École normale, la Bouzarea(h)
Aimé Dupuy - directeur des Écoles Normales d'Alger-Bouzaréa
BOUZARÉA
Histoire illustrée des Écoles Normales D'Instituteurs d'Alger-Bouzaréa
Préface de Pierre Martino, recteur de l'Académie d'Alger
1.- PRÉFACE

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Nous n'avons point, que je sache, fêté dignement le centenaire de la loi Guizot de 1833, qui fit des Écoles Normales primaires une nécessité et réussit à les dresser rapidement presque partout sur le sol de France. Mais on a, depuis quatre ans, commencé à fêter les centenaires de ces Écoles qui, les unes après les autres, ont élevé leurs murs neufs ou bien ont su réanimer de vieux bâtiments abandonnés. A chacune de ces fêtes, on se sent comme obligé d'admirer la puissance spirituelle qui s'était enfermée dans cette loi, puissance qui a permis la réalisation assez rapide d'un grand dessein resté longtemps inerte, dont l'effet se manifeste encore aujourd'hui.
" L'instruction primaire, disait l'exposé des motifs, est tout entière dans les Écoles Normales primaires. Ses progrès se mesurent sur ceux de ces établissements... Dans chaque département, un vaste foyer pour l'instruction du peuple... Le temps n'est pas éloigné où nous pourrons dire tous ensemble, ministres, députés, départements, communes, que nous avons accompli autant qu'il était en nous, les promesses de la Révolution de juillet et de la Charte de 1830, dans tout ce qui se rapporte directement à l'instruction et au vrai bonheur du peuple. " Ces paroles officielles rendent un son grave, qui émeut ; après cent ans, on peut les répéter avec respect : il est rare qu'on voie une volonté nationale si promptement satisfaite, une initiative gouvernementale si largement récompensée.
L'Algérie, qui vient à peine de célébrer le centenaire de sa naissance, ne peut encore songer à celui de ses institutions. Il est beau déjà qu'elle puisse célébrer un certain nombre de cinquantenaires. Celui de l'École Normale primaire d'Alger est bien solide et vigoureux, puisqu'il a su atteindre et dépasser, avant de se voir dignement célébré, l'âge de soixante- dix ans. Mais M. Aimé Dupuy, qui s'est chargé de présenter pour cette date anniversaire le plus gros et le plus précieux des bouquets, oublierait volontiers les années de jeunesse de son École, ces vingt-deux années passées dans les coteaux trop verdoyants et la mollesse des jardins de Mustapha ; il ne la voit et il ne l'aime bien que le jour où, ayant revêtu une espèce de toge virile, elle est montée sur le rude promontoire de la Bouzaréa, parce qu'il lui semble que c'est alors seulement qu'elle a eu sa demeure d'élection, une " colline inspirée ".

L'histoire de cette École qu'il nous conte, en historien amoureux de son sujet, avec la légère fantaisie et le pittoresque qu'admet si volontiers l'évocation du passé quand on y cherche surtout des raisons de s'émouvoir, est une histoire fort attachante. Vraiment on voit, au travers de ces pages qui disent le développement d'une institution, se créer une âme, et cette âme trouver un support dans un mot : Bouzaréa... " Mustapha " ne dirait rien; " École Normale d'Alger ", presque rien... La force de ce mot est faite de l'attachement patient et fidèle de nombreuses générations à une maison qui fut une demeure de l'esprit, du jour où ceux qui l'habitaient virent, comme d'une hauteur, toute leur tâche qui s'étendait au loin et sentirent qu'elle ne leur donnait point de peur.
Parmi les Témoignages que M. A. Dupuy a joints à ses notes d'historien, il y en a un qui est bien révélateur. Un instituteur-soldat de la dernière guerre est en train de mourir ; on voit qu'il est loin déjà des vivants, tout occupé à ce rude et grave effort qu'il faut pour cesser d'être. Mandé près de son lit, un ancien directeur de l'École approche ses lèvres de ce visage déjà immobile et murmure un mot : Bouzaréa. Le mourant sourit, comme si le souvenir évoqué ultimement d'un temps où il avait si pleinement et si heureusement vécu lui rendait, dans les courts instants qui lui sont laissés, quelque désir de vivre.

Que ce mot ait acquis cette personnalité, qu'il ait obtenu ce privilège qui n'est donné qu'à peu de mots, le pouvoir de recréer incessamment de l'émotion et de la vie, c'est là le signe évident que l'institution a pleinement atteint le but qu'on lui avait proposé et aussi qu'elle l'a largement dépassé. Bouzaréa n'a pas fait que des instituteurs, des professeurs, des inspecteurs, elle a donné des érudits, des administrateurs coloniaux, des officiers... elle a essaimé les siens dans toutes les professions. C'est à quoi l'on reconnaît les grandes Écoles ; elles attirent à chaque génération, les meilleures intelligences ; elles les aident à se bien connaître, elles leur donnent de nouvelles forces ; et pour quelques-unes la voie droite tracée au sortir de l'École n'est qu'un accès vers d'autres chemins, vers des pays sans chemins. Comme toutes les grandes institutions, Bouzaréa a aussi en elle une force secrète qui la pousse à se réaliser plus complètement et autrement que ne l'avaient conçue ses fondateurs : elle devait préparer à leur tâche, séparément, des maîtres français et des maîtres indigènes, instruire des Français de France dans d'autres classes que des Français d'Algérie. Et c'est pourquoi son nom était devenu un pluriel : les Écoles Normales d'AlgerBouzaréa. Mais le sentiment qu'elle a de son unité intime est trop fort : elle sent qu'il est tout naturel d'assimiler les éléments divers dont elle se compose. D'un pas hardi elle se porte en avant sur les chemins où les dirigeants de l'Éducation Nationale ne peuvent marcher que lentement, avec une prudence calculée, parce qu'il faut, à chaque moment, consolider la route. Elle anticipe sur les temps où il n'y aura plus en ce pays qu'une école sur les bancs de laquelle s'assiéront tous les petits enfants d'où qu'ils viennent.

Après avoir lu le livre de M. Dupuy, écrit avec une si noble ferveur, on est bien persuadé que " Bouzaréa " sent toujours en elle ce large goût de vie des êtres jeunes, et que son cinquantenaire n'est point une halte ou une pause. Je disais, il y a quelques années, à l'École Normale d'une vieille petite ville de France, qui fêtait son centenaire, qu'une institution ne peut se contenter des succès qu'elle a obtenus il y a cinquante ou cent ans ; que, incessamment, elle doit renouveler chez les jeunes générations qui viennent vers elle la conviction qu'elle est utile et que quelque chose de la grandeur du pays est attaché à elle. Je ne le dirai point ici, car je crois sentir que toutes les promotions vivantes de Bouzaréa, des plus anciennes aux plus jeunes, ont devant les yeux la vision du succès de leur École, mais qu'elles savent aussi les devoirs que leur crée cette réussite éclatante d'un beau destin.

Pierre MARTI NO,
Recteur de l'Académie d'Alger.