Vingt-cinq ans de Quatrième
Année
La quatrième année a tout particulièrement
contribué, durant un quart de siècle (1909-1935), sauf les
années d'interruption de la guerre, à accroître le
prestige et à étendre le rayonnement de l'Ecole Normale
de Bouzaréa.
Par elle, des traditions tenaces ont été fortifiées
; grâce à elle s'est encore vivifié l'esprit si original
de la Maison.
Des élèves-maîtres devenus professeurs ont formé
à leur tour de nouveaux professeurs. Des sentiments d'ordre familial
se sont entretenus, grâce à cette continuité et à
ce rapprochement entre les promotions. Soucieux d'élever à
leur niveau de futurs collègues et de précieux amis, les
professeurs y ont donné le meilleur d'eux- mêmes ; ils ont
puisé, légitime récompense d'un prodigieux labeur
allègrement accepté, source de perpétuel enrichissement
de leur valeur professionnelle, un renouvellement de leurs méthodes,
un besoin de lectures et de recherches, une extension et un approfondissement
de leur spécialisation dont bénéficiaient en retour
les élèves des promotions normales.
La gloire des quatrièmes Lettres et Sciences enflammait, dès
la première année, les secrètes ardeurs des littéraires
et des scientifiques en puissance. Encouragés par les sollicitations
souvent pressantes de leurs maîtres, ils y tendaient de leurs efforts
encore incertains, de leurs rêves imprécis ou encore inavoués.
Les normaliens vouaient aux " quatrios " une admiration d'autant
plus vive, que ces aînés, quasi olympiens, leur développaient
quelques cours sous le contrôle des professeurs communs.
Deux périodes nettement tranchées partagent l'histoire de
la quatrième année ; avant, et après la guerre, l'esprit
des études restant le même : un petit nombre d'élèves
dans deux salles restreintes dont l'emplacement n'a guère varié,
se livraient surtout à des travaux personnels.
Cent quatre boursiers sont passés par la quatrième année
; leurs destinées furent très variées et pour beaucoup
brillantes. La plupart, et c'est naturel, sont devenus professeurs d'enseignement
primaire supérieur ; certains ont accédé au secondaire
; d'autres ont suivi les hautes carrières administratives. La plus
grande partie du personnel de Bouzaréa et des E.P.S. algériennes
s'y est formée, ainsi que de nombreux maîtres de cours complémentaires
et de directeurs d'écoles primaires.
Dès 1909, date de la création, professent en quatrième
année Sciences : M. Daunois, reçu à l'Inspection
Primaire en 1914 et actuellement directeur des Etablissements du second
degré à Angoulême ; puis, M. Robert qui devait y exercer
jusqu'en 1927 et M. Monville qui sera affecté en 1922 à
l'Ecole Normale de Versailles. En quatrième année Lettres,
M. Lepeintre enseignait l'histoire et la géographie ; M. Delassus,
les auteurs français, et M. le Directeur ab der Halden, la morale.
Des générations d'avant guerre, peu d'élèves
ont survécu à la tourmente ; la quatrième année
a payé, elle aussi, un lourd tribut. Ont été tués
à l'ennemi : Benoît (Sciences 1909-1910) ; Althusser (Sciences
1910-1912) ; Roure (Sciences 1911-1913), élève à
Saint-Cloud (1913-1914) ; Foyer (Lettres 1912-1914) ; Neuville (Lettres
1912-1913) ; Roquet (1912-1913) ; Pellegrin (Lettres 1914-1915) auxquels
il faut ajouter Cier (Sciences 19091910), ancien professeur de l'E.P.S.
de Maison-Carrée, et Sicart (Lettres 1914 octobre-décembre),
professeur à l'E.P.S. d'Alger, décédés ultérieurement.
Des survivants : Maugendre (1909-1911 Lettres), élève à
Saint- Cloud (1911-1913), licencié en philosophie en 1924, longtemps
Inspecteur Primaire à Avignon, vient d'être, au dernier mouvement,
délégué dans les fonctions d'Inspecteur d'Académie
à Privas ; Hustach, qui succéda en 1932 à M. Dupuy
comme directeur de l'Ecole Normale de Tunis, est aujourd'hui directeur
de l'Ecole Normale de Draguignan ; Di Luccio (1910-1912 Lettres), élève
à Saint-Cloud de 1912 à 1914, licencié d'histoire
en 1921, admis à la session de 1936 au certificat d'aptitude à
l'Inspection Primaire, reste une des figures les plus attachantes de Bouzaréa
où il enseigna depuis bientôt 23 ans, dont seize en quatrième
année, des centaines d'élèves-maîtres ; Verdy
(Sciences 1911-1912) est professeur d'enseignement technique ; Loubignac
(Lettres 1911), devenu officier interprête, puis passé au
Service de l'Enregistrement, fut, au Maroc, un précieux collaborateur
du Maréchal Lyautey ; Louchard (Sciences 1912), élève
à Saint-Cloud de 1912 à 1914, a quitté le professorat
pour entrer dans l'industrie ; Pestre (Lettres 19121914), après
quelques années de fonctions à Bouzaréa, professe
actuellement à l'E.P.S. du Boulevard Guillemin ; Gachie (Lettres
1913-1914), admis à Saint-Cloud en 1914, est Inspecteur Primaire
à Avignon; Mazoyer (Sciences 1913-1914 puis 1919-1920) dirige l'E.P.S.
de Tizi-Ouzou ; Schlafmunter (1913-1914 Sciences), admis à Saint-Cloud
en 1914, longtemps professeur à Bouzaréa, a remplacé
le regretté Giorgetti au poste de Directeur de l'Ecole Normale
Indigène ; enfin Moulias (1914 Sciences) est Intendant militaire
de deuxième classe.
Après la guerre, une réforme entraîne la division
du professorat en deux parties ; les deux quatrièmes années
préparent comme autrefois à Saint-Cloud et en plus à
la première partie ; le nombre des boursiers s'accroît.
A la reprise, en 1919, Simoneau, qui entre à Saint-Cloud l'année
suivante et exerce actuellement à Bouzaréa, a le privilège
certainement unique dans les annales pédagogiques de recevoir,
seul en Lettres, l'enseignement de cinq professeurs, démobilisés
comme lui. Pour la philosophie, M. Seror, maître bienveillant et
si largement humain, dont tant d'élèves- maîtres conservent
au plus profond d'eux-mêmes le souvenir ému et déférent
; en littérature, M. Lacroix, actuellement directeur de l'Ecole
Normale de Limoges, et M. Lecarre, Inspecteur Primaire à Blida
; Di Luccio enseigne l'histoire et la géographie ; Biaggi Antoine,
instituteur détaché pour l'enseignement de l'arabe, achève
l'exercice d'une admirable activité, toute de dévouement,
commencée en pleine guerre. M. Crouzet le remplace en 1920 et enseigne
l'arabe régulier jusqu'à la suppression de la quatrième
année. M. Pestre devient à son tour professeur de Lettres.
En Sciences, MM. Robert et Monville reprennent leurs cours en Mathématiques
et en Physique et Chimie ; M. Berlande enseigne l'Histoire Naturelle ;
admis à l'agrégation des Sciences Physiques en 1921, M.
Berlande est aujourd'hui professeur à la Faculté des Sciences
d'Alger.
En 1920, sortent Mazoyer, Raynaud, professeur de Sciences a l'Ecole Normale
de Constantine ; Tubiana, professeur de Sciences à 1 E.P.S. de
Constantine. En 1921, ce sont : Giorgetti et Oriol, en Sciences ; Choucroun,
depuis démissionnaire, et Calmon, professeur de Lettres à
l'E.P.S. du Boulevard Guillemin.
La quatrième année Lettres se glorifie, à l'issue
de l'année 19211922, d'un succès retentissant : non seulement
les deux boursiers Giuliani et Petit-Colin sont admis à Saint-Cloud,
mais aussi Disdet, élève de troisième
année, section des libérés du service militaire,
auditeur en quatrième amie; Giuliani est devenu Inspecteur Primaire
à Largentière ; Petit-Colin, professeur en Indochine, et
Disdet, professeur à Bouzaréa.
Un changement important intéresse le personnel enseignant. M. Berthin
remplace M. Lacroix. M. Schlafmunter, à la suite de M. Berlande,
enseigne l'Histoire Naturelle, et Giorgetti, la Chimie après M.
Monville. La Physique est enseignée par M. Batisse.
C'est alors la succession des élèves laborieux ; chaque
année apporte un contingent de succès à Saint-Cloud
ou à la première partie du professorat. Chamayou (1921-1923
Sciences), élève de Saint-Cloud de 1923 à 1925, est
professeur à l'E.P.S. de Maison-Carrée ; Bouvier (1922-1924
Lettres), Saint-Cloud 1925-1927, est directeur de l'Ecole Normale d'Alençon
; Brunot (1922-1924 Lettres) est Inspecteur Primaire à Saint-Claude
; Puget (1922-1924 Sciences) est professeur de Chimie à Bouzaréa
; Cardona A. (1923-1924 Sciences) est professeur à l'E.P.S. de
Maison-Carrée ; Degioanni (1923-1925), professeur d'agriculture
aux Ecoles Normales de Bouzaréa ; Isnard (1923 Lettres), professeur
à l'E.P.S. de Maison-Carrée, reçu le premier à
la deuxième partie du professorat, section d'histoire et géographie,
ainsi que le sera un peu plus tard Ferrier (1925-1927 Lettres)- Saint-Cloud
1928-1930), actuellement professeur à l'Ecole Normale de Colmar
; tous deux les plus dignes disciples de M. Di Luccio.
Puis, tour à tour, sortent Piovanacci (1923-1925 Lettres) ;- Toma
(Sciences) ; Camou (Lettres) ; Fix (1924-1926 Lettres) ; Julia (1926-1927
Lettres) ; Kacer (Sciences) et vont par la suite exercer dans diverses
E.P.S. de la Colonie. Matthieu (1924-1925 Sciences), professeur d'Ecole
Normale d'Obernai ; Groborne (1924-1926 Sciences entrent à Saint-Cloud
; Labarraque (1926-1928 Sciences) deviendra professeur d'Ecole Normale
technique, et Saïd (1926-1927 Sciences), professeur au Lycée.
Par la suite, le nombre des professeurs est successivement réduit.
Di Luccio continue à assurer la préparation écrasante
d'un programme toujours plus chargé d'histoire et de géographie.
M. Buret, qui a remplacé M. Seror, nominé à Paris,
quitte à son tour l'Ecole pour de plus hautes fonctions : admissible
à l'agrégation de philosophie, admis à l'Inspection
Primaire, il devient directeur de l'Ecole Normale de Quimper puis d'Aix.
Il est aujourd'hui Inspecteur primaire à Alger. M. Coisy le remplace
dans l'enseignement de la psychologie et l'explication des auteurs philosophiques
; il prépare avec succès l'examen d'Inspecteur primaire.
Après le départ de Berthin, nommé Directeur de l'E.P.S.
de Mascara, Disdet est chargé seul de l'étude de tous les
auteurs de littérature. Après la nomination de M. Robert
à la Direction de l'E.P.S. de Batna, Batisse assume l'enseignement
des mathématiques.
Aucun changement n'affectera le personnel de la quatrième année
jusqu'à la suppression.
Réussissent dès 1927: Aumaître (1927-1929, Sciences),
Saint-Cloud (1927-1931), Cardona (1" Partie), Blanc (1928-1929, Lettres,
1" Partie), Ménicucci (Lettres), Rey Auguste (1928-1930. Ce
dernier prépara, après Saint-Cloud, l'agrégation
d'Histoire Naturelle. Il vient d'être nommé au Lycée
d'Alger. Rémégis (1929-1931, Lettres), au sortir de Saint-Cloud
(19314933), démissionne et est actuellement commissaire de police
à Tizi- Ouzou. Séchaud (1929-1931, Sciences) devient Professeur
d'Ecole Normale Technique. Lavina (1930-1932, Sciences), Michel (1930-1931,
Lettres) et Rey Louis (19304932), Sciences) sont respectivement professeurs
à Sidi- bel-Abbès, Tizi-Ouzou et Boufarik. Botella (1931-1933,
Lettres), professeur à l'Ecole Normale de Mirecourt, et Yacono
(1931-1932, Lettres), professeur à Boufarik, entrent à Saint-Cloud.
Bonnefin (19334935, Lettres) clôturant une longue liste, dernier
représentant de la quatrième année, entre à
Saint- Cloud en 1935.
Un décret aux fins d'économie borne la carrière de
la quatrième année ; ce fut un coup rude pour les professeurs
et pour les élèves qui y aspiraient. Aucun regret, aucune
amertume ne devant entacher l'illustration des pages glorieuses et émouvantes
de l'Ecole, on ne peut que souhaiter le rétablissement de cette
institution qui fut et reste l'orgueil de notre Maison et qui a permis
de classer Bouzaréa dans les toutes premières Ecoles Normales
de France.
C. DISDET,
Professeur aux Ecoles Normales d'Alger-Bouzaréa.
Un apôtre : Jean
Quilici
En 1912, le Gouvernement Général
de l'Afrique occidentale française ayant résolu de communiquer
une impulsion nouvelle à son service d'Enseignement, estima que
le plus pressé était d'assurer, dans les meilleures conditions
possibles, la formation des maîtres indigènes. Il plaça
sous son contrôle immédiat l'Ecole Normale d'Instituteurs
qui, jusque-là, n'avait été qu'une dépendance
du Collège de Saint-Louis, et la transféra dans l'île
de Gorée, à proximité de Dakar ; en même temps,
il se mit en quête d'un directeur qualifié : l'Algérie,
à qui il s'adressa, lui désigna Jean Quilici, alors directeur
de l'Ecole annexe de la Bouzaréa.
Ce fut là, pour l'Afrique occidentale française, une bonne
fortune. Jean Quilici résumait en sa personne toute l'expérience
acquise par l'Algérie dans le domaine de la pédagogie des
écoles d'indigènes. Cet homme, d'une intelligence pénétrante
et d'une culture solide, qui aurait pu affronter avec succès des
concours difficiles, s'était entièrement voué à
sa tâche professionnelle ; il avait scruté jusqu'au fond
l'esprit de toutes les disciplines, il dominait sans effort tous les problèmes
de méthode, il saisissait du premier coup d'oeil les nécessités
et les conditions de l'adaptation au milieu. En un tourne-main, l'Ecole
Normale de Gorée se trouva transformée : son plan d'études
cadrait désormais avec les exigences de l'activité locale,
son enseignement était rajeuni dans tous les sens, une vie intense
l'animait. Il m'a été donné, au cours de ma carrière,
de rencontrer bien des individualités remarquables, parvenues dans
leur spécialité à un rare degré de perfection
et de rayonnement : je ne connais personne qui m'ait donné l'impression
d'une plus sûre maîtrise.
***
Mais on n'a rien dit de Quilici, tant qu'on
a mis en lumière sa seule supériorité technique.
L'homme en lui était admirable. Une sorte de héros, capable
de tous les courages. Le climat l'éprouvait durement, il souffrait
notamment de crises d'estomac fort pénibles : jamais il n'a consenti
à se reposer ni même à se soigner, jamais il n'a fait
fléchir la règle de vie ascétique qu'il avait choisie.
Dans cet îlot de Gorée, d'où toute distraction était
absente, il était levé le premier, bien avant l'aube, et
couché le dernier ; c'est à peine s'il prenait le temps
de manger. On regardait comme des événements ses voyages
à Dakar : il ne se séparait de son rocher que pour affaires
tout à fait urgentes, entre deux chaloupes. Ce scrupuleux eût
pensé commetre la pire des fautes en dérobant à sa
mission une minute de son temps et de son attention.
Pourtant, cet ermite, qui semblait s'être placé en dehors
de l'existence commune, avait un sens merveilleux de la vie. Derrière
l'Ecole qu'il dirigeait, il ne cessait de voir l'immense pays à
qui notre enseignement devait servir de ferment, et il devinait, lui le
sédentaire, oui vraiment, il devinait la variété
des régions et des horizons de travail, la complexité des
régimes économiques et sociaux, l'infinie diversité
des âmes collectives. Dans l'Ecole même, il jugeait avec une
surprenante perspicacité ses collaborateurs, possédait l'art
de demander à chacun ce qu'il était le plus apte à
donner ; il connaissait un par un tous ses élèves, cependant
nombreux, mêlés, souvent mystérieux, et pour tous
il était un véritable directeur de conscience, d'une clairvoyance
redoutée, d'une bienveillance inépuisable. Les chefs des
services d'enseignement dans chaque colonie du Groupe pouvaient se fonder
aveuglément, pour le placement des élèves-maîtres
sortants, sur les notes qu'il leur transmettait : son jugement psychologique,
au cours des sept ans qu'il a passés auprès de moi, n'a
pas été une seule fois en défaut.
Son coeur, sans doute, lui révélait ce qui risquait d'échapper
à sa vision intellectuelle. Son coeur ardent, frémissant,
son coeur demeuré si jeune, et prompt, en dépit de l'âge
qui venait, aux fougueux enthousiasmes comme aux nobles indignations.
Je garde de lui un gros paquet de lettres : quelle fraîcheur de
sentiment ! que de passion généreuse dans les moindres mots
! Et quelle flamme d'apostolat circule à travers son écriture
nette et menue !
De l'apôtre il avait jusqu'à l'allure qu'on prête traditionnellement
à ce genre de personnage. Une haute stature harmonieuse, imposante,
un visage d'un modelé à la fois vigoureux et délicat,
encadré d'une barbe grisonnante ; surtout, un regard étrangement
lumineux, tantôt éclatant, tantôt d'une émouvante
douceur. Nul n'échappait à son prestige ; jeunes et vieux
l'auraient suivi au bout du monde, et je suis en mesure d'affirmer qu'au
fond de la brousse africaine, les instituteurs indigènes qu'il
a formés, modelés de ses mains puissantes, traités
comme ses enfants, gardent à sa mémoire une tendre piété.
On ne finirait pas d'énumérer ses vertus : sa droiture constante,
sa franchise, la fidélité de son amitié, son désintéressement.
Il a été sur les champs de bataille ce qu'il était
dans les travaux de la paix, et les récompenses qu'il a obtenues
au front l'attestent amplement. Appelé à servir en Syrie
après son départ de l'Afrique occidentale française,
il y a fait preuve des mêmes qualités, répandu les
mêmes bienfaits, et c'est là qu'il a succombé, d'une
maladie contractée dans l'exercice de ses fonctions, lui qui, par
toute sa vie de dévouement, semblait en effet destiné à
ne tomber qu'au champ d'honneur.
La Bouzaréa peut être fière de Jean Quilici, qui a
fait si largement rayonner ses méthodes et son esprit. Pour moi,
je la remercie de cette occasion qu'elle m'a donnée de rendre hommage
à un être d'élite que j'ai eu comme compagnon de luttes
sous des cieux ingrats et que j'ai aimé comme un frère.
Georges HARDY,
Ancien Inspecteur général de l'Enseignement en A.O.F.,
Ancien Recteur de l'Académie d'Alger,
Recteur de l'Académie de Lille.
Notre école annexe
Comme l'Ecole Normale elle-même, l'Ecole
Annexe a subi, avec le temps, bien des transformations. Eeole à
classe unique à ses débuts, elle est devenue, par suite
de l'augmentation de son effectif, une école à trois classes
d'Européens et une classe d'initiation, spéciale aux Indigènes,
que des considérations d'ordre pédagogique ont consacrée
dans son rôle de classe à plusieurs cours.
Elle fut et demeure avant tout " l'atelier pédagogique "
de la maison et a contribué, dans une large mesure, à la
formation professionnelle des générations de normaliens
qui se sont suivies. Elle fut aussi, pendant longtemps, pour les localités
avoisinantes : Chéragas, Dély-Ibrahim, Saoula, El-Biar même,
un véritable centre d'attraction par la faveur que lui valurent,
au Brevet Elémentaire et au Concours d'entrée à l'Ecole
Normale, les succès de son Cours Complémentaire. Par la
suite, El-Biar parut plus indiqué à l'Administration, comme
siège de cours complémentaire, pour remplir l'office jusqu'alors
tenu par Bouzaréa. Mais toujours, avant comme après la guerre,
le nombre des admissions au certificat d'études se maintint avec
régularité à un niveau très honorable.
L'influence de l'Ecole Annexe s'exerce naturellement d'une façon
permanente et plus profonde sur le village de Bouzaréa. Si, comme
la plupart des écoles, elle a fourni son léger contingent
de fonctionnaires, ses élèves se sont surtout orientés
vers la culture et les professions manuelles. A cet égard il suffit,
pour se convaincre de son bienfaisant effet, de constater les améliorations
surgies d'initiatives jeunes, là où les enfants ont succédé
aux parents. Et si nous ajoutons que la petite bibliothèque scolaire,
progressivement enrichie, a diffusé dans les milieux locaux la
pensée française sous ses aspects les plus divers, nous
serons sans doute en droit d'affirmer qu'au point de vue de l'instruction,
l'Ecole Annexe a rendu de grands services à la population espagnole
et à la population arabe de Bouzaréa.
Un service non moins important est celui que l'Ecole peut enregistrer,
auprès des Indigènes, par son action heureuse sur l'hygiène.
Certes le groupement de la Tribu vit encore, à bien des égards,
dans des conditions défectueuses ; mais la propreté corporelle
comme celle de l'habitat ont réalisé d'incontestables progrès
et la confiance en l'autorité du médecin français
met de plus en plus en échec l'empirisme des guérisseurs
et des matrones.
Dans son ensemble, la population de Bouzaréa est pauvre. Ce n'était
donc pas assez de lui offrir l'instruction, bienfait à échéance
lointaine. L'Ecole Normale l'a compris et tous les chefs qui s'y sont
succédé ont eu à coeur de lui manifester la bonté
de la France de façon immédiate. C'est pourquoi tous les
enfants qui le désirent, Européens et Indigènes,
trouvent à la Cantine Scolaire, gratuitement, le réconfort
d'un repas chaud et substantiel. De sorte que l'Ecole Annexe n'est pas
seulement la maison où l'on s'instruit, mais celle aussi où
l'on apaise sa faim.
Inappréciable service, discrètement rendu aux familles nécessiteuses
et d'ailleurs hautement prisé. Depuis de nombreuses années,
cette générosité quotidienne se complète,
au début de l'hiver, par une distribution de vêtements chauds
: nouveau témoignage tangible de la sollicitude du pays pour ses
enfants déshérités. Les enfants de toutes origines
qui se coudoient sur les bancs de l'école contractent, dès
le jeune âge, des liens de camaraderie qui sont certainement pour
quelque chose dans l'harmonie qui règne à Bouzaréa
entre les divers éléments de la population, en fréquente
collaboration et en cordiale entente dans les travaux exécutés
en commun. Car ce n'est pas un des moindres bienfaits à porter
à l'actif de l'école que celui d'avoir donné de bonne
heure à tous l'amour et le goût du travail, réduisant
ainsi le nombre des flâneurs et atténuant les navrantes misères
dues à la paresse.
Nous pouvons donc dire, avec quelque fierté, qu'en faisant connaître
et aimer la France, l'Ecole Annexe concourt à la grande mission
de progrès moral et social entreprise par notre pays dans l'Afrique
du Nord.
P. MAGNOU,
Directeur honoraire de l'Ecole Annexe de Bouzaréa.
Bouzaréa et les
études berbères
La plupart des berbérisants de ces
quarante dernières années sont d'anciens élèves
de la Section Spéciale de l'Ecole Normale de la Bouzaréa.
Ce fut d'abord Boulifa qui réunit des matériaux encore utiles
sur la région où il est né, en Grande Kabylie, et
sur Demnat au Maroc. Ce fut également Nehlil qui étudia
le parler de Ghat, et aussi Abès, qui donna quelques renseignements
sur les parlers du Moyen Atlas Marocain.
Biarnay dont le rôle est nettement plus marquant, réalisa
déjà une belle oeuvre avec, essentiellement, deux gros volumes,
le premier sur Ouargla et le second, plus moderne d'esprit, sur les parlers
du Rif. Avec des formules également plus récentes, Loubignac
étudia la langue des Izayan et Rénisio celle des B. Iznacen,
des Rifains, et des Senhaja de Srair.
Mais les oeuvres capitales sont celles de Destaing et de Laoust. A Destaing
qui, par ailleurs, possède encore de nombreux feuillets inédits,
on doit, notés avec une minutie et classés avec une rigueur
scrupuleuse, d'abondants renseignements sur les parlers de la montagne
de Blida, de la région du Chéliff, de l'Oranie, du Maroc
oriental et sur ceux des A. Seghrouchen et des Ida ou Semlal. Quand à
Laoust, on lui doit, suivant une formule moins stricte et plus rapide,
la plus riche documentation, ethnographique surtout, qui ait été
réunie sur le Maroc berbère et dont les éléments
se trouvent principalement dans les quatre ouvrages consacrés aux
Ntifa, aux mots et choses berbères, aux feux de joie et à
la transhumance dans le Moyen Atlas.
En somme, c'est l'Ecole Normale de la Bouzaréa qui a fourni à
René Basset la presque totalité de ses élèves
berbérisants et c'est à la Bouzaréa que ceux d'entre
eux qui n'étaient pas berbères, ont appris les premiers
mots de cette langue. On ne saurait mieux dire l'intérêt
qu'a eu et que peut avoir encore l'enseignement du berbère qui
est donné à la Section Spéciale.
André BASSET,
Professeur à la Faculté des Lettres de l'Université
d'Alger.
Un homme supérieur
"
Samuel Biarnay
Fils d'un instituteur des Hautes-Alpes venu
exercer ses fonctions à A ïn-Tolba (Oran), Samuel Biarnay,
élève-maître, puis sectionnaire, sortit de Bouzaréa
en 1899 pour exercer ses fonctions d'instituteur à la Kalaa des
Beni-Rached (Oran), petite bourgade où il se perfectionna dans
la connaissance et la pratique de la langue arabe. Mais il n'y resta pas
longtemps : le Sahara l'attirait et surtout cette population mozabite
si renfermée qu'on ne connaissait qu'à peine sa langue.
Il fut nommé à Ouargla.
C'est là qu'il se révéla comme linguiste de haute
classe. Il fit une étude complète du dialecte berbère
du Mzab dans un ouvrage : Etude sur le dialecte berbère de Ouargla,
qui lui valut les félicitations de tout le monde savant orientaliste.
Il aurait pu, en même temps, donner, sur les moeurs des Mozabites,
leur état social, etc..., plusieurs ouvrages dont il possédait
les éléments : il se borna simplement à l'étude
du mariage mozabite qu'il publia dans son ouvrage linguistique - car il
ne voulait rien faire paraître qui ne fût bien au point.
***
Déjà, d'ailleurs, le Maroc
exerçait sur lui la fascination du mystère. Les puissances
européennes tournaient autour de ce pays, proie attirante et dangereuse
à la fois, qui ne devait son indépendance - dont il usait
si mal - qu'à la concurrence des grandes nations voisines. Pour
la France, il y avait une raison péremptoire de s'installer au
Maroc qu'on dut reconnaître à Algésiras. En attendant,
le Maroc restait enfermé dans son anarchie mortelle et, seuls,
des héros de la trempe de Foucauld se hasardaient à le traverser
au risque quotidien d'y laisser la vie.
Biarnay rêva d'abord de se rendre, par le Sahara, à Fès,
déguisé en Ouargli. Sa connaissance du berbère lui
aurait permis sans nul doute de passer d'une tribu à l'autre, jusqu'aux
portes de Fès. Une offre de son fidèle ami, René
Leclerc, vint troubler ses projets en 1905: celui-ci l'appelait à
Tanger. Biarnay n'hésita pas ; il abandonna l'administration et
se rendit à Tanger aussitôt. Et alors commença pour
lui une vie splendide et rude à la fois, riche d'action et de périls,
ardente et désintéressée. C'était e l'aventure
" avec la noblesse en plus, le risque permanent couru pour une bonne
cause.
Henri Popp, qui venait de créer l'entreprise des télégraphes
chérifiens, avait besoin d'un second capable de l'aider à
la fois dans la partie technique et administrative de l'affaire, dans
les relations avec les indigènes et avec le Makhzen. Biarnay avait
été, pendant son service militaire, sapeur télégraphiste
; il connaissait à fond l'arabe et le berbère et, surtout,
il savait comment on vit avec les Arabes et les Berbères. On ne
pouvait trouver meilleur collaborateur pour Henri Popp. Quatre ans après,
ce dernier mourut, et notre camarade resta directeur de l'entreprise jusqu'en
1914.
Or, ce n'était pas une de ces entreprises vulgaires dont le but
est de gagner de l'argent et de verser des dividendes comptables à
de bons bourgeois provinciaux ou à des banques parisiennes. Il
s'agissait d'une concession faite par le Sultan, avec monopole, de l'exploitation
des télégraphes du Maroc. Biarnay, après Henri Popp,
devenait le Ministre des Télégraphes du Maroc. Il installa
la T.S.F. tout le long de la côte, les fils télégraphiques
partout où les tribus n'éprouvèrent pas le besoin
de couper les poteaux, et, enfin, un système de courriers à
pied (reqqâs) qui comblaient, le cas échéant, les
lacunes du réseau " avec fil ".
A cette organisation des télégraphes, Biarnay ajouta la
poste chérifienne qui concurrença victorieusement les postes
espagnole, anglaise, allemande et française installées par
les consuls.
Enfin, Biarnay paracheva son oeuvre en organisant encore le service des
colis-postaux d'une façon remarquable. C'est tout cela que les
P.T.T. français trouvèrent sur pied en 1912 et qu'ils exploitèrent
à leur tour complètement en 1914.
Ce schéma, qui pourrait servir de thème à un développement
instructif et curieux, met en relief les qualités de créateur
et d'organisateur de Biarnay. On voit par là la puissance de travail
dont il était capable et la faculté extraordinaire qu'il
possédait de s'adapter à tout travail, à toute situation
nouvelle. Nous le verrons, quelques années plus tard, accomplir
avec autant d'aisance un rétablissement du même genre. Mais
n'anticipons pas.
Ce qu'on s'imagine difficilement même, et surtout dans le Maroc
d'aujourd'hui doté de routes superbes, de chemins de fer électrifiés,
de cars rapides, de télégraphes sans nombre, dans ce Maroc
éminemment confortable, tel que l'a fait Lyautey, c'est l'ensemble
de difficultés que la nature et les hommes opposaient à
la réalisation des plans magnifiques de Biarnay. On traversait
alors les rivières à gué, on transportait le matériel
à dos de chameaux sur des pistes incertaines, on voyageait à
cheval ou à mule - avec la permission de tribus turbulentes...
; la moindre chose qui sorte de l'ordinaire - de la gaïda, comme
on dit au Maroc - coûtait des trésors de patience et d'efforts
sans qu'on pût toujours réussir. Alors Biarnay partait avec
une petite caravane, habillé en marocain, vivant exactement comme
un voyageur indigène, et il allait de ville en ville, installant
sa T.S.F. non sans avoir prié caïds, pachas et notables d'admettre
et de protéger cette nouveauté que le peuple regardait avec
méfiance. Ce n'était pas sans risques qu'on campait le soir,
en pleine brousse, ce n'était pas toujours des amis qu'on rencontrait
sur la route. Et quand la pluie se mettait de la partie, inondant les
vastes plaines marécageuses, on se demandait quand et comment on
sortirait de la boue gluante du tirs et du hamri.
Du côté du personnel, autres préoccupations. Il fallait
trouver et encourager de bonnes volontés, les envoyer et les maintenir
dans les villes entièrement indigènes où les guettaient
le cafard et aussi l'animosité toujours en éveil de quelques
fanatiques musulmans.
Biarnay et ses collaborateurs immédiats (dont Castells, ancien
camarade de l'Ecole Normale d'Alger) payaient d'exemple. Toujours sur
la brèche, infatigable et souriant, simple et bon avec tous, comprenant
rapidement, à fond, la cause de tous les accidents et de toutes
les attitudes, il obtenait de son personnel français ou indigène
un dévouement sans bornes, et de son organisation un rendement
incroyable.
*
**
Mais il ne faudrait pas voir trop simplement,
dans Biarnay, un créateur, un organisateur, un animateur de l'Office
Chérifien des P.T.T. Il fut bien autre chose qu'on bon ouvrier
qui a réussi dans sa technique un chef-d'oeuvre indiscuté.
On ne doit pas oublier que, pendant la période qui précéda
l'instauration du Protectorat, les puissances luttaient d'influence auprès
du Makhzen et du peuple. Chacune d'elles tendait à acquérir
du prestige aux yeux du Maroc, celle-ci par la munificence de ses agents,
celle-là par ses fournitures d'armes, telle autre par une visite
tapageuse de son souverain à Tanger. La France avait Biarnay qui
était partout avec ses télégraphes et sa poste. La
France, sans qu'il lui en coutât un centime, par surcroît,
en gagnant la reconnaissance du Sultan, détenait le Ministre des
P.T.T. au Maroc. Peut-être dira-t-on un jour comme il convient le
rôle considérable que notre camarade joua à l'époque
où la Panther rôdait devant Agadir, à l'époque
où Casablanca était bombardée, puis occupée
par nos marins d'abord, ensuite par nos troupes de l'armée de terre.
Celui qui avait alors en main toutes les communications télégraphiques
et pouvait encore recevoir des messages de T.S.F. que ne lui adressaient
certainement pas les adversaires de notre action, sut en faire profiter
complètement son pays à qui il rendit ainsi un immense service.
L'occupation de la Chaouia, puis l'extension et le développement
de notre action militaire permirent à Biarnay, - et lui en imposèrent
aussi le devoir, - d'intensifier l'exploitation de sa poste et de ses
télégraphes. A Fès, les événements
sanglants de 1912 le trouvèrent avec ses télégraphistes
dont la défense est restée célèbre. A deux
reprises, d'abord avec des Marocains fidèles, puis avec une patrouille,
faisant le coup de feu lui-même, Biarnay tenta de dégager
les assiégés. Il eut la satisfaction d'en sauver quelques-uns.
Sa belle conduite dans cette circonstance fut l'occasion de lui faire
avoir la croix de Chevalier de la Légion d'Honneur qu'il avait
déjà largement méritée auparavant.
**
Cependant, le Protectorat s'organisait et
dotait le Maroc d'une administration régulière. Les P.T.T.
métropolitains devaient normalement prendre l'exploitation de l'Office
Chérifien. Celui-ci, d'ailleurs, cessait d'être un instrument
d'influence et de combat : ce fruit, en grossissant, perdait sa saveur.
Biarnay ne tenait en aucune façon à devenir un employé
des P.T.T. Les télégraphes n'avaient pas été
pour lui un but de son activité, mais. seulement le moyen d'assurer
à la France un avantage matériel et moral en vue de la conquête
du Maroc. Aussi passa-t-il la main à un nouveau directeur des P.T.T.
plus technicien, uniquement technicien.
A cette occasion, son beau caractère se révéla une
fois de plus : il ne consentit à laisser la place â un successeur
que lorsqu'il fut assuré que tous ses collaborateurs, depuis le
plus humble domestique jusqu'à ses adjoints les plus élevés
en grade, avaient obtenu, soit dans les P.T.T., soit ailleurs, une situation
au moins équivalente à celle qu'ils avaient auprès
de lui.
Lyautey attendait avec impatience que cette liquidation fût accomplie
car il avait besoin de Biarnay pour une autre affaire très importante.
Il bouscula sans aménité les porte-plumes qui présentaient
des objections sur les formes de l'intégration du personnel de
Biarnay dans les cadres de la nouvelle administration et, récupérant
l'homme d'action intelligent qu'il avait apprécié, il lui
confia la réorganisation des Habous.
C'était, dans un autre domaine, sur un autre plan, inviter notre
camarade à recommencer une oeuvre aussi difficultueuse que celle
qu'il avait réussie avec les Télégraphes.
Les Habous, ou biens de mainmorte religieuse, sont destinés, en
gros, à assurer matériellement l'exercice du culte, à
couvrir les frais d'entretien des mosquées, à rétribuer
les innombrables clercs qui récitent et dirigent les prières,
à donner un traitement aux professeurs de droit et de théologie.
C'est une administration indépendante, la séparation de
l'Eglise et de l'Etat, en matière financière, étant
nettement établie.
Les Habous, au début de 1914, quand Biarnay fut chargé de
les réorganiser, se trouvaient dans la plus lamentable situation.
Ces biens, inaliénables par définition, étaient dilapidés
du fait de l'incurie et de la vénalité des fonctionnaires
marocains chargés de leur gestion. Des Marocains de droit commun,
des Marocains protégés de puissances étrangères,
des Européens de toutes provenances, s'étaient emparés
frauduleusement de biens habous considérables. Le gouvernement
aurait pu, en droit strict, se désintéresser d'un problème
administratif qui concernait trop étroitement le culte musulman
et laisser aux Marocains la responsabilité de la gestion des biens
de mainmorte. Mais nos protégés ne l'entendaient pas de
cette oreille et, puisque nous avions accepté d'étendre
sur eux notre tutelle, ils n'admettaient pas que, sur la question religieuse,
celle qui leur tenait le plus à coeur, nous nous dérobions.
C'était donc là un problème délicat : un chrétien
était appelé à réorganiser les biens habous
pour le bénéfice du culte musulman. On se rend compte aisément
du doigté incomparable dont il fallait faire preuve.
Biarnay accepta cette charge nouvelle, qui était loin d'être
une sinécure. Il avait depuis longtemps la confiance des Marocains,
condition essentielle de réussite. Il connaissait admirablement
la mentalité des gens du pays, ruraux et citadins Il n'ignorait
pas non plus le gâchis administratif indigène et l'imbroglio
des Habous. Il lui restait à apprendre à fond le droit musulman
et sa jurisprudence en matière de biens fonciers et de biens de
mainmorte. Ce fut vite fait et bien fait. Si retors que fût un citadin
marocain, il ne parvenait pas à le circonvenir. Et c'est dans cette
circonstance qu'il fut permis, encore une fois, de constater l'admirable
souplesse de cette intelligence claire et précise. Biarnay, en
toute chose, distinguait, du premier coup, l'essentiel de l'accessoire,
le pratique de l'idéal ; il savait, dès qu'il abordait une
affaire, donner à chaque élément sa valeur relative.
Pas d'idées préconçues chez lui, pas d'intérêt
personnel non plus sous aucune forme : sa pensée restait pure et
libre comme l'air des hautes cimes.
En un tournemain, il mit sur pied l'organisation des Habous, gagnant à
la bonne cause des fonctionnaires qui, autrefois, eussent été
de vils concussionnaires, " emballant " le vizir des habous
dont il devait parfois calmer l'ardeur, s'occupant aussi bien de tracer
les grandes lignes de la nouvelle administration que de surveiller les
détails de son fonctionnement. Il sut encore, chose qui semblait
alors impossible, mettre les consuls étrangers dans son jeu pour
annihiler les méfaits possibles de la " protection ".
Tous les " mangeurs " de Habous, protégés ou non,
devaient se mettre en règle. En quelques mois, l'affaire était
sur pied. Il ne restait qu'à amplifier l'oeuvre d'assainissement
financier et de se mettre à gérer dans les meilleures conditions
les biens considérables des Habous.
La déclaration de guerre 1914 surprit Biarnay au plus fort de sa
tâche. La question se posa, on s'en souvient, d'abandonner le Maroc,
tout au moins de se replier sur la côte. C'était un ordre
de Paris qui, une fois encore, donnait des ordres d'autant plus impératifs
que sa compétence était nulle. On savait bien, au Maroc,
que le moindre repli était fatalement un abandon rapide et total.
Lyautey consulta alors tous les Français, civils ou militaires,
qui connaissaient le pays. Cet homme, qui avait le goût de la responsabilité
et du libre commandement, recherchait toujours des conseils avant de prendre
une décision importante. Ici, l'enjeu de sa décision était
énorme : devait-il obéir à Paris et perdre sûrement
le Maroc, ou bien, refuser de se replier pour conserver intacte la conquête
française ? Journée tragique, suivie d'une nuit tout aussi
dramatique. Biarnay, en toute simplicité, dit alors à Lyautey
qui lui demandait son avis : " Si vous abandonnez le Maroc, je lève
des partisans, je crée des corps francs et nous le garderons !
" Il était de trempe à le faire. Lyautey fut vivement
impressionné. L'âme du nouveau Maroc venait de s'exprimer.
Le Résident général, intuitivement, donnait déjà
raison à Biarnay. Il consulta encore les uns et les autres, puis
il répondit à Paris qu'il envoyait ses meilleures troupes
dans la Métropole, mais qu'il conservait le Maroc tel qu'il était
à ce jour.
Et le travail titanesque commença qui imposait à tous un
dévouement sans bornes et une bonne humeur constante. On garda
le Maroc avec quelques territoriaux, des légionnaires, des Sénégalais
et des tirailleurs qui attendaient là l'heure d'aller relever leurs
camarades dans les Ardennes et dans la Somme. On agrandit même la
surface pacifiée du pays et on l'organisa de mieux en mieux. Biarnay,
condamné à la vie sédentaire, en profita pour écrire
son ouvrage inégalable concernant les dialectes berbères
du Rif, qui parut en 1917.
La grippe espagnole l'emporta le 10 octobre 1918 sans qu'il ait eu le
bonheur de partager l'ivresse de l'Armistice. Il mourut en stoïcien.
Il avait à peine la quarantaine.
*
On n'a dépeint, jusqu'ici, que l'homme
d'action. Il faut dire encore que Biarnay était un savant, au vrai
sens du mot, et qu'il a laissé derrière lui une oeuvre scientifique
solide, une oeuvre que personne n'a eu besoin de refaire même partiellement.
En 1908, paraît son Etude sur le Dialecte Berbère de Ouargla,
gros volume où il résumait les connaissances linguistiques
acquises au cours de deux aimées qu'il passa dans cette oasis.
Trois ans après, il débarquait à Oran, venant de
Tanger, pour se rendre au vieil Arzew, y étudier le dialecte d'une
tribu rifaine immigrée là et abandonnée au milieu
d'un peuplement arabe. Il rapporta, de cette brève randonnée,
l'Etude sur le Dialecte des Bétioua du Vieil Arzew qui parut d'abord
dans la Revue Africaine ; il y joignit, par la suite, une Notice sur le
parler des Ait Sadden (Est de Fès) et celui des Béni-Mguild
(Moyen-Atlas Marocain). Il poursuivit sa prospection linguistique inlassablement.
En 1912, le Journal Asiatique publiait de lui Six textes en Dialectes
des Bérabès du Dadès. Enfin, en 1917, parut son Etude
sur les Dialectes Berbères du Rif, oeuvre de premier ordre. L'Académie
des Inscriptions et Belles-Lettres la couronna d'un prix : consécration,
en même temps, de ses travaux antérieurs.
Henri Basset, qui fut son ami, fils du grand maître de l'Ecole algérienne,
écrivit, à sa mort, ces lignes qu'on ne peut que reproduire
: " ...Parmi tous ceux qui, issus de l'école algérienne,
firent avancer d'un si grand pas, ces dernières années,
les études de dialectologie berbère, Biarnay fut l'un des
plus brillants. Mais son esprit essentiellement curieux ne s'arrêtait
pas là. Rien de ce qui touchait le passé du pays qui était
devenu le sien, les moeurs des populations ou leurs coutumes ne le laissait
indifférent. Au cours d'un séjour à Tanger, il avait
exploré des tombes romaines et les fameuses grottes d'Hercule (Archives
Marocaines, t. XVIII) ; il continuait à s'intéresser aux
vestiges romains dont il avait relevé un grand nombre avec une
rare sagacité aux environs de Rabat. L'archéologie berbère
l'attirait tout autant, et aussi l'ethnographie. Dans ce domaine, il a
donné son importante étude sur le mariage, dans son Dialecte
de Ouargla et deux articles qui parurent dans les Archives Berbères
- il fut de ceux qui contribuèrent à la fondation de cette
revue - les Notes sur les Chants populaires du Rif, et Un Cas de Régression
à la Coutume Berbère chez une tribu arabisée (1915-1916).
Le temps seul lui a manqué pour produire davantage. Du moins a-t-il
laissé des notes qui ont été soigneusement recueillies
(Notes d'ethnographie et de linguistique nord-africaine), publiées
par Louis Brunot et Emile Laoust en 1924. Mais quel livre merveilleux
nous avons perdu, livre que seul il aurait pu écrire en rassemblant
ses souvenirs sur ces années qui précédèrent
l'établissement du Protectorat, et sur les dessous de la société
makhzen qu'il connaissait comme personne !... "
Quand on pense que cette oeuvre scientifique de si bonne qualité
qui aurait pris normalement l'activité entière de tout autre
a été composée en dehors d'une tâche unique
en son genre et combien absorbante, entre deux randonnées, entre
deux affaires de la plus haute importance, on reste muet d'admiration
sincère. Se montrer à la fois homme d'action et savant,
c'est le cas des êtres d'exception. Biarnay était bien un
être d'exception (On a donné le nom de Biarnay
à la rue qui dessert l'Institut des Haute" Etudes Marocaines).
Et ses sentiments étaient à la taille de son intelligence.
Sa famille, qu'il dirigeait depuis la mort du père, manifestait
à son égard une adoration véritable ; il méritait
amplement cet attachement. Ses collaborateurs de tous ordres le considéraient
comme un père, comme un frère aîné : jamais
il ne leur refusa une aide, un encouragement, un bon conseil. Quant à
ses amis, ils étaient sûrs de trouver constamment en lui
un guide éprouvé prêt à leur donner tout ce
qu'il avait, y compris son temps. Plusieurs d'entre eux, qu'il avait connus
à l'Ecole Normale, lui doivent des situations brillantes. Les Indigènes
ne l'aimaient pas moins que les Français et reconnaissaient aisément
tout ce qu'ils lui devaient : quand ils apprirent sa mort, ces musulmans
qu'on dit fanatiques firent spontanément des prières dans
les mosquées pour attirer la bénédiction d'Allah
sur le disparu qui leur était cher. Ce trait, unique dans les annales
marocaines, prouve jusqu'à quel point la bonté clairvoyante
et efficace de Biarnay gagnait tous les coeurs.
Ce fut un authentique grand homme, un être supérieur qui,
avec une aisance extraordinaire, se maintint constamment dans les plans
les plus élevés de l'esprit et du sentiment.
C'est un honneur insigne pour l'Ecole Normale de Bouzaréa d'avoir,
comme élève, puis comme sectionnaire, compté Samuel
Biarnay.
Louis BRUNOT,
Directeur de l'Institut des Hautes Etudes Marocaines.
Quelques anecdotes sur
Biarnay
En 1916, étant en résidence
au Camp des Touarga, à Rabat, j'étais le voisin de Biarnay.
Je le voyais chaque jour. Biarnay parlait rarement de lui-même ;
néanmoins, j'eus l'occasion de l'entendre narrer des événements
où il avait joué un rôle actif et prépondérant.
En dépit des années, je puis rappeler ces récits
dans toute leur fraîcheur comme je les ai entendus de la bouche
de leur auteur.
A LA TETE DE LA SOCIETE DE T.S.F. :
Henri Popp, homme d'affaires éminent, avait fondé une société
de T.S.F. et de postes ; il prit Biarnay comme second.
Popp, très malade, ne faisait, au Maroc, que des apparitions. Biarnay
devenait le directeur intérimaire, puis il lui succéda lorsque
Popp mourut.
Biarnay installa à Fès un deuxième poste de T.S.F.
Il fallait accorder les deux postes de Tanger et de Fès. Biarnay
fit venir un technicien sortant de l'Ecole d'Electricité de Grenoble.
Celui-ci était encore en route que Biarnay avait réussi
à mettre en synchronisme Fès et Tanger.
**
La vie n'était pas toujours rose pour
les dirigeants de l'exploitation... " Nous ne roulions pas sur l'or.
A la fin du mois, souvent nous avions juste de quoi payer nos employés.
Quant à nous, nous attendions pour nous servir, que l'argent soit
rentré dans la caisse... "
Pour comble de malheur, les appareils, encore imparfaits, avaient des
pannes - et c'était du manque à gagner, des inquiétudes
pour la fin du mois. Biarnay s'acharnait à les remettre en fonctionnement
: - " Je l'ai souvent attendu plusieurs jours et plusieurs nuits,
me disait sa mère ; il ne rentrait que lorsque tout était
remis en marche. "
**
...Je n'avais pas les méthodes en
usage dans l'Administration. Pour mon personnel, pas de classes, pas d'avancement
automatique. Chacun était payé d'après son rendement.
Un jour, un commis refusa, à 21 h. 10, de prendre un télégramme,
prétextant que le bureau était fermé. Le lendemain,
il était congédié. C'était une faute grave
: nous avions des concurrents et la règle de la maison était
: faire plaisir. Et Dieu sait si on saisissait les occasions d'être
agréables aux clients. "
La société continuant à vivre péniblement,
Biarnay la fit absorber par le Sultan ; elle devint la " Poste chérifienne
".
LA " PANTHER " A AGADIR :
A l'époque d'Agadir,. la Panther " ne possédait pas
d'appareils assez puissants pour correspondre directement par T.S.F. avec
Hambourg. Le Ministre d'Allemagne à Tanger, M. Rosen, demandait
à Biarnay de transmettre les dépêches par son poste
de Mogador. Biarnay refusa. A toutes les sollicitations, il répondait
: " Mon Maître le Sultan me défend de prendre vos télégrammes.
" L'Allemagne faisant pression, le Ministre de France à Tanger
conseilla à Biarnay de céder. De Rosen lui disait : "
Vous n'avez pas à être plus royaliste que le roi. "
- " Voyant cela, je donnai l'ordre à mon mécanicien
de saboter le poste de Mogador et aucune dépêche ne fut transmise
par mon intermédiaire. "
AU SERVICE DES AFFAIRES ETRANGERES DE LA FRANCE :
Les Allemands cherchaient à s'insinuer auprès du Sultan.
M. Regnault chargea Biarnay de contrecarrer leurs efforts. " Que
de fois ai-je passé de longues heures dans le palais du Sultan
à attendre que l'agent allemand soit sorti ! Alors, je me renseignais
sur ce qu'il avait machiné et j'intervenais pour combattre son
influence. "
PENDANT L'EMEUTE DE FES :
Dans Fès, ville sainte de l'Islam, aucun soldat français.
Il n'y avait que l'Etat-Major et l'Hôpital. Les troupes étaient
au Camp de Dar-Debibagh, à 6 kilomètres de la ville. Fès
était sous la garde des tabors marocains. Ceux-ci se révoltèrent,
se précipitèrent sur le mellah et sur des établissements
occupés par des Français, en particulier sur le bureau de
poste.
A la médina, les officiers, sous le coup de la surprise, avant
d'agir, voulaient attendre l'arrivée des troupes de secours parties
de Dar-Debibagh.
Biarnay ne l'entendait pas ainsi ; il désirait immédiatement
porter secours à ses postiers, il le demandait avec véhémence,
on résistait. Le médecin-chef déclara : " Biarnay
a raison, je lui donne mes infirmiers. " Et Biarnay partit, à
la tête d'une troupe composée d'infirmiers et surtout d'hommes
à lui. L'on arriva à la poste ; il fut impossible de pénétrer,
le couloir étant hérissé de baïonnettes. Biarnay
ne put retenir ses indigènes ; bien malgré lui, le sang
coula. Son intervention fut salutaire, car elle permit d'organiser des
centres de résistance et d'empêcher les tabors de refluer
sur la colonie française avant l'arrivée des secours. Sa
maison devint le refuge de tous les rescapés.
A LA TETE DU SERVICE DES HABOUS :
Il montra dans cette fonction toutes ses belles qualités. Il fallait
attirer à soi les marabouts détenteurs de fondations habous
: on leur demandait de consentir à faire administrer leurs biens
par le service des Habous - ce qui permettait de les recenser - et, en
échange, on leur offrait un revenu bien supérieur à
celui qu'ils en retiraient. Biarnay faisait fructifier cet argent : création
d'un village indigène à Casablanca, d'un bain maure, etc.,
etc...
Il fallait aussi défendre le patrimoine qui lui était confié
contre la cupidité des Services. A tout propos, un chef de service,
qui avait jeté son dévolu sur un immeuble ou un terrain
habous, faisait intervenir le Général Lyautey. Biarnay,
têtu et tenace, résistait au Résident malgré
ses explosions de colère : " Les papiers volaient de tous
côtés, mais je ne me baissais pas pour les ramasser... Le
Général devenait plus calme et me donnait raison ; parfois,
je finissais par céder un peu, moyennant dédommagement...
"
EN 1914 :
C'était le jour où le Général Lyautey avait
réuni son Etat-Major et les personnalités marocaines en
vue de prendre une décision au sujet de la situation que créait
la déclaration de guerre : abandon partiel avec repli vers les
ports de la côte ou maintien du front. Biarnay dit alors : c En
cas d'abandon, je me mets à la tête d'un corps franc et nous
garderons le pays soumis. "
CHOSES DU MAROC D'AUTREFOIS :
Nombreux furent les incidents de route à qui souvent traversa des
régions peu sûres, allant de Tanger à Mogador, et
il n'est pas surprenant d'entendre Biarnay dire : " Quand, après
le débarquement des Français à Casablanca, nous avons
quitté les officiers d'un des postes extrêmes de la zone
occupée, ils nous ont dit adieu comme s'ils n'avaient pas dû
nous revoir. "
Biarnay avait eu, dès son arrivée à Tanger, une aventure
peu encourageante. S'étant rendu dans un endroit de la côte
peu éloigné de la ville, afin d'y voir un bateau échoué,
il fut assailli pat des indigènes et complètement dépouillé
de ses vêtements. Il dut rentrer à Tanger dans le costume
d'Adam.
Que de choses intéressantes racontait Biarnay sur Abd el Aziz et
sa folie de modernisme (Savamment entretrenue par son conseiller
Mac Lean (phonographes par douzaines, bateau sur un petit lac artificiel,
petit chemin de fer circulant autour d'une enceinte que des palissades
masquaient à la vue des croyants, etc...), sur Moulay Hafid,
Raïssouli, etc..., en particulier sur la façon dont les Marocains
comprenaient la guerre ! Peu importait d'être vainqueurs ou vaincus.
Dans les deux camps, d'accord sur deux points importants : la guerre nourrira
ceux qui la font et ils se paieront en razziant les tribus sur lesquelles
ils se trouveront et pilleront les mellahs qu'ils rencontreront sur leur
chemin.
A 16 heures, à l'heure du thé, on fera une trêve rituelle.
Et ce fut une stupéfaction lorsqu'ils virent que les Français
n'observaient pas la trêve ; vraiment ce n'était pas de jeu...
**
Par sa valeur et par sa connaissance des
hommes et des choses du Maroc, Biarnay jouissait d'un grand prestige aux
yeux de tous les " Marocains " : officiers, fonctionnaires et
indigènes. Par sa bonté, il s'attirait tous les coeurs.
Resté simple, il fuyait les réceptions, mais manifestait
une joie sincère à se retrouver au milieu de ses anciens
condisciples.
A l'Ecole, nous avions senti confusément que Biarnay, si vivant,
à la fois exubérant et curieux, accepterait difficilement
de suivre les chemins battus, de s'accommoder d'une vie banale ; mais
nul ne croyait qu'il se révèlerait aussi grand. Comme me
le disait un jour notre ancien professeur, M. Girard : a Biarnay est un
homme supérieur, il nous dépasse tous. "
Aussi, nous, ses anL compagnons de classe, le retrouvant aussi
modeste, aussi charmant camarade qu'autrefois, nous l'admirions sans réserve
et le chérissions.
J.-E. ROUSSET,
Professeur Honoraire aux Ecoles Normales de Bouzaréa.
Bouzaréa et les
études arabes
Une tranche d'un demi-siècle paraît
sans doute bien courte à celui qui se propose de retracer l'histoire
d'une " vieille " institution sociale, dans un " vieux
" pays. Mais combien ce laps de temps prend d'importance à
ses yeux quand ce pays est une " jeune " colonie comme l'Algérie,
et que cette institution est un " nouvel " Etablissement d'instruction
comme l'Ecole Normale de Bouzaréa et ses annexes : le Cours Normal
Indigène et la Section Spéciale.
La conquête elle-même du sol et de ses habitants, au moment
de la création de cet Etablissement, date d'un demi-siècle
à peine. Il s'agit alors de former pour les fils de France et d'Algérie,
des éducateurs avertis du rôle spécial qu'ils auront
à jouer. Et cinquante années se sont écoulées
depuis le début de l'entreprise. L'observateur estime suffisant
le recul qui lui permettra de juger des progrès réalisés
et de mesurer les résultats.
Si cet observateur porte ses regards en particulier sur les disciplines
les plus originales et les plus significatives de cette oeuvre d'enseignement,
il ne manquera pas d'y découvrir des faits caractéristiques
susceptibles de jeter sur l'ensemble un jour plus concentré et
plus vif. Enfin, s'il renonce à embrasser à la fois toutes
ces disciplines indistinctement et qu'il se borne à n'envisager
que la plus originale d'entre elles, peut-être pourra-t-il conclure
que l'histoire de l'Ecole entière dans la période considérée
est comme le reflet de l'histoire de cette discipline originale prise
pour exemple.
Alors, est-il un exemple plus original, en l'espèce, que l'enseignement
de l'arabe à l'Ecole Normale, au Cours Normal Indigène et
à la Section Spéciale de Bouzaréa ? Quelle discipline
caractérise mieux l'esprit dans lequel y travaillèrent nos
élèves-maîtres français et indigènes
? N'avait-elle pas, en effet, pour but essentiel de leur fournir, avec
le kabyle également enseigné, le moyen d'entrer directement
en relation avec les populations auxquelles ils allaient apporter l'instruction
et le progrès ?
En définitive, on croit qu'il n'est pas du tout paradoxal de prétendre
qu'en retraçant la destinée de l'enseignement de la langue
arabe - ou du kabyle - à Bouzaréa, au cours des cinquante
années écoulées, en retracera, du même coup,
la destinée de la " Grande Maison " tout entière.
Or, l'un des plus qualifiés d'entre les berbérisants issus
de cette Maison a écrit l'histoire de la langue kabyle ; qu'il
soit permis à un modeste arabisant, également issu de cette
même Maison, d'écrire celle de la langue arabe.
L'histoire de la langue arabe à l'Ecole Normale, au Cours Normal
Indigène et à la Section Spéciale est, comme une
grande histoire en raccourci, une histoire complète, qui se divise,
comme toute histoire digne de ce nom, en quatre périodes : l'antiquité,
le moyen-âge, les temps modernes, la période contemporaine.
1/ L'ANTIQUITE. - L'antiquité pour
l'enseignement de l'arabe à la Bouzaréa c'est l'époque
patriarcale. Elle va de la fondation de l'Ecole à l'année
1898 environ. Le patriarche, c'est Belkacem ben Sédira. Se souciant
peu d'enseigner uniquement dans le présent, il légifère
pour l'avenir. Il parle peu ; il écrit beaucoup ; il élabore
la Loi. Nouveau Moïse, il a pris le Djebel Bouzaréa pour Sinaï.
C'est de là-haut que vont descendre et se répandre sur toute
l'Afrique du Nord, les douze tables sacrées, on veut dire ses douze
livres qui contiennent la nouvelle doctrine. Sédira, en effet,
va publier, coup sur coup, douze ouvrages destinés à vulgariser
la connaissance de l'arabe et du berbère. Grammaires de la langue
classique ou parlée (arabe ou kabyle), dictionnaires arabe-français
et français-arabe, guide de la conversation franco-arabe, manuel
épistolaire, recueil de lettres manuscrites, morceaux choisis de
littérature, collaboration au recueil de compositions de l'Ecole
Supérieure des Lettres, etc..., douze manuels dédiés
d'abord à ses disciples normaliens ou sectionnaires qui ne se soucient
pas d'en profiter à l'Ecole. Ce n'est que plus tard, après
leur sortie, et sous l'aiguillon de la nécessité, qu'ils
se décideront à acheter les ouvrages de leur ancien maître.
Alléchés par la prime annuelle de 300 francs allouée
aux possesseurs du Brevet de langue arabe de l'Ecole Supérieure
des Lettres (aujourd'hui Université) d'Alger, ils aborderont seuls
la préparation de ce premier examen. Sans doute, ils profiteront
aussi de la correction des devoirs par correspondance et de la bienveillance
avec laquelle Sédira les accueillera devant lui le jour des épreuves.
Peu importe ! 25 francs par mois de plus, quand on touche un traitement
de 83 fr. 33, ne sont pas à dédaigner. Après ce premier
succès, et le goût du travail aidant, les plus doués
pousseront jusqu'au diplôme qui rapporte 500 francs. Puis ce sera
peut-être le Brevet de kabyle, puis le diplôme de berbère
: Mille francs de rente, une fortune ! Certes, si la méthode d'initiation
à l'arabe ou au berbère que présente l'oeuvre de
Sédira laisse encore à désirer, si trop de place
est faite à la mémoire dans une matière où
la raison est pourtant maîtresse, n'en gardons pas rancune à
l'auteur, à cause de tout le bien qu'il a fait. N'oublions pas
que, dès cette époque, le nombre de ceux qui recherchent
des titres d'arabe ou de kabyle sont légion. De la masse des reçus,
ainsi lancés dans l'arène linguistique par les livres du
fondateur, de ce " pater familias " d'un nouveau genre, émergent
des têtes remarquables, sujets de valeur qui vont apporter à
la nouvelle étude une originalité annonciatrice des maîtres
et des savants. On ne citera ici aucun nom, de crainte d'en trop citer.
Une exception sera faite pourtant en faveur de Gille, de Gille arabisant
dont l'originalité s'affirme tout de suite, puissante et sûre.
Au Maroc, à peine ouvert à nos armes, il apporte sa foi
dans l'avenir du nouvel enseignement. Gille mourra jeune - hélas
! perte irréparable pour un pays où brilleront les Biarnay,
les Brunot, les Laoust, les Loubignac, tous bouzaréens.
On a négligé jusqu'ici, et à dessein, de parler d'un
jeune homme courageux, dévoué, lui aussi élève
dans la même Maison. On veut parler de Soualah. Près du patriarche
vieilli, il est le ministre agissant, sorte de Maire du Palais qui l'aide,
mieux, qui le supplée le plus souvent. Et quand Sédira abdique,
chargé d'ans et de gloire, Soualah, déjà régent,
monte sur le trône, et c'est alors dans la petite histoire arabe
que nous revivons aujourd'hui, le Moyen-Age.
2/MOYEN-AGE. - Cette période est marquée
par les conquêtes de la royauté. Le roi, c'est Soualah. Il
garde la couronne jusqu'en 1908. Dix ans d'un règne linguistique
absolu et bienfaisant sur les trois Etats : Ecole Normale, Cours Normal
Indigène, Section Spéciale et sous les regards terribles
de Dieu le Père, Paul Bernard, directeur. Ce Prince de la Langue,
entraîne tous ses sujets français et indigènes dans
l'étude de l'arabe devenue chère à Notre Grand Séminaire
pédagogique. Travailleur infatigable et persévérant,
il donne l'exemple. Il conquiert à la pointe de l'épée,
on veut dire du " kalam ", brevet et diplôme d'arabe,
certificat d'aptitude à l'enseignement de l'arabe dans les Ecoles
Normales et les E. P. S., certificat d'aptitude à l'enseignement
de l'arabe dans les lycées et collèges, diplôme supérieur
de langue et littérature arabes, agrégation d'arabe. Et
quand il cèdera la place à son tour pour changer de royaume,
son passage à la Bouzaréa lui aura acquis une place bien
à lui dans l'histoire de l'enseignement algérien. Ce n'est
pas tout ! Parachevant dans le secondaire l'oeuvre commencée dans
le primaire, Soualah gagne son grade de Docteur ès-Lettres tout
en développant son enseignement. Bref, en plus de quarante années
de professorat, Soualah a construit lui aussi un superbe monument. En
excellent serviteur du pays, il a apporté à la formation
des sujets dont il a eu la charge son ardeur et sa foi. Il enseigna lentement,
patiemment la langue classique avec sa grammaire pratique d'arabe régulier,
la langue parlée avec son aimable petit cours préparatoire
et toute une série ininterrompue de manuels originaux : cours élémentaire,
cours moyen, cours supérieur, cours complémentaire, gamme
ascendante de coquets volumes si riches de matière, d'originalité,
et, pour couronner l'édifice, ses quatre petits précis sur
l'Islam et la Société indigène de l'Afrique du Nord,
éminemment propres à faire l'union des Français et
des Indigènes, union plus nécessaire que jamais.
Le maître-roi vient de prendre sa retraite. Il peut contempler son
ouvrage avec fierté. Nombreux sont les normaliens et les sectionnaires
qui, à ses leçons et à son exemple, ont à
leur tour conquis leurs titres universitaires et abordé à
des degrés divers le difficile enseignement de la langue arabe.
Ortis, ancien professeur à l'E.P.S. de garçons et à
l'Ecole Normale de Filles de Miliana ; Brunot, licencié d'arabe,
puis docteur ès- Lettres, ancien directeur de l'enseignement indigène
au Maroc, actuellement directeur de l'Institut des Hautes Etudes Marocaines
; Valat, ancien professeur d'arabe à Bouzaréa (1908-1914),
licencié et agrégé d'arabe, aujourd'hui professeur
au Grand Lycée d'Alger ; Pérès, d'abord professeur
d'E.P.S., puis agrégé d'arabe, professeur chargé
des cours à la Faculté des Lettres d'Alger, bientôt
docteur ès-Lettres ; Biaggi, l'actuel et dévoué professeur
d'arabe de l'Ecole Normale ; Grégoire et Rohfritsch, devenus officiers
et professeurs d'arabe dans les grandes écoles militaires, tous
deux aujourd'hui chefs de bataillon, etc., etc... sont les anciens élèves
de Soualah. Il faudrait citer aussi la phalange des instituteurs brevetés
et diplômés d'arabe qui, de 1897-1898 à 1908, reçurent
ses leçons.
3/LES TEMPS MODERNES. - Les temps modernes
de l'arabe à la Bouzaréa vont de 1908 à 1914, temps
héroïques où plus d'un arabisant se prépare
à vivre, sans s'en douter, la tragique épopée de
laquelle notre Grande Ecole Normale sortira meurtrie mais auréolée
de gloire. Beaucoup de ses élèves distingués dans
la connaissance de l'arabe et dans son enseignement seront emportés
dans la grande tourmente ou resteront mutilés.
Un Directeur d'Ecole Normale de grande classe et de grand coeur, ab der
Halden, par un éclectisme hardi et une clairvoyance géniale,
confie au professeur d'arabe de l'Ecole le soin d'intensifier l'étude
de l'arabe en organisant la spécialisation. Dès 1909, les
meilleurs éléments de la troisième année française
et de la troisième année indigène, puis, au bout
d'une année de succès, de la Section Spéciale, sont
autorisés à consacrer leurs efforts à l'étude
méthodique et rationnelle de la langue, de la sociologie musulmane,
de la recherche islamique sans se soucier de savoir dans quelle branche
de l'activité intellectuelle ces spécialistes perceront.
En même temps que se crée le fichier thématique et
alphabétique de la Bibliothèque auquel collaborent les islamisants,
le Directeur trace la voie de la nouvelle discipline. Payant d'exemple,
il assiste aux leçons d'arabe et prend des notes. Bien mieux, il
réclame des leçons particulières que, malheureusement,
il est obligé d'interrompre peu après.
Alors s'épanouit cette magnifique floraison de brevetés
d'arabe tous reçus dans un rang remarquable, d'interprètes
militaires toujours les premiers, de ces excellents islamisants qui, dans
l'enseignement ou l'administration, témoigneront de la forte discipline
normalienne. On citera ici quelques noms en s'excusant d'un désordre
chonologique qu'on n'a pas, présentement, le moyen d'éviter.
C'est d'abord Loubignac, breveté d'arabe en troisième année,
diplômé l'année suivante à la Section Spéciale,
reçu interprète militaire en tête de liste, distingué
dès son arrivée au Maroc par le Maréchal Lyautey
qui se connaissait en hommes. Arabisant et berbérisant de même
classe que Biarnay, il écrit des études remarquables desquelles
il ne manque pas, en discipline reconnaissant, d'attribuer la méthode
à l'Ecole qui l'a formé. Aujourd'hui haut fonctionnaire
marocain et professeur de berbère, Loubignac est l'objet du respect
et de l'admiration de ses pairs. C'est son ami, l'indigène Zouaïmia,
breveté puis diplômé à l'Ecole, qui s'engage
aussitôt la guerre déclarée et meurt en héros,
laissant son nom glorieux à l'école primaire de son village.
C'est Jude, interprète-capitaine, actuellement professeur d'arabe
à Saint-Cyr ; Desbiolles, interprète militaire de valeur,
mort tout jeune pendant la guerre ; Gay, ancien interprète civil
au Maroc ; Boniface, contrôleur civil au Maroc ; le savoyard Secchi,
professeur d'arabe au Lycée de Bône, grand mutilé
de guerre. C'est encore Counillon, le plus remarquable du lot, qui, plus
tard, et sous la direction de son aîné normalien Pérès,
de la Faculté, atteint à l'agrégation et enseigne
au Lycée d'Alger à la place de Soualah ; Prémoselli,
adjoint administrateur et interprète-capitaine de réserve
; Chassaing, professeur d'arabe à l'E.P.S. de Sidi-Bel-Abbès
; le sectionnaire Villequez, ancien professeur d'arabe au collège
de Philippeville ; Fatmi, élève-maître indigène,
pourvu du C. A. à l'enseignement de l'arabe dans les lycées
et collèges, professeur à l'école Ardaillon à
Oran, candidat à l'agrégation. On en oublie certainement,
la mémoire faisant défaut ; tous cependant ne donnèrent
que des satisfactions et honorent au même titre que leurs condisciples
la belle Ecole qui les forma; ils pardonneront l'oubli... Et puis la guerre
!... Directeur et professeur d'arabe ne reviendront pas à l'Ecole
Normale.
4/LA PERIODE CONTEMPORAINE. - Biaggi l'aîné,
puis Crouzet vont reprendre la tâche interrompue. Crouzet continuera
la tradition de Boulifa à la Section Spéciale, dispensant
d'autre part aux interprètes militaires en stage à Alger,
un enseignement du berbère fécond s'appuyant sur une méthode
personnelle qui a fait l'objet d'une récente et très intéressante
publication. Parmi les plus distingués des anciens élèves
de Biaggi à l'Ecole Normale, il faut citer Di Giacomo, lui-même
professeur d'arabe à l'E.P.S. et candidat à l'agrégation.
La lignée des professeurs, anciens élèves de l'Ecole,
se continue avec Biaggi le jeune dont les mérites sont officiellement
reconnus... On s'excuse d'arrêter ici la courte histoire de l'époque
contemporaine de l'enseignement de l'arabe à la Bouzaréa.
Au reste, il faut laisser à la jeune génération d'arabisants
le temps de s'affirmer et de donner sa pleine mesure. Mais on peut prévoir
qu'elle ne trahira pas la mémoire de ses aînées formées
d'élèves-maîtres ou maîtres - anciens élèves
- dont le labeur et l'exemple restent un des plus beaux titres d'honneur
de l'Ecole Normale d'Instituteurs de la Bouzaréa, du Cours Normal
Indigène et de la Section Spéciale.
Georges VALAT,
Professeur agrégé d'arabe au Lycée d'Alger.
Les Sectionnaires au
service de la terre algérienne
Le voyageur qui s'attarde en Kabylie pour
étudier les cultures de cet âpre pays rencontre le plus souvent
des figueraies dont les arbres abandonnés à leur libre végétation
grandissent sans ordre et sans soins et ne donnent qu'une parcimonieuse
récolte, des oliviers séculaires dont la ramure enchevêtrée
n'a jamais connu la taille, des ceps puissants qui ceinturent de leurs
tiges noueuses d'énormes frênes ou des micocouliers majestueux
et, plus rarement, quelques poiriers dont l'écorce rugueuse s'abrite
sous une épaisse lèpre de lichens malfaisants.
De ci, de là, cependant, autour de vieilles écoles grises
et mélancoliques dont les murs, édifiés depuis bien
des décades, se ruinent sous la morsure du temps, il découvre
des jardins riants, tout un fouillis d'arbres variés, des Reinettes
blanches et des Beurré ventrues, des Bigarreaux et des Mirabelles,
des Grosse migeronne et des Luizet et tant d'autres variétés
fruitières qui sont la gloire des heureux vergers de la France.
Son regard s'attendrit de retrouver des carrés bien ordonnés,
des légumes en lignes, des plantureux milan à feuilles cloquées,
des laitues à pomme blondes, des fraises succulentes et des artichauts
vigoureux dont les lourds capitules se dressent sur leur rigide pédoncule.
Quelle baguette magique a donc opéré ce miracle ?... Un
Sectionnaire est passé et c'est lui le magicien... Durant des années
et des années, il a vécu dans ce coin qu'il a transformé
par un assidu labeur, Breton taciturne ou Méridional pétulant,
jeté absolument isolé en milieu inconnu, il a, par son courage
et sa foi et son ardent désir d'aider son frère malheureux,
oeuvré dans le bon chemin pour faire dire à la terre inculte
qu'il a fécondée le bonheur du travail bien fait et le succès
des cultures rationnellement conduites.
Les étapes de son action, les voici elles sont partout les mêmes
et vous feront connaître toute la vaillance, toute la tenace énergie
de ce jeune maître venu de France et seulement désireux de
faire partout autour de lui, le Bien, toujours le Bien...
Les broussailles couvrent le terrain scolaire : ronces, genêts épineux,
philaires, lentisques, oléastes, chênes-verts, cistes,...
il faut défricher. Pénible et rude besogne que ce premier
travail qui exige, outre des muscles solides et des mains d'homme viril,
beaucoup de patience.
La végétation spontanée a totalement disparu. Avec
le lourd crochet, il faut éventrer la glèbe, pratiquer le
défoncement qui permettra de donner au sol une épaisseur
suffisante et d'enlever tous les débris végétaux
nuisibles aux futures cultures, notre instituteur " fait sa terre
".
La pente est raide. Et les pluies d'hiver, hargneuses et violentes, auraient
tôt fait d'entraîner tout le jardin vers l'oued si des murs
de soutènement ne le retenaient. Il faut extraire des pierres,
les transporter, les tailler, les dresser, les assembler solidement ;
tel maître est devenu carrier, puis maçon, bientôt
il sera terrassier pour niveler ses carrés, puis planteur d'arbres,
enfin jardinier.
Vient le printemps, puis l'été, le ciel sans nuages durant
des mois, l'intense sécheresse... ; il faut irriguer, capter la
source lointaine dont l'eau bienfaisante apportera la fraîcheur
et la vie par la séguia de terre battue ou la conduite en tuyaux
de fonte.
Le maître est désormais véritablement horticulteur...
Fumures, semis, repiquages, plantations, binages... Tout pousse ; fier,
et la pipe aux dents, notre instituteur-paysan contemple avec amour la
vie qui naît, le grain qui germe et soulève l'ados, le bourgeon
vert, frais éclos entre ses brunes écailles... Hélas
!... Vents, grêle, bourrasques, siroco, neige, ennemis de toutes
sortes : les légumes gèlent, les fleurs sont ravagées,
les arbres meurent, la clôture est brisée, les murs s'écroulent
; la nature contrariée veut reprendre ses droits et redevenir sauvage...
Soucis, tristesse, découragement... La pipe reste éteinte
dans les mains calleuses... Mais l'espoir qui ne lâche jamais les
coeurs valeureux renaît et renaît bien vite... Nouvelles joies,
nouvelles misères...
Et puis, peu à peu, c'est le succès : les fruits savoureux,
les légumes abondants, le charmant coloris et le doux parfum des
roses, la treille généreuse, le coin de parc ombragé...
Ce sont les élèves qui, triomphalement, emportent chez eux
les semences de toutes sortes, les tubercules mûrs, les jeunes arbres
greffés, les élèves qui, dans leur champ, vont mettre
en pratique les leçons du maître... Ce sont les adultes s'arrêtant
devant l'exemple offert et qu'ils admirent ; ce sont les discussions,
les demandes, les conseils, la respectueuse confiance... C'est l'enseignement
postscolaire agricole qui se prépare et qui permettra d'étendre
largement la tâche encore minuscule créée autour de
l'école et d'assurer le progrès agricole dans les milieux
ruraux.
L'Instituteur est devenu le Cheikh...
Voilà ce que nos Sectionnaires semés dans le bled réalisent
par leur volonté et leur abnégation. Avec de tels dévouements,
tous les espoirs
sont permis.
Les sillons qui se creusent, lentement, mais sûrement et profondément,
préparent un merveilleux labour. Ils sont l'augure d'heureuses
semailles et de riches moissons, les prémices de jours meilleurs
éloignant à tout jamais du foyer du fellah le malheur des
akoufis vides et le spectre de la misère et de la faim.
H. TRUET,
Inspecteur de l'Enseignement Agricole en Algérie.
Ou le "plaisant"
(?) problème des transports
Sur un replat du massif de Bouzaréa,
à trois cent seize mètres d'altitude, l'Ecole Normale occupe
une situation admirable. Des galeries supérieures, on y découvre
les plus beaux horizons du monde : vers le Sud- Est, les collines bocagères
d'El-Biar, les bois d'oliviers de Ben-Aknoun, d'Hydra, de la Madeleine,
avec pour fond la masse abrupte de l'Atlas, grise, rose, ou violette,
suivant les heures ou les saisons. A l'Ouest, vers la mer infinie, le
ravin ombreux de Beni-Messous tombant par degrés jusqu'à
la corne de Sidi-Ferruch, et, sur le plateau, les champs et les vignes
s'allongeant en longs contours jusqu'au Chenoua, ramassé et tout
noir, découpé sur le ciel clair ou les soirs, au crépuscule,
sur les ors et les pourpres des soleils mourants.
Avec ses environs immédiats, le petit bois, la vieille maison mauresque,
les pentes boisées et les jardins fleuris et odorants qui montent
vers le village, l'Ecole Normale est un paradis... Et j'imagine volontiers
que cet enchantement décida le directeur de la première
Ecole Normale de Mustapha à occuper un beau jour les moellons et
les fers à T d'un asile d'aliénés inachevé
et abandonné avant l'inauguration.
A l'ordinaire, on place une maison de santé loin de toute agitation
: celle de Bouzaréa réalisait toutes les conditions désirables
d'isolement, de calme et de silence. Deux ou trois fermes, le long de
deux kilomètres qui séparaient l'Ecole de Château-Neuf,
autant sur la route allant vers le village ; une maison de Mahonnais au
fond du ravin... c'étaient là les seuls voisins. L'Ecole
était dans un paradis, mais ce paradis était un désert.
Là furent pourtant campés, le mot fut exact, pendant longtemps,
cent cinquante à deux cents élèves et professeurs,
qui ne pouvaient vivre de solitude. Il fallait de toute nécessité
les lier au monde civilisé qui commençait à peine
au petit café de Château-Neuf, en réalité seulement
un kilomètre plus loin, à El-Biar ; en tout, six bons kilomètres
entre l'Ecole et la ville, une bonne heure de marche forcée, à
la descente et... par les traverses.
Si une Ecole Normale est un séminaire, elle n'est ni un monastère,
ni un ermitage. Le Directeur, l'Econome, les Maîtres de l'Ecole
Annexe sont mariés à l'ordinaire, et ils peuvent avoir des
enfants à envoyer en classe, au Lycée, à la Faculté.
Les professeurs ont parfois une famille qu'ils doivent bien rejoindre
de temps à autre... et quant aux célibataires, tenus à
l'internat jusqu'à ces toutes dernières années, ils
s'accomodaient tout aussi mal de cet éloignement. Pour en être
sûr, il suffit d'avoir constaté la déception de ceux
qui, métropolitains, avaient accepté d'être nommés
à l'Ecole Normale d'instituteurs d'Alger, en découvrant
que Bouzaréa ce n'était pas la ville avec les facilités
de vie, de culture intellectuelle, de distractions qu'ils avaient imaginées.
Les élèves-maîtres ne sont pas non plus des internes
ordinaires que l'on peut claquemurer dans un couvent, si vaste soit-il,
et même si les clôtures n'en sont que symboliques. Ils doivent
apprendre leur métier à l'Ecole Annexe : comment peupler
une école de quelque importance dans ce désert ?...
Le problème des transports allait être pour l'Ecole et durant
des années, le problème essentiel : le ravitaillement, l'organisation
pédagogique, la vie intellectuelle, voire même morale, devaient
en dépendre très étroitement. Si pendant longtemps
l'installation définitive de l'Ecole de Bouzaréa a paru
impossible, si la question de son déplacement s'est posée
presque jusqu'à la guerre, c'est parce que l'Ecole n'arrivait pas
à trouver à ce problème une solution satisfaisante.
Les transformations les plus profondes dans la vie des élèves
ont été déterminées par celles des liaisons
avec la ville.
**
Si l'établissement de ces liaisons
était absolument indispensable, leur création n'en paraissait
pas facile.
Le village de Bouzaréa n'aidait guère l'Ecole et était
bien incapable de s'aider lui-même. C'était un pauvre petit
village de rien du tout, sans eau, sur un piton, au carrefour des routes
de crêtes qui, par des détours compliqués, montaient
d'Alger vers le sommet : deux agglomérations de quelques feux chacune,
la gendarmerie, deux cafés, un barbier, deux épiciers et,
un peu plus haut avec l'église, la mairie et l'école de
filles, une ou deux maisons, voilà pour le centre européen.
Plus haut, sur la crête, tout à fait vers Baïnem, la
Tribu, quelques misérables gourbis indigènes au milieu des
figuiers de barbarie. Le gros des habitants de la commune, trois ou quatre
cents habitants, vivaient dispersés en fermes isolées, dans
les vallons, le long des jardins de fond, ou sur les pentes, cultivant
les terres sèches. Tous avaient leur âne, les moins pauvres,
une carriole et une mule. Le Professeur d'agriculture, M. Girard, le "
Cheikh ", habitait une ferme vers le puits du Zouave. Il y faisait
venir dans un verger magnifique, des poires fondantes et des pommes grosses
comme des pastèques : pendant trente ans, le Cheikh a été
le seul professeur qui ait résolu victorieusement le problème
des transports. Il avait adopté la solution des jardiniers mahonnais,
ses voisins. Trente promotions d'élèves l'ont vu arriver
dans sa charrette jaunâtre, les lorgnons tremblotants à la
hauteur de la croupe d'un cheval trop haut pour une voiture trop basse.
Le cheval avait été d'abord un âne et avait reçu
autorisation administrative de paître les herbages académiques
de l'Ecole : il s'y ébattait toute la journée, ramenant
à la tombée du jour, dans la bonne petite charrette, le
" Cheikh " et sa nichée, vers les arbres et les pierrailles
domestiques. Les autres professeurs qui n'avaient ni ferme, ni écurie,
ni cheval, ni voiture, préféraient fuir ce village sans
ressources où l'on ne trouvait pas facilement logement de chrétien,
pas toujours de quoi manger, où il fallait faire venir, quand on
pouvait, pain et viande. Très rarement ils ont habité Bouzaréa
: la plupart de ceux qui l'ont tenté ont fui très vite vers
des régions plus humaines Seuls les Directeurs de l'Ecole Annexe
condamnés à occuper un appartement communal à l'école
de filles du village, y ont vécu longtemps malgré les vents
et les pluies. Un bon caban ou une pèlerine, des galoches, avec
en classe un pantalon et des souliers de rechange, voilà pour les
mauvais jours d'hiver où le trajet fait à pied tenait beaucoup
plus d'un voyage en mer par jour de tempête que de la promenade
paisible d'un instituteur rejoignant sa classe.
C'est vers Alger qu'étaient les liaisons nécessaires : elles
étaient précaires. Devant l'Ecole passait le chemin vicinal
qui relie le village à la route départementale d'Alger à
Staouéli par El-Biar et Chéragas. A quelque cinq cents mètres
de l'Ecole commence une traverse, " la traverse ", que nous
connaissons tous, qui permet entre l'Ecole et le petit Château-Neuf
de raccourcir le chemin de moitié.
Les deux chemins tenaient l'un de la piste, l'autre du sentier muletier.
L'entretien de la route incombait à la commune de Bouzaréa,
bien trop pauvre pour le faire. C'était en été une
route poussiéreuse, suffocante sous le soleil, en hiver, les jours
de pluie, un cloaque de flaques d'eau sale ou de boue noirâtre,
où l'on essayait sur la pointe des pieds, précautionneusement,
de trouver un chemin dans le dédale des mares et des ruisselets.
Mais c'est " la traverse " qui était vraiment le chemin
d'accès de l'Ecole Normale ; elle joignait deux parties planes
souvent humides et boueuses par une grimpette zigzagante entre une double
haie d'oliviers et et de genêts épineux, de lentisques et
de mimosas. Toutes les pierres, tous les détours nous en étaient
intimement familiers : il y avait au bas de la côte sur un fragment
de grès rouge un oursin fossile splendide, qui apparaissait rutilant
après la pluie, que nous attendions et que nous saluions au passage...
Plus haut, telle pierre branlante que nous savions éviter, tel
tournant glissant que nous prenions toujours en courant. Pour toutes les
générations de sectionnaires et de normaliens, tout au moins
pour toutes celles d'avant l'ère de l'autobus, la traverse et l'Ecole
semblent être intimement associées. Dès l'abord en
remontant de la ville après les quelques maisons de Château-Neuf,
nous apercevions notre Ecole perchée sur la colline, nous entrions
dans son horizon. Nous pouvions, le soir, dans l'air calme, en entendre
la cloche. Ce que cette grande maison pouvait représenter pour
nous de vie calme et studieuse, de camaraderie joyeuse, d'amitié
fervente, nous attendait au bas de la pente, venait au-devant de nous.
Après trente ans, d'aborder cette traverse m'émeut encore
comme la rencontre de vieux amis, et se lèvent à tous les
détours, avec les êtres chers qui furent mes frères
durant trois ans, aujourd'hui éloignés ou disparus, les
souvenirs si beaux de nos dix-huit ans. La traverse n'est pas le chemin
de l'Ecole, c'est un coin du coeur de tous les vieux normaliens...
*
**
Comment s'établissaient les liaisons
avec ces moyens de communications rudimentaires ? Chacun, maître
et élèves, faisait comme il pouvait, du mieux qu'il pouvait.
Je n'ai pas connu l'époque antédiluvienne où d'Alger
à Bouzaréa il n'y avait pas de moyens de transport en commun.
En 1907, la voie électrique amenait jusqu'à Château-Neuf
en quarante-cinq minutes, un tramway qui marchait assez régulièrement
par beau temps. Mais il n'y avait un service que toutes les heures pour
Château-Neuf, c'était peu. En fait, tout le monde devait
se méfier de ce tortillard qui glissait, déraillait souvent,
dont jamais ne pouvaient être fixées exactement les heures
d'arrivée et de départ : la plupart des professeurs habitaient
El-Biar, et ceux qui allaient en ville, y allaient souvent à pied.
A Château-Neuf, un service à chevaux, organisé par
un entrepreneur de charrois de l'endroit, amenait deux fois par jour deux
courriers à Bouzaréa. C'était un omnibus de l'espèce,
aujourd'hui disparue, que l'on appelait en Algérie les corricolos
que tiraient trois haridelles, au petit pas, dans un bruit de ferraille
et de vitres secouées, de clochettes et de coups de fouet... avec
rarement quelques personnes dedans. C'était un des amusements de
l'Ecole d'assister au passage de la voiture, à la récréation
de trois heures, ou de l'attendre, le soir, à cinq heures pour
déposer dans sa boîte les dernières lettres à
expédier. La voiture apportait les vendredis et mardis matins le
poisson de l'Ecole, quelques colis de temps à autre : c'était
à peu près les seuls services qu'elle nous rendait. Elle
partait ou trop tôt ou trop tard pour être utile aux profeseurs
et, quant aux élèves, la plupart auraient été
bien en peine de l'utiliser. Les normaliens à cette époque
n'étaient pas riches ; le trajet en voiture de l'Ecole à
Château-Neuf coûtait trois sous, celui en tramway électrique
jusqu'à Alger, huit sous, ce qui faisait onze sous : or, le plus
grand nombre d'entre nous ne disposaient guère de plus de vingt
sous par semaine... Quelques-uns même avaient beaucoup moins. En
trois ans, je n'ai pris qu'une seule fois le tramway, pas une seule fois
la voiture.
C'est donc à pied que l'on arrivait à cette école
de campagne, à pied qu'on la quittait. Le dimanche matin, à
neuf heures et demie, les élèves-maîtres partaient
par petits groupes, sur la route blanche comme des fourmis sur une piste.
Nous dévalions les pentes rapidement, la traverse en courant ;
à 10 heures nous passions devant l'église d'El-Biar, et
une demi-heure après, par le Fort l'Empereur ou le chemin Laperlier,
nous étions en ville. Nous devions être rentrés le
soir à 7 heures et demie, en blouse, au réfectoire, aucune
tolérance n'était admise. Beaucoup d'entre nous rentraient
plus tôt. Souvent, l'après-midi était occupée
à cette montée lente comme une promenade, en conversations
avec les amis qu'on rencontrait sur le chemin. Quelques-uns aimaient à
aller danser, d'autres s'attardaient à des parties de football
sur le Champ de Manoeuvres ou à Saint-Eugène. Quelles montées
épiques, alors en cinquante, quarante-cinq minutes et quelles courses
lorsque la cloche du repas les surprenait encore sur la route ! ! !
L'hiver, à sept heures et demie, la traverse est bien noire et
l'on comprend que l'on ne trouvât pas bon que nous courrions les
routes à pied, après une heure aussi tardive. En fait, nous
nous accommodions sans songer à nous en plaindre, d'un régime
qui paraîtrait étroit à nos élèves d'aujourd'hui
: la plupart d'entre nous, sauf quelques enragés, passions à
l'Ecole, en étude ou dans les champs, notre après-midi de
liberté du jeudi.
Les élèves-maîtres, nous ne sortions que lorsque cela
nous plaisait. Quand le temps était trop mauvais, nous avions la
ressource de rester à l'Ecole, cela, il est vrai, ne nous est arrivé
que très rarement le dimanche. Les professeurs, eux, étaient
tenus. d'être là à l'heure et par tous les temps.
Beaucoup d'entre eux venaient d'El-Biar à bicyclette, quelques-uns
d'Alger même : à qui connaît les pentes et imagine
la route, cela n'apparaîtra pas chose si facile. Les autres montaient
et descendaient à pied. Par beau temps, quand il ne faisait pas
trop chaud, cela pouvait constituer un exercice hygiénique. Vers
midi, en été, l'exercice tenait parfois du c hammam ".
Mais en hiver, la montée était une épopée,
quand les vents d'Ouest balayent la route en rafales, que la pluie drue
comme des lances vous assaille par vagues, vous roulant, vous pénétrant
semblable à une mer. Sans doute, il arrivait qu'on pût passer
entre deux ondées : l'accalmie ne se produisait pas nécessairement
à huit heures du matin. Dans ces moments, la traverse, transformée
en torrent, était impraticable ; les professeurs arrivaient à
l'Ecole par la route, ruisselants, enveloppés dans leur pardessus
ou leur pèlerine, chaussés d'invraisemblables bottes et
boueux, crottés jusqu'au yeux. Ils se secouaient, se séchaient
un moment devant un poêle minuscule ou à la cuisine et...
allaient faire cours encore trempés, dans des classes sans feu.
Ce régime devait leur donner une santé de fer... à
moins qu'il n'achevât les malingres.
J'ai vu un jour M. Aubine arriver mouillé jusqu'à la chemise,
venu sous la pluie depuis Château-Neuf, hésiter un moment,
ruisselant, les bras écartés devant un poêle qui eût
mis dix ans à le sécher et, grelottant, en courant, sous
la même pluie battante, s'en retourner jusqu'à Alger pour
se changer.
Les jours de neige, sur ces pentes raides devenues glissantes, la circulation
s'interrompait. Les professeurs arrivaient tout de même... vous
imaginez bien, comme ils pouvaient, dans des bottes de sept lieues comme
celles que portait notre bon maître M. Delassus en ce jour d'hiver
de 1907 ou 1908 où, seul il atteignit son cours, et ses élèves
qui ne l'attendaient plus, à travers une campagne endormie sous
trente centimètres de neige.
C'est cette situation impossible parfois, les pertes de temps que ces
trajets occasionnaient, la nécessité de les réduire
le plus possible qui expliquent certains des traits de l'organisation
de notre Ecole : les demi- journées de quatre heures de cours successives,
les horaires ramassés des professeurs, l'obligation pour eux d'user
de la table commune, cette table où le pain de l'esprit que chacun
apporte, se partage en même temps que celui de l'Econome, et où
s'est créé l'esprit, le coeur de Bouzaréa.
L'Administration apprenait bien parfois toutes ces misères, mais
de loin, du coin du feu : on vantait la conscience des professeurs de
Bouzaréa ; c'était bien le moins. On trouvait bien aussi
quelquefois que ces professeurs avaient des emplois du temps commodes
et qu'ils ne restaient pas assez longtemps à l'Ecole... Mais tout
le monde sentait bien que cela ne pourrait pas durer toujours ainsi. On
parlait de déplacer l'Ecole. Mais où ? A Kouba, dans un
séminaire désaffecté, au Fort l'Empereur, ou ailleurs...
? Tous les ans, pendant l'hiver se préparaient des projets qui
éclosaient en bulles de savons au printemps et l'on recommençait
l'hiver suivant.
L'on parlait aussi de prolonger le tramway de Château-Neuf jusqu'à
Bouzaréa. On en a parlé quinze ans, jusqu'à la guerre.
C'était la solution de ceux qui tenaient à rester à
Bouzaréa : elle a failli se réaliser, grâce au médecin
de l'Ecole, notre Docteur Saliège, conseiller général
et délégué financier dans les rares moments que lui
laissaient ses malades. Il habitait Bouzaréa qu'il rejoignait chaque
soir dans le break et il connaissait mieux que quiconque les avantages
et les inconvénients de la situation.
Au moment où la guerre éclata, il était à
peu près décidé que l'Ecole resterait à Bouzaréa
et l'on attendait le tramway.
**
Ces temps sont bien révolus et j'imagine
le sourire de mes élèves d'aujourd'hui s'ils lisent ce que
j'ai écrit plus haut. La guerre et l'après- guerre ont transformé,
bouleversé, en mieux, les conditions de vie de l'Ecole.
On a dit déjà, comment pendant la guerre, l'Ecole fut dotée,
sans y avoir pensé, de trois splendides chevaux, de toute une carrosserie,
dont une bonne tapissière aux rideaux de cuir, bien fermée,
pour le transport des professeurs.
A la rentrée d'octobre qui suivit ces vacances bienheureuses, les
professeurs ravis trouvèrent à El-Biar, sollicitude inespérée,
une voiture administrative qui les attendait.
Progrès immense sur les errements du passé. La voiture ne
montait les professeurs que le matin à huit heures et ne descendait
que le soir à quatre heures ; tous ceux qui terminaient leurs cours
entre temps s'en retournaient à pied comme autrefois. Mais la voiture,
c'était enfin la reconnaissance par l'Administration humanisée
des servitudes qui pesaient depuis toujours sur notre maison.
Le village de Bouzaréa lui-même se transforma et finit par
organiser ses propres transports.
Des Algérois que la guerre enrichit, s'aperçurent que ce
sommet, l'été, au-dessus des brumes de la ville, constituait
un séjour charmant et frais. Quelques-uns plus hardis, achetèrent
du terrain, construisirent sur un bout, allotirent et spéculèrent
sur le reste. La fièvre des lotissements, celle encore plus forte
de la pierre, couvrit le plateau autour de l'Ecole, les pentes des collines
vers le village, de maisons blanches, vertes ou rouges, qui étalent
les gros sous gagnés, le bon, et hélas ! si souvent, le
mauvais goût des architectes. Quelques cafés-épiceries,
tôt apparus, ont servi de points de cristallisation. Le carrefour
du chemin de Béni-Messous, à deux cents mètres de
l'Ecole que nous avons connu si plat, si nu, s'appelle maintenant l'Air
de France ", du nom du premier café qui s'y est installé.
Vous y trouverez, à peu de distance, trois cafés européens,
un café maure, une boulangerie, une épicerie. L'Ecole a
subi le contre-coup de ces transformations : des maîtres ont leur
villa parmi les autres, et M. Magnou, le Directeur de l'Ecole Annexe qui
vient de prendre sa retraite, s'est fixé dans le village même
où si longtemps il avait vécu isolé. Et les Sectionnaires,
le plus souvent externes, aujourd'hui trouvent à vivre facilement
dans ce village d'estiveurs. La commune de Bouzaréa, si pauvre
autrefois, est devenue assez riche pour faire des dettes : elle fait des
folies. Ne s'est- elle pas avisée d'empierrer la traverse, notre
traverse, heureusement de caillasse recouverte d'argile, ce qui la rend
un peu plus glissante qu'auparavant par temps de pluie et en écarte
tous les citadins aux chevilles molles.
Mes vieux camarades d'avant-guerre ne reconnaîtraient plus la campagne
si belle, si paisible, où, les pans de la blouse noués à
la taille, nous courrions dans les broussailles.
Comme un " bonheur " ne vient jamais seul, la route, la vieille
route boueuse, a disparu. C'est aujourd'hui une splendide autostrade,
une des plus belles sans doute du département. Dès que,
pour satisfaire aux besoins de cette clientèle nouvelle, les charrois
s'accrurent, le vieux chemin vicinal devint impossible. Sans aucun regret,
la commune passa aux soins de la Préfecture une route qu'elle n'avait
jamais pu entretenir. Et voilà que l'Automobile-Club s'avisa de
faire courir, trois ans de suite, le Grand Prix de l'Algérie autour
de Bouzaréa, la vieille route étant dans le circuit. Elargie,
elle a perdu ses fossés, ses virages ont été rectifiés,
les carrefours améliorés : on l'a même, luxe supplémentaire,
bordée de platanes qui, si les autos veulent bien leur préter
vie, lui donneront dans quelque vingt ans l'allure d'une de nos bonnes
vieilles routes de Provence...
Toutes ces transformations allaient permettre les diverses réalisations
qu'exigeaient les nouveaux besoins pédagogiques de l'Ecole. Trois
promotions accrues et dédoublées de soixante-dix élèves
chacune, européens et indigènes, trente, quarante puis cinquante
sectionnaires, tout ce monde à envoyer chaque année durant
cinquante demi-journées dans une classe d'application comme le
demandaient les programmes des Ecoles Normales de 1920. La petite école
annexe de Bouzaréa, si gonflée qu'elle fût par les
accroissements du village, n'y pouvait suffire. Il fallut transformer
en école d'application l'école communale d'El-Biar pour
les élèves de troisième année européens,
l'Ecole Carrière d'Alger pour les indigènes et les sectionnaires.
En même temps organiser les transports rapides de ces élèves
qui étaient toujours internes et qui venaient manger matin et soir
et coucher à l'Ecole.
La chose était désormais possible. A la fin de la guerre,
l'autobus était apparu sur la route de Bouzaréa, un autobus
que les élèves-maîtres, plus riches qu'autrefois,
pouvaient prendre. Les débuts en furent modestes... ou héroïques,
comme vous voudrez. Quelques vieilles voitures d'occasion, fatiguées,
dont les portes ne fermaient pas, dont les vitres brisées n'abritaient
pas, dont les moteurs, ce qui était plus grave, ne tiraient pas.
On partait brusquement, après quelques tours de manivelle dans
un fracas de ferraille ; aux côtes rapides, des bruits bizarres
faisaient froncer les sourcils du chauffeur, le moteur prévenait.
Il marchait tout de même. Plus haut, le moteur chauffait et la voiture
fumait comme une locomotive.
C'était quelquefois l'arrêt complet : on attendait que l'auto-soeur,
moins malade, vînt nous chercher ; on poussait parfois la machine
pour lui donner de l'élan. On arrivait tout de même et, grand
Dieu ! encore plus vite qu'autrefois et à l'abri, par les jours
de pluie ; à l'ombre, en été. Mais, faits rapidement
à ce confort nouveau, nous nous plaignions ; nous nous plaindrons
sans cesse. Et nous avions un service toutes les heures, puis toutes les
demi-heures, à la montée et à la descente !
A travers toutes ces misères, à travers les continuelles
faillites et les accidents, ces entrepreneurs établirent la liaison
automobile entre Alger et Bouzaréa : ce furent des pionniers. L'Ecole
leur doit beaucoup.
Finies ou à peu près les descentes à pied, ou à
bicyclette. Professeurs et élèves abandonnèrent la
traverse. Nous ne devons plus être nombreux à la descendre
quelquefois, pour le plaisir de revivre les vieux souvenirs. Les professeurs
sont abonnés à l'autobus, l'Ecole aussi pour ceux de ses
élèves qui vont à El-Biar et à Alger. Et pas
un élève-maître aujourd'hui ne descendrait en ville
à pied. Le dimanche, rentrant à neuf heures du soir, ils
prennent d'assaut la dernière voiture, en grappes si compactes,
qu'un jour, un autobus un peu plus chargé ou un peu moins solide,
s'affaissa à une secousse sous le poids de son impériale.
o o o o o o o o o o o o o o o o o o o o
o o o o o o o o o o o o o o o o o o o o o o o
Très rapidement aussi ce passé
récent s'estompe. Deux services d'autobus aujourd'hui : les C.F.R.A.
et une entreprise privée alternent impeccablement leurs départs
tous les quarts d'heure. Il faut vingt-cinq minutes environ pour aller
de la ville à Bouzaréa : l'Ecole est définitivement
dans la banlieue d'Alger.
Et sous les cyprès et les eucalyptus de la cour d'honneur, grandis
eux aussi, s'alignent chaque matin, après un double virage savant,
quelques voitures aux lignes fuyantes, basses et ramassées, prêtes
à bondir, autos grises, bleues ou noires, vernies et brillantes
comme des bijoux. Ce sont les voitures de mes jeunes collègues,
mes anciens élèves pour qui, hélas ! je suis déjà...
l'ancêtre...
Et je vois entrer avec eux, dans la même cour, au même moment,
l'ombre de ceux qui furent nos maîtres, à nous les anciens.
Ils sont deux, se donnant le bras comme ils le faisaient si souvent. L'un
a une petite barbiche grisonnante que, de temps à autre, il tire
en la tordant, un melon légèrement incliné sur des
yeux gris, clairs et vivants. Il va nonchalamment, à larges foulées
de ses gros souliers blancs de poussière, les pans de sa jaquette
alourdis des livres de sa bibliothèque qu'il apporte aux élèves.
L'autre, droit et bedonnant, la barbe fleurie et les yeux vagues derrière
de grosses lunettes de myope, suit à petits pas rapides, un "
en-cas " vert et gris sur le bras. Il fait beau. Notre Chilou et
notre Tio Pèpe s'en vont souriant, comme des sages ou des poètes
qu'ils sont tous deux, jouissant de l'air serein et de la campagne parfumée,
qu'ils parcourent pour la millième fois.
Oh ! mes maîtres, vous n'imaginiez pas les belles autos " aérodynamiques
", les retours rapides ! Comme vous acceptiez simplement le dur devoir
sans confort. Et comme les choses vous paraîtraient changées
!
L'âme de notre chère vieille Ecole pourtant est restée
la même ; les mêmes, mille liens invisibles qui, tissés
diversement suivant les temps, mêlent nos coeurs aux choses ; le
même, par son esprit, ce séminaire de pensée française
sur cette terre d'Afrique que cinquante ans de dévouement, dont
le vôtre fut le plus grand, ont réussi à édifier
dans ce désert.
C. DI. LUCCIO,
Professeur aux Ecoles Normales de Bouzaréa.
Instituteurs et Administrateurs
Entre le personnel de l'Enseignement et celui
des Communes Mixtes, j'ai eu le grand honneur, avec quelques autres, de
faire la liaison.
Transfuge de l'enseignement, on me demande de dire ce que doivent aux
disciplines de notre vieille Ecole ceux qui, par d'autres sentiers, ont
poursuivi l'oeuvre éducatrice de la France. Aussi, d'esquisser
ce qu'on peut attendre de rapports confiants entre les instituteurs du
bled et les administrateurs de Communes Mixtes.
*
**
Me faudra-t-il être orfèvre
! Je ne puis pourtant refuser mon attestation. Je la dois à ceux
qui furent mes maîtres à la Bouzaréa, aux onze de
ma promotion, toujours chers à mon coeur, à mes jeunes camarades.
Aussi à d'autres, ceux des miens qu'il convient de nommer, de qui
je tiens sans doute cette affection profonde que j'ai gardée aux
choses de l'enseignement : Mon bisaïeul maternel, instituteur alsacien,
lettré en allemand, qui pour n'avoir pu faire en langue française
la demi-classe journalière imposée, vint mourir près
d'Alger en 1932. Mon bisaïeul paternel, instituteur et meunier bas-alpin,
venu, retraité, finir ses jours à Alger. Mon aïeul
: le premier instituteur public de la ville d'Alger qui ouvrit, rue Socgema,
la première école communale. Mon oncle maternel, Scheer,
organisateur avec le recteur Jeanmaire, de l'enseignement des indigènes,
ancien élève de l'Ecole annexe de Mustapha-Supérieur,
pionnier mort à la tâche, premier directeur à Fort-National
de la Section spéciale, premier inspecteur de l'enseignement des
indigènes. Et ce jeune normalien de 1914, mon puîné,
qui, à Reims, a physiquement renoué nos relations familiales
avec la France Métropole (V. chapitre IV, p. 51.
) .
**
Dans un cadre de recrutement aussi varié
que celui des Communes Mixtes, l'apport des anciens instituteurs ne semble
pas négligeable. Leur caractéristique est d'avoir apporté
aux problèmes d'ordre psychologique une attention particulière
; partant, d'avoir entretenu avec leurs administrés des rapports
aisés et confiants. A l'heure où l'évolution des
méthodes administratives est si rapide, il semble qu'on puisse
attendre de cette aptitude particulière une utilité plus
grande. C'est qu'à s'être penché sur de jeunes enfants
pour deviner leurs besoins inexprimés, on gagne à comprendre
plus facilement ceux des hommes qui s'expriment encore imparfaitement.
Pour avoir su mesurer les progrès de jeunes esprits et connu les
méthodes propres à les provoquer, on discerne plus facilement
le besoin de métfode pour l'évolution des adultes et on
mesure plus aisément les étapes parcourues.
A un Gouverneur Général de passage, je disais un jour :
" Les méthodes qui, lorsque j'enseignais, me donnaient les
meilleurs résultats sont celles que j'emploie avec le plus de profit.
On n'enseigne pas, on n'administre pas sans aimer ".
**
Payé mon tribut de reconnaissance,
il me reste à dire ce que les relations confiantes des administrateurs
et des instituteurs du bled peuvent avoir d'utile.
Le temps n'est plus où l'instituteur du douar semblait être
l'ennemi du chef de la Commune. De nombreux incidents ont surgi dont on
ne parle plus guère que pour mémoire. Les relations sont
aujourd'hui correctes au moins, bien souvent bonnes. Il reste qu'elles
soient encore plus souvent confiantes.
***
La déformation professionnelle résultant
d'une part de l'exercice continu de l'autorité, et d'autre part
d'une indépendance pédagogique nécessaire n'est pas
telle qu'elle ne puisse amener les uns et les autres à uvrer
en commun pour la plus belle des oeuvres.
A me souvenir de ce que je dois d'avis utiles, d'indications précieuses
à ceux de mes anciens collègues venus à mon bureau
et revus dans leur home, je mesure la chance d'avoir eu au coeur du pays
indigène des observateurs dignes, renseignés, qui établissaient,
parallèlement à la hiérarchie communale, des relations
d'un caractère particulier entre mes administrés et moi.
Pouvoir, avec eux, approcher toute une génération, dire
les paroles qui doivent être rapportées dans les familles,
bénéficier de ce que leur compréhension peut donner
d'écho à vos pensées, cela fait apparaître
indiscutablement les nécessités d'une confiante collaboration.
Et si, faisant la part de ce qui m'est personnel, je songe au réconfort
apporté dans ces écoles que l'on visite, lorsqu'on fait
perdre à son hôte le souvenir de son emploi du temps, lorsqu'on
l'aide à secouer l'engourdissement moral du bled, qu'on l'oriente
vers des pensées nouvelles et qu'on lie avec lui ce fil tenu de
la considération réciproque, il semble bien que des éducateurs
dont les uns complètent la tâche des autres puissent, en
se passant le flambeau, avoir le sentiment qu'ils en sont également
dignes.
A. LESTRADE-CARBONNEL,
Administrateur Principal de Commune Mixte.
INVOCATION A BOU ZARÉA
O Bou Zaréa ! Toi dont le nom signifie
" père des semences ", " fortuné en graines
" - Bou Zaréa qui exprimes donc abondance et opulence, ô
Bou Zaréa, au nom de notre École, j'invoque ta munificence.
*
**
Je te connais depuis longtemps, Bou Zaréa
- depuis bientôt un demi-siècle... Mais, écoute une
histoire... Il était une fois un petit garçon qui, dans
un humble village du Massif Central, entendit pour la première
fois prononcer ton nom, ton nom étrange, barbare et mystérieux,
alors qu'il avait six ans. Et pendant plusieurs mois, ces longs mois de
l'enfance, il le réentendit, ce nom mystérieux et barbare,
et s'accoutuma à sa sonorité étrange. Car celui qui
le prononçait était un grand garçon de vingt ans,
instituteur-adjoint d'allure un peu folle et dont les extravagances s'accordaient
mal avec la gravité professionnelle de son directeur, l'austérité
du site, la gravité de nos montagnards. Or, chaque fois que l'ancien,
paternellement le gourmandait pour quelque nouvelle frasque, notre grand
garçon faisant sauter le petit sur ses longues jambes, répondait,
désinvolte : " Bah ! si ça continue, j'irai à
la Section Spéciale, j'irai à Bouzaréa. " Bouzaréa...
Bouzaréa... c'était le maître-mot, l'unique, la péremptoire
réponse du grand garçon à l'allure un peu folle.
Et, l'admirant en secret, le petit garçon répétait
: " J'irai à Bouzaréa... Bouzaréa... Bouzaréa...
"
Il ne vint pas, le grand garçon, en cette Bouzaréa. Ce qu'il
est devenu, l'on ne sait, car il disparut un matin d'août, - c'était
de très bon matin, - et personne ne le vit partir... Il oublia
seulement de payer son aubergiste, son logeur et d'autres moindres créanciers,
ne laissant dans sa chambre qu'une malle vide... et un livre d'algèbre...
Peut-être, disaient, simples et bonnes gens, les créanciers
au directeur atterré, peut-être est-il allé dans cette
Bouzaréa dont il parlait toujours ?...
*
**
...Mais le petit garçon que le grand
faisait sauter sur ses genoux, avait retenu le mot magique. Il y songea
durant toute son enfance, toute sa jeunesse. Et un jour vint où
il connut pour de bon, pour de vrai, ce que le grand n'avait jamais qu'imaginé,
et pour échapper peut-être à de justes vindictes...
...Ce n'est donc pas d'hier, tu le vois, que date mon premier souvenir
de toi, Bou Zaréa. Alors permets-moi de t'invoquer, père
des semences, symbole d'abondance et d'opulence, De t'invoquer en faveur
de cette École qui s'est un jour installée sur ton domaine.
Elle y vint sans enthousiasme, un peu comme une intruse, car personne
ici ne l'attendait, un peu comme une pauvresse, car des lieux où,
jusqu'alors elle gîtait, la nécessité l'obligeait
à chercher un nouveau toit... C'était, en vérité,
une école sans prestige, et qui, pendant des années, sembla
oubliée dans les brumes... Une maison sans souvenirs...
Mais aujourd'hui la voici ranimée, vigoureuse, ruche bruissante
d'abeilles ; ruche féconde, qui a essaimé ; ruche généreuse,
qui ne demande qu'à essaimer encore... N'est-ce point là,
Bou Zaréa, signe de ta protection ? de ta vertu, de tes bienfaits
?... Alors, je te salue, ô Bou Zaréa ! père des semences,
symbole d'opulence et d'abondance, et je te demande pour cette École
qui, désormais, fièrement porte ton nom, de lui assurer
à jamais ta protection, de lui inculquer ta vertu, de la combler
de tes bienfaits...
Que soit toujours plus bruissante, plus féconde, plus généreuse,
notre École, sous ton égide, ô Bou Zaréa !
Aimé DUPUY.
TABLE DES MATIÈRES
Préface, par M. le Recteur Pierre
Martino 7
I. - HISTOIRE DES ECOLES NORMALES D'INSTITUTEURS
D'ALGER, par Aimé Dupuy
Chapitre I. - Des ombres dans le Parc de Galland 11
Chapitre II. - De Mustapha à Bouzaréa et l'" occupation
restreinte ". 23
Chapitre III. - Bouzaréa s'organise - De l'Ecole Normale aux Ecoles
Normales d'Alger-Bouzaréa 33
Chapitre IV. - L'Offrande au Pays. - Les Bouzaréens pendant la
Grande Guerre 47
Chapitre V. - La Bouzaréa d'aujourd'hui 53
Appendice 74
II. - TEMOIGNAGES
Présentation, par Aimé Dupuy 77
Un élève de 1866: B. Fatah, par L. Buret 81
Souvenirs de Mustapha, par Marie Peytral 85
Au Cours Normal de 1888, par M. Soualah 87
Du Cours Normal à l'Agrégation de Physique, par Ahmed Balloul
92
...et au Musée du Luxembourg, par A. Mammeri 94
Les souvenirs de M. le Procureur Général, par Pierre Godin
96
La journée d'un normalien vers 1900, par M. Dennoun 99
Souvenirs d'un " microbe " de 1906, par Alexis Chottin 103
Trois croquis, par L. Buret 105
A votre tour, M. l'Intendant, par Daniel Moulias 110
La parole est aux Chaïbs :
1896-1910, par M. Paul Bernard 113
1910-1915, par M. Ch. ab der Halden 118
A l'Ecole Normale du Fin-Midi, par Ch. ab der Halden (Les Propos
de M. Boneuil) 122
Souvenirs de guerre et d'après-guerre, par J. Guillemin 126
Achille Delassus, par A.-M. Biaggi 130
La Section Spéciale :
De 1894 à 1896, par G.-C. Berdou 132
De 1897 à 1903, par F. Redon 135
Un Sectionnaire de 1899, par Prosper Ricard 141
De la Section au Palais-Bourbon, par Maurice Robert 144
...et à l'école d'Abéché, par Paul Fabre 146
Vingt-cinq ans de Quatrième Année, par C. Disdet 148
Un apôtre : Jean Quilici, par G. Hardy 152
Notre école annexe, par P. Magnou 154
Bouzaréa et les études berbères, par André
Basset 156
Samuel Biarnay, par Louis Brunot 157
Quelques anecdotes sur Biarnay, par J.-E. Rousset 164
Bouzaréa et les études arabes, par Georges Valat 168
Les Sectionnaires au service de la terre algérienne, par H. Truet
173
De Bouzaréa à Alger et vice-versa :
Ou le " plaisant " (?) problème des transports, par C.
Di Luccio. 175
Instituteurs et Administrateurs, par A. Lestrade-Carbonnel 183
Invocation à Bou Zaréa, par Aimé Dupuy 185
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