Vingt-cinq ans de Quatrième
Année
La quatrième année a tout particulièrement
contribué, durant un quart de siècle (1909-1935), sauf les
années d'interruption de la guerre, à accroître le
prestige et à étendre le rayonnement de l'Ecole Normale
de Bouzaréa.
Par elle, des traditions tenaces ont été fortifiées
; grâce à elle s'est encore vivifié l'esprit si original
de la Maison.
Des élèves-maîtres devenus professeurs ont formé
à leur tour de nouveaux professeurs. Des sentiments d'ordre familial
se sont entretenus, grâce à cette continuité et à
ce rapprochement entre les promotions. Soucieux d'élever à
leur niveau de futurs collègues et de précieux amis, les
professeurs y ont donné le meilleur d'eux- mêmes ; ils ont
puisé, légitime récompense d'un prodigieux labeur
allègrement accepté, source de perpétuel enrichissement
de leur valeur professionnelle, un renouvellement de leurs méthodes,
un besoin de lectures et de recherches, une extension et un approfondissement
de leur spécialisation dont bénéficiaient en retour
les élèves des promotions normales.
La gloire des quatrièmes Lettres et Sciences enflammait, dès
la première année, les secrètes ardeurs des littéraires
et des scientifiques en puissance. Encouragés par les sollicitations
souvent pressantes de leurs maîtres, ils y tendaient de leurs efforts
encore incertains, de leurs rêves imprécis ou encore inavoués.
Les normaliens vouaient aux " quatrios " une admiration d'autant
plus vive, que ces aînés, quasi olympiens, leur développaient
quelques cours sous le contrôle des professeurs communs.
Deux périodes nettement tranchées partagent l'histoire de
la quatrième année ; avant, et après la guerre, l'esprit
des études restant le même : un petit nombre d'élèves
dans deux salles restreintes dont l'emplacement n'a guère varié,
se livraient surtout à des travaux personnels.
Cent quatre boursiers sont passés par la quatrième année
; leurs destinées furent très variées et pour beaucoup
brillantes. La plupart, et c'est naturel, sont devenus professeurs d'enseignement
primaire supérieur ; certains ont accédé au secondaire
; d'autres ont suivi les hautes carrières administratives. La plus
grande partie du personnel de Bouzaréa et des E.P.S. algériennes
s'y est formée, ainsi que de nombreux maîtres de cours complémentaires
et de directeurs d'écoles primaires.
Dès 1909, date de la création, professent en quatrième
année Sciences : M. Daunois, reçu à l'Inspection
Primaire en 1914 et actuellement directeur des Etablissements du second
degré à Angoulême ; puis, M. Robert qui devait y exercer
jusqu'en 1927 et M. Monville qui sera affecté en 1922 à
l'Ecole Normale de Versailles. En quatrième année Lettres,
M. Lepeintre enseignait l'histoire et la géographie ; M. Delassus,
les auteurs français, et M. le Directeur ab der Halden, la morale.
Des générations d'avant guerre, peu d'élèves
ont survécu à la tourmente ; la quatrième année
a payé, elle aussi, un lourd tribut. Ont été tués
à l'ennemi : Benoît (Sciences 1909-1910) ; Althusser (Sciences
1910-1912) ; Roure (Sciences 1911-1913), élève à
Saint-Cloud (1913-1914) ; Foyer (Lettres 1912-1914) ; Neuville (Lettres
1912-1913) ; Roquet (1912-1913) ; Pellegrin (Lettres 1914-1915) auxquels
il faut ajouter Cier (Sciences 19091910), ancien professeur de l'E.P.S.
de Maison-Carrée, et Sicart (Lettres 1914 octobre-décembre),
professeur à l'E.P.S. d'Alger, décédés ultérieurement.
Des survivants : Maugendre (1909-1911 Lettres), élève à
Saint- Cloud (1911-1913), licencié en philosophie en 1924, longtemps
Inspecteur Primaire à Avignon, vient d'être, au dernier mouvement,
délégué dans les fonctions d'Inspecteur d'Académie
à Privas ; Hustach, qui succéda en 1932 à M. Dupuy
comme directeur de l'Ecole Normale de Tunis, est aujourd'hui directeur
de l'Ecole Normale de Draguignan ; Di Luccio (1910-1912 Lettres), élève
à Saint-Cloud de 1912 à 1914, licencié d'histoire
en 1921, admis à la session de 1936 au certificat d'aptitude à
l'Inspection Primaire, reste une des figures les plus attachantes de Bouzaréa
où il enseigna depuis bientôt 23 ans, dont seize en quatrième
année, des centaines d'élèves-maîtres ; Verdy
(Sciences 1911-1912) est professeur d'enseignement technique ; Loubignac
(Lettres 1911), devenu officier interprête, puis passé au
Service de l'Enregistrement, fut, au Maroc, un précieux collaborateur
du Maréchal Lyautey ; Louchard (Sciences 1912), élève
à Saint-Cloud de 1912 à 1914, a quitté le professorat
pour entrer dans l'industrie ; Pestre (Lettres 19121914), après
quelques années de fonctions à Bouzaréa, professe
actuellement à l'E.P.S. du Boulevard Guillemin ; Gachie (Lettres
1913-1914), admis à Saint-Cloud en 1914, est Inspecteur Primaire
à Avignon; Mazoyer (Sciences 1913-1914 puis 1919-1920) dirige l'E.P.S.
de Tizi-Ouzou ; Schlafmunter (1913-1914 Sciences), admis à Saint-Cloud
en 1914, longtemps professeur à Bouzaréa, a remplacé
le regretté Giorgetti au poste de Directeur de l'Ecole Normale
Indigène ; enfin Moulias (1914 Sciences) est Intendant militaire
de deuxième classe.
Après la guerre, une réforme entraîne la division
du professorat en deux parties ; les deux quatrièmes années
préparent comme autrefois à Saint-Cloud et en plus à
la première partie ; le nombre des boursiers s'accroît.
A la reprise, en 1919, Simoneau, qui entre à Saint-Cloud l'année
suivante et exerce actuellement à Bouzaréa, a le privilège
certainement unique dans les annales pédagogiques de recevoir,
seul en Lettres, l'enseignement de cinq professeurs, démobilisés
comme lui. Pour la philosophie, M. Seror, maître bienveillant et
si largement humain, dont tant d'élèves- maîtres conservent
au plus profond d'eux-mêmes le souvenir ému et déférent
; en littérature, M. Lacroix, actuellement directeur de l'Ecole
Normale de Limoges, et M. Lecarre, Inspecteur Primaire à Blida
; Di Luccio enseigne l'histoire et la géographie ; Biaggi Antoine,
instituteur détaché pour l'enseignement de l'arabe, achève
l'exercice d'une admirable activité, toute de dévouement,
commencée en pleine guerre. M. Crouzet le remplace en 1920 et enseigne
l'arabe régulier jusqu'à la suppression de la quatrième
année. M. Pestre devient à son tour professeur de Lettres.
En Sciences, MM. Robert et Monville reprennent leurs cours en Mathématiques
et en Physique et Chimie ; M. Berlande enseigne l'Histoire Naturelle ;
admis à l'agrégation des Sciences Physiques en 1921, M.
Berlande est aujourd'hui professeur à la Faculté des Sciences
d'Alger.
En 1920, sortent Mazoyer, Raynaud, professeur de Sciences a l'Ecole Normale
de Constantine ; Tubiana, professeur de Sciences à 1 E.P.S. de
Constantine. En 1921, ce sont : Giorgetti et Oriol, en Sciences ; Choucroun,
depuis démissionnaire, et Calmon, professeur de Lettres à
l'E.P.S. du Boulevard Guillemin.
La quatrième année Lettres se glorifie, à l'issue
de l'année 19211922, d'un succès retentissant : non seulement
les deux boursiers Giuliani et Petit-Colin sont admis à Saint-Cloud,
mais aussi Disdet, élève de troisième
année, section des libérés du service militaire,
auditeur en quatrième amie; Giuliani est devenu Inspecteur Primaire
à Largentière ; Petit-Colin, professeur en Indochine, et
Disdet, professeur à Bouzaréa.
Un changement important intéresse le personnel enseignant. M. Berthin
remplace M. Lacroix. M. Schlafmunter, à la suite de M. Berlande,
enseigne l'Histoire Naturelle, et Giorgetti, la Chimie après M.
Monville. La Physique est enseignée par M. Batisse.
C'est alors la succession des élèves laborieux ; chaque
année apporte un contingent de succès à Saint-Cloud
ou à la première partie du professorat. Chamayou (1921-1923
Sciences), élève de Saint-Cloud de 1923 à 1925, est
professeur à l'E.P.S. de Maison-Carrée ; Bouvier (1922-1924
Lettres), Saint-Cloud 1925-1927, est directeur de l'Ecole Normale d'Alençon
; Brunot (1922-1924 Lettres) est Inspecteur Primaire à Saint-Claude
; Puget (1922-1924 Sciences) est professeur de Chimie à Bouzaréa
; Cardona A. (1923-1924 Sciences) est professeur à l'E.P.S. de
Maison-Carrée ; Degioanni (1923-1925), professeur d'agriculture
aux Ecoles Normales de Bouzaréa ; Isnard (1923 Lettres), professeur
à l'E.P.S. de Maison-Carrée, reçu le premier à
la deuxième partie du professorat, section d'histoire et géographie,
ainsi que le sera un peu plus tard Ferrier (1925-1927 Lettres)- Saint-Cloud
1928-1930), actuellement professeur à l'Ecole Normale de Colmar
; tous deux les plus dignes disciples de M. Di Luccio.
Puis, tour à tour, sortent Piovanacci (1923-1925 Lettres) ;- Toma
(Sciences) ; Camou (Lettres) ; Fix (1924-1926 Lettres) ; Julia (1926-1927
Lettres) ; Kacer (Sciences) et vont par la suite exercer dans diverses
E.P.S. de la Colonie. Matthieu (1924-1925 Sciences), professeur d'Ecole
Normale d'Obernai ; Groborne (1924-1926 Sciences entrent à Saint-Cloud
; Labarraque (1926-1928 Sciences) deviendra professeur d'Ecole Normale
technique, et Saïd (1926-1927 Sciences), professeur au Lycée.
Par la suite, le nombre des professeurs est successivement réduit.
Di Luccio continue à assurer la préparation écrasante
d'un programme toujours plus chargé d'histoire et de géographie.
M. Buret, qui a remplacé M. Seror, nominé à Paris,
quitte à son tour l'Ecole pour de plus hautes fonctions : admissible
à l'agrégation de philosophie, admis à l'Inspection
Primaire, il devient directeur de l'Ecole Normale de Quimper puis d'Aix.
Il est aujourd'hui Inspecteur primaire à Alger. M. Coisy le remplace
dans l'enseignement de la psychologie et l'explication des auteurs philosophiques
; il prépare avec succès l'examen d'Inspecteur primaire.
Après le départ de Berthin, nommé Directeur de l'E.P.S.
de Mascara, Disdet est chargé seul de l'étude de tous les
auteurs de littérature. Après la nomination de M. Robert
à la Direction de l'E.P.S. de Batna, Batisse assume l'enseignement
des mathématiques.
Aucun changement n'affectera le personnel de la quatrième année
jusqu'à la suppression.
Réussissent dès 1927: Aumaître (1927-1929, Sciences),
Saint-Cloud (1927-1931), Cardona (1" Partie), Blanc (1928-1929, Lettres,
1" Partie), Ménicucci (Lettres), Rey Auguste (1928-1930. Ce
dernier prépara, après Saint-Cloud, l'agrégation
d'Histoire Naturelle. Il vient d'être nommé au Lycée
d'Alger. Rémégis (1929-1931, Lettres), au sortir de Saint-Cloud
(19314933), démissionne et est actuellement commissaire de police
à Tizi- Ouzou. Séchaud (1929-1931, Sciences) devient Professeur
d'Ecole Normale Technique. Lavina (1930-1932, Sciences), Michel (1930-1931,
Lettres) et Rey Louis (19304932), Sciences) sont respectivement professeurs
à Sidi- bel-Abbès, Tizi-Ouzou et Boufarik. Botella (1931-1933,
Lettres), professeur à l'Ecole Normale de Mirecourt, et Yacono
(1931-1932, Lettres), professeur à Boufarik, entrent à Saint-Cloud.
Bonnefin (19334935, Lettres) clôturant une longue liste, dernier
représentant de la quatrième année, entre à
Saint- Cloud en 1935.
Un décret aux fins d'économie borne la carrière de
la quatrième année ; ce fut un coup rude pour les professeurs
et pour les élèves qui y aspiraient. Aucun regret, aucune
amertume ne devant entacher l'illustration des pages glorieuses et émouvantes
de l'Ecole, on ne peut que souhaiter le rétablissement de cette
institution qui fut et reste l'orgueil de notre Maison et qui a permis
de classer Bouzaréa dans les toutes premières Ecoles Normales
de France.
C. DISDET,
Professeur aux Ecoles Normales d'Alger-Bouzaréa.
Un apôtre : Jean
Quilici
En 1912, le Gouvernement Général
de l'Afrique occidentale française ayant résolu de communiquer
une impulsion nouvelle à son service d'Enseignement, estima que
le plus pressé était d'assurer, dans les meilleures conditions
possibles, la formation des maîtres indigènes. Il plaça
sous son contrôle immédiat l'Ecole Normale d'Instituteurs
qui, jusque-là, n'avait été qu'une dépendance
du Collège de Saint-Louis, et la transféra dans l'île
de Gorée, à proximité de Dakar ; en même temps,
il se mit en quête d'un directeur qualifié : l'Algérie,
à qui il s'adressa, lui désigna Jean Quilici, alors directeur
de l'Ecole annexe de la Bouzaréa.
Ce fut là, pour l'Afrique occidentale française, une bonne
fortune. Jean Quilici résumait en sa personne toute l'expérience
acquise par l'Algérie dans le domaine de la pédagogie des
écoles d'indigènes. Cet homme, d'une intelligence pénétrante
et d'une culture solide, qui aurait pu affronter avec succès des
concours difficiles, s'était entièrement voué à
sa tâche professionnelle ; il avait scruté jusqu'au fond
l'esprit de toutes les disciplines, il dominait sans effort tous les problèmes
de méthode, il saisissait du premier coup d'oeil les nécessités
et les conditions de l'adaptation au milieu. En un tourne-main, l'Ecole
Normale de Gorée se trouva transformée : son plan d'études
cadrait désormais avec les exigences de l'activité locale,
son enseignement était rajeuni dans tous les sens, une vie intense
l'animait. Il m'a été donné, au cours de ma carrière,
de rencontrer bien des individualités remarquables, parvenues dans
leur spécialité à un rare degré de perfection
et de rayonnement : je ne connais personne qui m'ait donné l'impression
d'une plus sûre maîtrise.
***
Mais on n'a rien dit de Quilici, tant qu'on
a mis en lumière sa seule supériorité technique.
L'homme en lui était admirable. Une sorte de héros, capable
de tous les courages. Le climat l'éprouvait durement, il souffrait
notamment de crises d'estomac fort pénibles : jamais il n'a consenti
à se reposer ni même à se soigner, jamais il n'a fait
fléchir la règle de vie ascétique qu'il avait choisie.
Dans cet îlot de Gorée, d'où toute distraction était
absente, il était levé le premier, bien avant l'aube, et
couché le dernier ; c'est à peine s'il prenait le temps
de manger. On regardait comme des événements ses voyages
à Dakar : il ne se séparait de son rocher que pour affaires
tout à fait urgentes, entre deux chaloupes. Ce scrupuleux eût
pensé commetre la pire des fautes en dérobant à sa
mission une minute de son temps et de son attention.
Pourtant, cet ermite, qui semblait s'être placé en dehors
de l'existence commune, avait un sens merveilleux de la vie. Derrière
l'Ecole qu'il dirigeait, il ne cessait de voir l'immense pays à
qui notre enseignement devait servir de ferment, et il devinait, lui le
sédentaire, oui vraiment, il devinait la variété
des régions et des horizons de travail, la complexité des
régimes économiques et sociaux, l'infinie diversité
des âmes collectives. Dans l'Ecole même, il jugeait avec une
surprenante perspicacité ses collaborateurs, possédait l'art
de demander à chacun ce qu'il était le plus apte à
donner ; il connaissait un par un tous ses élèves, cependant
nombreux, mêlés, souvent mystérieux, et pour tous
il était un véritable directeur de conscience, d'une clairvoyance
redoutée, d'une bienveillance inépuisable. Les chefs des
services d'enseignement dans chaque colonie du Groupe pouvaient se fonder
aveuglément, pour le placement des élèves-maîtres
sortants, sur les notes qu'il leur transmettait : son jugement psychologique,
au cours des sept ans qu'il a passés auprès de moi, n'a
pas été une seule fois en défaut.
Son coeur, sans doute, lui révélait ce qui risquait d'échapper
à sa vision intellectuelle. Son coeur ardent, frémissant,
son coeur demeuré si jeune, et prompt, en dépit de l'âge
qui venait, aux fougueux enthousiasmes comme aux nobles indignations.
Je garde de lui un gros paquet de lettres : quelle fraîcheur de
sentiment ! que de passion généreuse dans les moindres mots
! Et quelle flamme d'apostolat circule à travers son écriture
nette et menue !
De l'apôtre il avait jusqu'à l'allure qu'on prête traditionnellement
à ce genre de personnage. Une haute stature harmonieuse, imposante,
un visage d'un modelé à la fois vigoureux et délicat,
encadré d'une barbe grisonnante ; surtout, un regard étrangement
lumineux, tantôt éclatant, tantôt d'une émouvante
douceur. Nul n'échappait à son prestige ; jeunes et vieux
l'auraient suivi au bout du monde, et je suis en mesure d'affirmer qu'au
fond de la brousse africaine, les instituteurs indigènes qu'il
a formés, modelés de ses mains puissantes, traités
comme ses enfants, gardent à sa mémoire une tendre piété.
On ne finirait pas d'énumérer ses vertus : sa droiture constante,
sa franchise, la fidélité de son amitié, son désintéressement.
Il a été sur les champs de bataille ce qu'il était
dans les travaux de la paix, et les récompenses qu'il a obtenues
au front l'attestent amplement. Appelé à servir en Syrie
après son départ de l'Afrique occidentale française,
il y a fait preuve des mêmes qualités, répandu les
mêmes bienfaits, et c'est là qu'il a succombé, d'une
maladie contractée dans l'exercice de ses fonctions, lui qui, par
toute sa vie de dévouement, semblait en effet destiné à
ne tomber qu'au champ d'honneur.
La Bouzaréa peut être fière de Jean Quilici, qui a
fait si largement rayonner ses méthodes et son esprit. Pour moi,
je la remercie de cette occasion qu'elle m'a donnée de rendre hommage
à un être d'élite que j'ai eu comme compagnon de luttes
sous des cieux ingrats et que j'ai aimé comme un frère.
Georges HARDY,
Ancien Inspecteur général de l'Enseignement en A.O.F.,
Ancien Recteur de l'Académie d'Alger,
Recteur de l'Académie de Lille.
Notre école annexe
Comme l'Ecole Normale elle-même, l'Ecole
Annexe a subi, avec le temps, bien des transformations. Eeole à
classe unique à ses débuts, elle est devenue, par suite
de l'augmentation de son effectif, une école à trois classes
d'Européens et une classe d'initiation, spéciale aux Indigènes,
que des considérations d'ordre pédagogique ont consacrée
dans son rôle de classe à plusieurs cours.
Elle fut et demeure avant tout " l'atelier pédagogique "
de la maison et a contribué, dans une large mesure, à la
formation professionnelle des générations de normaliens
qui se sont suivies. Elle fut aussi, pendant longtemps, pour les localités
avoisinantes : Chéragas, Dély-Ibrahim, Saoula, El-Biar même,
un véritable centre d'attraction par la faveur que lui valurent,
au Brevet Elémentaire et au Concours d'entrée à l'Ecole
Normale, les succès de son Cours Complémentaire. Par la
suite, El-Biar parut plus indiqué à l'Administration, comme
siège de cours complémentaire, pour remplir l'office jusqu'alors
tenu par Bouzaréa. Mais toujours, avant comme après la guerre,
le nombre des admissions au certificat d'études se maintint avec
régularité à un niveau très honorable.
L'influence de l'Ecole Annexe s'exerce naturellement d'une façon
permanente et plus profonde sur le village de Bouzaréa. Si, comme
la plupart des écoles, elle a fourni son léger contingent
de fonctionnaires, ses élèves se sont surtout orientés
vers la culture et les professions manuelles. A cet égard il suffit,
pour se convaincre de son bienfaisant effet, de constater les améliorations
surgies d'initiatives jeunes, là où les enfants ont succédé
aux parents. Et si nous ajoutons que la petite bibliothèque scolaire,
progressivement enrichie, a diffusé dans les milieux locaux la
pensée française sous ses aspects les plus divers, nous
serons sans doute en droit d'affirmer qu'au point de vue de l'instruction,
l'Ecole Annexe a rendu de grands services à la population espagnole
et à la population arabe de Bouzaréa.
Un service non moins important est celui que l'Ecole peut enregistrer,
auprès des Indigènes, par son action heureuse sur l'hygiène.
Certes le groupement de la Tribu vit encore, à bien des égards,
dans des conditions défectueuses ; mais la propreté corporelle
comme celle de l'habitat ont réalisé d'incontestables progrès
et la confiance en l'autorité du médecin français
met de plus en plus en échec l'empirisme des guérisseurs
et des matrones.
Dans son ensemble, la population de Bouzaréa est pauvre. Ce n'était
donc pas assez de lui offrir l'instruction, bienfait à échéance
lointaine. L'Ecole Normale l'a compris et tous les chefs qui s'y sont
succédé ont eu à coeur de lui manifester la bonté
de la France de façon immédiate. C'est pourquoi tous les
enfants qui le désirent, Européens et Indigènes,
trouvent à la Cantine Scolaire, gratuitement, le réconfort
d'un repas chaud et substantiel. De sorte que l'Ecole Annexe n'est pas
seulement la maison où l'on s'instruit, mais celle aussi où
l'on apaise sa faim.
Inappréciable service, discrètement rendu aux familles nécessiteuses
et d'ailleurs hautement prisé. Depuis de nombreuses années,
cette générosité quotidienne se complète,
au début de l'hiver, par une distribution de vêtements chauds
: nouveau témoignage tangible de la sollicitude du pays pour ses
enfants déshérités. Les enfants de toutes origines
qui se coudoient sur les bancs de l'école contractent, dès
le jeune âge, des liens de camaraderie qui sont certainement pour
quelque chose dans l'harmonie qui règne à Bouzaréa
entre les divers éléments de la population, en fréquente
collaboration et en cordiale entente dans les travaux exécutés
en commun. Car ce n'est pas un des moindres bienfaits à porter
à l'actif de l'école que celui d'avoir donné de bonne
heure à tous l'amour et le goût du travail, réduisant
ainsi le nombre des flâneurs et atténuant les navrantes misères
dues à la paresse.
Nous pouvons donc dire, avec quelque fierté, qu'en faisant connaître
et aimer la France, l'Ecole Annexe concourt à la grande mission
de progrès moral et social entreprise par notre pays dans l'Afrique
du Nord.
P. MAGNOU,
Directeur honoraire de l'Ecole Annexe de Bouzaréa.
Bouzaréa et les
études berbères
La plupart des berbérisants de ces
quarante dernières années sont d'anciens élèves
de la Section Spéciale de l'Ecole Normale de la Bouzaréa.
Ce fut d'abord Boulifa qui réunit des matériaux encore utiles
sur la région où il est né, en Grande Kabylie, et
sur Demnat au Maroc. Ce fut également Nehlil qui étudia
le parler de Ghat, et aussi Abès, qui donna quelques renseignements
sur les parlers du Moyen Atlas Marocain.
Biarnay dont le rôle est nettement plus marquant, réalisa
déjà une belle oeuvre avec, essentiellement, deux gros volumes,
le premier sur Ouargla et le second, plus moderne d'esprit, sur les parlers
du Rif. Avec des formules également plus récentes, Loubignac
étudia la langue des Izayan et Rénisio celle des B. Iznacen,
des Rifains, et des Senhaja de Srair.
Mais les oeuvres capitales sont celles de Destaing et de Laoust. A Destaing
qui, par ailleurs, possède encore de nombreux feuillets inédits,
on doit, notés avec une minutie et classés avec une rigueur
scrupuleuse, d'abondants renseignements sur les parlers de la montagne
de Blida, de la région du Chéliff, de l'Oranie, du Maroc
oriental et sur ceux des A. Seghrouchen et des Ida ou Semlal. Quand à
Laoust, on lui doit, suivant une formule moins stricte et plus rapide,
la plus riche documentation, ethnographique surtout, qui ait été
réunie sur le Maroc berbère et dont les éléments
se trouvent principalement dans les quatre ouvrages consacrés aux
Ntifa, aux mots et choses berbères, aux feux de joie et à
la transhumance dans le Moyen Atlas.
En somme, c'est l'Ecole Normale de la Bouzaréa qui a fourni à
René Basset la presque totalité de ses élèves
berbérisants et c'est à la Bouzaréa que ceux d'entre
eux qui n'étaient pas berbères, ont appris les premiers
mots de cette langue. On ne saurait mieux dire l'intérêt
qu'a eu et que peut avoir encore l'enseignement du berbère qui
est donné à la Section Spéciale.
André BASSET,
Professeur à la Faculté des Lettres de l'Université
d'Alger.
Un homme supérieur
"
Samuel Biarnay
Fils d'un instituteur des Hautes-Alpes venu
exercer ses fonctions à A ïn-Tolba (Oran), Samuel Biarnay,
élève-maître, puis sectionnaire, sortit de Bouzaréa
en 1899 pour exercer ses fonctions d'instituteur à la Kalaa des
Beni-Rached (Oran), petite bourgade où il se perfectionna dans
la connaissance et la pratique de la langue arabe. Mais il n'y resta pas
longtemps : le Sahara l'attirait et surtout cette population mozabite
si renfermée qu'on ne connaissait qu'à peine sa langue.
Il fut nommé à Ouargla.
C'est là qu'il se révéla comme linguiste de haute
classe. Il fit une étude complète du dialecte berbère
du Mzab dans un ouvrage : Etude sur le dialecte berbère de Ouargla,
qui lui valut les félicitations de tout le monde savant orientaliste.
Il aurait pu, en même temps, donner, sur les moeurs des Mozabites,
leur état social, etc..., plusieurs ouvrages dont il possédait
les éléments : il se borna simplement à l'étude
du mariage mozabite qu'il publia dans son ouvrage linguistique - car il
ne voulait rien faire paraître qui ne fût bien au point.
***
Déjà, d'ailleurs, le Maroc
exerçait sur lui la fascination du mystère. Les puissances
européennes tournaient autour de ce pays, proie attirante et dangereuse
à la fois, qui ne devait son indépendance - dont il usait
si mal - qu'à la concurrence des grandes nations voisines. Pour
la France, il y avait une raison péremptoire de s'installer au
Maroc qu'on dut reconnaître à Algésiras. En attendant,
le Maroc restait enfermé dans son anarchie mortelle et, seuls,
des héros de la trempe de Foucauld se hasardaient à le traverser
au risque quotidien d'y laisser la vie.
Biarnay rêva d'abord de se rendre, par le Sahara, à Fès,
déguisé en Ouargli. Sa connaissance du berbère lui
aurait permis sans nul doute de passer d'une tribu à l'autre, jusqu'aux
portes de Fès. Une offre de son fidèle ami, René
Leclerc, vint troubler ses projets en 1905: celui-ci l'appelait à
Tanger. Biarnay n'hésita pas ; il abandonna l'administration et
se rendit à Tanger aussitôt. Et alors commença pour
lui une vie splendide et rude à la fois, riche d'action et de périls,
ardente et désintéressée. C'était e l'aventure
" avec la noblesse en plus, le risque permanent couru pour une bonne
cause.
Henri Popp, qui venait de créer l'entreprise des télégraphes
chérifiens, avait besoin d'un second capable de l'aider à
la fois dans la partie technique et administrative de l'affaire, dans
les relations avec les indigènes et avec le Makhzen. Biarnay avait
été, pendant son service militaire, sapeur télégraphiste
; il connaissait à fond l'arabe et le berbère et, surtout,
il savait comment on vit avec les Arabes et les Berbères. On ne
pouvait trouver meilleur collaborateur pour Henri Popp. Quatre ans après,
ce dernier mourut, et notre camarade resta directeur de l'entreprise jusqu'en
1914.
Or, ce n'était pas une de ces entreprises vulgaires dont le but
est de gagner de l'argent et de verser des dividendes comptables à
de bons bourgeois provinciaux ou à des banques parisiennes. Il
s'agissait d'une concession faite par le Sultan, avec monopole, de l'exploitation
des télégraphes du Maroc. Biarnay, après Henri Popp,
devenait le Ministre des Télégraphes du Maroc. Il installa
la T.S.F. tout le long de la côte, les fils télégraphiques
partout où les tribus n'éprouvèrent pas le besoin
de couper les poteaux, et, enfin, un système de courriers à
pied (reqqâs) qui comblaient, le cas échéant, les
lacunes du réseau " avec fil ".
A cette organisation des télégraphes, Biarnay ajouta la
poste chérifienne qui concurrença victorieusement les postes
espagnole, anglaise, allemande et française installées par
les consuls.
Enfin, Biarnay paracheva son oeuvre en organisant encore le service des
colis-postaux d'une façon remarquable. C'est tout cela que les
P.T.T. français trouvèrent sur pied en 1912 et qu'ils exploitèrent
à leur tour complètement en 1914.
Ce schéma, qui pourrait servir de thème à un développement
instructif et curieux, met en relief les qualités de créateur
et d'organisateur de Biarnay. On voit par là la puissance de travail
dont il était capable et la faculté extraordinaire qu'il
possédait de s'adapter à tout travail, à toute situation
nouvelle. Nous le verrons, quelques années plus tard, accomplir
avec autant d'aisance un rétablissement du même genre. Mais
n'anticipons pas.
Ce qu'on s'imagine difficilement même, et surtout dans le Maroc
d'aujourd'hui doté de routes superbes, de chemins de fer électrifiés,
de cars rapides, de télégraphes sans nombre, dans ce Maroc
éminemment confortable, tel que l'a fait Lyautey, c'est l'ensemble
de difficultés que la nature et les hommes opposaient à
la réalisation des plans magnifiques de Biarnay. On traversait
alors les rivières à gué, on transportait le matériel
à dos de chameaux sur des pistes incertaines, on voyageait à
cheval ou à mule - avec la permission de tribus turbulentes...
; la moindre chose qui sorte de l'ordinaire - de la gaïda, comme
on dit au Maroc - coûtait des trésors de patience et d'efforts
sans qu'on pût toujours réussir. Alors Biarnay partait avec
une petite caravane, habillé en marocain, vivant exactement comme
un voyageur indigène, et il allait de ville en ville, installant
sa T.S.F. non sans avoir prié caïds, pachas et notables d'admettre
et de protéger cette nouveauté que le peuple regardait avec
méfiance. Ce n'était pas sans risques qu'on campait le soir,
en pleine brousse, ce n'était pas toujours des amis qu'on rencontrait
sur la route. Et quand la pluie se mettait de la partie, inondant les
vastes plaines marécageuses, on se demandait quand et comment on
sortirait de la boue gluante du tirs et du hamri.
Du côté du personnel, autres préoccupations. Il fallait
trouver et encourager de bonnes volontés, les envoyer et les maintenir
dans les villes entièrement indigènes où les guettaient
le cafard et aussi l'animosité toujours en éveil de quelques
fanatiques musulmans.
Biarnay et ses collaborateurs immédiats (dont Castells, ancien
camarade de l'Ecole Normale d'Alger) payaient d'exemple. Toujours sur
la brèche, infatigable et souriant, simple et bon avec tous, comprenant
rapidement, à fond, la cause de tous les accidents et de toutes
les attitudes, il obtenait de son personnel français ou indigène
un dévouement sans bornes, et de son organisation un rendement
incroyable.
*
**
Mais il ne faudrait pas voir trop simplement,
dans Biarnay, un créateur, un organisateur, un animateur de l'Office
Chérifien des P.T.T. Il fut bien autre chose qu'on bon ouvrier
qui a réussi dans sa technique un chef-d'oeuvre indiscuté.
On ne doit pas oublier que, pendant la période qui précéda
l'instauration du Protectorat, les puissances luttaient d'influence auprès
du Makhzen et du peuple. Chacune d'elles tendait à acquérir
du prestige aux yeux du Maroc, celle-ci par la munificence de ses agents,
celle-là par ses fournitures d'armes, telle autre par une visite
tapageuse de son souverain à Tanger. La France avait Biarnay qui
était partout avec ses télégraphes et sa poste. La
France, sans qu'il lui en coutât un centime, par surcroît,
en gagnant la reconnaissance du Sultan, détenait le Ministre des
P.T.T. au Maroc. Peut-être dira-t-on un jour comme il convient le
rôle considérable que notre camarade joua à l'époque
où la Panther rôdait devant Agadir, à l'époque
où Casablanca était bombardée, puis occupée
par nos marins d'abord, ensuite par nos troupes de l'armée de terre.
Celui qui avait alors en main toutes les communications télégraphiques
et pouvait encore recevoir des messages de T.S.F. que ne lui adressaient
certainement pas les adversaires de notre action, sut en faire profiter
complètement son pays à qui il rendit ainsi un immense service.
L'occupation de la Chaouia, puis l'extension et le développement
de notre action militaire permirent à Biarnay, - et lui en imposèrent
aussi le devoir, - d'intensifier l'exploitation de sa poste et de ses
télégraphes. A Fès, les événements
sanglants de 1912 le trouvèrent avec ses télégraphistes
dont la défense est restée célèbre. A deux
reprises, d'abord avec des Marocains fidèles, puis avec une patrouille,
faisant le coup de feu lui-même, Biarnay tenta de dégager
les assiégés. Il eut la satisfaction d'en sauver quelques-uns.
Sa belle conduite dans cette circonstance fut l'occasion de lui faire
avoir la croix de Chevalier de la Légion d'Honneur qu'il avait
déjà largement méritée auparavant.
**
Cependant, le Protectorat s'organisait et
dotait le Maroc d'une administration régulière. Les P.T.T.
métropolitains devaient normalement prendre l'exploitation de l'Office
Chérifien. Celui-ci, d'ailleurs, cessait d'être un instrument
d'influence et de combat : ce fruit, en grossissant, perdait sa saveur.
Biarnay ne tenait en aucune façon à devenir un employé
des P.T.T. Les télégraphes n'avaient pas été
pour lui un but de son activité, mais. seulement le moyen d'assurer
à la France un avantage matériel et moral en vue de la conquête
du Maroc. Aussi passa-t-il la main à un nouveau directeur des P.T.T.
plus technicien, uniquement technicien.
A cette occasion, son beau caractère se révéla une
fois de plus : il ne consentit à laisser la place â un successeur
que lorsqu'il fut assuré que tous ses collaborateurs, depuis le
plus humble domestique jusqu'à ses adjoints les plus élevés
en grade, avaient obtenu, soit dans les P.T.T., soit ailleurs, une situation
au moins équivalente à celle qu'ils avaient auprès
de lui.
Lyautey attendait avec impatience que cette liquidation fût accomplie
car il avait besoin de Biarnay pour une autre affaire très importante.
Il bouscula sans aménité les porte-plumes qui présentaient
des objections sur les formes de l'intégration du personnel de
Biarnay dans les cadres de la nouvelle administration et, récupérant
l'homme d'action intelligent qu'il avait apprécié, il lui
confia la réorganisation des Habous.
C'était, dans un autre domaine, sur un autre plan, inviter notre
camarade à recommencer une oeuvre aussi difficultueuse que celle
qu'il avait réussie avec les Télégraphes.
Les Habous, ou biens de mainmorte religieuse, sont destinés, en
gros, à assurer matériellement l'exercice du culte, à
couvrir les frais d'entretien des mosquées, à rétribuer
les innombrables clercs qui récitent et dirigent les prières,
à donner un traitement aux professeurs de droit et de théologie.
C'est une administration indépendante, la séparation de
l'Eglise et de l'Etat, en matière financière, étant
nettement établie.
Les Habous, au début de 1914, quand Biarnay fut chargé de
les réorganiser, se trouvaient dans la plus lamentable situation.
Ces biens, inaliénables par définition, étaient dilapidés
du fait de l'incurie et de la vénalité des fonctionnaires
marocains chargés de leur gestion. Des Marocains de droit commun,
des Marocains protégés de puissances étrangères,
des Européens de toutes provenances, s'étaient emparés
frauduleusement de biens habous considérables. Le gouvernement
aurait pu, en droit strict, se désintéresser d'un problème
administratif qui concernait trop étroitement le culte musulman
et laisser aux Marocains la responsabilité de la gestion des biens
de mainmorte. Mais nos protégés ne l'entendaient pas de
cette oreille et, puisque nous avions accepté d'étendre
sur eux notre tutelle, ils n'admettaient pas que, sur la question religieuse,
celle qui leur tenait le plus à coeur, nous nous dérobions.
C'était donc là un problème délicat : un chrétien
était appelé à réorganiser les biens habous
pour le bénéfice du culte musulman. On se rend compte aisément
du doigté incomparable dont il fallait faire preuve.
Biarnay accepta cette charge nouvelle, qui était loin d'être
une sinécure. Il avait depuis longtemps la confiance des Marocains,
condition essentielle de réussite. Il connaissait admirablement
la mentalité des gens du pays, ruraux et citadins Il n'ignorait
pas non plus le gâchis administratif indigène et l'imbroglio
des Habous. Il lui restait à apprendre à fond le droit musulman
et sa jurisprudence en matière de biens fonciers et de biens de
mainmorte. Ce fut vite fait et bien fait. Si retors que fût un citadin
marocain, il ne parvenait pas à le circonvenir. Et c'est dans cette
circonstance qu'il fut permis, encore une fois, de constater l'admirable
souplesse de cette intelligence claire et précise. Biarnay, en
toute chose, distinguait, du premier coup, l'essentiel de l'accessoire,
le pratique de l'idéal ; il savait, dès qu'il abordait une
affaire, donner à chaque élément sa valeur relative.
Pas d'idées préconçues chez lui, pas d'intérêt
personnel non plus sous aucune forme : sa pensée restait pure et
libre comme l'air des hautes cimes.
En un tournemain, il mit sur pied l'organisation des Habous, gagnant à
la bonne cause des fonctionnaires qui, autrefois, eussent été
de vils concussionnaires, " emballant " le vizir des habous
dont il devait parfois calmer l'ardeur, s'occupant aussi bien de tracer
les grandes lignes de la nouvelle administration que de surveiller les
détails de son fonctionnement. Il sut encore, chose qui semblait
alors impossible, mettre les consuls étrangers dans son jeu pour
annihiler les méfaits possibles de la " protection ".
Tous les " mangeurs " de Habous, protégés ou non,
devaient se mettre en règle. En quelques mois, l'affaire était
sur pied. Il ne restait qu'à amplifier l'oeuvre d'assainissement
financier et de se mettre à gérer dans les meilleures conditions
les biens considérables des Habous.
La déclaration de guerre 1914 surprit Biarnay au plus fort de sa
tâche. La question se posa, on s'en souvient, d'abandonner le Maroc,
tout au moins de se replier sur la côte. C'était un ordre
de Paris qui, une fois encore, donnait des ordres d'autant plus impératifs
que sa compétence était nulle. On savait bien, au Maroc,
que le moindre repli était fatalement un abandon rapide et total.
Lyautey consulta alors tous les Français, civils ou militaires,
qui connaissaient le pays. Cet homme, qui avait le goût de la responsabilité
et du libre commandement, recherchait toujours des conseils avant de prendre
une décision importante. Ici, l'enjeu de sa décision était
énorme : devait-il obéir à Paris et perdre sûrement
le Maroc, ou bien, refuser de se replier pour conserver intacte la conquête
française ? Journée tragique, suivie d'une nuit tout aussi
dramatique. Biarnay, en toute simplicité, dit alors à Lyautey
qui lui demandait son avis : " Si vous abandonnez le Maroc, je lève
des partisans, je crée des corps francs et nous le garderons !
" Il était de trempe à le faire. Lyautey fut vivement
impressionné. L'âme du nouveau Maroc venait de s'exprimer.
Le Résident général, intuitivement, donnait déjà
raison à Biarnay. Il consulta encore les uns et les autres, puis
il répondit à Paris qu'il envoyait ses meilleures troupes
dans la Métropole, mais qu'il conservait le Maroc tel qu'il était
à ce jour.
Et le travail titanesque commença qui imposait à tous un
dévouement sans bornes et une bonne humeur constante. On garda
le Maroc avec quelques territoriaux, des légionnaires, des Sénégalais
et des tirailleurs qui attendaient là l'heure d'aller relever leurs
camarades dans les Ardennes et dans la Somme. On agrandit même la
surface pacifiée du pays et on l'organisa de mieux en mieux. Biarnay,
condamné à la vie sédentaire, en profita pour écrire
son ouvrage inégalable concernant les dialectes berbères
du Rif, qui parut en 1917.
La grippe espagnole l'emporta le 10 octobre 1918 sans qu'il ait eu le
bonheur de partager l'ivresse de l'Armistice. Il mourut en stoïcien.
Il avait à peine la quarantaine.
*
On n'a dépeint, jusqu'ici, que l'homme
d'action. Il faut dire encore que Biarnay était un savant, au vrai
sens du mot, et qu'il a laissé derrière lui une oeuvre scientifique
solide, une oeuvre que personne n'a eu besoin de refaire même partiellement.
En 1908, paraît son Etude sur le Dialecte Berbère de Ouargla,
gros volume où il résumait les connaissances linguistiques
acquises au cours de deux aimées qu'il passa dans cette oasis.
Trois ans après, il débarquait à Oran, venant de
Tanger, pour se rendre au vieil Arzew, y étudier le dialecte d'une
tribu rifaine immigrée là et abandonnée au milieu
d'un peuplement arabe. Il rapporta, de cette brève randonnée,
l'Etude sur le Dialecte des Bétioua du Vieil Arzew qui parut d'abord
dans la Revue Africaine ; il y joignit, par la suite, une Notice sur le
parler des Ait Sadden (Est de Fès) et celui des Béni-Mguild
(Moyen-Atlas Marocain). Il poursuivit sa prospection linguistique inlassablement.
En 1912, le Journal Asiatique publiait de lui Six textes en Dialectes
des Bérabès du Dadès. Enfin, en 1917, parut son Etude
sur les Dialectes Berbères du Rif, oeuvre de premier ordre. L'Académie
des Inscriptions et Belles-Lettres la couronna d'un prix : consécration,
en même temps, de ses travaux antérieurs.
Henri Basset, qui fut son ami, fils du grand maître de l'Ecole algérienne,
écrivit, à sa mort, ces lignes qu'on ne peut que reproduire
: " ...Parmi tous ceux qui, issus de l'école algérienne,
firent avancer d'un si grand pas, ces dernières années,
les études de dialectologie berbère, Biarnay fut l'un des
plus brillants. Mais son esprit essentiellement curieux ne s'arrêtait
pas là. Rien de ce qui touchait le passé du pays qui était
devenu le sien, les moeurs des populations ou leurs coutumes ne le laissait
indifférent. Au cours d'un séjour à Tanger, il avait
exploré des tombes romaines et les fameuses grottes d'Hercule (Archives
Marocaines, t. XVIII) ; il continuait à s'intéresser aux
vestiges romains dont il avait relevé un grand nombre avec une
rare sagacité aux environs de Rabat. L'archéologie berbère
l'attirait tout autant, et aussi l'ethnographie. Dans ce domaine, il a
donné son importante étude sur le mariage, dans son Dialecte
de Ouargla et deux articles qui parurent dans les Archives Berbères
- il fut de ceux qui contribuèrent à la fondation de cette
revue - les Notes sur les Chants populaires du Rif, et Un Cas de Régression
à la Coutume Berbère chez une tribu arabisée (1915-1916).
Le temps seul lui a manqué pour produire davantage. Du moins a-t-il
laissé des notes qui ont été soigneusement recueillies
(Notes d'ethnographie et de linguistique nord-africaine), publiées
par Louis Brunot et Emile Laoust en 1924. Mais quel livre merveilleux
nous avons perdu, livre que seul il aurait pu écrire en rassemblant
ses souvenirs sur ces années qui précédèrent
l'établissement du Protectorat, et sur les dessous de la société
makhzen qu'il connaissait comme personne !... "
Quand on pense que cette oeuvre scientifique de si bonne qualité
qui aurait pris normalement l'activité entière de tout autre
a été composée en dehors d'une tâche unique
en son genre et combien absorbante, entre deux randonnées, entre
deux affaires de la plus haute importance, on reste muet d'admiration
sincère. Se montrer à la fois homme d'action et savant,
c'est le cas des êtres d'exception. Biarnay était bien un
être d'exception (On a donné le nom de Biarnay
à la rue qui dessert l'Institut des Haute" Etudes Marocaines).
Et ses sentiments étaient à la taille de son intelligence.
Sa famille, qu'il dirigeait depuis la mort du père, manifestait
à son égard une adoration véritable ; il méritait
amplement cet attachement. Ses collaborateurs de tous ordres le considéraient
comme un père, comme un frère aîné : jamais
il ne leur refusa une aide, un encouragement, un bon conseil. Quant à
ses amis, ils étaient sûrs de trouver constamment en lui
un guide éprouvé prêt à leur donner tout ce
qu'il avait, y compris son temps. Plusieurs d'entre eux, qu'il avait connus
à l'Ecole Normale, lui doivent des situations brillantes. Les Indigènes
ne l'aimaient pas moins que les Français et reconnaissaient aisément
tout ce qu'ils lui devaient : quand ils apprirent sa mort, ces musulmans
qu'on dit fanatiques firent spontanément des prières dans
les mosquées pour attirer la bénédiction d'Allah
sur le disparu qui leur était cher. Ce trait, unique dans les annales
marocaines, prouve jusqu'à quel point la bonté clairvoyante
et efficace de Biarnay gagnait tous les coeurs.
Ce fut un authentique grand homme, un être supérieur qui,
avec une aisance extraordinaire, se maintint constamment dans les plans
les plus élevés de l'esprit et du sentiment.
C'est un honneur insigne pour l'Ecole Normale de Bouzaréa d'avoir,
comme élève, puis comme sectionnaire, compté Samuel
Biarnay.
Louis BRUNOT,
Directeur de l'Institut des Hautes Etudes Marocaines.
Quelques anecdotes sur
Biarnay
En 1916, étant en résidence
au Camp des Touarga, à Rabat, j'étais le voisin de Biarnay.
Je le voyais chaque jour. Biarnay parlait rarement de lui-même ;
néanmoins, j'eus l'occasion de l'entendre narrer des événements
où il avait joué un rôle actif et prépondérant.
En dépit des années, je puis rappeler ces récits
dans toute leur fraîcheur comme je les ai entendus de la bouche
de leur auteur.
A LA TETE DE LA SOCIETE DE T.S.F. :
Henri Popp, homme d'affaires éminent, avait fondé une société
de T.S.F. et de postes ; il prit Biarnay comme second.
Popp, très malade, ne faisait, au Maroc, que des apparitions. Biarnay
devenait le directeur intérimaire, puis il lui succéda lorsque
Popp mourut.
Biarnay installa à Fès un deuxième poste de T.S.F.
Il fallait accorder les deux postes de Tanger et de Fès. Biarnay
fit venir un technicien sortant de l'Ecole d'Electricité de Grenoble.
Celui-ci était encore en route que Biarnay avait réussi
à mettre en synchronisme Fès et Tanger.
**
La vie n'était pas toujours rose pour
les dirigeants de l'exploitation... " Nous ne roulions pas sur l'or.
A la fin du mois, souvent nous avions juste de quoi payer nos employés.
Quant à nous, nous attendions pour nous servir, que l'argent soit
rentré dans la caisse... "
Pour comble de malheur, les appareils, encore imparfaits, avaient des
pannes - et c'était du manque à gagner, des inquiétudes
pour la fin du mois. Biarnay s'acharnait à les remettre en fonctionnement
: - " Je l'ai souvent attendu plusieurs jours et plusieurs nuits,
me disait sa mère ; il ne rentrait que lorsque tout était
remis en marche. "
**
...Je n'avais pas les méthodes en
usage dans l'Administration. Pour mon personnel, pas de classes, pas d'avancement
automatique. Chacun était payé d'après son rendement.
Un jour, un commis refusa, à 21 h. 10, de prendre un télégramme,
prétextant que le bureau était fermé. Le lendemain,
il était congédié. C'était une faute grave
: nous avions des concurrents et la règle de la maison était
: faire plaisir. Et Dieu sait si on saisissait les occasions d'être
agréables aux clients. "
La société continuant à vivre péniblement,
Biarnay la fit absorber par le Sultan ; elle devint la " Poste chérifienne
".
LA " PANTHER " A AGADIR :
A l'époque d'Agadir,. la Panther " ne possédait pas
d'appareils assez puissants pour correspondre directement par T.S.F. avec
Hambourg. Le Ministre d'Allemagne à Tanger, M. Rosen, demandait
à Biarnay de transmettre les dépêches par son poste
de Mogador. Biarnay refusa. A toutes les sollicitations, il répondait
: " Mon Maître le Sultan me défend de prendre vos télégrammes.
" L'Allemagne faisant pression, le Ministre de France à Tanger
conseilla à Biarnay de céder. De Rosen lui disait : "
Vous n'avez pas à être plus royaliste que le roi. "
- " Voyant cela, je donnai l'ordre à mon mécanicien
de saboter le poste de Mogador et aucune dépêche ne fut transmise
par mon intermédiaire. "
AU SERVICE DES AFFAIRES ETRANGERES DE LA FRANCE :
Les Allemands cherchaient à s'insinuer auprès du Sultan.
M. Regnault chargea Biarnay de contrecarrer leurs efforts. " Que
de fois ai-je passé de longues heures dans le palais du Sultan
à attendre que l'agent allemand soit sorti ! Alors, je me renseignais
sur ce qu'il avait machiné et j'intervenais pour combattre son
influence. "
PENDANT L'EMEUTE DE FES :
Dans Fès, ville sainte de l'Islam, aucun soldat français.
Il n'y avait que l'Etat-Major et l'Hôpital. Les troupes étaient
au Camp de Dar-Debibagh, à 6 kilomètres de la ville. Fès
était sous la garde des tabors marocains. Ceux-ci se révoltèrent,
se précipitèrent sur le mellah et sur des établissements
occupés par des Français, en particulier sur le bureau de
poste.
A la médina, les officiers, sous le coup de la surprise, avant
d'agir, voulaient attendre l'arrivée des troupes de secours parties
de Dar-Debibagh.
Biarnay ne l'entendait pas ainsi ; il désirait immédiatement
porter secours à ses postiers, il le demandait avec véhémence,
on résistait. Le médecin-chef déclara : " Biarnay
a raison, je lui donne mes infirmiers. " Et Biarnay partit, à
la tête d'une troupe composée d'infirmiers et surtout d'hommes
à lui. L'on arriva à la poste ; il fut impossible de pénétrer,
le couloir étant hérissé de baïonnettes. Biarnay
ne put retenir ses indigènes ; bien malgré lui, le sang
coula. Son intervention fut salutaire, car elle permit d'organiser des
centres de résistance et d'empêcher les tabors de refluer
sur la colonie française avant l'arrivée des secours. Sa
maison devint le refuge de tous les rescapés.
A LA TETE DU SERVICE DES HABOUS :
Il montra dans cette fonction toutes ses belles qualités. Il fallait
attirer à soi les marabouts détenteurs de fondations habous
: on leur demandait de consentir à faire administrer leurs biens
par le service des Habous - ce qui permettait de les recenser - et, en
échange, on leur offrait un revenu bien supérieur à
celui qu'ils en retiraient. Biarnay faisait fructifier cet argent : création
d'un village indigène à Casablanca, d'un bain maure, etc.,
etc...
Il fallait aussi défendre le patrimoine qui lui était confié
contre la cupidité des Services. A tout propos, un chef de service,
qui avait jeté son dévolu sur un immeuble ou un terrain
habous, faisait intervenir le Général Lyautey. Biarnay,
têtu et tenace, résistait au Résident malgré
ses explosions de colère : " Les papiers volaient de tous
côtés, mais je ne me baissais pas pour les ramasser... Le
Général devenait plus calme et me donnait raison ; parfois,
je finissais par céder un peu, moyennant dédommagement...
"
EN 1914 :
C'était le jour où le Général Lyautey avait
réuni son Etat-Major et les personnalités marocaines en
vue de prendre une décision au sujet de la situation que créait
la déclaration de guerre : abandon partiel avec repli vers les
ports de la côte ou maintien du front. Biarnay dit alors : c En
cas d'abandon, je me mets à la tête d'un corps franc et nous
garderons le pays soumis. "
CHOSES DU MAROC D'AUTREFOIS :
Nombreux furent les incidents de route à qui souvent traversa des
régions peu sûres, allant de Tanger à Mogador, et
il n'est pas surprenant d'entendre Biarnay dire : " Quand, après
le débarquement des Français à Casablanca, nous avons
quitté les officiers d'un des postes extrêmes de la zone
occupée, ils nous ont dit adieu comme s'ils n'avaient pas dû
nous revoir. "
Biarnay avait eu, dès son arrivée à Tanger, une aventure
peu encourageante. S'étant rendu dans un endroit de la côte
peu éloigné de la ville, afin d'y voir un bateau échoué,
il fut assailli pat des indigènes et complètement dépouillé
de ses vêtements. Il dut rentrer à Tanger dans le costume
d'Adam.
Que de choses intéressantes racontait Biarnay sur Abd el Aziz et
sa folie de modernisme (Savamment entretrenue par son conseiller
Mac Lean (phonographes par douzaines, bateau sur un petit lac artificiel,
petit chemin de fer circulant autour d'une enceinte que des palissades
masquaient à la vue des croyants, etc...), sur Moulay Hafid,
Raïssouli, etc..., en particulier sur la façon dont les Marocains
comprenaient la guerre ! Peu importait d'être vainqueurs ou vaincus.
Dans les deux camps, d'accord sur deux points importants : la guerre nourrira
ceux qui la font et ils se paieront en razziant les tribus sur lesquelles
ils se trouveront et pilleront les mellahs qu'ils rencontreront sur leur
chemin.
A 16 heures, à l'heure du thé, on fera une trêve rituelle.
Et ce fut une stupéfaction lorsqu'ils virent que les Français
n'observaient pas la trêve ; vraiment ce n'était pas de jeu...
**
Par sa valeur et par sa connaissance des
hommes et des choses du Maroc, Biarnay jouissait d'un grand prestige aux
yeux de tous les " Marocains " : officiers, fonctionnaires et
indigènes. Par sa bonté, il s'attirait tous les coeurs.
Resté simple, il fuyait les réceptions, mais manifestait
une joie sincère à se retrouver au milieu de ses anciens
condisciples.
A l'Ecole, nous avions senti confusément que Biarnay, si vivant,
à la fois exubérant et curieux, accepterait difficilement
de suivre les chemins battus, de s'accommoder d'une vie banale ; mais
nul ne croyait qu'il se révèlerait aussi grand. Comme me
le disait un jour notre ancien professeur, M. Girard : a Biarnay est un
homme supérieur, il nous dépasse tous. "
Aussi, nous, ses anL compagnons de classe, le retrouvant aussi
modeste, aussi charmant camarade qu'autrefois, nous l'admirions sans réserve
et le chérissions.
J.-E. ROUSSET,
Professeur Honoraire aux Ecoles Normales de Bouzaréa.
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