École normale, la Bouzarea(h)
Aimé Dupuy - directeur des Écoles Normales d'Alger-Bouzaréa
BOUZARÉA
Histoire illustrée des Écoles Normales D'Instituteurs d'Alger-Bouzaréa
Préface de Pierre Martino, recteur de l'Académie d'Alger
CHAPITRE PREMIER : DES OMBRES DANS LE PARC DE GALLAND

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L'ÉCOLE NORMALE DE MUSTAPHA

LORS que, depuis la loi Guizot, une Ecole normale primaire fonctionnait, en principe, dans chaque département de la Métropole, l'Algérie n'avait encore, trente-cinq ans après l'arrivée des Français, aucun établissement scolaire de ce genre.

Le progrès de l'instruction primaire dans les trois provinces nord-africaines, et le désir de la voir répandue largement dans la population indigène, amenèrent le Gouvernement Général à solliciter, en 1865, la création de l'Ecole Normale d'Alger... " Depuis longtemps (1 P. HORLUC : L'oeuvre française pour l'enseignement des indigènes en Algérie de 1830 à 1930. (Bulletin de l'Enseignement des Indigènes, n° 284.) -), lit-on dans le Rapport à l'Empereur, les indigènes musulmans eux-mêmes consentent à confier leurs enfants à des maîtres français. Mais l'imperfection des méthodes d'enseignement et surtout la difficulté de recruter des maîtres capables, sont un obstacle au progrès de notre influence sur la jeune génération. Ces maîtres, une Ecole Normale Primaire peut seule les donner. En effet, si l'on veut que les écoles destinées à recevoir les jeunes arabes contribuent à la propagation rapide de la langue et des idées françaises, il est nécessaire d'y placer des maîtres initiés à l'usage de l'arabe parlé, à la connaissance générale des moeurs, et capables d'adapter leurs méthodes aux habitudes intellectuelles des indigènes. Or, sans une préparation spéciale, il est évident que les instituteurs demeureront étrangers à ces connaissances et aux procédés qu'il convient d'employer pour rendre leur enseignement profitable à tous les enfants de la Colonie.

Ces considérations nous ont conduits à proposer à Votre Majesté la création d'une Ecole Normale d'instituteurs pour les européens et les indigènes ".
" A quelques kilomètres d'Alger, sur un mamelon que couronnent les pittoresques coteaux de Mustapha, et qui, d'autre part, domine la mer ( Rapport de la Commission de Surveillance (8 septembre 1866).) ... Il est au monde peu de sites aussi riants que celui de Mustapha- Supérieur, composé exclusivement de villas élégantes jetées au hasard et perdues dans de vastes jardins à végétation luxuriante... "

Fondée par décret impérial en date du 4 mars 1865 et arrêté ministériel du 3 août de la même année, c'est là, dans ce " site riant ", aujourd'hui occupé par le Musée des Antiquités et le Parc de Galland, que s'installa la première Ecole Normale d'Instituteurs de l'Algérie. Elle utilisa d'abord une " vieille maison mauresque ", dite de Bellevue,
laquelle furent greffées certaines constructions annexes appropriées à leur destination spéciale.

Le 16 décembre 1865, la Commission de Surveillance (Cette Commission chargée, comme dans toutes les Ecoles Normales de France de l'époque, non seulement de la surveillance, mais encore de l'administration de ces établissements, comprenait : MM. Tellier, secrétaire général de la Préfecture ; Lair, inspecteur des lignes télégraphiques, en retraite, membre du Conseil Général de la Province ; Langlois, capitaine d'artillerie, attaché au Bureau Politique ; Hassen ben Brimate, directeur de la Médersa d'Alger, membre du Conseil Général, et Leduc, directeur de l'Ecole.) établissait un projet d'organisation du nouvel Etablissement, lequel commençait à fonctionner, dès le 16 janvier suivant, sous l'autorité de M. Leduc, précédemment directeur de l'Ecole Normale des Basses-Pyrénées. Une photographie, la première d'un vénérable album de notre Bibliothèque, montre le personnel de la première équipe de l'Ecole Normale de Mustapha. On voit là, entourant le Directeur au collier de barbe noire, roide dans sa redingote, les deux " aumôniers " de l'Ecole, - " mixte au point de vue religieux ", - l'un et l'autre de bonne mine, l'air bénin : M. l'Abbé Fabre, chanoine de la Cathédrale, et Sidi Abd-el-Kader, taleb de la Grande Mosquée ; puis des personnages moins en chair et de moindre importance, professeurs spéciaux recrutés sur place et maîtres adjoints venus d'Ecoles Normales de la Métropole. Derrière les fauteuils et chaises de Messieurs de Mustapha, voici les trente élèves des trois promotions, tous en uniforme : tunique " en drap bleu foncé avec liserés bleu-clair, palmes en soie blanche aux collets de la tunique " ; cravate noire, " chachia " ou casquette " forme des employés du Télégraphe, en drap bleu foncé ".
Le 8 septembre suivant, sous la présidence de M. l'Inspecteur d'Académie Vignally, la Commission se réunissait pour entendre le rapport de fin d'année de M. Leduc, Directeur-économe (Le budget de l'Ecole pour l'exercice 1866 s'élevait à la somme de 42.300 f). Après des considérations générales sur l'utilité, pour la propagation de l'instruction publique en Algérie, de la création d'une Ecole Normale, le Directeur indique dans quelles conditions furent recrutés les premiers maîtres, puis les premiers élèves. Les deux promotions de seconde et de troisième année ont été choisies dans les " divisions correspondantes " des six départements du Midi, pour " asseoir dès l'origine les traditions des Ecoles Normales de France ".

Il n'est pas indifférent de publier les noms de ces élèves ; en 3e année, nous trouvons : MM. Prouzat Pierre, de l'Ecole Normale de Poitiers ; Barthélémy Etienne, de l'Ecole Normale du Puy ; Fougerousse Jean, de l'Ecole Normale de Clermont-Ferrand ; Dordor François, de l'Ecole Normale de Besançon ; Bagué Julien, de l'Ecole Normale de Tarbes ; Hilaire Joseph, de l'Ecole Normale de Gap ; Picard Joseph, de l'Ecole Normale de Bourg ; Granier Auguste, de l'Ecole Normale de Barcelonnette ; Boucays Antoine, de l'Ecole Normale de Rodez ; Dubourg Jean, de l'Ecole Normale de Bourg. En 2e année, ce sont : MM. Cotte Michel, de l'Ecole Normale de Grenoble ; Demonque Louis, de l'Ecole Normale de Poitiers ; Giraud Alfred, de l'Ecole Normale du Puy ; Monneras Jean, de l'Ecole Normale de Tulle ; Plançon Clément, de l'Ecole Normale de Besançon ; Pélissier Hyacinthe, de l'Ecole Normale de Barcelonnette ; Denjean Armand, de l'Ecole Normale de Foix ; Payan Paul, de l'Ecole Normale de Gap ; Escurre Jean, de l'Ecole Normale de Tarbes ; Pagès Jean, de l'Ecole Normale de Rodez.

Seule, la première année fut recrutée dans la colonie, après un concours auquel se présentèrent trente-six candidats, dont quatorze européens et vingt-deux indigènes. D'après l'arrêté du 3 août 1865, l'élément indigène devait, en effet, figurer dans la proportion d'un élève musulman contre deux européens, de sorte que sur trente élèves qui forment le contingent total de l'Ecole, il aurait dû y avoir dix indigènes. Une fois entrés, ces élèves devraient d'ailleurs retenir tout spécialement l'attention du personnel administratif de l'Ecole ; qu'on en juge par cet article 9 de l'arrêté organique : " ...les élèves-maîtres indigènes seront l'objet de soins particuliers, aussi bien sous le rapport de la nourriture et des soins de propreté. Si la Commission du Surveillance le juge convenable, une négresse sera attachée à l'Etablissement pour cet objet spécial "... Pourquoi une " négresse " ? ?... Du reste, cette curieuse prescription du règlement n'eut jamais à être remplie. Il a été en effet impossible, écrit le Directeur dans son rapport de 1866, de trouver dans les écoles arabes-françaises des sujets capables de suivre les cours de 2e et 3e années. On a dû même user d'une grande indulgence pour admettre les trois indigènes de la 1" année ".

Voici les noms des élèves de la promotion entrante : Cassagnade Jules, d'Alger ; Reichert François, de Boufarik ; Breiffeith Jean, de Bouzaréa ; Villeneuve Marie, de Saint-Leu (Oran) ; Pouchon Henri, de Cherchell (Alger) ; Louvier Edmond, d'Alger ; Eyraud Alphonse, de Kouba (Alger), Omar ben Ahmed, de Bône (Constantine) ; Fatah ben Braham, de Mustapha (Alger) ; Attia ben el Baïod, de Bou-Saâda (Alger).

D'une manière générale, M. Leduc pense qu'il faudra, " pendant quelques années encore, faire de nouveaux appels à la jeunesse de France pour assurer un recrutement sérieux d'élèves-maîtres et éviter la décadence des études à l'Ecole Normale d'Alger ". Car, en fin de cette première année - il l'avoue - les résultats des élèves de première année sont plutôt médiocres. Par contre en 2e et surtout en 3e année, les élèves " nourris des traditions de la Métropole " ont donné toute satisfaction " par leur travail et leur conduite ". Mais au total, " aucune défaillance ne s'est produite dans cette rude campagne scolaire qui a marqué le début de l'Ecole Normale d'Alger ".

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Le règlement intérieur de l'Ecole, aussi rigoureux que minutieux, et dont nous donnons plus loin un aperçu, ne semble pas avoir particulièrement gêné nos jeunes gens - les anciens, habitués d'ailleurs à la stricte et sévère discipline alors en honneur dans toutes les Ecoles Normales de la Métropole - puisque le Directeur peut certifier que, durant les huit mois qui viennent de s'écouler, " aucune punition, même la plus légère ", n'a été infligée. e D'ailleurs, occupés comme ils le sont, à tous les instants du jour sous le regard de leurs maîtres, comment pourraient-ils se laisser aller aux écarts de leur âge ? Si le travail est une des conditions essentielles d'ordre et de moralité dans les sociétés humaines, un emploi judicieux du temps est un des plus puissants moyens d'éducation dans les asiles d'instruction ouverts à la jeunesse. Voilà pourquoi nous avons mis tous nos soins à l'Ecole Normale d'Alger à établir une distribution bien entendue des études, des classes et des divers exercices du jour, afin qu'aucun moment ne soit laissé à l'oisiveté, et que les élèves, constamment tenus en haleine, demeurassent dans l'ordre, respectassent la règle intérieure, tout en se formant aux habitudes d'une vie régulière et sérieusement occupée "...

Quant au matériel, il est fort indigent ; il faudrait au moins " un petit laboratoire pour les sciences physiques, un squelette et des collections diverses pour l'histoire naturelle, quelques appareils pour l'explication de la sphère et des principaux phénomènes astronomiques ". Et surtout, il serait urgent de s'occuper de l'organisation d'une bibliothèque, car, le Directeur a dû mettre à la disposition de l'Etablissement " de 5 à 600 ouvrages " qui lui sont propres. " M'inspirant, ajoute-t-il, d'un généreux exem ple (MILNE-EDWARDS, doyen de la Faculté de Paris. Don de 200 volumes à l'Ecole Normale d'enseignement spécial de Cluny.), j'ai résolu même de faire don de ces cinq cents volumes à l'Etablissement, je les ai offerts à cet effet à M. le Ministre de l'Instruction Publique qui a daigné agréer ma modeste offrande. Ce sont de vieux amis dont je me sépare à regret, je l'avoue, mais la pensée du bien qu'ils feront me consolera de leur absence, heureux d'avoir pu apporter ma pierre dans une création appelée à rendre ici de notables services "...

Poursuivant son étude, le bon M. Leduc déplore que l'on n'ait pu encore, dans ce vaste domaine de trois hectares, tirer parti des " beaux jardins qui entourent l'Ecole ". Aussi bien l'eau fait-elle défaut ; il faudrait restaurer les deux norias fort délabrées, acheter un " bon mulet " pour remplacer le cheval qu'on doit louer à prix très onéreux, mettre les jardins en culture et, quand il y en aura, les récoltes " en sûreté ", grâce à un jardinier qui serait en même temps gardien de nuit et surveillant de la propriété " ouverte à tous les passants ". Enfin, il faudrait édifier tout près un local pour l'Ecole annexe, qui fonctionne depuis trois mois, dans une salle de l'Ecole et compte déjà une cinquantaine d'élèves.

Et le directeur, qui a été " appelé au redoutable honneur de former les maîtres des écoles de ce pays ", de conclure en disant sa foi dans l'ceuvre qui vient de commencer, dans ces écoles qui sont " les ateliers où seront fabriquées désormais les armes les plus sûres pour la conquête et la pacification définitive de la colonie ".

La Commission ne manqua pas de féliciter le directeur pour son " travail exact et consciencieux " et, après diverses considérations appuyant le rapport du chef de l'Etablissement, elle se plaît dans sa proposition au Recteur, à signaler " la franche cordialité qui s'est établie tout d'abord à l'Ecole Normale d'Alger, entre les élèves indigènes et les élèves européens. C'est, espère-t-elle, le germe d'heureuses et importantes relations pour l'avenir de l'Algérie ".

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Soixante et onze ans après la première réunion de la Commission de Surveillance, je vous devais bien, mon cher et lointain prédécesseur, ce confraternel hommage. Car de ces pages lumineuses d'un registre précieux entre tous, dûment timbré du sceau impérial, des délibérations d'un " Comité de Patronage " aussi digne d'éloges pour son zèle à servir l'Ecole et la Colonie, se dégagent une confiance et un optimisme qui font de ces procès-verbaux de l'an I de notre Ecole, un ensemble très éloquent, très émouvant aussi, partant, très digne de la reconnaissance que l'on doit, dans tout établissement qui se respecte, à ses sérieux, solides et patients fondateurs.

Je vous imagine, au sortir de cette réunion de septembre, dans le jardin de votre " vieille maison mauresque ". La Commission vous a décerné un satisfecit officiel ; vous en êtes très heureux, mais secrètement votre conscience en ajoute un autre : celui, au cours d'une année rude, du devoir bien rempli. Celui encore du succès : n'avez-vous pas obtenu de votre Commission, outre la ratification des propositions concernant le budget et l'examen de passage des élèves, la promesse d'achat de ce " bon mulet " dont vous rêviez pour le service des jardins de l'Ecole. Ce mulet, vous allez l'avoir ; et vous obtiendrez aussi la réparation de vos antiques norias. Le pas allègre et régulier de votre mulet, le chant aigre de vos norias, vous croyez déjà les entendre dans le calme de votre domaine qui dépérit de sécheresse. Et vous aurez enfin de l'eau pour vos jardins, donc des fleurs, des légumes, des fruits, de la fraîcheur. Mais aussi bien, n'est- elle pas symbolique, cette photographie dont je parlais tout à l'heure, et qui vous montre, présidant entre un chanoine et un imam également sympathiques, lesquels n'ont, sans aucun doute, cessé de solliciter, en faveur de l'Ecole Normale naissante, du Dieu de Mahomet et de celui des Chrétiens, l'auguste protection du Très-Haut ?

LES ÉTUDES EN 1866

D'après l'article premier du règlement, l'enseignement comprenait alors obligatoirement : l'instruction morale et religieuse, la pédagogie, l'écriture, la lecture et la récitation, la langue française, l'arithmétique, le calcul et le système métrique, des notions d'algèbre et de géométrie, le dessin, l'histoire, la géographie, des notions élémentaires de " mécanique et d'industrie, de physique, chimie, histoire naturelle ", d'agriculture et horticulture, d'" administration et d'état civil ", le chant et l'orgue, la gymnastique et l'hygiène. En outre, en 1876, le Ministre de l'Instruction Publique autorise le Recteur d'Alger à faire donner aux élèves-maîtres des " leçons pratiques de télégraphie ". Notons que dans le programme de 1865 calqué sur celui des Ecoles Normales de France, ne figurait pas l'enseignement de l'arabe. Il y fut cependant tout de suite introduit et, dans son compte-rendu de 1868, le directeur insiste sur la part faite à l'Ecole, dans cet enseignement, à la conversation, et ajoute : " ...il serait à désirer que la connaissance de l'arabe comptât pour une part plus importante dans les matières exigées des instituteurs employés en Algérie en vue de l'application qu'ils peuvent faire de cette connaissance tant au point de vue scolaire qu'au point de vue politique ". " Il faudrait, lit-on dans un autre rapport directorial de 1869, apprendre l'idiome arabe à la jeunesse européenne de nos écoles tout en enseignant le français aux écoliers indigènes ". Sages recommandations, et qui n'ont rien perdu de leur valeur.


LA JOURNÉE D'UN ÉLÈVE-MAITRE DE MUSTAPHA IL Y A SOIXANTE-DIX ANS


Une journée trop bien remplie A quatre heures et demie, été comme hiver, le réveil sonne ; sous la surveillance du maître de service, M. Montanet, M. Bousquet ou M. Sévin, chaque élève fait sa toilette, puis son lit ; à cinq heures moins dix, c'est la descente en étude, " en silence et en ordre ", puis, dans chaque étude, celle des chrétiens et celle des musulmans, on récite la prière. Après quoi, commence la préparation des classes du matin qui se poursuit, " dans le silence le plus rigoureux ", jusqu'à sept heures et demie.

Une heure est prévue pour le petit déjeuner, les services d'" appropriation " confiés aux élèves et la récréation. A huit heures et demie, le réglementaire sonne l'entrée en classe. Voici, attendant chaque promotion, les professeurs, M. Leduc en tête, qui enseigne la pédagogie, M. l'Abbé Fabre, professeur de religion, ainsi que Sidi Abd-el-Kader, les deux " aumôniers " de l'Ecole ; M. Bresnier, professeur de langue arabe ; M. Sévin, professeur de français, d'histoire et de géographie ; M. Montané, professeur de sciences et de mathématiques ; Si Bel Hassen, professeur d'écriture ; M. Roy, maître de chant et d'orgue ; M. Bédour, maître de gymnastique ; M. Darru, professeur d'agriculture.

Les classes du matin durent quatre heures, sans interruptions autres que les changements de cours, lesquels doivent se faire rapidement et en silence. A midi et demie, la cloche annonce le dîner ; les élèves se rendent au réfectoire en silence et sur deux rangs. Le silence est de rigueur pendant le repas (
Ce n'est que dans le règlement intérieur de 1884 que nous pouvons lire : < Article 25 : le silence n'est pas de rigueur au réfectoire. Il convient que les élèves- maîtres s'abstiennent d'y élever la voix, de s'interpeller d'une table à l'autre... ) qui dure de " 18 à 20 minutes ". Le menu, fixé par l'article 12, comporte réglementairement un potage gras ou maigre, un plat de viande et légumes (bouilli, boeuf) ou de poisson et du fromage ou des fruits (figues, oranges, dattes ou noix). Après le repas, c'est la " récréation " : " les rires bruyants, les clameurs, les chants de toute nature sont prohibés. Une certaine modération doit toujours présider aux conversations et aux jeux divers auxquels peuvent se livrer les élèves dans les récréations ". Du reste, au cours de cette heure qui précède la rentrée des études et classes de l'après-midi (treize heures et demie), les élèves peuvent être employés à des travaux de jardinage ou à des exercices de chant d'ensemble.

Deux heures sont maintenant utilisées pour la préparation des classes de l'après-midi. De quinze heures et demie à dix-huit heures et demie, ces classes vont se succéder avec des cours parfois très ardus, comme les mathématiques, jusqu'au souper qui dure un quart d'heure environ et " comporte un menu ne varietur : rôti de veau et purée, salade ou fromage (dimanche, mardi et jeudi) ; haricots au jus, fromage ou figues ou dattes (lundi) ; saucisses au riz, figues ou oranges (mercredi) ; riz et pruneaux (vendredi) ; oeuf en sauce, fromage (samedi). Après le souper, récréation, et comme à celle de midi, " on peut causer et s'amuser avec modération et convenance ". D'ailleurs, " le plus généralement ", au lieu de récréation, les élèves sont employés à des travaux d'horticulture ou à des exercices de chant orphéonique ".

Une heure seulement a séparé les classes de l'après-midi de la reprise des études du soir qui vont durer de dix-neuf heures trente à vingt et une heures trente ; sur deux rangs, en silence, voici les élèves de nouveau dans leurs salles d'études ; " tout le monde s'assied et se met au travail avec calme. Point de mouvements inutiles, point de paroles ou de chuchotements durant l'étude ". Dix minutes avant la fin, " chacun se dispose à la prière " durant laquelle " les élèves-maîtres doivent être constamment recueillis et se distinguer par une excellente tenue ".

C'est, bien entendu, en ordre et en silence, que l'on gagne le dortoir ; on se déshabille " avec décence et sans bruit ". Toutes précautions d'ordre hygiénique ont été prises à la fin de l'étude pour que, fenêtres et portes soigneusement closes, tout étant dans l'ordre, les maîtres surveillants puissent à leur tour se coucher. Alors, plus impressionnant encore que tous ces petits silences règlementaires, dont semble tissée la longue journée commencée à l'heure où il ne fait pas encore jour, le Grand Silence va, sept heures durant, régner dans le séminaire où se forment les premiers maîtres d'école de l'Algérie ; seuls le troubleront les aboiements des chacals, des chiens kabyles et le frisson du vent dans les arbres du jardin de Mustapha.

" ...SOMBRES DIMANCHES... "

Si nos élèves d'aujourd'hui parcouraient le règlement intérieur de Mustapha en l'an de grâce 1866, y cherchaient tout de suite ce qui, avant tout, les intéresse : les sorties, ils seraient évidemment stupéfaits, estimeraient, en fin de compte, que, sur ce chapitre comme sur d'autres, il y a eu progrès. En effet, dit l'article 17, " aucun congé, aucune sortie particulière ne pourront être accordés aux élèves pendant la durée de leurs cours d'études, hors le cas de circonstances exceptionnelles dont le Directeur est juge... " En dehors des six semaines de vacances annuelles de septembre (jugées d'ailleurs insuffisamment longues) - les " deux mois d'août et de septembre en Algérie étaient de fait, deux mois de trêve forcée dans les Etablissements d'instruction publique en Algérie " - les élèves- maîtres n'avaient donc " ni congé, ni sortie pendant toute la durée de l'année scolaire ". Et, dans une séance du 6 novembre 1874, avec une bienveillance que je crains fort voir plutôt appréciée par nos jeunes comme une plaisanterie administrative d'un goût douteux, le Directeur demandait à la Commission, " pour dédommager un peu ses élèves de ces privations ", de consentir à leur faire servir, les jours de grande fête, un repas " plus abondant et meilleur que celui des jours ordinaires ". A quoi la Commission acquiesça, autorisant le directeur-économe à introduire cette amélioration au menu des grandes fêtes, " pourvu que le crédit alloué pour la nourriture ne soit pas dépassé ".

Nos normaliens de 1866 restaient donc dix mois et demi à Mustapha. Et, d'un bout à l'autre de l'année scolaire, les seules variantes à la monotonie de l'emploi du temps intervenaient le jeudi et le dimanche. L'après- midi de ces deux jours de la semaine, en effet, comporte - quelle heureuse diversion ! - une " étude libre " (treize heures trente à quinze heures trente) durant laquelle les élèves peuvent être autorisés à recevoir leurs familles au parloir ou à faire leur correspondance. Puis, deux heures de jardinage chaque jeudi ou bien " une promenade extérieure " suivie du souper et de l'étude.

Le dimanche matin, ils revêtent l'uniforme. " L'uniforme, écrit le directeur, est pour les jeunes gens une garantie de dignité et de bonne conduite ; il trahit ceux qui tenteraient de déshonorer leur pavillon, et devient ainsi un puissant instrument de discipline ".

Accompagnés de M. Leduc et des maîtres-adjoints, les élèves endimanchés vont, à neuf heures moins dix, entendre la Grand'Messe à Mustapha-Supérieur. L'Office terminé, ils reviennent à l'Ecole " quittent la tunique pour mettre la " chachia " et la blouse de travail. Une courte récréation, puis à dix heures trente une " dictée générale en texte suivi avec correction raisonnée " ; ensuite, étude libre jusqu'au dîner que suivra une nouvelle étude libre. En uniforme, on retourne à l'église pour les vêpres ; " durant l'office comme pendant la messe, attention, recueillement, excellente tenue ". Vêpres chantées, on revient à l'Ecole chercher les indigènes, puis on part pour la promenade. " Dans les rues du village ou de la ville, les élèves se tiennent sur deux rangs et en silence ; point de chuchotements ou de rires bruyants, une tenue grave et un maintien qui témoigne favorablement de la bonne éducation que reçoivent les élèves de l'Ecole Normale... Saluer les personnes respectables que l'on peut rencontrer... " En dehors du village, il est permis de rompre les rangs, de converser " deux par deux à volonté " (cet à volonté est charmant !) Bien sûr, il faudra éviter de converser bruyamment, de chanter, de s'écarter du gros des élèves pour aller avec des personnes que l'on ne connaît pas. Une fois rentrés, nos garçons quitteront leur prestigieux uniforme, changeront de chaussures et de linge " dans le cas d'une transpiration considérable ".

Souper-récréation, puis étude libre quant au choix du travail, mais surveillée par le maître de service. A vingt et une heures trente, " prière et coucher " comme d'habitude. Ayant ainsi, comme dit Rabelais, prié " Dieu le créateur, en l'adorant et ratifiant leur foi envers lui ", le corps sans doute ragaillardi par cette promenade dominicale, l'âme pleine de cantiques et de visions sacrées ; l'esprit détendu - il faut le croire, car ils ont dû savourer le repos du dimanche - et prêts à reprendre la studieuse semaine, nos normaliens de 1866 " entrent dans leur repos " en bénissant une fois encore le Seigneur qui sanctifiait les dimanches, les sombres dimanches du clair Mustapha (Le régime des sorties libres individuelles ne fut institué que par le règlement de 1884. A cette date, les élèves de troisième année sortirent tous les dimanches ; ceux de seconde année, le 1er, le 2è' et le 3è dimanche de chaque mois ; ceux de première, deux fois par mois seulement.) .

L'ÉCOLE NORMALE PENDANT LA GUERRE DE 1870

Cinq ans après l'ouverture de l'Ecole, éclatait la guerre avec l'Allemagne. De cette période douloureuse, nous retrouvons les échos dans le rapport du Directeur Leduc à la Commission de Surveillance (20 juillet 1871).
L'événement causa de la perturbation dans les cadres : en effet, deux professeurs furent mobilisés en France, l'un à Paris durant le siège ; l'autre à l'armée de la Loire. Un autre, inscrit au corps des Francs-Tireurs d'Alger, prit part à l'expédition de Kabylie. Un quatrième fit partie de la milice à cheval destinée à assurer la sécurité des colons dans la plaine de la Mitidja.

Quant aux trente élèves de l'Ecole, le Directeur déclare que " bon nombre d'entre eux demandèrent à quitter leurs paisibles travaux pour aller grossir nos phalanges dans cette lutte de géants qui allait accumuler tant de désastres et tant de ruines ". Ce n'est pas, ajoute-t-il, " sans difficulté qu'on a pu les convaincre qu'ils pouvaient ici s'acquitter de leur dette de patriotisme en se préparant, pendant qu'ils étaient trop jeunes encore pour prendre une part active à la défense commune, à devenir de bons maîtres capables de donner à la France humiliée, des générations instruites, robustes, sachant " souffrir et obéir au jour de la réparation ".

Fonctionnaire impérial prudent, M. Leduc semble donc avoir pris à tâche de réfréner l'enthousiasme de ses jeunes gens. Aussi bien, de quoi demain sera-t-il fait ? Et d'aujourd'hui, que sait-on au juste, de Paris, en proie à la guerre étrangère, puis à la guerre civile ("...aujourd'hui que les communications avec Paris sont rétablies..." (20 juillet 1871).) ? Batailles et désordres en France, troubles en Algérie ; un régime s'écroule, mais que sera le nouveau ? Cette révolution laisse le directeur anxieux des conséquences qu'elle va entraîner. En ce qui regarde proprement l'école, il se félicite du bon esprit qui, malgré les rumeurs du dehors, n'a pas cessé de régner parmi les élèves. " Les temps, dit-il, ont été rudes pour tous ceux qui portaient en France comme en Algérie, la responsabilité des pouvoirs publics. A tous les degrés de la hiérarchie, les fonctionnaires du gouvernement, en butte aux attaques injustes d'une presse subversive de tout ordre social et aux attaques passionnées d'une foule en délire, ont été réduits momentanément à l'inaction et à l'impuissance. L'ébranlement qui s'est produit au sommet de la pyramide sociale menaçait d'avoir son contre-coup dans les étages inférieurs. Il y avait à craindre que le mal ne gagnât nos paisibles asiles d'éducation durant cette crise où les esprits dévoyés ne reconnaissaient d'autre arbitre que leur propre caprice, d'autre autorité que leur volonté propre. La jeunesse se laisse si facilement séduire par les appâts d'une liberté dont elle a, hélas ! tant de hâte à jouir. Heureusement que je sache, ce mal déplorable ne s'est point produit, du moins dans les proportions où on pouvait le redouter. A l'Ecole Normale d'Alger, les élèves sont restés ce qu'ils ont toujours été, dociles à la règle, soumis à leurs maîtres et à leur chef. Les agitations du dehors n'ont pas troublé sensiblement la paix intérieure de l'Ecole... Point n'a été obligé de modifier le régime tout paternel qui a été pratiqué jusqu'à ce jour dans cette maison. Avec des jeunes gens de seize à dix-neuf ans, qui se destinent à des fonctions sévères comme celles de l'enseignement, il n'y a pas, à mon avis, de système disciplinaire profitable : l'expérience de cette année difficile entre toutes est venue me confirmer encore dans ma conviction à cet égard... "

Grâce aux maîtres disponibles et à la vigilance du Directeur, l'Ecole Normale d'Alger continua donc, durant " l'année terrible ", à vivre de son existence calme, sans rien d'extraordinaire dans son fonctionnement que l'institution, en raison des circonstances, d'une sommaire préparation militaire, avec l'organisation d'un " petit arsenal " où les élèves-maîtres apprenaient le maniement des armes.