École normale, la Bouzarea(h)
Aimé Dupuy - directeur des Écoles Normales d'Alger-Bouzaréa
BOUZARÉA
Histoire illustrée des Écoles Normales D'Instituteurs d'Alger-Bouzaréa
Préface de Pierre Martino, recteur de l'Académie d'Alger
CHAPITRE QUATRE : L'OFFRANDE AU PAYS
Les Bouzaréens pendant la Grande Guerre*

*Après la retraite d'Albanie, un certain nombre de jeunes Serbes furent transférés en Afrique du Nord, et répartis dans divers Etablissements scolaires algériens. Bouzaréa, pour son compte, reçut, pendant huit mois, près de cent cinquante de ces jeunes réfugiés auxquels M. Guillemin et ses collaborateurs réservèrent le plus cordial accueil.

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AU cours de l'Année Terrible, nous l'avons signalé plus haut,beaucoup de normaliens de Mustapha eussent voulu contracter un engagement volontaire. En 1914, les élèves et anciens élèves de Bouzaréa n'eurent pas à modérer leur zèle patriotique, car, durant toute la guerre, et dès le premier jour des hostilités, nous les voyons en nombre impressionnant, Indigènes comme Français, répondre à l'appel des armes. Des uns comme des autres, combien partirent, promotions après promotions - devenues des " classes " - et non pas vibrantes de cris d'enfants, les chères " classes " de la paix ! Combien revinrent, sains et saufs, malades ou blessés, tous prématurément mûris par la tourmente, l'âme pleine de tragiques souvenirs ! Combien surtout sont morts, car le sort fut cruel à Bouzaréa : presque tous aspirants ou officiers d'infanterie, et des troupes d'Afrique, quantité d'entre eux eurent, à ce double titre, l'honneur et le devoir de payer d'exemple : ceux que l'Ecole avait préparés à devenir, devant des bambins algériens, européens ou indigènes, des " maîtres ", se révélèrent aussi des maîtres face à leurs sections ou à leurs compagnies.

Grâce au Livre d'Or de l'Académie d'Alger, nous avons essayé de dénombrer ceux qui, passés par Bouzaréa, nous appartiennent : soixante et onze anciens élèves ou sectionnaires ont été tués à l'ennemi. Des élèves- maîtres en cours d'études, trente-neuf sont morts au Champ d'Honneur ; en outre tombèrent cinq sectionnaires et sept élèves-maîtres indigènes. De ces derniers, dont trente-trois furent mobilisés, six revinrent plus ou moins blessés.

Le personnel de l'Ecole n'était pas davantage épargné ; sans compter les blessés, disparurent mortellement frappés, MM. Camille Viré, Jean-François Léoni, Eugène Bonnet, François Chambrier, Maurice Neuville, professeurs ou instituteurs à l'Ecole.

Avant de recevoir à son tour son ordre d'appel, lequel lui parvint pour le 1" août 1915, M. ab der Halden, le futur capitaine ab der Halden, s'occupa, dès le début des hostilités, de rassembler, par une correspondance assidue, tout son monde, tous ses enfants, élèves et anciens élèves que l'événement avait brutalement séparés, expédiés sur tous les fronts. " ...Décidément, écrit-il en juillet 1915, à l'un d'entre eux, je ne sais jamais dans quel coin du monde je dois penser à mes élèves. J'en ai dans maints climats et dans trois parties du monde... ". Malgré la difficulté, la quasi impossibilité de découvrir tous les points où son nombreux troupeau était dispersé, M. ab der Halden, avec une vigilance et une sollicitude toutes paternelles, réussit à toucher la grande majorité de ces errants. Alors, il devint le vivant trait d'union entre tous ses enfants perdus, écrivant, réconfortant, continuant dans la guerre son rôle bienfaisant de directeur de conscience et de chef d'une nombreuse famille. Nous avons ici, document inestimable, cette complète et magnifique correspondance. A la relire, comme on sent combien, en ces heures tragiques, cette grande famille de Bouzaréa tient tous ses membres, du chef aux disciples d'élection comme à ceux qui furent les plus falots de ses élèves ; combien tous ces compagnons d'études s'inquiètent, auprès de leur directeur, des autres camarades ou maîtres ; et, par leurs lettres, mots brefs ou longues épîtres, réclament de la Maison, qui maintenant leur est si chère, remède à leur isolement et à leurs peines.

La guerre se poursuit. Chaque courrier apporte à l'Ecole et pour l'Ecole, de tristes nouvelles. Et M. Guillemin, successeur de M. ab der Halden, continuateur de son oeuvre du temps de guerre, s'emploie à rassembler les plus belles des élèves morts au front. Quel pathétique témoignage et que l'on voudrait pouvoir publier en entier ! Que l'on nous excuse de ne pouvoir, faute de place, citer que quelques passages de ces lettres - autant de testaments spirituels ! - écrites par ces normaliens qui ne devaient plus jamais revoir ni leur famille ni Bouzaréa.

C'est Henri Barthèlemy écrivant à sa mère : " ...Ne me parle plus de souffrances et de misères : je sais bien moi, ce qu'on endure, et je t'assure qu'en aucun cas cela ne dépasse les forces d'un homme. Ceux qui se plaignent et pleurent sont des lâches ou des ignorants qui ne savent pas la prodigieuse répercussion de leur petite souffrance sur l'avenir du monde. Tout cela n'est pas du laïus de journaliste, va ! c'est la vérité simple et trop naturelle... ".

C'est Marcel Gamon confiant à son père : ...Père chéri, tu vas être étonné en recevant cette lettre de trouver sur l'enveloppe la mention : personnelle. En voici la raison. Hier, à 10 h. 30, nous étions réunis pour le rapport lorsque tout à coup le capitaine est arrivé une feuille à la main. A brûle-pourpoint, il dit : " Que ceux qui désirent partir immédiatement sur le front après examen sortent des rangs et viennent derrière moi ". Aucun de nous ne s'attendait à une pareille question, mais instinctivement, tout d'un coup, je me suis porté derrière le capitaine avec d'autres camarades. Nous sommes cinq algériens dans la chambrée et j'eus la joie de les revoir à mes côtés. La moitié des élèves resta de l'autre côté ; le capitaine prit d'abord le total des présents et l'état nominatif des élèves voulant partir. En rentrant dans la chambrée, ceux qui étaient restés invoquèrent des raisons personnelles, disant, l'un qu'il avait promis à sa mère de ne pas partir avant son tour, l'autre que c'était parce que sa mère était malade. Tu vas dire, père, que je suis ingrat, mais étant soldat et désirant être chef, il faut que je mette la patrie avant la famille. Je crois n'avoir fait que mon devoir eu demandant à partir car si je suis élève aspirant, ce n'est pas pour la gloriole de porter les galons, j'aurai le temps d'y penser après, mais c'est pour aller combattre. Que ce soit aujourd'hui ou demain, de toutes les façons il fallait que je parte car chaque jour on nous répète que nous étions de futurs aspirants pour le front et non pour la caserne. Je ne sais ce qui va arriver, mais de toutes les façons on m'accordera quelques jours de permission pour venir vous embrasser tous. Maintenant, que je sois aspirant ou simple soldat, ayant demandé à partir, je partirai et j'espère bien gagner sur le front les galons que je n'aurais pas pu obtenir à la caserne.

Voilà pourquoi, cher Père, je t'écris personnellement, tu en comprends la raison ; je t'embrasse bien affectueusement...
".

Autre lettre du jeune Gamon à son père : " Enfin, cher Père, quoi qu'il arrive, car il faut tout prévoir, sache que ton fils n'a jamais eu peur de faire son devoir et que c'est tout simplement qu'il aura donné son sang pour la patrie. Je termine vite car je ne veux pas vous faire de peine et je veux aussi ne pas m'attendrir. Confiance toujours, confiance encore ! " (30 avril 1917).

Voici encore quelques extraits de lettres de Marcel Barnoin à sa mère : " Après la Somme, notre Régiment vient d'avoir la fourragère à la médaille militaire et deux autres régiments qui font division avec lui, la fourragère rouge. C'est une chic récompense. " (19 mai 1918).
" ...Ne te fais pas de mauvais sang pour moi ; on se fait à toutes les vies, même à celle qui consiste à ne pas en avoir du tout. Je trouve tout naturel de me coucher à cinq heures du matin sans seulement enlever ma veste et de ne me délacer les souliers que deux fois par semaine pour me changer de chaussettes. Ce ne sont que de petits inconvénients du soldat en campagne. " (2 juillet 1918).

" ...Nous avons un peu de pluie depuis hier et aujourd'hui il fait presque froid. Il est vrai que dans ces bois, le soleil n'arrive pas souvent à passer. Il y a des fraises excellentes, je suis toujours en chasse pour en trouver et je pense, en les mangeant, à toi qui les aimes tant. Le Boche, malheureusement, m'oblige quelquefois à faire du plat ventre en vitesse pendant ces recherches, car toute la journée et la nuit, il arrose notre coin avec des obus, de petit calibre heureusement. Tu sais bien que je ne peux pas te dire grand'chose de nos combats. Lors de la dernière offensive, ma division, charnière entre les deux avancées Soissons et Mondidier, a tenu le coup pendant vingt jours et notre saillant, 9 kilomètres de profondeur, a obligé le Boche à s'arrêter dans sa marche sur Compiègne, car il voulait nous encercler et chaque fois que je mettais une lettre à la poste, je me demandais si ce n'étaient pas les Boches qui allaient la recevoir. Ils étaient si épatés de nous voir toujours là que leurs avions descendaient à ras de terre pour bien nous voir. " (6 juillet 1918).
" ...Je viens d'avoir une nouvelle citation à l'ordre de la brigade. Je t'en annoncerai le texte dès que je le pourrai. " (15 juillet 1918).
" ...Me voilà sorti de cet enfer sain et sauf, nous sommes au repos, nous en avions besoin, car je suis mort de fatigue. " (20 juillet 1918).
" ...D'abord résultat positif, je suis revenu sain et sauf et c'est un peu miracle. Nous sommes partis 152, 117 manquent maintenant à l'appel, sur les 45 hommes que je commandais, il m'en reste 9, ce sont de très lourdes pertes, mais il y a un résultat acquis et c'est tout. C'est un bien gros coup que nous avons donné, mais il y a un résultat immédiat qui a été pour notre division une avance de 15 kilomètres au moins et nous avons le plaisir de voir le Boche filer une fois de plus devant nous. Dans l'ensemble, on peut dire qu'il y a peu de morts, il y a surtout des blessés et beaucoup succombent du fait de leurs blessures. " (27 juillet 1918).
" ...Je fais mon devoir aussi chiquement que possible, je suis persuadé que tu me crois capable de le faire et j'ai le plaisir de voir ici comme ailleurs que mes hommes ont confiance dans mon entourage. C'est ma meilleure récompense. Malheureusement il n'en reste plus des masses de ces pauvres petits gars qui étaient avec moi. " (8 août 1918).

C'est encore Norbert Avisou qui écrit à son directeur : " ...Ne croyez pas toutefois que le temps nous mette de mauvaise humeur ; sauf les sentinelles qui restent impassibles à leurs postes, nous nous retirons dans nos taupinières, nous chantons, nous prions, nous lisons même, oui, je fais encore des " lectures personnelles " dans les tranchées. Figurez- vous qu'en visitant les ruines d'un château démoli par les Boches, j'ai trouvé quelques livres : les lettres de Voltaire, Nicomède, de Corneille an noté par Félix Hémon, un choix de nouvelles d'Edmond About. Vous voyez que je peux continuer ma spécialisation en français. Mon sac est bien plein, mais je ne veux pas me séparer de ces livres. Si j'en réchappe, je les garderai comme souvenir. " (11 avril 1915).

" ...On tape dur en ce moment, écrit Eugène Lestrade-Carbonnel. J'ai grande confiance et attends pour bientôt la victoire. Après les oueds de mon pays, j'ai vu la Marne, la Meuse, la Vesle et l'Aisne et je ne désespère pas de pouvoir prendre bientôt un bain dans le Rhin. " (30 septembre 1915).

Lors de la nomination du Général Joffre comme généralissime :
" Combattre pour son pays sous les ordres d'un chef si grand, c'est être sûr de la victoire ; c'est travailler au salut de la France et au maintien de la liberté. "

Voici encore Mafsi Maïza, élève-maître de l'Ecole Normale Indigène, engagé volontaire, écrivant à M. ab der Halden : " Cher bienfaiteur, je me suis engagé pour la durée de la guerre le 21 septembre passé. Manque de temps, je n'ai pu vous informer immédiatement. J'espère, Monsieur le Directeur, que ce retard ne vous fâche point, car à l'heure présente, le salut de la patrie est avant tout. Je suis presque convaincu, cher bienfaiteur, que vous n'aurez qu'à louer mon petit acte de courage. C'est, pour moi, le moment le plus favorable pour m'acquitter en partie envers vous, envers mes bons maîtres, envers le Gouvernement Français qui a fait tant de sacrifices pour moi et pour tous mes coreligionnaires, envers cette belle et généreuse France qui nous considère comme ses propres enfants. Qui veut rester civil et vivre comme par le passé quand des chefs de famille se font tuer jusqu'au dernier pour défendre la France ? Quand on a ses vingt ans, quand on est jeune et fort, c'est ingrat, c'est lâche, c'est criminel de refuser son bras à la belle et généreuse France. La France m'a instruit, la France m'a donné le bien, je mourrai s'il le faut pour la défendre. Excusez, Monsieur le Directeur, ma façon d'écrire ; à la caserne on ne trouve pas tout ce qu'on désire. " (20 mai 1915).

Du même Mafsi Maïza : " Oh ! le beau pays !... Oh ! les braves gens ! Sacrifier sa vie, verser son sang pour un peuple si brave et si généreux, c'est vraiment peu de chose. Partout les petits " Turcos " sont reçus à bras ouverts. Les enfants nous suivent et nous acclament, les pères et mères nous font mille dons, les jeunes filles nous embrassent et nous couvrent de fleurs. Jusqu'au petit berger qui abandonne son troupeau et accourt jusqu'à nous avec son petit bouquet de fleurs sauvages. Peut-on être mieux traités ? Peut-on être mieux considérés ?
Oh ! chers camarades ! Venez ! Venez ! Venez en masse pour défendre notre mère adoptive, la belle et éternelle France. Il n'est pas question de phraser, maintenant, ce qui importe, c'est... devinez quoi
? Manifestations de loyalisme, me répondez-vous ? Non. L'amour du drapeau ? Oui, c'est un peu ça. Je vais vous le dire : ce qui importe, c'est... L'ACTION. Si l'on meurt, ma foi, c'est écrit. C'est un digne sort... Mourant pour la justice et le droit, vous irez tout droit dans le paradis d'Allah. Quand l'heure n'a pas sonné, les balles ont beau siffler, la mitrailleuse a beau cracher, le canon gronder, la vie est toujours sauve. Il y a ici des soldats qui sont criblés, on peut le dire, de balles, qui ont toujours leur allure martiale, leur aspect africain, c'est " Mektoub ". Chers copains, pardonnez-moi, je vous prie, ma hardiesse.

Quant à moi, mon chemin est tracé : j'ai ma mère patrie à défendre, mon propre pays et mon régiment à honorer, l'honneur des vieux turcos à sauver, mes chers camarades à venger...
"

En vérité, on voudrait pouvoir citer davantage. Mais quel courage lucide et quelle abnégation, de la part de ces garçons de Bouzaréa, la veille encore, des élèves ; la veille encore, des enfants !

Pourtant, dans cette correspondance splendide, si révélatrice de l'esprit français qui anime, Indigènes comme Français, les Bouzaréens soldats de la Grande Guerre, rien n'est plus beau, à coup sûr, que ces quatre lignes écrites par René Biron : " ...Ma carrière militaire n'a rien d'extraordinaire et les hauts faits n'en émaillent point le cours. C'est celle d'un Français qui aurait voulu faire mieux, mais qui n'a fait que son petit bout de devoir. "
Ah ! comme sans forfanterie et sans défaillance, ils l'ont bien fait, tous, ces élèves et anciens élèves de Bouzaréa, leur " petit bout de devoir !
"

Voici d'ailleurs le témoignage que leur portait, dès 1915, en séance du Conseil Général d'Alger, un homme qui fut, non seulement de longues années le Médecin, mais, comme il aimait à le répéter, l'ami de l'Ecole, notre regretté Docteur Saliège : " ...Messieurs, le Docteur Benoît vient de vous lire le long martyrologe de nos instituteurs algériens. Cette lecture est, par elle-même, le plus bel éloge que l'on puisse faire des membres de notre enseignement primaire. Je tiens cependant à ajouter quelques mots en ma qualité de médecin, de professeur et d'ami de cette Ecole Normale de Bouzaréa, pépinière d'où sont sortis presque tous ces braves gens qui ont aimé la France jusqu'à la mort. Jeunes gens ou pères de famille, tous, d'un coeur joyeux, sont partis pour la frontière, ayant fait par avance le sacrifice de leur vie, car il n'ignoraient pas qu'ils allaient à une mort pres? que certaine puisque, en qualité de gradés, ils devaient, suivant la noble tradition des officiers français, se trouver toujours au premier rang et montrer ainsi à leurs hommes le chemin du devoir et de la mort prochaine...

...Par ma voix, puisque aujourd'hui j'ai l'honneur de présider la séance, le Conseil Général tout entier envoie vers les tombes lointaines de ces héroïques instituteurs l'hommage de son respect et de son admiration... "