" MABOULVILLE "
DEPUIS plus de vingt ans, l'Ecole Normale d'Alger fonctionnait à
Mustapha. Tant bien que mal d'ailleurs, mal plutôt, car pour ses
cinquante-quatre élèves de 1887, les locaux étaient
insuffisants au point que l'Administration avait dû, pour les élèves
indigènes, recourir à la location d'une partie de l'immeuble
dont M. Ben Sédira, professeur à l'Ecole, était propriétaire.
D'autre part, dès 1877, il avait fallu, à la suite de mouvements
sérieux du terrain, envisager l'évacuation des bâtiments
de Mustapha. Aussi, à maintes reprises et instamment à partir
de 1880, le Conseil d'Administration demandait-il, soit le déplacement,
soit la reconstruction de l'Ecole sur une partie du domaine qui offrît
des assises plus solides.
Brusquement, à la suite d'une menace d'épidémie ?
de typhoïde et de glissements inquitétants du sol au début
de l'année 1888, " l'Etablissement fut transféré
en toute hâte et non sans un certain affolement, dans les bâtiments
inachevés et inutilisés de l'asile d'aliénés
de Bouzaréa... Cette première installation eut lieu dans
des conditions extravagantes dont les anciens de la Maison gardent encore
le souvenir ". Le transfert avait été envisagé
dans la séance du Conseil d'Administration du 28 novembre 1887,
la maison Vernet s'engageant à effectuer le déménagement
en vingt voyages. Il ne s'agissait d'ailleurs, pensait-on, que d'une installation
toute provisoire dans cet asile qui n'avait, entre parenthèses,
jamais été affecté au service des aliénés,
mais que l'humour des nouveaux occupants baptisa incontinent du nom très
expressif de " Maboulville ". Effectivement, c'est dans les
bâtiments réservés au " quartier des femmes "
- le " quartier des hommes " restant, pour l'instant, inoccupé
- que s'installèrent les services de la nouvelle Ecole ; au lieu
des " entrantes ", des " surveillées ", des
" gâteuses " et des " demi-agitées ",
il y eut, là, du poste central réservé à l'hydrothérapie-pharmacie,
au " quartier cellulaire ", une sémillante jeunesse,
rieuse et saine, qui s'ébrouait en toute innocence dans les cours
et les vastes espaces primitivement destinés aux épileptiques,
aux anxieux, voire aux simples " paisibles ". Est-il vrai ce
mot savoureux, prêté à des promeneurs passant à
cette époque sur la route qui longe l'Etablissement et qui, apercevant
les Normaliens rescapés de Mustapha circulant dans l'Ecole, les
prenaient pour des pensionnaires moins sains d'esprit, et déclaraient
ingénûment " C'est drôle ! Ils n'ont pas l'air
bien méchant !... "
DU PROVISOIRE...
Installation toute provisoire certes, que le personnel de l'Ecole n'acceptait
pas sans récriminations. Il le fit bien voir lors de la séance
du Conseil des Professeurs du 31 mars 1890. Dès le début,
dit le procès-verbal, " à l'unanimité, le maintien
de l'Ecole Normale à Bouzaréa était condamné
". Invités à expliquer individuellement leur vote,
tous les professeurs sont d'accord pour déclarer malsaine, voire
dangereuse, la nouvelle installation. L'assise des bâtiments est
peu solide ; car ceux-ci " reposent sur des couches inclinées
de schiste, et des glissements pourraient se produire qui entraîneraient
l'Ecole dans le ravin oriental ". L'orientation et la situation,
également, sont mauvaises ; " les deux principales façades
sont exposées au vent d'ouest et au vent d'est qui sont les plus
fréquents et les plus puissants parmi ceux qui règnent sur
la côte algérienne. Par les tempêtes, l'eau, la grêle
et la neige pénètrent dans les dortoirs et dans les salles
d'études, à travers les interstices des portes et fenêtres.
En été, les salles et les galeries reçoivent le soleil
jusqu'au dernier rayon. Aussi, dortoirs et études sont-ils très
froids en hiver et très chauds en été. " Bouzaréa,
d'autre part, est très humide, d'où des crises de rhumatismes
violents constatés chez les élèves et les maîtres.
Puis les défrichements pour plantation de vignes ont déclenché
des fièvres paludéennes. L'Ecole est, en outre, trop loin
d'Alger ; aussi les élèves se fatiguent-ils, et le médecin
a remarqué, chez certains d'entre eux, des maladies de coeur assez
graves qu'il attribue en partie à cette cause. Enfin, les approvisionnements
pour le service économique sont aussi incertains quant à
leur livraison qu'onéreux pour leur transport.
Plus graves que ces inconvénients d'ordre matériel, d'autres
ayant trait à la marche des études, militent en faveur du
transfert de l'Ecole en un lieu plus rapproché d'Alger ; c'est
d'abord l'éloignement de la capitale, centre intellectuel ; les
élèves sont ainsi frustrés du bénéfice
des cours, conférences, bibliothèques et musées.
En outre, le personnel qui, du reste, a trouvé très difficilement
à se loger, ou qui passe une grande partie de son temps en va-et-vient,
" vit dans l'isolement. Les relations sociales sont nulles pour lui,
il doit renoncer au théâtre, aux soirées, à
toute distraction mondaine. " Enfin, comme les habitations de Bouzaréa
sont très dispersées et souvent très loin du centre,
l'Ecole annexe connaît une fréquentation des plus irrégulières
sans compter que les plus grands des enfants de cette population peu aisée
renoncent à venir à une école trop éloignée
du village pour entrer en apprentissage. Pour toutes ces raisons, le Conseil
des Professeurs émettait le voeu que l'Ecole fût reconstruite
sur la propriété qu'elle occupait à Mustapha-Supérieur
avant le janvier 1888.
Toutefois, le Conseil d'Administration qui se tint le 8 mai suivant fut
loin de rallier pareille unanimité. En effet, lors de cette séance,
capitale pour les destinées de la première Ecole Normale
d'Algérie, trois membres du Conseil : MM. Alliaud, Inspecteur d'Académie
; Gage, Conseiller du Gouvernement, et Pluque, Adjoint au Maire d'Alger,
obtiennent bien, en fin de compte, le vote suivant : " Qu'il n'y
avait pas lieu d'installer l'Ecole dans les bâtiments de l'asile
d'aliénés. " Mais ce ne fut pas sans avoir vu se dresser
contre leurs raisons, plus haut évoquées par le Conseil
des Professeurs, les arguments de trois autres membres de l'Assemblée
: le Maire de Bouzaréa, M. Folco, qui soutenait, y habitant lui-même,
la salubrité de l'air de sa commune ; le Conseiller général
Alphandéry qui se préoccupait, en loyal élu du département,
du surcroît de dépenses à résulter du retour
et de la reconstruction de l'Ecole à Mustapha, et sans doute --
il ne le dit pas, mais on le devine - s'inquiétait du parti très
douteux à tirer de bâtiments dont toute utilisation s'avérait
des plus difficiles ; enfin, le Sénateur Mauguin, Conseiller général
de Blida, déclarait accepter fort bien pour sa ville l'Ecole Normale
dans le cas où le Département et l'Etat ne pourraient s'entendre
sur le lieu, Mustapha ou Bouzaréa, d'une installation qui n'eût
plus à être remise en question. Trois contre trois, le vote
du Président l'emporta ; et, au soir de ce 8 mai 1890, les occupants
mal résignés de Maboulville purent songer avec satisfaction
qu'ils réintègreraient quelque jour les " pittoresques
coteaux de Mustapha ".
...AU DÉFINITIF
Grande, toutefois, était leur présomption. Ils devaient
expier la précipitation que deux années auparavant ils avaient
mise à les quitter, ces coteaux de Mustapha. Bouzaréa tenait
son Ecole et la tenait bien.
Rien ne dure, on le sait, autant que le provisoire : la destinée
de notre Ecole allait en administrer la preuve, car, dans les délibérations
des sessions qui vont suivre, les voeux du Conseil semblent, de guerre
lasse, se faire de moins en moins pressants ; l'exode devient problématique,
apparaît même rejeté aux calendes grecques. Et, sept
ans plus tard, le rapporteur de juillet 1897 pourra, sans provoquer de
protestations de la part de ses collègues, faire cette déclaration
: " L'Ecole s'est développée dans le bâtiment
où le Département l'a tout d'abord installée ; elle
s'est faite à lui, et toucher à l'un serait porter atteinte
à l'autre. "
Aussi bien, durant ces sept années, de très importantes
transformations de l' " asile " s'étaient-elles opérées,
pour le plus grand bien de l'Etablissement. D'abord, l'Ecole avait été
dotée de nouvelles installations : ateliers, laboratoires, dortoirs,
bibliothèques, sans compter l'agrandissement des cuisines et la
création de jardins. D'autre part, et surtout, la nécessité
aidant, en raison de l'organisation méthodique de l'Enseignement
des Indigènes et la création, en 1891, de la Section Spéciale,
l'Ecole Normale de Bouzaréa était, selon l'expression de
son directeur, devenue la clé de voûte de l'édifice
scolaire en Algérie. A la rentrée d'octobre 1891, en effet,
l'effectif avait brusquement augmenté de soixante unités,
du fait de l'adjonction, aux Normaliens, des instituteurs de la Section
Spéciale et d'une 3e année de Cours Normal Indigène.
Un an plus tard, cet effectif atteignait deux cent neuf élèves.
Il devait arriver au chiffre de deux cent quarante- huit l'année
suivante, le plus haut que Bouzaréa ait jamais connu : en moins
de trente ans, notre Ecole, " unique en son genre ", était
ainsi devenue la plus importante des Ecoles Normales françaises.
Cependant, elle vivait encore, administrativement, sous le régime
du " provisoire ". Actuellement, elle y est encore, puisque
jamais l'affectation définitive des bâtiments d'un ci-devant
asile d'aliénés à un établissement d'enseignement
n'a donné lieu à une reconnaissance officielle, dûment
signifiée ni aux usagers ni " à tous ceux à
qui il appartiendra ". Et pourtant, qui donc songerait aujourd'hui
à nous disputer Bouzaréa ?...
LES MÉFAITS DE BOU KHIA
En fait, pour passer de la période du campement à celle
de l'installation, il fallut de longues et laborieuses années.
Sans doute, et selon le mot du rapporteur de 1897, l'Ecole s'était
" faite au bâtiment de l'asile ". Mais imagine-t-on ce
que, de la part des directeurs et des Conseils d'Administration successifs,
cela représente d'esprit de suite, de vigilance, de ténacité,
et d'intelligence organisatrice pour arriver à transformer des
bâtiments incommodes, revêches comme prison, perdus dans cette
solitude jadis plus sauvage encore qu'austère, en un Etablissement
scolaire gai, animé, capable comme les mieux outillés de
dispenser le savoir sans cesser d'être, en même temps, la
plus accueillante des maisons de jeunesse ?
Il faut le dire : sans la sollicitude de l'autorité académique,
sans les crédits de toute nature qui furent, bon an mal an, toujours
accordés à l'Ecole par le Département et la Colonie,
sans le haut appui matériel et moral que l'un et l'autre n'ont
jamais cessé de lui apporter, les administrateurs successifs de
Bouzaréa n'auraient jamais pu réaliser cette oeuvre de longue
haleine. Car il y avait tout à faire.
Indépendamment de l'organisation intellectuelle qui, avec la création
de la Section Spéciale, de l'Ecole Normale Indigène, de
la Quatrième Année, réclama une compétence
technique et des soins tout particuliers, les anciens directeurs de Bouzaréa
se sont trouvés devant des difficultés matérielles
considérables : ils étaient pédagogues ; ils devinrent
architectes, entrepreneurs, gérants de domaine. L'éloignement
d'Alger posa, on l'a vu, dès le début, pose encore la question
du transport des élèves, du personnel, du ravitaillement
en nourriture, matériel et marchandises diverses. En outre, les
premiers occupants de Bouzaréa ont eu, tout comme nous, à
compter avec les rigueurs du climat durant l'hiver. Avec le vent surtout,
le vent rageur qui, au cours des mois maussades et souvent pluvieux de
novembre et février, assaille, d'est ou d'ouest, la Maison offerte,
sur toute sa longueur, à sa furie, hurle sous les galeries, gémit
dans les eucalyptus, enfonce parfois les portes, casse les vitres, entre
partout, glacial, charriant des embruns épais à l'âcre
odeur. A certains moments, alors que tout, dans cette opacité humide,
vibre, tourbillonne, se déchaîne, se lamente autour de vous,
on se croirait en pleine mer, un jour de tempête. " Bou Zaréa
", père des semences, est-ce bien le nom qui convient à
ce promontoire de la " mer orageuse " dont parle Salluste ?
Ne serait-ce pas plutôt le vocable Bou Khia - " père
du vent " - qui serait le mot propre, traduisant la très exacte
et trop quotidienne réalité ? Comment se comportent alors
badigeons, peintures et enduits, huis et terrasses, arbustes et légumes,
devant ces rafales de vent et de pluie, ces " grains " venus
de la mer sauvage, qui marquent ici, trop fréquemment, la mauvaise
saison, les Economes qui se succédèrent à Bouzaréa
le savent mieux que quiconque, eux qui eurent sans cesse à réparer
les méfaits de l'irascible, de l'indomptable Bou Khia ?
DE LA LUMIÈRE ! DE L'EAU !
Voilà donc une première épreuve à laquelle
furent soumis les " usagers " de Bouzaréa. Deux autres
problèmes s'imposèrent à eux, et qui n'étaient
pas à la veille d'une solution : la question de l'eau et celle
de l'éclairage, car il y a eu, il reste encore un grave problème
de l'eau à Bouzaréa.
Tout au début, on dut se contenter de celle que fournissait la
noria du jardin mauresque et de celle que " les élèves
allaient chercher, à force de bras, dans le fond d'un ravin, à
environ huit cents mètres, par un sentier de chèvres ".
En 1910 encore, " l'eau est montée à bras d'hommes
dans les réservoirs comme au temps du travail servile, et elle
n'est que parcimonieusement distribuée en minces filets dans les
lavabos rudimentaires situés dans les paliers... Et nous aurions
lieu de rougir si un visiteur étranger nous demandait à
voir notre salle de bains. Quant aux moyens d'éclairage, ils étaient,
à la même époque, tout aussi rudimentaires : "
notre vaste Ecole s'éclaire encore avec des lampes, comme une petite
ville d'il y a cent ans ". Et, durant toute la journée, l'un
des employés commis exclusivement à cette charge, le père
Suzanne, circulait, ses lampes de cuivre en mains, environné d'une
désagréable et insistante odeur de pétrole.
Ce fut M. ab der Halden qui eut la peine et l'honneur de doter l'Ecole
d'une organisation matérielle un peu moins archaïque, singulièrement
plus confortable. Et les premières lignes du rapport du Conseil
d'Administration du 20 juin 1914 sont pour attester ce sérieux
progrès : " L'année 1914 comptera dans les annales
de l'Ecole pour les travaux importants qui ont été menés
à bien et qui concernent, d'une part, l'installation de l'électricité
et, d'autre part, l'adduction de l'eau ". Le 26 mars, l'installation
de la lumière électrique était un fait accompli.
Lorsque, en 1937, soit vingt-deux ans plus tard, il vint en tournée
d'inspection générale, M. ab der Halden n'évoqua
pas sans fierté cette soirée du 26 mars où, sous
le simple jeu d'un commutateur, il put, d'un seul coup, illuminer d'un
bout à l'autre toute son Ecole.
Le problème de l'eau recevait, cette même
année, sa solution ; il en était temps d'ailleurs, car,
ainsi que le rappelle plus loin dans son Témoignage " M. ab
der Halden, dans les citernes subsistait seulement de l'eau pour quarante-huit
heures ! Le 12 juin, pour la première fois, le moteur électrique
installé au fond du ravin refoula l'eau dans le nouveau réservoir
en ciment armé placé au point culminant de l'Ecole.
Dans notre histoire de Bouzaréa, M. ab der Halden apparaît
ainsi comme l'homme qui do ta l'Ecole de l'eau et de la lumière.
Il fit plus : c'est à lui que nous devons l'appropriation réelle
de l'Ecole aux fins d'établissement scolaire. " ...On s'est
longtemps demandé, écrivait-il en 1910, si l'Ecole Normale
resterait à Bouzaréa. Ce fut un prétexte commode
à ne l'installer qu'à moitié. Maintenant que l'Ecole
semble établie définitivement dans les locaux qu'elle a
dû approprier au jour le jour, il est temps qu'elle s'y installe
et que nos bâtiments cessent de présenter ce triste aspect
de ruines neuves que masque mal un badigeon hâtif et superficiel...
" Patiemment, un jour aidant l'autre, luttant avec des crédits
parcimonieux pour l'entretien des toitures, l'aménagement des galeries
et des salles, dans l'incertitude où ils se trouvaient quant à
l'affectation définitive, les prédécesseurs de M.
ab der Halden avaient peu à peu occupé cette vaste caserne,
ce qui n'était pas mince tâche. Mais, comme pour l'histoire
même de l'Algérie, ils en étaient réduits,
après le campement, à l'occupation restreinte. Et l'un de
leurs plus graves soucis avait été d'empêcher la dégradation
de cet immeuble d'utilisation très discuta hle, d'une longueur
désespérante, sans aucune protection, qui donnait, il y
a plus de trente ans, l'impression - il faut y revenir - de " ruines
neuves auxquelles manque la patine du temps ". Il existait d'ailleurs
de vraies ruines ; c'était la maison mauresque (Cette
maison mauresque s'appelait Bou-Altouz et était, en 1830, la résidence
du Saïdgi (trésorier-payeur). (Henri Klein, Feuillets d'El-Djezaïr,
Chaix, éditeur).) devenue dangereuse par sa vétusté
et qui disparut enfin en 1913. Autour de l'Ecole, conduisant vers les
communs, le chemin emprunté par les services et les fournisseurs
n'était guère qu'un " bourbier dont le charretier de
La Fontaine se fût malaisément tiré ". Et voilà
qu'à la veille de la guerre, la Maison avait pris un autre visage,
sensiblement celui qu'elle offre aujourd'hui : elle ressemblait à
présent à une Ecole et non à une fabrique ou à
un hospice. En outre, à l'intérieur même des bâtiments,
chaque partie de l'immeuble avait reçu une affection intelligente,
tirant le meilleur parti des emplacements et des locaux. N'eût été
la guerre, l'Ecole aurait, dès 1915, été pourvue
de la clôture que demandait pour elle le Conseil d'Administration
de 1914 et que nous n'avons pu, enfin, réaliser, sur une longueur
de quinze cents mètres, que cette année même.
LA PROPRIÉTÉ ET LE CHEPTEL
Cliquer sur
la vignette pour une image plus lisible.
Cheptel et...
(reproduite ici car non lisible sur le PDF
|
Lorsqu'elle s'installa à Bouzaréa, l'Ecole
se trouva non seulement en présence de bâtiments, mais encore
d'un vaste domaine de vingt-trois hectares qui lui fut concédé
par le Département. Un petit Etat, en quelque sorte si l'on en
considère seulement l'étendue. Etat pourtant mal limité
; qu'est devenue la bonne demi-douzaine d'hectares qui manque à
la propriété d'aujourd'hui ? Mystère. En tout cas,
sept ans après notre arrivée à Bouzaréa, ce
territoire, qui n'était encore, en 1891, que brousse et friche,
commençait à prendre figure d'exploitation rurale avec quatre
hectares complantés de vignes, trois autres en fourrage, trois
également en jardin potager et deux hectares transformés
en champs d'expérimentation.
La propriété fut une affaire avantageuse pour l'Ecole qu'elle
contribua à approvisionner de légumes et de fruits... Ce
fut, d'autre part, pour nos élèves et sectionnaires, un
incomparable terrain d'initiation agricole. Elle eut enfin un mérite
qu'on ne saurait trop lui reconnaître: c'est, en effet, grâce
à elle, à l'activité de ses gérants successifs,
des élèves-maîtres et des sectionnaires que l'aspect
général de notre Ecole s'est humanisé, a pris peu
à peu l'allure gracieuse, amène, qui frappe aujourd'hui,
dès son entrée, le visiteur. Avec ses vastes jardins d'agrément,
ses potagers et ses jardins scolaires, ses terrasses bien cultivées
qui commencent au pied des bâtiments et dévalent, étage
par étage, jusqu'au ravin, son fameux " petit bois "
cher à des générations d'élèves qui
y vinrent " goûter l'ombre et le frais ", avec son arboretum
qui s'enorgueillit déjà d'une quantité d'essences
rares et qui va, l'an prochain, s'accroître de plus de six cents
nouvelles plantations, notre Ecole est vraiment unique : c'est un domaine,
au sens le plus plein et le plus cordial du terme ; ce n'est pas une geôle
pour jeunesse captive. Grâces en soient rendues à la propriété
et à ses gérants.
Ce fut en 1895 que l'Etablissement installa sur cette propriété
agricole, un cheptel, lequel devait être utile " au point de
vue du perfectionnement général des études agricoles
et des intérêts économiques de l'Ecole ". En
1897, ce cheptel comprenait deux vaches, deux bêtes de trait et
une quarantaine de porcs.
L'existence de ce cheptel constituerait, en marge de la grande Histoire
de Bouzaréa, toute une petite histoire amusante pleine d'anecdotes
et de souvenirs gastronomiques : car nos Normaliens faisaient bombance
quand on tuait les porcs : pendant huit jours, toute l'Ecole, sauf, bien
entendu, les indigènes, mangeait du cochon.
...Vous vous rappelez tous, n'est-ce pas, ce conte d'Alphonse Daudet,
qui débute ainsi : " Monsieur Séguin n'avait jamais
eu de chance avec ses chèvres... " S'il advenait que l'historiographe
de Bouzaréa fût pris du désir de pastichage, il pourrait,
suivant le Maître, écrire à son tour : " Bouzaréa
n'eut jamais de chance avec ses porcs. Ni avec ses mulets. Encore moins
avec ses vaches... "
Il était entendu que les vaches devaient donner du lait, les porcs
de la viande, et les mulets du travail de trait. En fait, nous sommes
bien obligés de reconnaître que le rendement économique
de ce fameux cheptel fut toujours des plus minimes.
Servante en notre ferme, Perrette n'eût pas manqué d'assurer
: " Les porcs à s'engraisser coûteront peu de son...
"
Voire ! car la dépense pour nourrir ces porcs, l'incertitude de
mener à bien l'élevage de leurs portées, les épidémies
qui ne les épargnèrent point (Comme la peste
porcine qui, en 1926, causa la disparition entière du troupeau.),
durent plus d'une fois troubler le sommeil du gérant, de l'économe
et du directeur. Pour les mulets, autre tracas. En voici un, par exemple,
qui, à la date du 12 décembre 1910, travaille depuis dix-huit
ans au service de l'Ecole ; il est maintenant hors d'usage ; " non
que cet animal ne soit plus vigoureux, mais il est complètement
abruti par le service de la noria auquel il est condamné quotidiennement
depuis la mort de la vieille mule qui, précédemment, ne
servait qu'à monter l'eau. Or l'éloignement de l'Ecole Normale
nécessite l'entretien d'un camion et d'animaux de trait, capables
de descendre à Alger et d'en remonter, ce que notre vieux mulet
ne peut plus faire ". Il faudra donc acheter une paire de jeunes
mulets et, en attendant de le vendre ou de le voir mourir de sa belle
mort, laisser l'ancien au service de l'eau, tourner d'un pas lent notre
noria ". En 1916, l'Ecole aura jusqu'à trois chevaux, mais
avec l'achat et l'entretien des voitures, cette cavalerie coûte
cher à l'Ecole.
Quant aux vaches, elles donnaient d'autres inquiétudes. "
Nous venons de perdre une de nos deux vaches laitières ",
ainsi commence, mélancoliquement, un rapport directorial à
l'Inspecteur d'Académie... " Cette bête, qui paraissait
avoir une excellente santé, qui avait fait des veaux dans de bonnes
conditions et qui était pleine de six à sept mois, devint
brusquement très constipée... " Donc, " perte
entière pour notre cheptel et notre budget... ".
Une autre vache s'avère obstinément stérile comme
il advient fréquemment, paraît-il, aux bêtes importées
en Afrique du Nord. Cela inspire de graves et précises considérations
obstétricales au rapporteur du Conseil d'Administration de l'époque,
à propos de ces vaches déplorables qui " ne manifestent
plus d'ardeurs génésiques et dont la production de lait
a cessé ". La bête, aujourd'hui, " superbe, et
d'aspect tout à fait imposant, n'a point fait veau depuis près
de deux ans et son lait s'est tari. Nous la conduisons bien au taureau
quand elle paraît un peu plus ardente. mais sans résultats...
" Le rapporteur propose donc à ses collègues la vente
au boucher de cette vache inféconde pour en racheter une autre
plus accommodante génitrice et meilleure laitière.
De ces soucis que causèrent, tant qu'exista le fameux cheptel vif,
nos bêtes à cornes et autres, l'écho nous est, d'une
manière aussi exacte que spirituelle, conservé par le chapitre
des Propos de M. Boneuil, intitulé " La Vache ", qu'une
histoire illustrée de Bouzaréa ne saurait oublier et que
l'on aura, au chapitre des " Témoignages ", le plaisir
de relire.
Finalement, l'Ecole s'est défaite de son cheptel. La ferme-école
modèle, imaginée en 1920, est restée à l'état
de projet. Installés, à la suite de la démolition
de la maison mauresque, dans les locaux situés sous la salle des
Professeurs, ce qui était un singulier voisinage, les écuries
ont vu disparaître leurs vaches et leurs mulets. La dernière
survivante du cheptel, une vieille jument aussi taciturne que son cocher,
nous l'avons vendue l'an dernier. Ce ne fut pas sans tristesse que notre
vieux Jacques, son " soigneur " et son ami, a vu partir ce témoin
d'un passé définitivement clos, et qu'il a surpris les premières
évolutions de notre moderne camionnette. Une camionnette pour l'Ecole
Normale ! Mais où sont, ombre de M. Leduc, les ombres de vos mulets
d'antan ?..
|