École normale, la Bouzarea(h)
Aimé Dupuy - directeur des Écoles Normales d'Alger-Bouzaréa
BOUZARÉA
Histoire illustrée des Écoles Normales D'Instituteurs d'Alger-Bouzaréa
Préface de Pierre Martino, recteur de l'Académie d'Alger
CHAPITRE TROIS : BOUZARÉA S'ORGANISE
De l'Ecole Normale aux Ecoles Normales d'Alger-Bouzaréa

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DIFFICULTÉS INITIALES DU RECRUTEMENT

En 1865 à 1885, le problème du recrutement des élèves-maîtres se posa, lors de chaque concours, à l'École Normale d'Alger. On se souvient que les deux premières promotions furent composées à l'aide de candidats recrutés surtout en France. Par la suite, l'École parvint, sans trop de peine, à trouver en Algérie, les éléments européens qui constituaient l'unanimité - ou presque - de l'effectif des élèves. Mais en 1871, " le recrutement sur place devient de plus en plus médiocre comme concurrence et comme préparation. Il y aura lieu, cette année très probablement, de demander à M. le Ministre de l'Instruction Publique de nous envoyer quelques-unes des recrues de nos Écoles Normales de France pour compléter le personnel des boursiers de l'École Normale d'Alger ". C'est ce que l'on devait faire pendant de nombreuses années. En 1881, par exemple, pour compléter la promotion entrante, l'École appela de France MM. Décès, Marra, Despugeol, Arnaud, Rolland, Combet, Garabige, Durand et Gasc.

L'année suivante, devant le Conseil d'Administration, l'Inspecteur d'Académie déclare que " le nombre des candidats à l'École Normale décroît constamment en Algérie ". Comme " raison de cette disette ", il " pense que le peu d'empressement que mettent les familles à rechercher pour les jeunes gens les fonctions de l'enseignement tient à ce que les traitements des instituteurs d'Algérie ne sont pas en rapport avec les difficultés de la vie, que les instituteurs algériens n'ont pas, comme leurs collègues de France, un classement qui leur assure un avancement donné au bout d'un temps déterminé ; qu'il en résulte alors que les fonctions d'instituteur n'assurent pas à celui qui les accepte une carrière certaine conduisant à un but très connu, et que cette incertitude de l'avenir est une des raisons majeures qui empêchent les Algériens de se diriger du côté de l'enseignement ". Il cite à l'appui de ses dires l'exemple " d'instituteurs ayant vingt-cinq ans de services et n'ayant touché autre chose que le traitement minimum de 1.500 frs ". Effectivement, cette année 1882, sur quinze élèves à admettre en première année, le concours d'admission n'avait pu en accueillir que neuf. On en appelle encore six de la Métropole ( Il y a lieu de remarquer que les candidats du département de Constantine trouvaient depuis 1878 une École Normale à Constantine.). Ce n'est qu'à partir de la session de juin 1923 que l'École a pu recruter sur place tout son effectif d'élèves ; la promotion 1922-1925 compte encore cinq métropolitains pour trente et un algériens.

LE COURS NORMAL INDIGÈNE

En 1883, le problème du recrutement reçoit un commencement de solution, grâce à la création du Cours Normal Indigène (Un autre Cours Normal fonctionna, pendant 14 ans, auprès de l'École Normale de Constantine. En 1897, ses élèves furent versés au Cours Normal de Bouzaréa.) et d'une Ecole primaire supérieure annexée à l'Ecole Normale. Rappelons à ce sujet que, depuis la fondation de l'Ecole, et bien que l'arrêté ministériel du 3 août 1865 ait prévu que " l'élément indigène devait figurer dans la proportion d'un élève musulman contre deux européens ", il avait été à peu près impossible d'observer les prescriptions ministérielles : trois élèves indigènes figurent dans la première promotion (15 janvier 1886), un seul l'année suivante, un encore en 1867 et en 1868, deux en 1869... Les écoles arabes- françaises d'alors étant incapables de former les candidats à l'Ecole Normale, on avait songé à les admettre dans une classe de l'Ecole annexe, qui devenait une sorte d'école préparatoire. Devant la presque impossibilité de trouver, comme élèves-maîtres, des indigènes capables de suivre avec profit l'enseignement de l'Ecole, l'Administration se rallie à une formule plus simple : le Cours Normal se recrute après concours, entre candidats indigènes pourvus du certificat d'études et " même " du brevet élémentaire. Les premiers devaient fournir des moniteurs, les seconds, des adjoints indigènes pour les cours inférieurs des écoles primaires.

Le premier Cours Normal (1883-1884) compta douze élèves dont deux brevetés. Il fallait de toute urgence, en raison de l'augmentation de l'effectif, songer à la reconstruction de Mustapha. Des plans furent dressés par M. Guiauchain, architecte départemental. Lors de leur examen par le Conseil d'Administration, un membre du Conseil, le Commandant Rinn, présenta une observation intéressante : " ...pour le logement des élèves- maîtres, le Commandant Rinn s'étonne qu'on ait traité les élèves-maîtres indigènes autrement que les élèves-maîtres français. On a réuni les uns dans un dortoir, tandis que les autres ont une chambrette particulière. Il expose que le seul moyen d'amener à nous complètement les indigènes est de ne pas les soumettre à un régime exceptionnel ". Ainsi, ajoute-t-il, " on ne les nourrit pas comme les autres, on ne les habille pas comme les autres, on ne les loge pas comme les autres. L'honorable membre, qui a fait toute sa carrière en Algérie, ajoute qu'il faut résolument traiter les indigènes comme les français ".

La suite de la discussion jette un jour curieux sur les habitudes des élèves du Cours Normal en 1883. En effet, le directeur, M. Cadoret objecte que " l'idée du dortoir pour les indigènes lui est venue à la suite de l'expérience déjà faite sur les indigènes en 1883. Ceux-ci, malgré leur esprit de docilité, ont médiocrement profité de leur séjour à l'Ecole en ce qui touche leurs façons de vivre. Les instants de liberté dont ils jouissent les jours de sortie ne sont pas utilisés par eux à frayer avec leurs camarades français. L'idée de régler leur allure sur celle des élèves français ne leur vient même pas. Ils ne paraissent pas se soucier de l'importance de la tenue extérieure, de la propreté des vêtements et des diverses manières d'être qui constituent chez nous un homme ayant reçu un commencement d'éducation. Le directeur ne croit pas, à cause de la lenteur des résultats, qu'il faille renoncer à en obtenir, mais il pense que l'assimilation complète des français et des indigènes, dès leur entrée à l'Ecole Normale, n'est pas la meilleure ligne de conduite à adopter. C'est pour cela qu'il a préféré un dortoir où la surveillance du maître peut s'exercer facilement, où il est possible de donner à l'un sur la manière de se tenir, des conseils qui profitent à tous, où l'exemple des uns entraîne les autres, à des installations particulières qu'il faudra étroitement surveiller... "

Il semble cependant que ces premiers élèves du Cours Normal aient montré des dispositions d'esprit assez ouvertes à la vie européenne. Car, au cours de la même séance, le Conseil d'Administration considérant qu'" un certain nombre d'indigènes admis en octobre 1883 ont manifesté le désir de porter le même uniforme que leur condisciples français, émet le vœu qu'une démarche soit faite auprès de M. le Gouverneur général pour obtenir que son arrêté de 1883 réglant l'uniforme des élèves du Cours Normal Indigène soit modifié dans le sens des observations qui précèdent" (Ce n'est qu'en 1910 que l'uniforme du Cours Normal " si laid avec sa veste abricot, d'un entretien assez difficile à cause des soutaches qui l'ornent ", mal ajusté à la taille, fut remplacé par une veste bleue plus seyante, rappelant celle des lycéens. On conservait la chéchia. Spirituellement, le directeur signalait d'ailleurs qu'il avait dû, non sans regret, " habiller en indigène un élève qui lui était arrivé avec un costume européen ").

De la date de sa création à celle de sa disparition (1924), le Cours Normal a, quant à la durée de la scolarité, subi diverses fluctuations. Tout au début, il comporta deux années d'études, puis trois (décret du 18 octobre 1892), puis quatre, de 1893 à 1908 ; on revint enfin à trois années de scolarité. A la fin de leur seconde année, les élèves du Cours Normal se présentaient au Brevet Élémentaire. Ceux qui échouaient n'étaient que moniteurs. Ceux qui étaient admis, la presque totalité, à partir de 1905, passaient seuls en troisième année, où ils accomplissaient leur préparation professionnelle tout en complétant leur culture générale, principalement en langue française. Ils étaient ensuite nommés adjoints indigènes. Un certain nombre d'entre eux devenaient élèves de l'Ecole Normale et continuaient leur scolarité jusqu'à la possession du Brevet Supérieur. Huit cents indigènes à peu près sont passés par le Cours Normal, à raison, en moyenne, de vingt par promotion.

KABYLES ET ARABES

Pendant longtemps, seules ou à peu près, les écoles kabyles fournirent au Cours Normal son contingent principal. En 1911, le Rectorat désirant, pour les écoles qu'il ouvrait en pays arabe, voir entrer, si possible, des arabes au Cours Normal, on ne put cependant, sur cent vingt-sept candidats (soixante-et-un arabes et soixante-six kabyles) retenir que quatorze noms, les treize premiers reçus étant kabyles ; seul, le dernier était arabe. Or, remarquait M. ab o der Halden dans une lettre au Recteur, " je n'ai pas besoin de rappeler combien il est difficile d'acclimater un kabyle au milieu des populations du Sud ou de l'Oranie. Si bien que le Cours Normal ne nous fournit pas les auxiliaires dont vous avez besoin, et que n'ayant pas la possibilité de transformer en arabes les kabyles que je reçois, ces deux éléments n'étant point interchangeables comme se le figurent peut-être des anthropologistes en chambre, je vous fournis, d'année
en année, de plus en plus de kabyles dont vous n'avez aucun besoin et de moins en moins d'arabes dont le besoin se fait sentir ". Sans doute, des cours complémentaires se créent-ils en pays arabe, mais pour juin prochain " nous sommes menacés d'une nouvelle invasion berbère ". M. ab der Halden proposait donc, avec raison, de diviser le Cours Normal en deux sections. D'année en année, les élèves arabes progressèrent en nombre et, en 1923, la proportion était renversée : sur quinze indigènes entrés cette année-là, six seulement étaient kabyles.

En 1924, le Cours Normal ne fut plus recruté ; les indigènes candidats instituteurs durent se présenter au même concours que leurs camarades européens, et l'ancien Cours Normal devint la Section Normale de l'Ecole Normale de l'Enseignement des Indigènes. Elle compte à l'heure actuelle vingt élèves-maîtres de deuxième et troisième année, et trente de première année ; ces soixante-dix élèves se répartissent entre trente-huit kabyles et trente-deux arabes.

LA SECTION SPÉCIALE

Autour des années 1880 et après le vote des lois françaises sur la gratuité et l'obligation scolaire, l'enseignement primaire des indigènes reçut, comme l'a écrit M. P. Horluc, " une vive impulsion due à l'intérêt que des hommes tels que Jules Ferry, Ferdinand Buisson, P. Foncin, A. Rambaud, Marcellin Berthelot, Léon Bourgeois, se sont mis à lui porter ". En mai 1879, au moment où Jules Ferry arrivait au Ministère de l'Instruction Publique, il n'existait, à l'usage des indigènes de toute l'Algérie, qu'une dizaine d'écoles, ne recevant pas plus de 3.172 élèves. A la suite de missions de Stanislas et Henri Lebourgeois, d'Emile Masqueray et Alfred Rambaud, Jules Ferry décida, par décret du 9 novembre 1881, de créer aux frais de l'Etat huit écoles en Kabylie (Dénommées pour cela a écoles ministérielles), " de toutes les parties de l'Algérie, la mieux préparée à l'assimilation par le caractère, les mœurs et les coutumes de ses habitants ".

Pour la formation des maîtres des nouvelles écoles, fut organisée, à Fort-National, une sorte de Section Spéciale, sous la direction d'un ancien élève de l'Ecole Normale de Bouzaréa, Eugène Scheer. Devenu instituteur en Kabylie, ce " grand garçon de vingt-six ans, d'allure à la fois modeste et décidée, connaissait si bien le pays, pierre par pierre, homme par homme, que tous les indigènes l'accueillaient la face épanouie en l'appelant " Sidi Schir... " (A. RAMBAUD: Un de nos pionniers en Afrique (Revue Bleue, 6 mai 1893).). Il devait, après une carrière trop courte, et très belle, devenir Inspecteur Principal des Ecoles Indigènes en Algérie. M. Verdy, qui appartint à cette première Section, et arrivait de France, a, dans un article fort curieux du Bulletin de l'Enseignement des Indigènes (juillet 1908) raconté les vicissitudes de cette année de préparation où, sous l'autorité de M. Scheer, ses trois camarades, Mulin, Gilet et Cartier, débarqués comme lui de la Métropole, sans compter trois collègues algériens, Gorde, Michel et Alaux, devaient s'initier à la langue kabyle, à la pédagogie, aux moeurs et coutumes indigènes et à la médecine pratique. Cette première tentative fut sans lendemain. D'ailleurs, les trois " francaouis " regagnèrent l'année suivante la France, et, écrit M. Verdy, " je restai seul des " roumis ", comme nous désignaient quelquefois en cachette nos collègues d'Algérie. En revanche, nous les traitions de " larbis ". Cet enfantin usage n'altéra jamais les bonnes relations que nous avions ensemble... "

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Il n'y eut, pendant sept ans, aucune préparation particulière pour les maîtres qui, métropolitains ou algériens, demandaient à servir dans l'enseignement des indigènes. En 1891, un décret (20 octobre), créa, à l'Ecole Normale de Bouzaréa, la Section Spéciale, laquelle devait, parallèlement au Cours Normal, former désormais le personnel de l'enseignement des indigènes. Le nombre des sectionnaires, d'abord fixé à quarante, subit comme celui des élèves du Cours Normal, les fluctuations de cet enseignement. Il descendit à douze en 1896, arriva même à six en 1900, remonta à treize en 1903, à vingt en 1909, à trente en 1910. En 1919, il est de vingt-sept. Il atteint aujourd'hui le chiffre le plus élevé qu'il ait jamais réalisé : cinquante dont quarante anciens élèves-maîtres sortants ou instituteurs des départements métropolitains, et dix boursiers recrutés parmi les intérimaires d'Algérie ou de France. En 1938, pour parer aux exigences du service, la Section Spéciale comptera, sans doute, soixante élèves et devra être dédoublée.

Depuis sa fondation, la majorité des sectionnaires nous viennent de la Métropole : en 1891, sur quarante élèves, les départements de la Haute-Saône, de la Haute-Garonne, de la Haute-Savoie, de la Dordogne, du Doubs... fournirent la plupart des sectionnaires ; six algériens seulement figurent dans cette promotion. La valeur moyenne intellectuelle et professionnelle des promotions de sectionnaires qui se sont succédé, a pu varier selon les difficultés ou les facilités qu'offraient les diverses inspections académiques à laisser partir les jeunes maîtres candidats à Bouzaréa. Jamais en tout cas, le zèle n'a, tout compte fait, manqué à ces jeunes gens, et Bouzaréa peut être, autant que des générations de ses élèves-maîtres français et indigènes, fière des équipes qu'elle a mises au service de l'enseignement des indigènes en Algérie.

Depuis quelques années au surplus, le Rectorat reçoit un assez grand nombre de demandes pour qu'il puisse, sans la moindre peine, recruter la Section parmi les meilleurs des élèves-maîtres sortants ou des jeunes instituteurs de la Métropole. Tous ont le Brevet Supérieur ou le Baccalauréat, voir quelques-uns, des certificats de licence ou même une licence complète. Nous n'en sommes donc plus, comme cela se produisit au début de l'institution, et surtout entre 1900 et 1910, à pourvoir la Section Spéciale à l'aide d'éléments assez disparates ; des " brevetés " qui, faute d'emploi, travaillaient chez eux comme viticulteurs, forgerons, comptables, agents auxiliaires des postes, des ponts et chaussées ou des contributions ; un bon lot d'instituteurs libres; d'autres, encore plus inattendus, comme cet adjudant de tirailleurs, de trente-six ans, qui, après ses quinze ans de services, avait pris sa retraite. S'il était, du reste, selon le directeur, la " conscience même ", celui-ci portait un jugement moins favorable sur le compte d'une recrue à la Section, ex-gendarme ! ! " gros garçon plein de santé et que gagne l'embonpoint ; aussi lourd d'esprit que de corps ;... esclave de la consigne, se souvient d'avoir été gendarme... " Ce Pandore massif et obtus devait être, en effet, un singulier Sectionnaire ! Ne nous en plaignons pas trop puisque sa présence surprenante nous vaut d'introduire, dans ces lignes un peu austères, une note agréablement humoristique.

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Jusqu'en 1910, et bien qu'ils constituassent depuis près de vingt ans, les deux sections de l'Ecole Normale de l'Enseignement des Indigènes, Sectionnaires et Elèves du Cours Normal s'ignorèrent. Dépendant, les uns du directeur du Cours Normal, les autres du directeur de l'Ecole Normale, chacun des deux groupes, logé aux extrémités de l'interminable bâtiment de l'Ecole, sans aucun contact entre eux, vivaient d'une existence tellement particulariste que le Directeur de 1910 pouvait écrire : " ...un sectionnaire peut sortir de Bouzaréa sans avoir une seule fois adressé la parole à un élève-maître indigène... ". Féconde en résultats fut donc la réforme, préconisée et commencée par M. ab der Halden, qui obligea ceux qui devaient vivre, sortis de l'Ecole, de la même vie, à se rapprocher, à se connaître, à fraterniser à l'Ecole même.

Cette réforme était en pleine voie d'exécution lorsque survint la guerre.

LES ÉCOLES NORMALES D'ALGER-BOUZAREA


Au lendemain des hostilités, l'arrêté du 10 janvier 1920, instituant à Bouzaréa une Ecole Normale à deux sections, l'une française, l'autre indigène, toutes deux pour l'enseignement des indigènes, incorporait le Cours Normal à la nouvelle Ecole. Par son article premier, l'arrêté précité déclarait que l'Ecole Normale d'Instituteurs d'Alger-Bouzaréa, la Section Spéciale et le Cours Normal qui lui sont annexés, seraient dorénavant désignés sous le titre commun : " Ecoles Normales d'Instituteurs d'Alger-Bouzaréa ". Un second arrêté, du 22 février 1928, a, dans son article premier, remplacé l'expression " Section Indigène " par " Section Normale ", laquelle reçoit exclusivement " des élèves indigènes admis à la suite d'un examen d'aptitude ". Ainsi se trouvait supprimé le recrutement qui n'avait d'ailleurs eu lieu qu'une fois (promotion dite des " soixante-douze ") d'élèves-maîtres français pour la Section Normale. Ajoutons qu'au 1- octobre 1933, Oran ayant ouvert une Ecole Normale départementale, Bouzaréa cessa alors de fournir des instituteurs pour l'enseignement européen en Oranie.

Restait à poursuivre le rapprochement des élèves-maîtres indigènes et de leurs camarades de l'Ecole Normale de l'enseignement des européens. Ce fut en 1928 que, grâce au directeur d'alors : M. Dumas, aujourd'hui Inspecteur Général de l'Enseignement des Indigènes, put être complètement réalisée la réforme entreprise dès 1910. Connaissant aussi complètement que possible cette Maison, tant comme ancien sectionnaire, que comme ancien directeur de la Section Spéciale ; ayant d'autre part exercé durant vingt années comme Inspecteur de l'Enseignement des Indigènes, M. Dumas constatait à son arrivée que " le régime intérieur, la durée des études, leur organisation générale, les examens qui les sanctionnent en principe étant les mêmes " pour les deux catégories d'élèves-maîtres, il subsistait entre elles d'assez graves différences. " Le temps, écrivait-il dans un article de la Revue de l'Education (juillet 1930) n'est pas très lointain où, parlant des élèves du Cours Normal, un de nos prédécesseurs qui venait de prendre son service, était obligé de faire les constatations suivantes :
" On les tient soigneusement à l'écart de leurs camarades européens dans l'intérêt de la moralité générale et de la discipline, et j'ai le regret de constater que le rapprochement ne se fait que par les mauvais élèves des deux races. "

" C'est sans doute sous l'empire de ces préventions que les élèves- maîtres indigènes avaient leurs dortoirs particuliers, leurs tables réservées dans le réfectoire, leurs salles d'études distinctes. Dans l'enseignement, des séparations arbitraires subsistaient aussi ; c'est ainsi que dans la pédagogie, la psychologie, la sociologie, la morale, les jeunes indigènes suivaient des cours à part. En somme, on hésitait à réaliser pleinement une fusion qui allait à l'encontre des idées reçues, même de certains textes règlementaires, et il subsistait dans la vie intérieure de l'Ecole, un dualisme tenace qui n'était en rapport ni avec la mentalité nouvelle des élèves-maîtres, ni avec l'orientation actuelle de l'enseignement primaire algérien.

" Si, en effet, le décret de 1883 a jeté les bases d'un enseignement indigène qui, par ses méthodes, ses programmes, ses examens, son personnel devait se différencier de l'enseignement français, des transformations profondes se sont produites depuis. On parle d'un rapprochement des deux enseignements ; on parle même de fusion, et, sans aucun doute, il y a là un courant nouveau qui déterminera une adaptation progressive des institutions scolaires aux besoins d'une population dont certains éléments sont en voie d'évolution rapide...
"

Dans ces conditions, et pour hâter cette fusion si désirable, M. Dumas expliquait comment, d'accord avec l'autorité académique, il avait organisé la vie et les études des normaliens indigènes et français de Bouzaréa : " ...Pénétré de ces exigences, bien convaincu aussi des avantages profonds devant résulter d'une communauté de vie pour des jeunes gens français et musulmans, rapprochés par une culture identique et destinés à collaborer à une même oeuvre d'éducation, nous avons essayé de les mêler davantage.

" Tout d'abord, les cours séparés de psychologie, de sociologie, de morale, de pédagogie ont disparu, on a supprimé des classes parallèles qui faisaient double emploi et les élèves-maîtres indigènes ont rivalisé avec leurs camarades européens dans ces études délicates comme dans toutes les autres disciplines.

" En ce qui concerne le régime intérieur, dans les salles d'étude, dans les dortoirs, dans les réfectoires, dans tous les services de l'Ecole, même le service de surveillance, nous avons mêlé ces jeunes gens, les mettant exactement sur le même pied, les traitant de la même façon, sous réserve de certaines pratiques religieuses traditionnelles. Officiellement, il y a bien encore deux écoles normales à Bouzaréa, mais la fusion s'est faite entre les élèves-maîtres français et indigènes, qui fraternisent en bonne amitié, pour le plus grand profit de tous, sans que ce régime, préparé d'ailleurs par toute une évolution antérieure et qu'il a suffi d'instaurer avec une confiance avertie, ait provoqué jusqu'à ce jour le moindre heurt, ni le plus léger froissement...
"

Dans sa conclusion, le directeur de 1928 marquait bien qu'une telle organisation, même ajustée aux besoins normaux " ne saurait être considérée comme intangible. La préparation des maîtres doit s'ajuster aux possibilités de recrutement, aux besoins économiques, à l'évolution politique du pays ; dans une colonie jeune comme l'Algérie surtout, des nouveautés, assez inattendues parfois, se révèlent auxquelles l'éducation doit s'adapter. Nous nous garderons d'anticipations aventureuses ; néanmoins, il est manifeste qu'ici l'Ecole Normale française absorbe partiellement l'Ecole Normale Indigène dont l'individualité n'a plus guère qu'un caractère administratif. Selon toute vraisemblance, dans peu d'années, il n'y aura plus, à Bouzaréa, qu'une Ecole Normale pourvue d'une Section Spéciale ; les élèves-maîtres musulmans ayant à peu près fusionné avec leurs camarades français, ne figureront que pour mémoire sur l'état de situation des effectifs ; ils continueront à bénéficier de certaines facilités qui témoignent de l'intérêt que leur témoignent les Pouvoirs publics ; leur formation sera toujours l'objet d'une attention particulière, et orientée selon les besoins d'une destination propre, mais devant collaborer à une œuvre d'éducation française, de plus en plus ils seront élevés avec les Français, et comme les Français... "

Depuis 1928, donc, ayant subi les mêmes épreuves au concours que leurs camarades européens, suivant les mêmes cours que ces derniers, et passant comme eux le Brevet Supérieur, les élèves-maîtres indigènes ont été répartis également dans chacune des années dédoublées des trois promotions de l'Ecole Normale proprement dite.

L'ÉCOLE ANNEXE

Pour la préparation professionnelle des élèves-maîtres, l'Ecole Normale eut, dès sa création, son école annexe. Celle de Mustapha s'ouvrit en mai 1866, compta dès son début, une cinquantaine d'élèves et le double, deux ans plus tard. Bien qu'elle eût été prévue comme école arabe-française, M. Leduc regrettait " de ne voir dans ses rangs aucun indigène ". Ce regret, nous le retrouvons d'année en année, formulé dans tous les rapports. Ainsi, en 1869: " Les écoles annexes ont été établies auprès des Ecoles Normales pour former les élèves-maîtres à l'art d'enseigner : ce sont, pour les futurs directeurs d'écoles, des ateliers d'apprentissage. Or l'apprentissage peut-il donner les résultats qu'on en espère, si l'apprenti se livre à des travaux qui ne sont pas conformes à la profession à laquelle il se destine ? En Algérie, il y a déjà bon nombre d'écoles mixtes. Dans l'avenir et par la force même des choses, toutes les écoles publiques deviendront mixtes, parce que cette transformation des écoles est dans les besoins du pays et dans les nécessités de notre politique dans la colonie. C'est donc en vue des écoles mixtes qu'il faut former désormais les apprentis instituteurs. Il serait important, à cet effet, qu'il y eût dans les rangs de notre école annexe d'application un certain nombre d'élèves arabes. Cela nous permettrait d'expérimenter avec les élèves-maîtres les procédés spéciaux qu'il convient de mettre en œuvre dans les écoles d'européens et d'indigènes, d'établir au point de vue des méthodes d'enseignement, des règles et des traditions que les jeunes gens emporteraient à leur sortie de l'Ecole Normale pour les propager dans toutes les Ecoles de la Colonie. "

Le transfert de l'Ecole à Bouzaréa a permis l'organisation d'une classe indigène voisinant avec les trois classes d'européens, dont la première est mixte en réalité. D'autre part, ont été ouvertes une dizaine de classes d'application dans les écoles d'El-Biar et d'Alger (ancienne Ecole Fatah, aujourd'hui Ecole Carrière).

LA QUATRIÈME ANNÉE

Pour la préparation des cadres de l'enseignement primaire supérieur masculin en Algérie, fut créée en 1909 une Quatrième Année d'études (Lettres et Sciences). Cent quatre boursiers en suivirent, de 1909 à 1935, les cours. Si elle ne fut jamais nombreuse, cette Quatrième Année a fourni des résultats très honorables. Elle fit recevoir à Saint-Cloud dix-neuf élèves ; un Inspecteur d'Académie, un agrégé de Sciences Naturelles, deux Directeurs d'Ecoles Normales, quatre Inspecteurs primaires, deux Directeurs d'Ecoles Primaires Supérieures, trente-trois professeurs d'Ecoles Normales ou d'E.P.S. et plusieurs maîtres de cours complémentaires de nos Etablissements algériens du second degré sont sortis de Bouzaréa : on peut regretter que les difficultés budgétaires de ces dernières années aient contraint l'Administration à supprimer en 1935 cette section supérieure qui complétait très heureusement notre Ecole (Voir, dans les " Témoignages ", l'étude de M. Disdet.).

SITUATION DES EFFECTIFS

De la fondation de l'Ecole au 30 juin 1937, sont passés par l'Ecole : 1.691 élèves-maîtres européens ; 993 élèves indigènes (Cours Normal ou élèves-maîtres) ; 1.215 sectionnaires. Ne sont compris dans ces chiffres ni les 104 élèves de 4e année, ni les 210 élèves et sectionnaires des promotions actuelles. Au total, de 1866 à 1937, les Ecoles Normales de Mustapha, puis de Bouzaréa ont instruit plus de quatre mille maîtres de l'enseignement public algérien. Ce chiffre dispense de tout commentaire.

JULES FERRY ET BOUZARÉA

C'est ainsi que l'histoire de l'organisation et du développement de notre Ecole reflète le passé même de l'enseignement primaire en Algérie ; mieux encore, le présent récit est une illustration - et non des moins caractéristiques - de l'histoire morale et sociale de l'Algérie depuis trois quarts de siècle. Jusqu'à quel point, en effet, n'est-il pas exact d'interpréter les chiffres progressifs de l'effectif de l'Ecole Normale européenne, et plus encore, ceux, si changeants, du Cours Normal, de l'Ecole Normale Indigène et de sa Section spéciale comme traduisant très fidèlement, - excellent baromètre, - les diverses phases de la politique de l'Algérie à l'égard de l'école populaire, et même, tout court, les diverses étapes qui ont jalonné la politique de la colonisation de l'Algérie ?

1865: "Le moment est venu de doter notre belle colonie d'Afrique d'une création qui répond si bien aux besoins du temps... ", écrit le directeur Leduc. L'Ecole est donc créée, mais, à peu de chose près, ni son programme, ni son emploi du temps, ni son règlement intérieur, ni l'uniforme de sec élèves, ni même leur recrutement, ne la différencient sensiblement - on l'a vu - des Etablissements similaires de la Métropole. Avec sa redingote, et même coiffé de la chéchia, le normalien de Mustapha vit selon la loi Falloux commune à toutes les Ecoles Normales françaises, et, quand il quitte l'Ecole pour exercer dans les écoles françaises ou arabes-françaises d'Alger ou des environs, c'est pour enseigner comme il enseignerait dans une école quelconque de sa province natale.

Les années passent. Avec la Troisième République, s'installe en France l'école primaire républicaine. L'Algérie sera-t-elle oubliée ? Non, car un grand ministre, qu'anime au surplus l'esprit d'" empire ", entend ne pas soustraire la Métropole au devoir d'instruction de ses protégés : il y aura, en Algérie, des écoles non seulement pour les européens mais encore pour les indigènes ; donc, des maîtres pour ces écoles ; donc, une Ecole Normale pour former ces maîtres. Voici, esquissées dans le service qu'on attend d'elles, répondant déjà à leur dénomination très exacte, timide ébauche de ce qu'elles sont aujourd'hui devenues, les Ecoles Normales d'Alger.

1883, 1891, 1910... " Et maintenant, la famille est complète... " Que, puisqu'il s'agit d'histoire, on excuse les mots dits historiques. Mais ce mot, prêté à Bailly, exprime une vivante réalité : car elle s'est singulièrement agrandie, organisée, cette famille normalienne, depuis les temps incertains de Mustapha : Indigènes, Français d'Algérie, Français de France s'y coudoient, et y vivent, matériellement tout au moins, en camarades, en attendant que de cette réunion naisse l'union, c'est-à-dire l'amitié intellectuelle, l'intimité, la fraternité tant désirée par tous les hommes de cœur, d'une jeunesse éprise du même idéal, formée par les mêmes maîtres et les mêmes méthodes, promise à la même tâche éducatrice et civilisatrice.

Les années passent. Des fluctuations se marquent dans les projets de l'heure et dans les résultats du moment. Elles sont fonction de la plus ou moins grande bonne volonté des assemblées locales parfois sympathiques aux progrès de l'enseignement des Indigènes, d'autres fois fâcheusement inspirées par les doléances ou menaces des opposants de ceux qu'anime l'" esprit colon " si bien décrit par M. Albert Sarraut (Cf. Albert SARRAUT : Grandeur et servitude coloniales (Ed. du Sagittaire). Et puisque l'Algérie n'aura qu'assez tard son autonomie financière, ces fluctuations sont fonction du Parlement français, lequel fut, jusqu'en 1900, le maître du budget algérien. Selon les époques, on le voit, ce Parlement, docile à certaines suggestions, tout imprégné dans ses votes du plus étroit colonialisme, quand il n'est pas indifférent à la chose coloniale ; peu soucieux, peu pressé, d'écouter les voix indigènes qui commencent à réclamer des écoles, éludant, tant qu'il le peut, cette dépense de souveraineté par excellence que devrait être pour la Métropole tout budget de l'Instruction Publique aux colonies. Ainsi, en 1895, il accorde le crédit dérisoire de 123.000 francs sur 400.000 qui étaient nécessaires à l'enseignement des Indigènes en Algérie, ce qui fait écrire à Alfred Rambaud, ancien chef de cabinet de Jules Ferry, et - parce qu'il la connaissait bien - ami de notre Bouzaréa : " ...ainsi, on coupe les vivres à notre Ecole Normale de la Bouzaréa qui n'a plus à faire ses preuves pour le dressage des maîtres indigènes, et l'on compte sur la Médersa pour les former. C'est à peu près comme si, chez nous, on supprimait l'Ecole Normale Supérieure en chargeant Saint-Sulpice d'éduquer les professeurs des lycées... ". Aujourd'hui, avec l'effectif le plus nombreux que l'Ecole Normale Indigène ait jamais atteint (70 élèves-maîtres, 50 sectionnaires), Bouzaréa prouve que Paris comme Alger sont maintenant acquis à la cause de notre grand Etablissement, clé de voûte de l'édifice scolaire en Algérie. Et, parce que, selon le mot très juste de M. Paul Bernard, Bouzaréa se présente " comme la préfiguration et l'archétype de l'école indigène en tribu ", ces heureuses dispositions des pouvoirs publics à l'égard de notre Ecole trouvent leur répercussion directe dans les progrès que réalise chaque année l'enseignement des indigènes tout entier.

Mais, à présent que nous, héritiers d'un long effort et d'une généreuse pensée, récoltons la moisson dont tous ceux qui, depuis Mustapha, patronnant l'Ecole, furent les semeurs et les protecteurs vigilants, n'est-ce pas - strict devoir de reconnaissance - le moment de rappeler ce que Bouzaréa doit, dans son succès, son épanouissement, au fondateur même de l'école publique en France, à ce Jules Ferry qui donna l'âme et le branle à l'école populaire de la vieille France et à celle de la France nouvelle ? ( ..." Si Jules Ferry a été le fondateur de l'enseignement primaire public, laïc et obligatoire, en France, c'est lui également qui a pris l'initiative de l'organisation de l'enseignement des indigènes en Algérie... r (Bull. Ens. Ind., no 187, mers 1907.)). Aussi bien, comme conclusion de ce chapitre, et en mémoire du grand homme d'Etat, je ne saurais mieux faire que de citer ce court mais combien éloquent passage d'un article de l'ancêtre de nos sectionnaires, ce M. Verdy, de Fort-National, lequel reçut un jour à Taourirt-Mimoun, la visite de Jules Ferry et d'Alfred Rambaud : " ...M. Jules Ferry... interrogea en géographie. Il fit faire au jeune Ferhat le tour de la Terre. L'élève se tira fort bien d'affaire. Arrivé à Saïgon, il passe au Tonkin. " Tonkin, capitale Hanoï, vaste colonie française, conquête faite par M. Jules Ferry ". A ces mots deux larmes roulèrent sur les joues de M. Jules Ferry. Un silence religieux s'établit et l'émotion provoquée par cette simple phrase fut si forte que pas un de ces Messieurs n'ajouta un mot. Ils sortirent avec M. Jules Ferry... " (Cf. Bull. Ens. Ind., n' 183 (juillet 1908).

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Effectifs de la section spéciale.....
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