École normale, la Bouzarea(h)
Aimé Dupuy - directeur des Écoles Normales d'Alger-Bouzaréa
BOUZARÉA
Histoire illustrée des Écoles Normales D'Instituteurs d'Alger-Bouzaréa
Préface de Pierre Martino, recteur de l'Académie d'Alger
CHAPITRE DEUX : De Mustapha à Bouzaréa et "l'occupation restreinte"

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" MABOULVILLE "

DEPUIS plus de vingt ans, l'Ecole Normale d'Alger fonctionnait à Mustapha. Tant bien que mal d'ailleurs, mal plutôt, car pour ses cinquante-quatre élèves de 1887, les locaux étaient insuffisants au point que l'Administration avait dû, pour les élèves indigènes, recourir à la location d'une partie de l'immeuble dont M. Ben Sédira, professeur à l'Ecole, était propriétaire. D'autre part, dès 1877, il avait fallu, à la suite de mouvements sérieux du terrain, envisager l'évacuation des bâtiments de Mustapha. Aussi, à maintes reprises et instamment à partir de 1880, le Conseil d'Administration demandait-il, soit le déplacement, soit la reconstruction de l'Ecole sur une partie du domaine qui offrît des assises plus solides.

Brusquement, à la suite d'une menace d'épidémie ? de typhoïde et de glissements inquitétants du sol au début de l'année 1888, " l'Etablissement fut transféré en toute hâte et non sans un certain affolement, dans les bâtiments inachevés et inutilisés de l'asile d'aliénés de Bouzaréa... Cette première installation eut lieu dans des conditions extravagantes dont les anciens de la Maison gardent encore le souvenir ". Le transfert avait été envisagé dans la séance du Conseil d'Administration du 28 novembre 1887, la maison Vernet s'engageant à effectuer le déménagement en vingt voyages. Il ne s'agissait d'ailleurs, pensait-on, que d'une installation toute provisoire dans cet asile qui n'avait, entre parenthèses, jamais été affecté au service des aliénés, mais que l'humour des nouveaux occupants baptisa incontinent du nom très expressif de " Maboulville ". Effectivement, c'est dans les bâtiments réservés au " quartier des femmes " - le " quartier des hommes " restant, pour l'instant, inoccupé - que s'installèrent les services de la nouvelle Ecole ; au lieu des " entrantes ", des " surveillées ", des " gâteuses " et des " demi-agitées ", il y eut, là, du poste central réservé à l'hydrothérapie-pharmacie, au " quartier cellulaire ", une sémillante jeunesse, rieuse et saine, qui s'ébrouait en toute innocence dans les cours et les vastes espaces primitivement destinés aux épileptiques, aux anxieux, voire aux simples " paisibles ". Est-il vrai ce mot savoureux, prêté à des promeneurs passant à cette époque sur la route qui longe l'Etablissement et qui, apercevant les Normaliens rescapés de Mustapha circulant dans l'Ecole, les prenaient pour des pensionnaires moins sains d'esprit, et déclaraient ingénûment " C'est drôle ! Ils n'ont pas l'air bien méchant !... "

DU PROVISOIRE...


Installation toute provisoire certes, que le personnel de l'Ecole n'acceptait pas sans récriminations. Il le fit bien voir lors de la séance du Conseil des Professeurs du 31 mars 1890. Dès le début, dit le procès-verbal, " à l'unanimité, le maintien de l'Ecole Normale à Bouzaréa était condamné ". Invités à expliquer individuellement leur vote, tous les professeurs sont d'accord pour déclarer malsaine, voire dangereuse, la nouvelle installation. L'assise des bâtiments est peu solide ; car ceux-ci " reposent sur des couches inclinées de schiste, et des glissements pourraient se produire qui entraîneraient l'Ecole dans le ravin oriental ". L'orientation et la situation, également, sont mauvaises ; " les deux principales façades sont exposées au vent d'ouest et au vent d'est qui sont les plus fréquents et les plus puissants parmi ceux qui règnent sur la côte algérienne. Par les tempêtes, l'eau, la grêle et la neige pénètrent dans les dortoirs et dans les salles d'études, à travers les interstices des portes et fenêtres. En été, les salles et les galeries reçoivent le soleil jusqu'au dernier rayon. Aussi, dortoirs et études sont-ils très froids en hiver et très chauds en été. " Bouzaréa, d'autre part, est très humide, d'où des crises de rhumatismes violents constatés chez les élèves et les maîtres. Puis les défrichements pour plantation de vignes ont déclenché des fièvres paludéennes. L'Ecole est, en outre, trop loin d'Alger ; aussi les élèves se fatiguent-ils, et le médecin a remarqué, chez certains d'entre eux, des maladies de coeur assez graves qu'il attribue en partie à cette cause. Enfin, les approvisionnements pour le service économique sont aussi incertains quant à leur livraison qu'onéreux pour leur transport.

Plus graves que ces inconvénients d'ordre matériel, d'autres ayant trait à la marche des études, militent en faveur du transfert de l'Ecole en un lieu plus rapproché d'Alger ; c'est d'abord l'éloignement de la capitale, centre intellectuel ; les élèves sont ainsi frustrés du bénéfice des cours, conférences, bibliothèques et musées. En outre, le personnel qui, du reste, a trouvé très difficilement à se loger, ou qui passe une grande partie de son temps en va-et-vient, " vit dans l'isolement. Les relations sociales sont nulles pour lui, il doit renoncer au théâtre, aux soirées, à toute distraction mondaine. " Enfin, comme les habitations de Bouzaréa sont très dispersées et souvent très loin du centre, l'Ecole annexe connaît une fréquentation des plus irrégulières sans compter que les plus grands des enfants de cette population peu aisée renoncent à venir à une école trop éloignée du village pour entrer en apprentissage. Pour toutes ces raisons, le Conseil des Professeurs émettait le voeu que l'Ecole fût reconstruite sur la propriété qu'elle occupait à Mustapha-Supérieur avant le janvier 1888.

Toutefois, le Conseil d'Administration qui se tint le 8 mai suivant fut loin de rallier pareille unanimité. En effet, lors de cette séance, capitale pour les destinées de la première Ecole Normale d'Algérie, trois membres du Conseil : MM. Alliaud, Inspecteur d'Académie ; Gage, Conseiller du Gouvernement, et Pluque, Adjoint au Maire d'Alger, obtiennent bien, en fin de compte, le vote suivant : " Qu'il n'y avait pas lieu d'installer l'Ecole dans les bâtiments de l'asile d'aliénés. " Mais ce ne fut pas sans avoir vu se dresser contre leurs raisons, plus haut évoquées par le Conseil des Professeurs, les arguments de trois autres membres de l'Assemblée : le Maire de Bouzaréa, M. Folco, qui soutenait, y habitant lui-même, la salubrité de l'air de sa commune ; le Conseiller général Alphandéry qui se préoccupait, en loyal élu du département, du surcroît de dépenses à résulter du retour et de la reconstruction de l'Ecole à Mustapha, et sans doute -- il ne le dit pas, mais on le devine - s'inquiétait du parti très douteux à tirer de bâtiments dont toute utilisation s'avérait des plus difficiles ; enfin, le Sénateur Mauguin, Conseiller général de Blida, déclarait accepter fort bien pour sa ville l'Ecole Normale dans le cas où le Département et l'Etat ne pourraient s'entendre sur le lieu, Mustapha ou Bouzaréa, d'une installation qui n'eût plus à être remise en question. Trois contre trois, le vote du Président l'emporta ; et, au soir de ce 8 mai 1890, les occupants mal résignés de Maboulville purent songer avec satisfaction qu'ils réintègreraient quelque jour les " pittoresques coteaux de Mustapha ".

...AU DÉFINITIF

Grande, toutefois, était leur présomption. Ils devaient expier la précipitation que deux années auparavant ils avaient mise à les quitter, ces coteaux de Mustapha. Bouzaréa tenait son Ecole et la tenait bien.

Rien ne dure, on le sait, autant que le provisoire : la destinée de notre Ecole allait en administrer la preuve, car, dans les délibérations des sessions qui vont suivre, les voeux du Conseil semblent, de guerre lasse, se faire de moins en moins pressants ; l'exode devient problématique, apparaît même rejeté aux calendes grecques. Et, sept ans plus tard, le rapporteur de juillet 1897 pourra, sans provoquer de protestations de la part de ses collègues, faire cette déclaration : " L'Ecole s'est développée dans le bâtiment où le Département l'a tout d'abord installée ; elle s'est faite à lui, et toucher à l'un serait porter atteinte à l'autre. "

Aussi bien, durant ces sept années, de très importantes transformations de l' " asile " s'étaient-elles opérées, pour le plus grand bien de l'Etablissement. D'abord, l'Ecole avait été dotée de nouvelles installations : ateliers, laboratoires, dortoirs, bibliothèques, sans compter l'agrandissement des cuisines et la création de jardins. D'autre part, et surtout, la nécessité aidant, en raison de l'organisation méthodique de l'Enseignement des Indigènes et la création, en 1891, de la Section Spéciale, l'Ecole Normale de Bouzaréa était, selon l'expression de son directeur, devenue la clé de voûte de l'édifice scolaire en Algérie. A la rentrée d'octobre 1891, en effet, l'effectif avait brusquement augmenté de soixante unités, du fait de l'adjonction, aux Normaliens, des instituteurs de la Section Spéciale et d'une 3e année de Cours Normal Indigène. Un an plus tard, cet effectif atteignait deux cent neuf élèves. Il devait arriver au chiffre de deux cent quarante- huit l'année suivante, le plus haut que Bouzaréa ait jamais connu : en moins de trente ans, notre Ecole, " unique en son genre ", était ainsi devenue la plus importante des Ecoles Normales françaises. Cependant, elle vivait encore, administrativement, sous le régime du " provisoire ". Actuellement, elle y est encore, puisque jamais l'affectation définitive des bâtiments d'un ci-devant asile d'aliénés à un établissement d'enseignement n'a donné lieu à une reconnaissance officielle, dûment signifiée ni aux usagers ni " à tous ceux à qui il appartiendra ". Et pourtant, qui donc songerait aujourd'hui à nous disputer Bouzaréa ?...

LES MÉFAITS DE BOU KHIA

En fait, pour passer de la période du campement à celle de l'installation, il fallut de longues et laborieuses années. Sans doute, et selon le mot du rapporteur de 1897, l'Ecole s'était " faite au bâtiment de l'asile ". Mais imagine-t-on ce que, de la part des directeurs et des Conseils d'Administration successifs, cela représente d'esprit de suite, de vigilance, de ténacité, et d'intelligence organisatrice pour arriver à transformer des bâtiments incommodes, revêches comme prison, perdus dans cette solitude jadis plus sauvage encore qu'austère, en un Etablissement scolaire gai, animé, capable comme les mieux outillés de dispenser le savoir sans cesser d'être, en même temps, la plus accueillante des maisons de jeunesse ?

Il faut le dire : sans la sollicitude de l'autorité académique, sans les crédits de toute nature qui furent, bon an mal an, toujours accordés à l'Ecole par le Département et la Colonie, sans le haut appui matériel et moral que l'un et l'autre n'ont jamais cessé de lui apporter, les administrateurs successifs de Bouzaréa n'auraient jamais pu réaliser cette oeuvre de longue haleine. Car il y avait tout à faire.

Indépendamment de l'organisation intellectuelle qui, avec la création de la Section Spéciale, de l'Ecole Normale Indigène, de la Quatrième Année, réclama une compétence technique et des soins tout particuliers, les anciens directeurs de Bouzaréa se sont trouvés devant des difficultés matérielles considérables : ils étaient pédagogues ; ils devinrent architectes, entrepreneurs, gérants de domaine. L'éloignement d'Alger posa, on l'a vu, dès le début, pose encore la question du transport des élèves, du personnel, du ravitaillement en nourriture, matériel et marchandises diverses. En outre, les premiers occupants de Bouzaréa ont eu, tout comme nous, à compter avec les rigueurs du climat durant l'hiver. Avec le vent surtout, le vent rageur qui, au cours des mois maussades et souvent pluvieux de novembre et février, assaille, d'est ou d'ouest, la Maison offerte, sur toute sa longueur, à sa furie, hurle sous les galeries, gémit dans les eucalyptus, enfonce parfois les portes, casse les vitres, entre partout, glacial, charriant des embruns épais à l'âcre odeur. A certains moments, alors que tout, dans cette opacité humide, vibre, tourbillonne, se déchaîne, se lamente autour de vous, on se croirait en pleine mer, un jour de tempête. " Bou Zaréa ", père des semences, est-ce bien le nom qui convient à ce promontoire de la " mer orageuse " dont parle Salluste ? Ne serait-ce pas plutôt le vocable Bou Khia - " père du vent " - qui serait le mot propre, traduisant la très exacte et trop quotidienne réalité ? Comment se comportent alors badigeons, peintures et enduits, huis et terrasses, arbustes et légumes, devant ces rafales de vent et de pluie, ces " grains " venus de la mer sauvage, qui marquent ici, trop fréquemment, la mauvaise saison, les Economes qui se succédèrent à Bouzaréa le savent mieux que quiconque, eux qui eurent sans cesse à réparer les méfaits de l'irascible, de l'indomptable Bou Khia ?

DE LA LUMIÈRE ! DE L'EAU !

Voilà donc une première épreuve à laquelle furent soumis les " usagers " de Bouzaréa. Deux autres problèmes s'imposèrent à eux, et qui n'étaient pas à la veille d'une solution : la question de l'eau et celle de l'éclairage, car il y a eu, il reste encore un grave problème de l'eau à Bouzaréa.

Tout au début, on dut se contenter de celle que fournissait la noria du jardin mauresque et de celle que " les élèves allaient chercher, à force de bras, dans le fond d'un ravin, à environ huit cents mètres, par un sentier de chèvres ". En 1910 encore, " l'eau est montée à bras d'hommes dans les réservoirs comme au temps du travail servile, et elle n'est que parcimonieusement distribuée en minces filets dans les lavabos rudimentaires situés dans les paliers... Et nous aurions lieu de rougir si un visiteur étranger nous demandait à voir notre salle de bains. Quant aux moyens d'éclairage, ils étaient, à la même époque, tout aussi rudimentaires : " notre vaste Ecole s'éclaire encore avec des lampes, comme une petite ville d'il y a cent ans ". Et, durant toute la journée, l'un des employés commis exclusivement à cette charge, le père Suzanne, circulait, ses lampes de cuivre en mains, environné d'une désagréable et insistante odeur de pétrole.

Ce fut M. ab der Halden qui eut la peine et l'honneur de doter l'Ecole d'une organisation matérielle un peu moins archaïque, singulièrement plus confortable. Et les premières lignes du rapport du Conseil d'Administration du 20 juin 1914 sont pour attester ce sérieux progrès : " L'année 1914 comptera dans les annales de l'Ecole pour les travaux importants qui ont été menés à bien et qui concernent, d'une part, l'installation de l'électricité et, d'autre part, l'adduction de l'eau ". Le 26 mars, l'installation de la lumière électrique était un fait accompli. Lorsque, en 1937, soit vingt-deux ans plus tard, il vint en tournée d'inspection générale, M. ab der Halden n'évoqua pas sans fierté cette soirée du 26 mars où, sous le simple jeu d'un commutateur, il put, d'un seul coup, illuminer d'un bout à l'autre toute son Ecole.

Le problème de l'eau recevait, cette même année, sa solution ; il en était temps d'ailleurs, car, ainsi que le rappelle plus loin dans son Témoignage " M. ab der Halden, dans les citernes subsistait seulement de l'eau pour quarante-huit heures ! Le 12 juin, pour la première fois, le moteur électrique installé au fond du ravin refoula l'eau dans le nouveau réservoir en ciment armé placé au point culminant de l'Ecole.

Dans notre histoire de Bouzaréa, M. ab der Halden apparaît ainsi comme l'homme qui do ta l'Ecole de l'eau et de la lumière. Il fit plus : c'est à lui que nous devons l'appropriation réelle de l'Ecole aux fins d'établissement scolaire. " ...On s'est longtemps demandé, écrivait-il en 1910, si l'Ecole Normale resterait à Bouzaréa. Ce fut un prétexte commode à ne l'installer qu'à moitié. Maintenant que l'Ecole semble établie définitivement dans les locaux qu'elle a dû approprier au jour le jour, il est temps qu'elle s'y installe et que nos bâtiments cessent de présenter ce triste aspect de ruines neuves que masque mal un badigeon hâtif et superficiel... " Patiemment, un jour aidant l'autre, luttant avec des crédits parcimonieux pour l'entretien des toitures, l'aménagement des galeries et des salles, dans l'incertitude où ils se trouvaient quant à l'affectation définitive, les prédécesseurs de M. ab der Halden avaient peu à peu occupé cette vaste caserne, ce qui n'était pas mince tâche. Mais, comme pour l'histoire même de l'Algérie, ils en étaient réduits, après le campement, à l'occupation restreinte. Et l'un de leurs plus graves soucis avait été d'empêcher la dégradation de cet immeuble d'utilisation très discuta hle, d'une longueur désespérante, sans aucune protection, qui donnait, il y a plus de trente ans, l'impression - il faut y revenir - de " ruines neuves auxquelles manque la patine du temps ". Il existait d'ailleurs de vraies ruines ; c'était la maison mauresque (Cette maison mauresque s'appelait Bou-Altouz et était, en 1830, la résidence du Saïdgi (trésorier-payeur). (Henri Klein, Feuillets d'El-Djezaïr, Chaix, éditeur).) devenue dangereuse par sa vétusté et qui disparut enfin en 1913. Autour de l'Ecole, conduisant vers les communs, le chemin emprunté par les services et les fournisseurs n'était guère qu'un " bourbier dont le charretier de La Fontaine se fût malaisément tiré ". Et voilà qu'à la veille de la guerre, la Maison avait pris un autre visage, sensiblement celui qu'elle offre aujourd'hui : elle ressemblait à présent à une Ecole et non à une fabrique ou à un hospice. En outre, à l'intérieur même des bâtiments, chaque partie de l'immeuble avait reçu une affection intelligente, tirant le meilleur parti des emplacements et des locaux. N'eût été la guerre, l'Ecole aurait, dès 1915, été pourvue de la clôture que demandait pour elle le Conseil d'Administration de 1914 et que nous n'avons pu, enfin, réaliser, sur une longueur de quinze cents mètres, que cette année même.

LA PROPRIÉTÉ ET LE CHEPTEL

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Cheptel et...
Cheptel et...
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Lorsqu'elle s'installa à Bouzaréa, l'Ecole se trouva non seulement en présence de bâtiments, mais encore d'un vaste domaine de vingt-trois hectares qui lui fut concédé par le Département. Un petit Etat, en quelque sorte si l'on en considère seulement l'étendue. Etat pourtant mal limité ; qu'est devenue la bonne demi-douzaine d'hectares qui manque à la propriété d'aujourd'hui ? Mystère. En tout cas, sept ans après notre arrivée à Bouzaréa, ce territoire, qui n'était encore, en 1891, que brousse et friche, commençait à prendre figure d'exploitation rurale avec quatre hectares complantés de vignes, trois autres en fourrage, trois également en jardin potager et deux hectares transformés en champs d'expérimentation.

La propriété fut une affaire avantageuse pour l'Ecole qu'elle contribua à approvisionner de légumes et de fruits... Ce fut, d'autre part, pour nos élèves et sectionnaires, un incomparable terrain d'initiation agricole. Elle eut enfin un mérite qu'on ne saurait trop lui reconnaître: c'est, en effet, grâce à elle, à l'activité de ses gérants successifs, des élèves-maîtres et des sectionnaires que l'aspect général de notre Ecole s'est humanisé, a pris peu à peu l'allure gracieuse, amène, qui frappe aujourd'hui, dès son entrée, le visiteur. Avec ses vastes jardins d'agrément, ses potagers et ses jardins scolaires, ses terrasses bien cultivées qui commencent au pied des bâtiments et dévalent, étage par étage, jusqu'au ravin, son fameux " petit bois " cher à des générations d'élèves qui y vinrent " goûter l'ombre et le frais ", avec son arboretum qui s'enorgueillit déjà d'une quantité d'essences rares et qui va, l'an prochain, s'accroître de plus de six cents nouvelles plantations, notre Ecole est vraiment unique : c'est un domaine, au sens le plus plein et le plus cordial du terme ; ce n'est pas une geôle pour jeunesse captive. Grâces en soient rendues à la propriété et à ses gérants.

Ce fut en 1895 que l'Etablissement installa sur cette propriété agricole, un cheptel, lequel devait être utile " au point de vue du perfectionnement général des études agricoles et des intérêts économiques de l'Ecole ". En 1897, ce cheptel comprenait deux vaches, deux bêtes de trait et une quarantaine de porcs.

L'existence de ce cheptel constituerait, en marge de la grande Histoire de Bouzaréa, toute une petite histoire amusante pleine d'anecdotes et de souvenirs gastronomiques : car nos Normaliens faisaient bombance quand on tuait les porcs : pendant huit jours, toute l'Ecole, sauf, bien entendu, les indigènes, mangeait du cochon.

...Vous vous rappelez tous, n'est-ce pas, ce conte d'Alphonse Daudet, qui débute ainsi : " Monsieur Séguin n'avait jamais eu de chance avec ses chèvres... " S'il advenait que l'historiographe de Bouzaréa fût pris du désir de pastichage, il pourrait, suivant le Maître, écrire à son tour : " Bouzaréa n'eut jamais de chance avec ses porcs. Ni avec ses mulets. Encore moins avec ses vaches... "

Il était entendu que les vaches devaient donner du lait, les porcs de la viande, et les mulets du travail de trait. En fait, nous sommes bien obligés de reconnaître que le rendement économique de ce fameux cheptel fut toujours des plus minimes.

Servante en notre ferme, Perrette n'eût pas manqué d'assurer : " Les porcs à s'engraisser coûteront peu de son... "
Voire ! car la dépense pour nourrir ces porcs, l'incertitude de mener à bien l'élevage de leurs portées, les épidémies qui ne les épargnèrent point (Comme la peste porcine qui, en 1926, causa la disparition entière du troupeau.), durent plus d'une fois troubler le sommeil du gérant, de l'économe et du directeur. Pour les mulets, autre tracas. En voici un, par exemple, qui, à la date du 12 décembre 1910, travaille depuis dix-huit ans au service de l'Ecole ; il est maintenant hors d'usage ; " non que cet animal ne soit plus vigoureux, mais il est complètement abruti par le service de la noria auquel il est condamné quotidiennement depuis la mort de la vieille mule qui, précédemment, ne servait qu'à monter l'eau. Or l'éloignement de l'Ecole Normale nécessite l'entretien d'un camion et d'animaux de trait, capables de descendre à Alger et d'en remonter, ce que notre vieux mulet ne peut plus faire ". Il faudra donc acheter une paire de jeunes mulets et, en attendant de le vendre ou de le voir mourir de sa belle mort, laisser l'ancien au service de l'eau, tourner d'un pas lent notre noria ". En 1916, l'Ecole aura jusqu'à trois chevaux, mais avec l'achat et l'entretien des voitures, cette cavalerie coûte cher à l'Ecole.

Quant aux vaches, elles donnaient d'autres inquiétudes. " Nous venons de perdre une de nos deux vaches laitières ", ainsi commence, mélancoliquement, un rapport directorial à l'Inspecteur d'Académie... " Cette bête, qui paraissait avoir une excellente santé, qui avait fait des veaux dans de bonnes conditions et qui était pleine de six à sept mois, devint brusquement très constipée... " Donc, " perte entière pour notre cheptel et notre budget... ".
Une autre vache s'avère obstinément stérile comme il advient fréquemment, paraît-il, aux bêtes importées en Afrique du Nord. Cela inspire de graves et précises considérations obstétricales au rapporteur du Conseil d'Administration de l'époque, à propos de ces vaches déplorables qui " ne manifestent plus d'ardeurs génésiques et dont la production de lait a cessé ". La bête, aujourd'hui, " superbe, et d'aspect tout à fait imposant, n'a point fait veau depuis près de deux ans et son lait s'est tari. Nous la conduisons bien au taureau quand elle paraît un peu plus ardente. mais sans résultats... " Le rapporteur propose donc à ses collègues la vente au boucher de cette vache inféconde pour en racheter une autre plus accommodante génitrice et meilleure laitière.
De ces soucis que causèrent, tant qu'exista le fameux cheptel vif, nos bêtes à cornes et autres, l'écho nous est, d'une manière aussi exacte que spirituelle, conservé par le chapitre des Propos de M. Boneuil, intitulé " La Vache ", qu'une histoire illustrée de Bouzaréa ne saurait oublier et que l'on aura, au chapitre des " Témoignages ", le plaisir de relire.

Finalement, l'Ecole s'est défaite de son cheptel. La ferme-école modèle, imaginée en 1920, est restée à l'état de projet. Installés, à la suite de la démolition de la maison mauresque, dans les locaux situés sous la salle des Professeurs, ce qui était un singulier voisinage, les écuries ont vu disparaître leurs vaches et leurs mulets. La dernière survivante du cheptel, une vieille jument aussi taciturne que son cocher, nous l'avons vendue l'an dernier. Ce ne fut pas sans tristesse que notre vieux Jacques, son " soigneur " et son ami, a vu partir ce témoin d'un passé définitivement clos, et qu'il a surpris les premières évolutions de notre moderne camionnette. Une camionnette pour l'Ecole Normale ! Mais où sont, ombre de M. Leduc, les ombres de vos mulets d'antan ?..