappelons seulement que l'ancien chef de Cabinet de Clemenceau, aujourd'hui Procureur général près la Cour des Comptes, M. Pierre Godin, est un authentique Bouzaréen, qui se plut, tant qu'il fut Président du Conseil Municipal de Paris, à faire recevoir magnifiquement par sa Ville, nos normaliens indigènes durant leur séjour dans la Capitale...

Vraiment, " Bouzaréa mène à tout !... " Ce qui ne veut pas dire, sectionnaires, élèves d'aujourd'hui qui lirez ces lignes, qu'il faut dorénavant, dans le secret de vos heures d'études, nécessairement songer à la quitter, la petite et très modeste école primaire algérienne pour laquelle vous forment vos maîtres. Car elle a besoin de vous, la petite école ! Et, sans vouloir en rien contrarier les rêves d'avenir inspirés peut-être par les exemples de ces anciens dont je parlais plus haut, nous comptons sur vous pour enseigner demain dans la petite école algérienne qui vous attend et que, nous en sommes sûrs, vous aimerez bien.

EN TERMINANT...

...je voudrais, onzième directeur de notre Ecole, achever ce modeste Essai sur cette pensée : nous sommes, élèves, sectionnaires et maîtres d'aujourd'hui, dépositaires d'une tradition déjà longue, de travail, de conscience, de dévouement à une oeuvre magnifique, qui réclame, tant que vivra Bouzaréa, beaucoup de foi et d'amour. C'est pourquoi, avant d'entendre le témoignage des anciens qui ont bien voulu répondre à mon appel, je crois de mon devoir de porter moi-même témoignage : cette foi et cet amour, les maîtres, les élèves, les sectionnaires d'aujourd'hui, les entretiennent dans leur coeur avec un soin jaloux.
Sur notre colline ils sont, ils se veulent, les uns et les autres, les gardiens de la flamme apportée vacillante, il y a cinquante ans, de la Maison de Mustapha, mais que protège leur vigilante ferveur ; que ranimerait, si elle menaçait de s'éteindre, le grand souvenir de leurs devanciers ; une flamme qui durera autant, j'en donne l'assurance, que durera Bouzaréa...

Il me souvient d'une expression magnifique : c'était un jour où, parcourant la brousse en excursion d'études, nous fûmes, mes élèves de Tunis et moi, arrêtés par le professeur d'agriculture devant un vaste chantier de défrichement. Là, des centaines d'ouvriers, sapes et pioches en mains, aux prises depuis plusieurs semaines avec un maquis de lentisques, d'oléastres et de jujubiers, gagnaient chaque jour, au bout d'un lent et pénible effort, quelques mètres d'un humus noir jusqu'alors inculte et désormais promis au soc des tracteurs, puis aux plus belles moissons. Sur un ton grave et presque respectueux -- tant l'effort était grand et sûre sans doute mais lente, l'avance, - le professeur dit simplement : " Voyez ; ils font de la terre... "

Et nous, fidèles à la consigne transmise par les anciens de la Maison qui, ici, firent de la France, avec nos sectionnaires, nos élèves, et pour le bonheur de l'Algérie, ici, à notre tour, nous disons :

A Bouzaréa, nous faisons de la France.

**

Convient-il d'ajouter qu'il m'a demandé, peut-être, cet Historique de Bouzaréa, quelques journées où, entre deux tâches, j'ai dû me pencher sur les archives et vieux registres qui racontent fidèlement la vie de notre Ecole ? Il m'a, en tout cas, valu - précieuse aubaine ! - la joie profonde de revivre, jour par jour peut-on dire, cette existence parfois mouvementée, jamais banale, toujours attachante. Grâce à ces recherches, devinant ce qui n'était pas écrit ou lisant entre les lignes, j'ai ainsi pu surprendre les confidences de mes plus lointains prédécesseurs, partager leurs soucis et leurs espoirs, m'associer à leurs joies lorsqu'ils arrivaient enfin à réaliser ce qu'ils avaient voulu. En vérité, c'est moi qui suis l'obligé de cette histoire, le plus certain bénéficiaire de l'ouvrage accompli durant les jours si pleins de ces soixante et onze années. Alors je voudrais qu'à relater les étapes de cette oeuvre, ma plume n'eût point trop desservi tous ceux qui ont fondé l'Ecole, protégé son berceau, lui ont permis de se développer et de s'embellir, tous ceux qui ont créé, animé l'esprit de Bouzaréa, ont eu confiance en sa mission et l'ont rêvée toujours plus grande. Enfin, parce que, à l'occasion et en l'honneur de ce cinquantenaire, j'ai tenté de raconter l'histoire d'une institution très vivante, je souhaiterais que la vie ne fût point absente de ces pages où j'ai mis, à mon tour, tout mon zèle à bien servir Bouzaréa, toute ma foi dans son avenir.

Aimé DUPUY,
Directeur des Ecoles Normales d'Alger-Bouzaréa.
Docteur de l'Université de Strasbourg,
Lauréat de l'Académie Française.

Quelques belles figures du passé

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Quelques belles figures du passé.
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