École normale, la Bouzarea(h)
Aimé Dupuy - directeur des Écoles Normales d'Alger-Bouzaréa
BOUZARÉA
Histoire illustrée des Écoles Normales D'Instituteurs d'Alger-Bouzaréa
Préface de Pierre Martino, recteur de l'Académie d'Alger
TÉMOIGNAGES - 4è série
Souvenirs de guerre et d'après guerre par J. GUILLEMIN,
Achille Delassus par A. BIAGGI,
La Section Spéciale - de 1894 à 1896 par G.C.BERDOU,
De 1897 à 1903 par F. REDON,
Un Sectionnaire de 1899 par P. RICARD,
De la Section au Palais-Bourbon... par M. ROBERT,
....et à I'Ecole d'Abéché par P. FABRE.

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Souvenirs de guerre et d'après guerre

C'est en 1915, en pleine guerre, qu'à la suite d'un échange de télégrammes avec l'Académie d'Alger, je fus appelé à la Direction de l'Ecole Normale de Bouzaréa. Je devais occuper cette charge jusqu'à l'heure de ma retraite. J'eus donc l'honneur d'être intimement associé à la vie de l'Ecole pendant treize années, allant de l'étape hérissée de difficultés de la guerre à la période de liquidation et de réorganisation d'après-guerre qui, par le nombre et la variété des problèmes qu'il fallut alors affronter, fut à peine moins héroïque que la précédente.

Peut-être n'est-il pas inutile, à l'instant même où l'évolution nécessaire des institutions menace de modifier le cours de son destin, d'invoquer un ensemble de souvenirs se rattachant à un moment si particulier de l'histoire de la Bouzaréa ! Sans doute les fragments de cette chronique sont-ils épars dans la mémoire des élèves-maîtres et des professeurs qui, en ce temps, y vécurent des heures parfois brèves ; qu'ils veuillent bien ne voir, dans cet essai de coordination, qu'une preuve de ma fidélité.

Dans le recul apaisant des années, ce qui caractérise cette vision rétrospective, c'est une impression de sérénité. C'est une émotion souvent teintée de tristesse, mais toujours imprégnée de gravité et de fierté, que suscite, en effet, l'image de la vie ardente d'une jeunesse aux prises avec des épreuves parfois insurmontables, mais tâchant néanmoins de se tenir en étroite communion de pensées et de sentiments avec ceux du front. C'est cette volonté constante qui l'animait et l'aidait à supporter allègrement les vicissitudes d'une scolarité pleine d'imprévu.

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Quand M. ab der Halden, rappelé aux armées, me transmit sa fonction, c'est une lueur bien incertaine qui éclairait la route à parcourir. Les obstacles apparaissaient invincibles : la très grande majorité du personnel qualifié de l'Ecole étant au feu, des maîtres improvisés, quelquefois trop jeunes, assumaient un service essentiel, sans y avoir été préparés ; avec une bonne volonté inépuisable, ils s'efforçaient de n'être pas trop débordés par des tâches écrasantes ; mais il était urgent de les secourir comme de combler des vides inquiétants, car cette situation pouvait être grosse de conséquences désastreuses. Mais si les écueils nous étreignaient, l'importance de l'oeuvre à accomplir n'était pas moins obsédante. Pour que la France pût continuer, il ne fallait pas laisser s'interrompre un instant la formation des instituteurs. L'école est vraiment le centre moral auquel s'alimentent les masses profondes du pays, et c'est surtout par l'école que l'Algérie evient française. Ce que nous avions à sauvegarder, c'était à la fois la survivance de la conscience morale dont la barbarie de la guerre pouvait ébranler les fondements, la continuité de l'oeuvre française en ce pays. Il fallait donc aussi vaincre à l'arrière.

Heureusement une foi agissante pénétrait le personnel : des grands chefs aux plus modestes de leurs collaborateurs, chacun s'efforçait d'élever son coeur à la hauteur des circonstances. Tous les concours sollicités nous furent acquis : préparateurs d'université, professeurs de lycée et d'école primaire supérieure, instituteurs, fonctionnaires mobilisés momentanément inaptes au service armé, professeurs libres, tous unirent leurs efforts d'enthousiasme et acceptèrent un surcroît de fardeau pour qu'à nouveau le bourdonnement normal et régulier du rucher pédagogique pût se faire entendre.

La préparation du personnel enseignant ne se poursuivit cependant pas sans à-coups, et c'est une figure bien changeante que présentait l'Ecole pendant les années de guerre. Les événements du front retentissaient sans cesse sur notre existence fiévreuse : brusquement des promotions se vidaient à moitié par l'appel d'un nouveau contingent ; parfois, au contraire, des recrues inattendues gonflaient nos effectifs, compliquant à l'infini notre besogne, telle cette jeunesse serbe, décimée dans la désastreuse et héroïque retraite d'Albanie, qu'il fallut bien accueillir, soigner, équiper, réconforter, sauver physiologiquement et intellectuellement pour conserver à un glorieux et malheureux pays une élite qui, certes, n'oubliera point la France.

Et cette tâche inexorable devait se poursuivre à travers des conditions financières et économiques inouies et telles, par suite de la hausse des prix, de la rareté des matières et de l'insuffisance de nos crédits, que nous avons connu l'existence la plus précaire, obligés que nous étions de devenir producteurs de légumes, de lait, de viande, etc..., réduits parfois à avoir recours à l'obligeance de nos amis pour régler des fournisseurs eux-mêmes aux abois, contraints par exemple devant l'extrême disette et les prix astronomiques de la houille, de sacrifier nos arbres centenaires pour alimenter une fourneau de cuisine qui, malgré sa voracité, n'avait pas droit au chômage. En ce temps, tenir, même à l'arrière, était un problème.

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Et cependant, durant cette période si tourmentée, que de satisfactions n'avons-nous pas dues à nos jeunes promotions d'élèves-maîtres ! En dépit des lacunes inévitables de notre organisation, de nos exigences scolaires et disciplinaires qui méconnaissaient souvent, contrariaient ou brusquaient parfois leurs sentiments plus fougueusement tendus vers la ligne des tranchées que vers le laboratoire ou la salle d'études, qu'au fond cette saine jeunesse fut sérieuse et appliquée, déférente et consciencieuse, et quelles maîtresses qualités d'éducateurs ne révélait-elle pas en ces instants tragiques !

Par dessus tout, nos jeunes gens furent profondément, âprement patriotes. Les plus fiers d'entre eux et les plus enviés, étaient ceux qu'un ordre bref de mobilisation arrachait à leurs études ; et j'ai le souvenir ému de certains élèves qui, ajournés d'une classe antérieure, me prièrent de ne les point contraindre à se présenter devant le Conseil de Révision,... afin d'être déclarés " bons, absents ". D'autres s'engagèrent individuellement ou en groupe et, fait significatif, le dévouement patriotique des élèves-maîtres indigènes fut aussi enthousiaste que celui de leurs condisciples européens : les seuls engagements d'étudiants indigènes contractés en Algérie pendant la guerre, furent ceux des élèves-maîtres de Bouzaréa. C'est un titre dont leur Ecole peut rester fière.

Ce zèle patriotique se condense en un " Livre d'Or " qui ne le cède à aucun et atteste la bravoure de ces enfants intrépides : cinquanteet-un élèves-maîtres de Bouzaréa ont, au champ d'honneur, héroïquement donné leur vie à la France ; un grand nombre des survivants furent blessés ; la plupart de nos mobilisés obtinrent les citations les plus élogieuses. Quel magnifique démenti à ceux qui seraient tentés de mettre en doute la haute et forte inspiration de l'enseignement laïque !

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L'après-guerre devait encore transfigurer cette Ecole Normale qui ne ressemble à aucune autre.

Après avoir établi le glossaire des morts, il s'agissait d'ordonner le sort des vivants, c'est-à-dire de recevoir à l'Ecole, en même temps que les promotions régulières, tous les élèves-maîtres appelés sous les armes avant la fin de leurs études. Beaucoup d'entre eux, déjà âgés, ne voulant ou ne pouvant plus être à la charge de leurs familles, ou bien manifestaient peu d'empressement à poursuivre leur formation générale et professionnelle, ou bien sollicitaient d'être immédiatement appelés à un emploi d'instituteur ; quelques-uns même ne se sentant pas préparés vraiment à la carrière qu'ils avaient autrefois choisie et désespérant d'y réussir, se proposaient de renoncer à l'enseignement. L'intérêt de l'Ecole, qui n'exprime que le souci de l'avenir commun des enfants et du pays, exigeait à la fois la récupération de tous les élèves-maîtres survivants, à peine assez nombreux pour satisfaire aux besoins accrus du service, et la reprise de leurs études au point où ils les avaient interrompues. Il n'était pas, en effet, permis de remplir les cadres avec un personnel de formation incomplète ; la dignité des maîtres se serait, au demeurant, mal accommodée d'une renonciation aux études nécessaires à l'exercice d'une fonction délicate et il y eût eu quelque ingratitude à offrir aux démobilisés, en récompense de leurs exploits, une situation diminuée et la perspective d'une carrière manquée. Leur réintégration à l'Ecole Normale s'imposait donc.

Les difficultés matérielles furent légalement résolues grâce à la haute compréhension d'un Recteur éminent et à la sollicitude du Gouvernement Général de l'Algérie. Une allocation mensuelle de soixante-quinze francs, calculée pour faire face aux menues dépenses obligatoires, fut attribuée à chaque élève-maître démobilisé, pendant la durée de son séjour à l'Ecole Normale. Assurés de n'avoir pas à imposer de nouveaux sacrifices à leurs familles, tous les survivants des promotions de guerre rejoignirent l'Ecole. L'organisation de leurs études nécessitait, d'autre part, une dotation assez large en personnel, en même temps que l'institution d'un régime d'études particulier. Le retour des professeurs démobilisés et des créations d'emplois nouveaux, facilitèrent le groupement des élèves en sections correspondant à différents cycles d'études : trois mois, six mois, un an, selon qu'ils avaient séjourné deux ans, un an ou quelques mois à l'Ecole et qu'ils avaient à conquérir le Brevet Supérieur et le Certificat de fin d'études normales ou ce dernier titre seulement. Des programmes d'études évidemment allégés, et des épreuves réduites de diplômes furent adaptés à chaque section.

Tous ces jeunes gens, qui pourtant avaient connu la vie de caserne et celle du front, se plièrent avec une bonne volonté sans égale à un régime assurément très libéral, mais pourtant fort différent de celui qu'ils venaient de pratiquer. Ils purent ainsi, grâce à une maturité d'esprit acquise à rude école, compléter leur formation dans les conditions les plus heureuses et faire une entrée joyeuse dans une carrière qu'ils ont, depuis lors, déjà honorée. Cette œuvre capitale de la rééducation des élèves-maîtres démobililsés a pu éviter à l'Algérie une crise redoutable de personnel, au moment même où il importait essentiellement de susciter une reprise de l'activité générale du pays.

Il convient d'arrêter ici cette relation ; car si les dernières années de mon séjour à Bouzaréa furent consacrées à une large organisation matérielle et pédagogique de l'Ecole, en vue de mettre en harmonie les institutions scolaires de la Colonie avec les progrès et les désirs de ses populations, elles rentrent néanmoins dans le cadre de l'activité normale d'un directeur. Ces années de rude labeur pendant lesquelles la Bouzaréa a pu revêtir sa physionomie actuelle, éveillent en moi des souvenirs très chers, si j'évoque les relations d'estime réciproque et de confiante amitié qui m'unirent à une belle pléiade de collaborateurs, l'attachement profond qu'ils portaient à leur Ecole ; le zèle intelligent, la rare probité intellectuelle et la haute conscience qu'ils mettaient avec joie à son service pour qu'elle méritât vraiment d'être l'inspiratrice, la régulatrice de l'activité d'un personnel sur qui repose, sans aucun doute, pour une part prépondérante, l'avenir de ce pays. La chère, la grande, la glorieuse Bouzaréa est leur oeuvre ; ma fierté est d'avoir été associé à leur effort.

J. GUILLEMIN,
Ancien Directeur des Ecoles Normales d'Alger-Bouzaréa.



Achille Delassus

Infidèle à la mode, insoucieux de l'ajustement, indifférent aux frivolités mondaines, timide, distrait, retiré, homme banal et doux, professeur de haut style, écrivain et poète, Achille Delassus restera sympathiquement légendaire et son souvenir sera toujours évoqué avec attendrissement. Dédaignant la cahotante diligence que les chevaux poussifs traînaient péniblement le long de la côte d'El-Biar à Bouzaréa, il se rendait à pied à l'Ecole Normale, notant en chemin ses impressions. Peu lui importaient les inclémences du ciel d'hiver ou d'été, ses souliers boueux ou poussiéreux, son gilet mal boutonné, sa cravate de travers. Il arrivait par les sentiers de traverses, souriant, sans fatigue apparente et, déballant de ses poches ses plans de leçons ou des devoirs corrigés, commençait aussitôt son cours. Nous l'écoutions ravis.

D'une voix nette, bien timbrée, il développait son sujet à une cadence rapide, sûr de soi, plein de chaleur. Ses commentaires abondants, ses vues originales, la richesse et la variété de son esprit nous éblouissaient. La rue, la foule, l'effarouchaient, le repliaient en soi comme une de ces fleurs qui ferment leurs corolles dès qu'on les touche. Dans sa classe, il se retrouvait en famille. Là, entrant avec aisance dans le domaine de la pensée, qui était son élément essentiel, son regard un peu triste s'animait ; son front haut et large paraissait encore plus vaste et toute sa physionomie prenait un air d'apôtre. Il se penchait de plus en plus vers nous pour nous communiquer sa flamme. Nous ouvrant avec son coeur les trésors intellectuels qu'il avait amassés dans la méditation, le commerce des livres, l'observation directe de la vie, il nous offrait ainsi le meilleur de lui-même. Comment ne l'aurions-nous pas aimé, lui qui ouvrait à nos rêves de jeunesse des horizons si merveilleusement clairs, lui que nous sentions si paternel, si bienveillant ! Camarades de la promotion 1899-1902, qui de vous ne se rappelle avec émotion les promenades du jeudi, ou du dimanche, sous la conduite de Delassus ? Il nous emmenait dans les ravins discrets de la Bouzaréa. Nous nous groupions autour de lui et, détaillant un paysage, caractérisant une maison, un arbre, une fleur, faisant revivre les choses mortes, il nous initiait au sentiment de la beauté. Lorsqu'il nous quittait le soir au seuil de l'Ecole, la barrière qui entourait le jardin nous semblait moins noire, les murs des bâtiments moins sévères, moins nus, notre couvent laïque où le silence était la grande règle, plus doux, plus accueillant. C'est que nous avions découvert en Delassus un grand ami. En signe d'affection et de reconnaissance, nous avions tiré de son prénom un diminutif charmant, e Chilou ", que nous prononcions toujours avec le plus grand respect. Nous ignorions alors que la Muse était son violon d'Ingres, qu'il publiait des études sociales, philosophiques, littéraires, techniques, s'adonnait à la critique théâtrale, écrivait des romans, des articles de presse, car il cachait son nom sous divers pseudonymes. Nous avions cependant deviné sa sensibilité profonde et senti son grand coeur. Il est tombé presque à son poste, en pleine possession de ses talents, après avoir été pendant vingt-huit ans l'âme de cette Ecole Normale pour qui il dépensa généreusement sa vie.

En pieux hommage à sa mémoire, nous tous, qui avons été ses élèves, recueillons-nous et, comme pour les Morts au Champ d'Honneur, observons la minute poignante de silence.

A.-M. BIAGGI,
Professeur aux Ecoles Normales d'Alger-Bouzaréa.



La Section Spéciale
De 1894 à 1896

Ma nomination comme directeur des Etudes à la Section Spéciale date de novembre 1894. Le poste m'avait été proposé au Ministère quelques jours auparavant, lors de l'examen du C. A. à l'Inspection Primaire.

A cette époque lointaine, la situation matérielle n'était pas brillante : trois mille francs de traitement annuel et cinq cents francs de prime pour le diplôme d'arabe. Il n'existait pas de logement dans les locaux de l'Ecole Normale ; je dus me contenter de trois petites pièces disponibles dans la maison d'école du village où était également installé le directeur du Cours Normal indigène. Il ne m'avait pas été fourni de mobilier personnel.

Les travaux d'achèvement de l'Ecole Normale n'étaient pas encore commencés : la toiture manquait en plusieurs endroits.

La Section Spéciale recevait chaque année quarante élèves-maîtres, presque tous instituteurs dans la Métropole. Ils venaient en Algérie attirés sans doute par une faible augmentation de traitement, mais aussi parce qu'ils se sentaient les qualités requises pour vivre en tribu, au milieu de populations, dont la mentalité et le genre de vie, si différents des nôtres, avaient besoin peu à peu d'être modifiés.

Ils étaient internes comme les normaliens, à l'exception de deux ou trois que leur femme avait accompagnés. Il n'y avait dans la semaine aucun jour de repos autre que le dimanche. Les cinq journées scolaires étaient consacrées aux leçons et aux travaux pratiques. Le jeudi matin, tous les élèves descendaient à la Faculté pour suivre des cours de psychologie, d'histoire et géographie de l'Algérie, et, le dimanche matin, un groupe de dix se rendait à l'hôpital civil, et assistait à la visite des malades. Leur programme de travail à la Section ne leur laissait pas de longues heures de loisirs. Il comprenait les matières suivantes : langue arabe et langue kabyle, moeurs et coutumes indigènes, histoire et géographie de l'Algérie, agriculture et travaux de jardinage, travail du bois et travail du fer, hygiène et médecine usuelle donnant lieu à la délivrance d'un certificat, leçons aux élèves indigènes de l'Ecole annexe, conférence en présence du directeur de l'Ecole Normale, du directeur et du directeur-adjoint de la Section. Je leur donnais en outre quelques notions d'administration scolaire.

Chaque année avaient lieu : 1/ une promenade à Sidi-Ferruch ; 2/ une visite à la Trappe de Staouéli où les religieux nous expliquaient le mode d'exploitation de leur immense domaine ; 3/ quelques jours avant l'ouverture des vacances, une excursion dans les écoles de la Grande et de la Petite Kabylie. Pendant une dizaine de jours, c'étaient les voyages à dos de mulet, la traversée des villages, la visite des classes où l'on assistait aux leçons des instituteurs, les nuits passées dans les salles où l'on dormait sur la fougère sèche, puis, au retour, le compte rendu écrit du voyage.

Comme on le voit, les futurs maîtres des écoles d'indigènes recevaient une préparation qui devait les rendre capables de bien remplir leur tâche. Malheureusement, nous étions encore dans la période des tâtonnements et des recherches : nous n'avions pas de programme, et les procédés d'application de la méthode directe étaient très peu connus. Notre seul guide était le fascicule 114 du Musée Pédagogique contenant quelques modèles de leçons bien insuffisants. C'est seulement en 1898, deux ans après mon départ de la Section Spéciale, que fut publié le programme auquel avaient collaboré inspecteurs, professeurs et quelques-uns des meilleurs instituteurs.

En quittant Bouzaréa pour le Département de Constantine, j'ai retrouvé plusieurs de mes sectionnaires installés soit dans les écoles à peine achevées, soit dans des maisons indigènes peu confortables. Ils ne se plaignaient pas et ils se trouvaient heureux quand ils pouvaient obtenir, après quelque temps de séjour, la confiance des familles traduite par une bonne fréquentation. Il n'était pas rare à cette époque, de voir des maîtres demeurer de nombreuses années dans la même école. Ils partaient ensuite regrettés de tous, ayant joui, auprès des élèves et de leurs parents, d'une grande autorité faite d'estime et de respect.

G.-C. BERDOU,
Inspecteur honoraire de l'Enseignement des Indigènes.

De 1897 à 1903

Temps lointains, d'autant plus présents à ma mémoire qui les retrouve pleins de jeunesse et de fraîcheur !
Un sectionnaire, chansonnier, antérieur de peu à cette époque, avait composé une " Marche de la Section " qui se terminait par ces vers épiques :
                   " ...Et les générations futures
                   " Ne diront pas sans émotion
                   " La Section ! La Section !...

Je ne sais pas le secret des générations futures. Mais celles du temps dont je parle, où la joie et la confiance emportaient la Section dans l'azur, ne peuvent évoquer son souvenir que le coeur battant. Qu'il soit permis à l'un de ses plus anciens directeurs de faire écho à ces émotions, par une brève échappée vers ce passé.

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Pourtant la Section traversait à cette époque une crise. Son effectif baissait. Non que le recrutement menaçât de tarir. Les demandes des candidats abondaient. Mais les crédits - déjà ! - se resserraient chaque année, comme une vis de pressoir. L'enseignement des Indigènes, encore prisonnier de ses débuts héroïques, luttait contre des oppositions redoutables. Presque tout le monde en Algérie - Indigènes et Colons tout à fait d'accord sur ce point - désirait sa mort. Le grand Recteur que fut M. Jeanmaire gardait à l'institution nouveau-née des entrailles de père, et il la défendait avec une ténacité splendide et furieuse. Des chefs de cette envergure et de ce caractère à qui l'Algérie repentante a fait, depuis, l'hommage d'un buste public, honorent une époque, un régime, un pays. Mais les cordons de la bourse étaient en d'autres mains.

Toutefois, jamais, au grand jamais, la crainte que la Section pouvait disparaître ne nous avait effleurés : nous eussions jugé cette pensée sacrilège. Les chants, l'activité, les boutades, les fantaisies des sectionnaires furent aussi pleins de vie et de variété au bout de la galerie qu'au milieu. Au dortoir, même zèle matinal, d'ailleurs modéré pour quelques-uns. A telle enseigne qu'un des sectionnaires de 1901, plus indépendant que ses camarades... Mais bah ! j'ai oublié complètement ce qui faillit arriver.

Il était si doux de vivre alors.

Peu de sectionnaires, donc, pendant ces années de sécheresse budgétaire, mais combien parmi eux, de natures riches d'avenir ! Je cite presque au hasard de mes souvenirs :

M. Dumas, futur inspecteur général, qui a marqué avec éclat, dès sa vingtième année, son passage à la Section ; M. Sarlin, futur inspecteur primaire à Alger ; M. Pascault, fut inspecteur de l'enseignement industriel en Algérie ; M. Rousset, futur professeur au Cours Normal, à l'Ecole Normale et à la Section, inspecteur primaire au Maroc pendant la dernière année de la guerre ; M. Guilhon, futur directeur d'Ecole Professionnelle à Tunis ; M. Crouzet, futur professeur à l'Ecole Normale de Bouzaréa et à la Section ; M. Ricard, futur créateur des Arts Musulmans au Maroc et professeur à l'Institut berbère de Rabat ; M. Duvernois, futur professeur à l'E.P.S. de Boufarik, qui mourut jeune après une vie de tortures physiques stoïquement supportées, à la veille d'enlever à la Faculté d'Alger un doctorat scientifique ; M. Magnou, futur directeur de l'Ecole Annexe de Bouzaréa ; M. Laoust, futur professeur à l'Ecole des Hautes Etudes berbères à Rabat (Maroc) ; M. Raimbaud, directeur à Bône qui, cumulant les responsabilités, devint, par la suite, premier adjoint au Maire de Constantine.

J'en passe et des meilleurs.

Dans le nombre, toute une pléiade de chevaliers de la Légion d'Honneur : M. Dumas, M. Sarlin, M. Ricard, M. Magnou, M. Laoust, etc... (Sans compter le sympathique auteur du présent Témoignage. (A. D.).).

Si je tiens ouverte la page de ceux, peu nombreux d'ailleurs, qui ont plus ou moins " bifurqué ", et à qui, néanmoins, la Section est redevable de quelque lustre - voire de beaucoup ! - je puis citer M. Bonnet, devenu directeur des Contributions à Alger, et surtout, cet admirable Biarnay, futur directeur de la Poste Chérifienne et des Biens Habous au Maroc, arabisant et berbérisant de première force, aussi courageux que savant, qui gagna la Légion d'Honneur - encore un ! - à la reprise de Fez, en 1911, et fut terrassé par la grippe espagnole quelques années après, emportant l'estime, hautement déclarée, du Général Lyautey.

Presque tous métropolitains d'origine - l'idée dominante de l'époque, dont on revint plus tard, était que le jeune personnel algérien risquait d'avoir trop à faire pour refouler les préjugés arabophobes du terroir, - les Sectionnaires s'attachèrent fortement, sinon toujours à l'Algérie, du moins à l'Afrique, bien que plusieurs soient venus à Bouzaréa, la première jeunesse largement dépassée. Philibert et Chenivesse, de la promotion de 1897, avaient respectivement 32 et 35 ans.

Je viens d'évoquer quelques vocations de Sectionnaires vers la Tunisie ou le Maroc. D'autres Sectionnaires, peut-être encore plus hardis, allèrent plus loin, sans quitter l'enseignement : Saintot et Chatelot, au Sénégal ; Gallin et Dorne, dans diverses colonies tropicales du Golfe de Guinée ; Dimanche, - le beau Dimanche comme on dirait de ce magnifique échantillon d'humanité - dans le Soudan ; Brulard, au Dahomey ; Pourcel à Tombouctou. Boutures vivaces d'une institution aux fortes racines !

Si l'enseignement français, dans ces colonies, a pris l'extension qu'on sait, est-il interdit de penser que l'oeuvre de la Section n'y fut pas absolument étrangère ?

Et puis-je clore ce tableau d'honneur sans donner une pensée de respect profond et attendri à ceux que la Grande Guerre dévora : Widenlocher, sur le front français ; Paquet, en Macédoine ?

Les professeurs de la Section appartenaient ordinairement aux cadres de l'Ecole Normale. Tels le sévère, mais si droit, dans tous les sens du mot, M. Fleureau, et son adjoint, le bon périgourdin réjoui, M. Batut, qui enseignaient ensemble le travail manuel ; MM. Ben Sedira, également professeur à la Faculté, et son répétiteur le cordial et pur kabyle qu'était M. Si Sa ïd dit Boulifa, qui enseignaient séparément les deux langues indigènes ; M. Girard, professeur d'agriculture, le plus populaire des maîtres et le plus respecté : sa présence d'esprit, son humour, son savoir, également personnels, enchantaient et contenaient, à la fois, les Sectionnaires qui, sous sa direction, devenaient joyeusement et utilement, jardiniers, vignerons, forestiers.

Parmi les professeurs étrangers à l'Ecole, rappelons le nom vénéré du Docteur Moreau, professeur de Faculté, qui donna, par sa parole si simple, si limpide et si riche, comme par les exercices pratiques de l'Hôpital, un prestige sans égal à l'enseignement de la médecine et de l'hygiène aux Sectionnaires, et de qui la science a contribué, plus peut-être qu'aucune autre, à faire des écoles d'indigènes des foyers d'humanité. Un souvenir aussi est dû à M. Baudelaire, inspecteur primaire des Indigènes, qui, chaque lundi matin, arrivait à Bouzaréa à cheval, botté, éperonné, et faisait un cours alerte et cavalier sur les usages et coutumes indigènes de l'Algérie.

Deux fois par semaine, les sectionnaires descendaient à Alger pour compléter leur apprentissage professionnel. Les coricolos trinquebalants, mais si divertissants, les cahotaient sur les routes, alors semées d'ornières, tirés par des haridelles que le cocher, je crois, nourrissait exclusivement de coups de fouet. Mais, c'est en ville que ces attelages préhistoriques rencontrèrent le plus d'obstacles. De 1898 à 1902 s'étendit le règne politique de MM. Max Régis et Edouard Drumont. La tourmente antijuive, dont les manifestations n'étaient pas toujours innocemment fleuries, gronda presque sans arrêt. Aux jours graves, des barrages de troupes la canalisaient. Mais ils fermaient à la circulation presque toutes les issues, et la Section en voiture se trouva bloquée, plus d'une fois, comme les défilés populaires à pied, d'où sortait le tonnerre d'une Marseillaise qui n'était pas celle de Rouget de l'Isle.

Je vous le disais bien ; ces temps bénis où la société paraissait avoir notre âge, était pleine d'imprévus et pleine de charme.

Mais ce n'était pas pour écouter des choeurs populaires héroiques (?) ou des tribuns tonitruants, que la Section quittait, quelques heures par semaine, sa Thébaïde haut perchée de Bouzaréa. Parfois, elle se rendait sagement, dans les écoles d'indigènes d'Alger. Là, elle assistait aux classes des maîtres les plus expérimentés, et pouvait saisir sur le vif la différence, si logique, qui sépare la pratique vécue de la théorie apprise, si nécessaires que soient. également, l'une et l'autre.

Plus souvent elle allait écouter certains professeurs à la Faculté des Lettres. La raison d'être des cours que les Sectionnaires suivaient était d'élever leur esprit au-dessus du métier strict et de leur donner un contact, bref niais fécond, avec les grandeurs et les élégances désintéressées de la Science.

Conception très haute et dans le fond, très pratique.

Parmi les professeurs dont les Sectionnaires furent les disciples accidentels et souvent enchantés, citons M. Hémon, professeur de philosophie au Lycée, dont le cours public à la Faculté attirait un innombrable auditoire, ami du beau langage. Mais c'est surtout M. Gautier, professeur titulaire de géographie et grand explorateur saharien, qui marqua dans les souvenirs de la Section. Il eût été difficile de trouver autant de science, large et précise, de clarté et d'esprit étincelant qu'il y en avait dans la parole de M. Gautier, maître éminent qui, par ailleurs, a tant fait pour la science française et le renom de l'Université d'Alger. Pendant trois ans, il ouvrit l'Afrique aux imaginations émerveillées des Sectionnaires.

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A Bouzaréa, le directeur de la Section avait pour fonction spéciale et essentielle de former à leur mission future - le mot étant entendu au sens le plus large - les Sectionnaires. Il donnait l'enseignement théorique de la pédagogie et dirigeait les exercices pratiques, suivait les jeunes gens à l'Ecole Annexe à Alger, ne perdait jamais leur contact.
Complémentairement, il les initiait à l'histoire spéciale et à la géographie de l'Algérie.

J'ai assumé, avec toute l'ardeur de ma jeunesse, ces diverses responsabilités durant cinq ans.

Je ne puis définir ce qu'elles ont pu produire d'effet utile. Mais je sais qu'elles m'ont dilaté l'esprit et le coeur et que je leur dois beaucoup de joies. Cette fonction était une conception de M. le Recteur Jeanmaire, et datait de l'origine même de la Section (1892). Elle se révéla, en tout temps, si conforme aux besoins qu'à ma connaissance, elle n'a pas eu beaucoup à évoluer jusqu'à notre temps. Mais elle a changé de nom. Le directeur de la Section porte aujourd'hui le titre, plus approprié sans doute, à des responsabilités qui se sont étendues, de directeur de l'Ecole Normale Indigène.

L'action du directeur de la Section s'exerçait sous l'autorité immédiate du directeur de l'Ecole Normale. Le directeur de l'" Ecole Normale " - l'expression s'employait alors au singulier, mais la fonction embrassait tout le service de la vaste Maison - était M. Paul Bernard. Il venait souvent à la Section et même à l'Ecole Annexe, où les Sectionnaires s'instruisaient aux exemples de MM. Moy, directeur, et Jacquet, adjoint. Il s'était particulièrement chargé, à la Section, de diriger quelques-unes des conférences - celles qui avaient trait à la culture générale - où, à tour de rôle, les Sectionnaires s'essayaient à débattre une question devant leurs camarades.
L'action de M. Bernard, que le temps et notre amitié me permettent d'apprécier, aujourd'hui, en toute sécurité de jugement, est de celles que nul ne peut avoir oubliées. En elle, se confondaient l'autorité naturelle d'un caractère né pour le commandement ferme et droit, une virilité d'esprit et un talent professoral d'une rare maîtrise. Je puis dire, sans rien retirer aux autres influences, antérieures ou postérieures, que c'est elle qui a, pratiquement, fondé l'Enseignement des Indigènes en Algérie, d'abord en tenant les rênes de haut, mais avec une magistrale sûreté, à la préparation intégrale de ses maîtres, puis, en présidant les travaux qui ont abouti à la rédaction du Plan d'études et des programmes de l'Enseignement des Indigènes (1898), c'est-à-dire du Code pédagogique de l'institution.
Mais elle s'exerçait encore d'une autre façon.

Il existait déjà un Bulletin mensuel destiné à l'Enseignement des Indigènes qu'éditait l'Académie d'Alger. M. Bernard en était, de beaucoup, le principal rédacteur. On peut reprendre, encore aujourd'hui, ses principaux articles. C'étaient des merveilles de clarté, d'intérêt, d'adaptation aux besoins et qui ont gardé le meilleur de leur vertu. Ils ont créé des méthodes, affirmé une doctrine, répandu une foi. Ils ont inspiré toutes les études pédagogiques de la Section. En particulier, ils ont précisé définitivement la méthode de l'exercice de langage, le premier en titre de l'enseignement des Indigènes. Oh ! l'admirable outil qu'avait l'enseignement, encore peu expérimenté, des Indigènes, et l'admirable ouvrier qui le maniait !

La Section pouvait se rendre compte des réalités de la vie complexe qui attendait les futurs maîtres des Indigènes, au cours des voyages d'études qu'elle accomplissait, chaque année, dans l'une ou l'autre Kabylie.
Elles paraissaient charmantes, presque dorées, en réalité, vues à travers les grâces de l'accueil que la Section recevait de ses aînés. Ceux-ci - des pionniers de la civilisation, des apôtres de la langue et de la pensée nationales - oubliaient alors les rudesses de leur isolement dans l'immense et âpre montagne, et s'abandonnaient fraternellement à la joie. Toutes choses devenaient belles. Les ruches qu'étaient les classes, pleines de petits burnous disciplinés, bourdonnaient de vie heureuse. Dans les beaux jardins, défrichés, travaillés par les enfants et par les maîtres, près de l'école, foisonnaient des productions et des idées françaises.

La Kabylie grandiose, un peu écrasante, n'offrait à la vue et à la réflexion que charmes extérieurs, sourires, espoirs.

Illusions ? Qui le sait ? Quarante années ont passé et les réalités du jour ne condamnent pas, tant s'en faut, les solutions qu'ont apportées nos maîtres et notre très humble pédagogie. Et si un peu d'ensorcellement involontaire enveloppait la pensée et la conscience des visiteurs, à l'heure du départ, ce n'est pas un blâme, c'est un remerciement de plus que la Section devait à ses hôtes. Car il en restait, au moins, des intentions ardentes et courageuses, c'est-à-dire un esprit de foi et de volonté plus entreprenant. De ces intentions et de cet esprit, l'avenir allait profiter. Et l'avenir, c'était l'épanouissement de la France dans ce milieu hermétique, sinon hostile, qu'était encore l'Algérie indigène. C'était, partout, le progrès de ces idées puissantes et magnifiques, la paix, l'ordre français, le travail fécond et moralisateur, la compréhension mutuelle, le rapprochement des races destinées à vivre sur le même sol et à collaborer dans tous les genres d'efforts qu'impose cette vie commune.

Proclamons-le, ici encore : aucun peuple a-t-il jamais affirmé idéal plus humain et plus démocratique ? Aucune institution, mieux que l'école, l'a-t-elle imprimé au fond des âmes ?

Fassent le temps et les circonstances que les espoirs qui en rayonnent ne cessent jamais de briller sur l'avenir, désormais confordim. de la Colonie et de la Métropole, et que la Section attachée à sa spécialité bienfaisante et haute, maintenant ses traditions, fortifiées, dans le grand oeuvre auquel elle a l'honneur de participer, y apporte, comme par le passé, un concours inappréciable de jeunesse, de vaillance et de désintéressement.

F. REDON,
Inspecteur Honoraire de l'Enseignement Primaire,
Ancien Directeur de la Section Spéciale (1897-1903).

Un Sectionnaire de 1899

Ce n'est pas sans émotion ni émerveillement qu'en 1899 je découvris, émergeant de la mer de turquoise, le Sahel d'Alger avec ses maisons blanches, ses coteaux ocreux et ses riches cultures qu'enveloppait une lumière éblouissante. D'autant que c'était là que se trouvait - tout comme aujourd'hui - la Section Spéciale annexée à l'Ecole Normale de Bouzaréa où je venais me préparer à l'enseignement dans les écoles d'indigènes d'Algérie.

Pour la troisième fois - la première avait été mon entrée à l'Ecole Normale de Mirecourt et la deuxième, mon incorporation dans un régiment de Ligne à Nancy - le cadre de mon existence changeait.

D'abord, je me vis entouré de camarades originaires de Franche- Comté, d'Anjou, des Charentes, de Bretagne, d'Auvergne, du Dauphiné, de Provence, des Alpes, et aussi de quelques fils de colons et fonctionnaires algériens nés dans la Colonie : tous représentants d'une France beaucoup plus grande, complexe et nuancée qu'elle ne m'était apparue jusque-là.

Puis, à chaque pas, je découvrais des gens qui, en dépit de mes lectures, se présentaient à mes yeux sous les aspects les plus inattendus, me surprenaient au delà de toute expression : d'une part, dans l'Etablissement même, des jeunes gens venus des trois départements européens de l'Ecole Normale proprement dite, indigènes du Cours Normal, se destinant les uns et les autres à l'enseignement, mais auprès desquels, en raison de notre âge et de notre expérience commençante, nous faisions figures d'aînés ; d'autre part, en Alger et aux alentours, tout un monde bigarré, étrange, d'allures et de moeurs autres que les nôtres.

Livré à moi-même, j'aurais mis longtemps à me mouvoir avec quelque aisance dans ce labyrinthe - peut-être même, m'y serais-je perdu - mais en la personne de maîtres dévoués et avertis, une providence veillait sur nous. C'étaient entre autres :

M. Paul Bernard, directeur austère comme l'était l'autorité d'alors, mais sagace et pénétrant psychologue, qui s'appliqua à exciter en nous les précieuses facultés d'observation.

M. le Docteur Moreau, si modeste qu'il avouait la faiblesse de ses moyens devant l'immensité de la souffrance humaine, mais restait optimiste et confiant, mettant par-dessus tout le culte du devoir.

M. Redon qui, avec un soin et un doigté infinis, s'assurait de notre perfectionnement professionnel, et préparait nos contacts avec la société musulmane.

M. Girard, que nous appelions en toute affection " Père Girard ", homm%,,savant et admirable qui pensait que le meilleur moyen de nous initier Z..`..tx secrets de la glèbe algérienne était de nous la faire travailler de nos propres mains, et il donnait l'exemple.

MM. Ben Sédira, Soualah, Boulifa, authentiques arabes ou berbères déjà très francisés et très près de nous, mais restés très attachés à des idiomes qu'ils s'ingénièrent et réussirent à faire entendre aux plus réfractaires d'entre nous.
Nous sûmes bientôt que celui qui présidait à cette préparation magistrale était un homme de grand coeur, de foi ardente, M. le Recteur Jeanmaire qu'animait une forte volonté vers une franche et large collaboration franco-algérienne.

A ces hommes qui furent pour nous des guides si précieux, nous gardons un souvenir fidèle et reconnaissant.
Personnellement, j'ai la certitude que c'est à eux que je dois d'avoir mené pendant près de quarante ans une vie qui fut toute de découverte et d'adaptation joyeuse au milieu maghrébin.

Sur la foi des traités, j'étais venu en Algérie pour enseigner notre langue à de jeunes indigènes, et c'est à cela que la Section m'avait préparé ; mais alors que j'avais exprimé le désir d'aller en tribu, au coeur du pays kabyle, l'Académie m'envoya en ville, en pays arabe. De plus, à mon grand étonnement, - ce qui ne laissa pas de m'impressionner au moins pendant quelques mois sur l'idée qu'on pouvait avoir de moi - j'étais chargé d'enseigner, exclusivement, le travail manuel.

De sorte que la rentrée de 1900 me vit dans un petit atelier nouvellement créé à l'école principale de garçons indigènes de Tlemcen, pourvu de quelques outils élémentaires en vue d'exercices à faire exécuter d'après une progression inspirée d'un programme français d'apprentissage.

Par lui-même ce programme ne parut pas avoir grande vertu, car personne ne s'offrit à le suivre. Il fallut une propagande active dans les dix classes de l'établissement pour décider une demi-douzaine d'adolescents de faibles moyens intellectuels, et dont les maîtres étaient embarrassés, à venir chez moi. Mais, à l'expérience, ces jeunes gens ne montrèrent pas plus d'aptitudes à un métier quelconque qu'à l'étude proprement dite.

Je dois dire que ma compétence professionnelle n'allait pas loin. J'en eus assez conscience et j'en fus assez honteux pour aller demander au premier serrurier (M. Lendemaine) et au premier menuisier (M. Caron) de la localité, de m'inculquer ce qu'ils auraient voulu trouver chez un apprenti déjà dégrossi qui se serait présenté à eux. Ce qu'ils firent, en quelques mois, avec une si parfaite bonne grâce que je leur en ai gardé une profonde gratitude.
Entre temps, prenant ma tâche au sérieux - tout en me promettant bien de l'abandonner à la première occasion - je pris contact avec des artisans indigènes de Tlemcen (entre autres Si Mohammed ben Kalfate, Si Larbi ben Ikhlef, devenus par la suite d'excellents collaborateurs de l'Académie d'Alger) pour apprendre d'eux un vocabulaire et des habitudes de travail que j'eusse difficilement découverts dans les livres pour juger de leurs techniques par rapport à celles des européens, pour déterminer enfin la marche à suivre en vue du perfectionnement ou du dévelo-- pement désirables.

Puis les circonstances firent que, curieux d'arts, de techniques et d'idiomes arabes et berbères, je rencontrai MM. William et Georges Marçais, Alfred Bel et Edmond Destaing dont la science s'affirmait déjà, et qui voulurent bien m'admettre dans leur société.

Ce qui m'amena à faire des constatations extra-scolaires, à considérer la question de l'enseignement manuel sous un jour nouveau, à concevoir un programme tout à fait différent du programme officiel réservant une place initiale et importante aux arts et métiers locaux, lesquels s'offraient comme une porte plus directement ouverte sur le travail, soit dans le sens de la tradition, soit dans celui de l'évolution, au gré des possibilités et des besoins. Programme qu'au cours de l'une de ses tournées d'inspection, je pus exposer, un jour de mai 1901, à M. le Recteur, M. Jeanmaire (je sus alors que nous étions compatriotes), et qu'il voulut bien me permettre d'expérimenter, en me laissant au surplus " carte blanche ".

C'est de ce jour, exactement, que date l'action qu'il m'a été donné d'exercer sur l'artisanat nord-africain, pendant 16 ans en Algérie, 22 ans au Maroc, avec des répercussions que l'on veut bien reconnaître assez fortes en Tripolitaine depuis 1925, et en Tunisie depuis 1931: action qui n'aurait pas été possible sans mon passage à la Section Spéciale de Bouzaréa.

Prosper RICARD,
Directeur honoraire des Arts Indigènes au Maroc.

De la Section au Palais-Bourbon...

" ...Quand on se souvient, les années sont des secondes. a
Victor HUGO.

La Bouzaréa ! La Section ! que de souvenirs, ces deux mots n'éveillent-ils pas en moi !

C'est l'année si lointaine de 1904, c'est un matin d'octobre où, aux petites aurores, la sirène du transport de l'État " Mytho " annonçait l'approche d'Alger, c'est le tout jeune homme, venant de l'Ecole Normale de Troyes et qui, le coeur gonflé d'espoir et d'émotion tout à la fois, allait avec enthousiasme vers une vie nouvelle, avide de connaître tout ce qu'elle lui révèlerait. C'était si beau d'être jeune, plein d'allant et dans le feu de l'imagination !

A plus de trente ans de distance, je revis le débarquement sur le ponton du port, au milieu de la foule bigarrée des porteurs arabes ; je revois le soleil éclairant avec une intensité croissante la longue file des maisons blanches qui, non satisfaites de côtoyer la mer, s'étageaient encore sur les collines ; je revois la Kasbah que je devais connaître et qui hantait alors mon esprit..., et sans doute, tout derrière, je devinais à quelques kilomètres, l'Ecole Normale...
A plus de trente ans de distance, je revis les premières heures où, pour la première fois, je mettais les pieds sur la Place du Gouvernement ; je revois le tramway dans sa montée d'Alger, dans celle d'El-Biar, les bourriques trottinant au milieu de la poussière de la route, les indigènes marchant pieds nus, la voiture qui, le long des haies de cactus, me déposa à l'Ecole Normale, terme de mon long voyage !

Je la revois, cette Ecole qui m'est si chère, avec ses bâtiments spacieux, ses galeries sans fin, ses locaux réservés à la Section Spéciale, ses jardins où, sans cesse, le brave papa Girard, notre professeur d'agriculture, nous confiait, pétillant de malice et de vie, ses secrets culturaux. C'est encore la longue vigne où, malgré le chaud soleil, nous apportions aux ceps tous les soins dont, mes camarades et moi, nous étions capables. Il me semble pénétrer à nouveau dans ce magnifique atelier de travail manuel où, avec tant de conscience, M. Batut, si ma mémoire est bonne, nous initiait à l'art indigène, sculpture, cuivre repoussé... Et tout à côté, le réfectoire où chaque semaine, le gigot servi me paraissait si savoureux... Et tout à côté, le bureau de M. l'Econome où, à la fin du mois, nous allions recevoir vingt-cinq francs pour nos menues dépenses. C'était une fortune à l'époque où le paquet de cigarettes Bastos coûtait deux sous et où le verre d'anisette, pris sous les ombrages du café du village de Bouzaréa, était moins cher encore !

Oh ! que de souvenirs ! c'est le bureau mauresque du Directeur, M. Bernard, ce subtil pédagogue que je ne saurais oublier ; c'est la grande salle de cours où Si Boulifa nous intéressait avec ses leçons de kabyle, où le Docteur Moreau faisait de nous des auxiliaires médicaux précieux, où notre Directeur d'études, M. Charles Dumas, ne cessait de nous passionner dans ses leçons de pédagogie si vivantes. C'est aussi l'Ecole annexe où nous faisions nos premières armes. Et plus loin, nos salles d'études, et plus loin..., tout là-bas près d'Alger, à Mustapha, l'hôpital où nous recevions, au chevet des malades, des leçons de médecine pratique. C'était une joie pour nous, sectionnaires, de grimper dans le char à bancs qui dévalait à toute vitesse vers Mustapha..., chaque semaine.
Oh ! heureuses années ! Oh ! souvenirs d'excursions à Boufarik, Orléansville, Tlemcen, souvenir de la randonnée annuelle de quinze jours dans l'Oranie où, sous la direction de nos maîtres, nous prenions contact avec la vie indigène, avec tous ces foyers d'humaine colonisation qu'étaient toutes ces petites écoles où tant de maîtres modestes donnaient les meilleurs d'eux-mêmes pour rendre plus belle, toujours plus belle, l'oeuvre magnifique de la France en Algérie.

Mais ma pensée va aussi vers vous, mes camarades d'antan. Nous étions de provinces différentes, de culture différente aussi, mais une étroite amitié nous unissait ; nous avions tous foi, une foi profonde dans notre apostolat. Qu'êtes-vous devenus, mes bons amis, au cours de ce demi-siècle passé ? Comme je souhaite ardemment qu'un groupement nous permette de recevoir un Bulletin nous renseignant sur vos destinées. La vie et ses caprices, la guerre aussi enlevant le meilleur des nôtres, nous a séparés. Mais il n'en reste pas moins que la forte formation que nous avons reçue à la Section Spéciale de la Bouzaréa établit entre nous un lien d'affection que le temps ne saurait détruire, tout au contraire, n'est-ce pas ? Avoir été Sectionnaire comme on disait, c'est un titre de gloire. En ce qui me concerne, c'est un de ceux auxquels je tiens le plus.

Maurice ROBERT, Député de l'Aube,
Vice-Président de la Commission de l'Enseignement
et des Beaux-Arts à la Chambre des Députés.

....et à I'Ecole d'Abéché

Je fus de celle d'il y a vingt-cinq ans. J'en garde un souvenir de halte heureuse, brève, en même temps que de fécond travail. A ces dix mois, je dois des joies multiples, calmes, claires et des acquisitions qui m'ont été précieuses dans les écoles indigènes - d'A.E.F. comme d'Algérie - où il me fut donné d'enseigner à mon tour.
Ce m'est toujours une douceur de repenser à notre Bouzaréa. J'ai la mémoire, j'ai le culte de mes heures les plus chères. Et l'âge aidant, je me complais de plus en plus aux beaux pèlerinages immobiles que l'on fait, et refait, certaines nuits.

Elle a été pour nous comme un seuil accueillant, devant l'Afrique où nous allions bientôt nous disperser. Nous y formâmes tout de suite une famille fraternelle. Nous arrivions d'un peu partout, des provinces françaises : le doux Druhot, de la Bourgogne ; Barbeau, des environs de Tours ; Truet, Genet, de la Bretagne ; et Le Garrec aussi, mais de la Pointe de Penmarch. Je les revois, mes compagnons d'alors. Et chaque fois, près de leurs noms, des noms de villes ou de terres : Lahaye, qui s'ennuyait si fort, me dit Rouen ; Girard-Reydet, Savoie ; Jules Dumeau, Cahors ; Estimérès, Morvan. Ainsi pour tous, Corte, Reynaud, Foufé, Roulet, Jeanjean, Rougerie, Corbinaud, Paysan,... Masson, Desbiolles ; ces deux derniers seuls Algériens. Nous étions quatre Dauphinois : Jaussaud, MichonRajon, Charras, moi-même. Girardot, lui, venait de Bains-les-Bains, au pied des Vosges ; Grenaud, de la Charente, et d'Erbalunga, en Corse, notre franc Cunéo. En oubliè-je à l'heure actuelle ? Tous m'étaient chers.

Notre Section n'était qu'en apparence disparate. Nous fûmes vite rapprochés. L'exil y contribua, je crois, - n'étions-nous pas pour la plupart Français de France ? - l'exil tout neuf, mélancolique à peine aux fins de jours.

Nous étions jeunes, tous, depuis les tranquilles aînés qui, comme Girardot et Le Garrec, portaient la barbe et se trouvaient, en çà et là, non loin de la trentaine, jusqu'à des benjamins comme Truet et comme moi. Jeunes vraiment, d'espoir, de goût de vivre, d'optimisme et d'élan vers la fonction choisie.

Déjà, la guerre nous guettait ; mais nous pensions très rarement à elle, sans la croire possible un seul instant. Elle est pourtant venue, mes pauvres camarades ! Ils sont nombreux, ceux d'entre nous qu'elle a fauchés. Après, on regarde en arrière, on songe : " Nous étions comme une plaine avant l'orage. Comme une plaine en son printemps... " Ignorants, désarmés, innocents plus encore, pendant que l'avenir entre les mains de quelques hommes mûrissait.

Je n'ai jamais revu les façades si blanches, les bâtiments à la mauresque, les arcades, les cours... Ni ceux d'alors. Ni le Frais-Vallon, ni la route d'El-Biar. La guerre. Et puis l'étonnement d'en revenir. D'autres départs, ailleurs. Les survivants un peu partout ; comme on était venus.

Mais j'aimerais encore partir. Non plus, hélas, comme autrefois ! Définitive est la retraite, bien qu'elle ait sonné trop tôt. Mais accomplir quatre ou cinq vrais pèlerinages. Celui-là. Et puis rentrer et recommencer à doucement vieillir, près des anciennes glanes.

Gravir encore la colline sur Alger. Revoir les chères places de là-haut, un matin de vacances, où tout serait désert, Ecole Normale, Cours Normal, Section, tout. Nos ombres à travers les longues galeries.

Il y avait près du jardin de l'Econome, un pavillon arabe ruineux déjà, et si charmant, avec des herbes folles, des lierres victorieux et magnifiques. Sur le jardin, l'odeur exquise d'une bordure d'héliotropes s'étendait.

Retrouver le vallon que domine l'Ecole. Son chemin lent. Ses fourrés verts. Ses arbousiers aux fruits comme des fraises. Le verger dans le creux : oranges, mandarines ; ces dernières très petites et " plus douces que le miel ". L'autre côté, la pente où fut la grande vigne que nous taillions, piochions, gaîment, dirigés par M. Girard, notre bon " cheikh ". C'est là, qu'à nuit tombée, les chacals pleurent un moment.

A-t-on comblé la cressonnière tout en bas ? L'eau murmurait, l'herbe était drue tout autour. Des chants d'oiseaux ; la transparente vibration des libellules...

Tout a changé ? Ah ! mais qu'importe ! Respirer l'air du jeune temps.

Etre pendant une heure un peu plus près des souvenirs que l'on recherche à la veillée lointaine. Un burnous passe sur la route ; un petit âne va devant. Et de la ferme du vallon montent des voix de jeunes filles. Comme autrefois.
Les morts se mêlent aux vivants. Druhot sourit, Charras fredonne, Raynaud est grave, Estimérès se mord la lèvre, Coste plaisante avec l'accent de Perpignan ; et Cunéo prend sa guitare.

Passent les maîtres qu'on aimait : M. ab der Halden ; docteur Saliège ; MM. Poupy, Valat, Robert, Boulifa, Delassus... Et de nouveau notre bon " Chikh " : " ...Enfants... Nous-continuons-notre-histoire... Je vous disais que c'est Mossieu Lavigerie... "

Et puis rentrer.

La Mure d'Isère, 16 décembre 1937.
Paul FABRE,
Grand Prix de Littérature Coloniale (1936).