Nous n'avons point, que je sache, fêté dignement
le centenaire de la loi Guizot de 1833, qui fit des Écoles Normales
primaires une nécessité et réussit à les dresser
rapidement presque partout sur le sol de France. Mais on a, depuis quatre
ans, commencé à fêter les centenaires de ces Écoles
qui, les unes après les autres, ont élevé leurs murs
neufs ou bien ont su réanimer de vieux bâtiments abandonnés.
A chacune de ces fêtes, on se sent comme obligé d'admirer
la puissance spirituelle qui s'était enfermée dans cette
loi, puissance qui a permis la réalisation assez rapide d'un grand
dessein resté longtemps inerte, dont l'effet se manifeste encore
aujourd'hui.
" L'instruction primaire, disait l'exposé des motifs, est
tout entière dans les Écoles Normales primaires. Ses progrès
se mesurent sur ceux de ces établissements... Dans chaque département,
un vaste foyer pour l'instruction du peuple... Le temps n'est pas éloigné
où nous pourrons dire tous ensemble, ministres, députés,
départements, communes, que nous avons accompli autant qu'il était
en nous, les promesses de la Révolution de juillet et de la Charte
de 1830, dans tout ce qui se rapporte directement à l'instruction
et au vrai bonheur du peuple. " Ces paroles officielles rendent un
son grave, qui émeut ; après cent ans, on peut les répéter
avec respect : il est rare qu'on voie une volonté nationale si
promptement satisfaite, une initiative gouvernementale si largement récompensée.
L'Algérie, qui vient à peine de célébrer le
centenaire de sa naissance, ne peut encore songer à celui de ses
institutions. Il est beau déjà qu'elle puisse célébrer
un certain nombre de cinquantenaires. Celui de l'École Normale
primaire d'Alger est bien solide et vigoureux, puisqu'il a su atteindre
et dépasser, avant de se voir dignement célébré,
l'âge de soixante- dix ans. Mais M. Aimé Dupuy, qui s'est
chargé de présenter pour cette date anniversaire le plus
gros et le plus précieux des bouquets, oublierait volontiers les
années de jeunesse de son École, ces vingt-deux années
passées dans les coteaux trop verdoyants et la mollesse des jardins
de Mustapha ; il ne la voit et il ne l'aime bien que le jour où,
ayant revêtu une espèce de toge virile, elle est montée
sur le rude promontoire de la Bouzaréa, parce qu'il lui semble
que c'est alors seulement qu'elle a eu sa demeure d'élection, une
" colline inspirée ".
L'histoire de cette École qu'il nous conte, en historien amoureux
de son sujet, avec la légère fantaisie et le pittoresque
qu'admet si volontiers l'évocation du passé quand on y cherche
surtout des raisons de s'émouvoir, est une histoire fort attachante.
Vraiment on voit, au travers de ces pages qui disent le développement
d'une institution, se créer une âme, et cette âme trouver
un support dans un mot : Bouzaréa... " Mustapha " ne
dirait rien; " École Normale d'Alger ", presque rien...
La force de ce mot est faite de l'attachement patient et fidèle
de nombreuses générations à une maison qui fut une
demeure de l'esprit, du jour où ceux qui l'habitaient virent, comme
d'une hauteur, toute leur tâche qui s'étendait au loin et
sentirent qu'elle ne leur donnait point de peur.
Parmi les Témoignages que M. A. Dupuy a joints à ses notes
d'historien, il y en a un qui est bien révélateur. Un instituteur-soldat
de la dernière guerre est en train de mourir ; on voit qu'il est
loin déjà des vivants, tout occupé à ce rude
et grave effort qu'il faut pour cesser d'être. Mandé près
de son lit, un ancien directeur de l'École approche ses lèvres
de ce visage déjà immobile et murmure un mot : Bouzaréa.
Le mourant sourit, comme si le souvenir évoqué ultimement
d'un temps où il avait si pleinement et si heureusement vécu
lui rendait, dans les courts instants qui lui sont laissés, quelque
désir de vivre.
Que ce mot ait acquis cette personnalité, qu'il ait obtenu ce privilège
qui n'est donné qu'à peu de mots, le pouvoir de recréer
incessamment de l'émotion et de la vie, c'est là le signe
évident que l'institution a pleinement atteint le but qu'on lui
avait proposé et aussi qu'elle l'a largement dépassé.
Bouzaréa n'a pas fait que des instituteurs, des professeurs, des
inspecteurs, elle a donné des érudits, des administrateurs
coloniaux, des officiers... elle a essaimé les siens dans toutes
les professions. C'est à quoi l'on reconnaît les grandes
Écoles ; elles attirent à chaque génération,
les meilleures intelligences ; elles les aident à se bien connaître,
elles leur donnent de nouvelles forces ; et pour quelques-unes la voie
droite tracée au sortir de l'École n'est qu'un accès
vers d'autres chemins, vers des pays sans chemins. Comme toutes les grandes
institutions, Bouzaréa a aussi en elle une force secrète
qui la pousse à se réaliser plus complètement et
autrement que ne l'avaient conçue ses fondateurs : elle devait
préparer à leur tâche, séparément, des
maîtres français et des maîtres indigènes, instruire
des Français de France dans d'autres classes que des Français
d'Algérie. Et c'est pourquoi son nom était devenu un pluriel
: les Écoles Normales d'AlgerBouzaréa. Mais le sentiment
qu'elle a de son unité intime est trop fort : elle sent qu'il est
tout naturel d'assimiler les éléments divers dont elle se
compose. D'un pas hardi elle se porte en avant sur les chemins où
les dirigeants de l'Éducation Nationale ne peuvent marcher que
lentement, avec une prudence calculée, parce qu'il faut, à
chaque moment, consolider la route. Elle anticipe sur les temps où
il n'y aura plus en ce pays qu'une école sur les bancs de laquelle
s'assiéront tous les petits enfants d'où qu'ils viennent.
Après avoir lu le livre de M. Dupuy, écrit avec une si noble
ferveur, on est bien persuadé que " Bouzaréa "
sent toujours en elle ce large goût de vie des êtres jeunes,
et que son cinquantenaire n'est point une halte ou une pause. Je disais,
il y a quelques années, à l'École Normale d'une vieille
petite ville de France, qui fêtait son centenaire, qu'une institution
ne peut se contenter des succès qu'elle a obtenus il y a cinquante
ou cent ans ; que, incessamment, elle doit renouveler chez les jeunes
générations qui viennent vers elle la conviction qu'elle
est utile et que quelque chose de la grandeur du pays est attaché
à elle. Je ne le dirai point ici, car je crois sentir que toutes
les promotions vivantes de Bouzaréa, des plus anciennes aux plus
jeunes, ont devant les yeux la vision du succès de leur École,
mais qu'elles savent aussi les devoirs que leur crée cette réussite
éclatante d'un beau destin.
Pierre MARTI NO,
Recteur de l'Académie d'Alger.
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