Souvenirs de guerre
et d'après guerre
C'est en 1915, en pleine guerre, qu'à
la suite d'un échange de télégrammes avec l'Académie
d'Alger, je fus appelé à la Direction de l'Ecole Normale
de Bouzaréa. Je devais occuper cette charge jusqu'à l'heure
de ma retraite. J'eus donc l'honneur d'être intimement associé
à la vie de l'Ecole pendant treize années, allant de l'étape
hérissée de difficultés de la guerre à la
période de liquidation et de réorganisation d'après-guerre
qui, par le nombre et la variété des problèmes qu'il
fallut alors affronter, fut à peine moins héroïque
que la précédente.
Peut-être n'est-il pas inutile, à l'instant même où
l'évolution nécessaire des institutions menace de modifier
le cours de son destin, d'invoquer un ensemble de souvenirs se rattachant
à un moment si particulier de l'histoire de la Bouzaréa
! Sans doute les fragments de cette chronique sont-ils épars dans
la mémoire des élèves-maîtres et des professeurs
qui, en ce temps, y vécurent des heures parfois brèves ;
qu'ils veuillent bien ne voir, dans cet essai de coordination, qu'une
preuve de ma fidélité.
Dans le recul apaisant des années, ce qui caractérise cette
vision rétrospective, c'est une impression de sérénité.
C'est une émotion souvent teintée de tristesse, mais toujours
imprégnée de gravité et de fierté, que suscite,
en effet, l'image de la vie ardente d'une jeunesse aux prises avec des
épreuves parfois insurmontables, mais tâchant néanmoins
de se tenir en étroite communion de pensées et de sentiments
avec ceux du front. C'est cette volonté constante qui l'animait
et l'aidait à supporter allègrement les vicissitudes d'une
scolarité pleine d'imprévu.
*
**
Quand M. ab der Halden, rappelé aux
armées, me transmit sa fonction, c'est une lueur bien incertaine
qui éclairait la route à parcourir. Les obstacles apparaissaient
invincibles : la très grande majorité du personnel qualifié
de l'Ecole étant au feu, des maîtres improvisés, quelquefois
trop jeunes, assumaient un service essentiel, sans y avoir été
préparés ; avec une bonne volonté inépuisable,
ils s'efforçaient de n'être pas trop débordés
par des tâches écrasantes ; mais il était urgent de
les secourir comme de combler des vides inquiétants, car cette
situation pouvait être grosse de conséquences désastreuses.
Mais si les écueils nous étreignaient, l'importance de l'oeuvre
à accomplir n'était pas moins obsédante. Pour que
la France pût continuer, il ne fallait pas laisser s'interrompre
un instant la formation des instituteurs. L'école est vraiment
le centre moral auquel s'alimentent les masses profondes du pays, et c'est
surtout par l'école que l'Algérie evient française.
Ce que nous avions à sauvegarder, c'était à la fois
la survivance de la conscience morale dont la barbarie de la guerre pouvait
ébranler les fondements, la continuité de l'oeuvre française
en ce pays. Il fallait donc aussi vaincre à l'arrière.
Heureusement une foi agissante pénétrait le personnel :
des grands chefs aux plus modestes de leurs collaborateurs, chacun s'efforçait
d'élever son coeur à la hauteur des circonstances. Tous
les concours sollicités nous furent acquis : préparateurs
d'université, professeurs de lycée et d'école primaire
supérieure, instituteurs, fonctionnaires mobilisés momentanément
inaptes au service armé, professeurs libres, tous unirent leurs
efforts d'enthousiasme et acceptèrent un surcroît de fardeau
pour qu'à nouveau le bourdonnement normal et régulier du
rucher pédagogique pût se faire entendre.
La préparation du personnel enseignant ne se poursuivit cependant
pas sans à-coups, et c'est une figure bien changeante que présentait
l'Ecole pendant les années de guerre. Les événements
du front retentissaient sans cesse sur notre existence fiévreuse
: brusquement des promotions se vidaient à moitié par l'appel
d'un nouveau contingent ; parfois, au contraire, des recrues inattendues
gonflaient nos effectifs, compliquant à l'infini notre besogne,
telle cette jeunesse serbe, décimée dans la désastreuse
et héroïque retraite d'Albanie, qu'il fallut bien accueillir,
soigner, équiper, réconforter, sauver physiologiquement
et intellectuellement pour conserver à un glorieux et malheureux
pays une élite qui, certes, n'oubliera point la France.
Et cette tâche inexorable devait se poursuivre à travers
des conditions financières et économiques inouies et telles,
par suite de la hausse des prix, de la rareté des matières
et de l'insuffisance de nos crédits, que nous avons connu l'existence
la plus précaire, obligés que nous étions de devenir
producteurs de légumes, de lait, de viande, etc..., réduits
parfois à avoir recours à l'obligeance de nos amis pour
régler des fournisseurs eux-mêmes aux abois, contraints par
exemple devant l'extrême disette et les prix astronomiques de la
houille, de sacrifier nos arbres centenaires pour alimenter une fourneau
de cuisine qui, malgré sa voracité, n'avait pas droit au
chômage. En ce temps, tenir, même à l'arrière,
était un problème.
*
**
Et cependant, durant cette période
si tourmentée, que de satisfactions n'avons-nous pas dues à
nos jeunes promotions d'élèves-maîtres ! En dépit
des lacunes inévitables de notre organisation, de nos exigences
scolaires et disciplinaires qui méconnaissaient souvent, contrariaient
ou brusquaient parfois leurs sentiments plus fougueusement tendus vers
la ligne des tranchées que vers le laboratoire ou la salle d'études,
qu'au fond cette saine jeunesse fut sérieuse et appliquée,
déférente et consciencieuse, et quelles maîtresses
qualités d'éducateurs ne révélait-elle pas
en ces instants tragiques !
Par dessus tout, nos jeunes gens furent profondément, âprement
patriotes. Les plus fiers d'entre eux et les plus enviés, étaient
ceux qu'un ordre bref de mobilisation arrachait à leurs études
; et j'ai le souvenir ému de certains élèves qui,
ajournés d'une classe antérieure, me prièrent de
ne les point contraindre à se présenter devant le Conseil
de Révision,... afin d'être déclarés "
bons, absents ". D'autres s'engagèrent individuellement ou
en groupe et, fait significatif, le dévouement patriotique des
élèves-maîtres indigènes fut aussi enthousiaste
que celui de leurs condisciples européens : les seuls engagements
d'étudiants indigènes contractés en Algérie
pendant la guerre, furent ceux des élèves-maîtres
de Bouzaréa. C'est un titre dont leur Ecole peut rester fière.
Ce zèle patriotique se condense en un " Livre d'Or "
qui ne le cède à aucun et atteste la bravoure de ces enfants
intrépides : cinquanteet-un élèves-maîtres
de Bouzaréa ont, au champ d'honneur, héroïquement donné
leur vie à la France ; un grand nombre des survivants furent blessés
; la plupart de nos mobilisés obtinrent les citations les plus
élogieuses. Quel magnifique démenti à ceux qui seraient
tentés de mettre en doute la haute et forte inspiration de l'enseignement
laïque !
*
**
L'après-guerre devait encore transfigurer
cette Ecole Normale qui ne ressemble à aucune autre.
Après avoir établi le glossaire des morts, il s'agissait
d'ordonner le sort des vivants, c'est-à-dire de recevoir à
l'Ecole, en même temps que les promotions régulières,
tous les élèves-maîtres appelés sous les armes
avant la fin de leurs études. Beaucoup d'entre eux, déjà
âgés, ne voulant ou ne pouvant plus être à la
charge de leurs familles, ou bien manifestaient peu d'empressement à
poursuivre leur formation générale et professionnelle, ou
bien sollicitaient d'être immédiatement appelés à
un emploi d'instituteur ; quelques-uns même ne se sentant pas préparés
vraiment à la carrière qu'ils avaient autrefois choisie
et désespérant d'y réussir, se proposaient de renoncer
à l'enseignement. L'intérêt de l'Ecole, qui n'exprime
que le souci de l'avenir commun des enfants et du pays, exigeait à
la fois la récupération de tous les élèves-maîtres
survivants, à peine assez nombreux pour satisfaire aux besoins
accrus du service, et la reprise de leurs études au point où
ils les avaient interrompues. Il n'était pas, en effet, permis
de remplir les cadres avec un personnel de formation incomplète
; la dignité des maîtres se serait, au demeurant, mal accommodée
d'une renonciation aux études nécessaires à l'exercice
d'une fonction délicate et il y eût eu quelque ingratitude
à offrir aux démobilisés, en récompense de
leurs exploits, une situation diminuée et la perspective d'une
carrière manquée. Leur réintégration à
l'Ecole Normale s'imposait donc.
Les difficultés matérielles furent légalement résolues
grâce à la haute compréhension d'un Recteur éminent
et à la sollicitude du Gouvernement Général de l'Algérie.
Une allocation mensuelle de soixante-quinze francs, calculée pour
faire face aux menues dépenses obligatoires, fut attribuée
à chaque élève-maître démobilisé,
pendant la durée de son séjour à l'Ecole Normale.
Assurés de n'avoir pas à imposer de nouveaux sacrifices
à leurs familles, tous les survivants des promotions de guerre
rejoignirent l'Ecole. L'organisation de leurs études nécessitait,
d'autre part, une dotation assez large en personnel, en même temps
que l'institution d'un régime d'études particulier. Le retour
des professeurs démobilisés et des créations d'emplois
nouveaux, facilitèrent le groupement des élèves en
sections correspondant à différents cycles d'études
: trois mois, six mois, un an, selon qu'ils avaient séjourné
deux ans, un an ou quelques mois à l'Ecole et qu'ils avaient à
conquérir le Brevet Supérieur et le Certificat de fin d'études
normales ou ce dernier titre seulement. Des programmes d'études
évidemment allégés, et des épreuves réduites
de diplômes furent adaptés à chaque section.
Tous ces jeunes gens, qui pourtant avaient connu la vie de caserne et
celle du front, se plièrent avec une bonne volonté sans
égale à un régime assurément très libéral,
mais pourtant fort différent de celui qu'ils venaient de pratiquer.
Ils purent ainsi, grâce à une maturité d'esprit acquise
à rude école, compléter leur formation dans les conditions
les plus heureuses et faire une entrée joyeuse dans une carrière
qu'ils ont, depuis lors, déjà honorée. Cette uvre
capitale de la rééducation des élèves-maîtres
démobililsés a pu éviter à l'Algérie
une crise redoutable de personnel, au moment même où il importait
essentiellement de susciter une reprise de l'activité générale
du pays.
Il convient d'arrêter ici cette relation ; car si les dernières
années de mon séjour à Bouzaréa furent consacrées
à une large organisation matérielle et pédagogique
de l'Ecole, en vue de mettre en harmonie les institutions scolaires de
la Colonie avec les progrès et les désirs de ses populations,
elles rentrent néanmoins dans le cadre de l'activité normale
d'un directeur. Ces années de rude labeur pendant lesquelles la
Bouzaréa a pu revêtir sa physionomie actuelle, éveillent
en moi des souvenirs très chers, si j'évoque les relations
d'estime réciproque et de confiante amitié qui m'unirent
à une belle pléiade de collaborateurs, l'attachement profond
qu'ils portaient à leur Ecole ; le zèle intelligent, la
rare probité intellectuelle et la haute conscience qu'ils mettaient
avec joie à son service pour qu'elle méritât vraiment
d'être l'inspiratrice, la régulatrice de l'activité
d'un personnel sur qui repose, sans aucun doute, pour une part prépondérante,
l'avenir de ce pays. La chère, la grande, la glorieuse Bouzaréa
est leur oeuvre ; ma fierté est d'avoir été associé
à leur effort.
J. GUILLEMIN,
Ancien Directeur des Ecoles Normales d'Alger-Bouzaréa.
Achille Delassus
Infidèle à la mode, insoucieux
de l'ajustement, indifférent aux frivolités mondaines, timide,
distrait, retiré, homme banal et doux, professeur de haut style,
écrivain et poète, Achille Delassus restera sympathiquement
légendaire et son souvenir sera toujours évoqué avec
attendrissement. Dédaignant la cahotante diligence que les chevaux
poussifs traînaient péniblement le long de la côte
d'El-Biar à Bouzaréa, il se rendait à pied à
l'Ecole Normale, notant en chemin ses impressions. Peu lui importaient
les inclémences du ciel d'hiver ou d'été, ses souliers
boueux ou poussiéreux, son gilet mal boutonné, sa cravate
de travers. Il arrivait par les sentiers de traverses, souriant, sans
fatigue apparente et, déballant de ses poches ses plans de leçons
ou des devoirs corrigés, commençait aussitôt son cours.
Nous l'écoutions ravis.
D'une voix nette, bien timbrée, il développait son sujet
à une cadence rapide, sûr de soi, plein de chaleur. Ses commentaires
abondants, ses vues originales, la richesse et la variété
de son esprit nous éblouissaient. La rue, la foule, l'effarouchaient,
le repliaient en soi comme une de ces fleurs qui ferment leurs corolles
dès qu'on les touche. Dans sa classe, il se retrouvait en famille.
Là, entrant avec aisance dans le domaine de la pensée, qui
était son élément essentiel, son regard un peu triste
s'animait ; son front haut et large paraissait encore plus vaste et toute
sa physionomie prenait un air d'apôtre. Il se penchait de plus en
plus vers nous pour nous communiquer sa flamme. Nous ouvrant avec son
coeur les trésors intellectuels qu'il avait amassés dans
la méditation, le commerce des livres, l'observation directe de
la vie, il nous offrait ainsi le meilleur de lui-même. Comment ne
l'aurions-nous pas aimé, lui qui ouvrait à nos rêves
de jeunesse des horizons si merveilleusement clairs, lui que nous sentions
si paternel, si bienveillant ! Camarades de la promotion 1899-1902, qui
de vous ne se rappelle avec émotion les promenades du jeudi, ou
du dimanche, sous la conduite de Delassus ? Il nous emmenait dans les
ravins discrets de la Bouzaréa. Nous nous groupions autour de lui
et, détaillant un paysage, caractérisant une maison, un
arbre, une fleur, faisant revivre les choses mortes, il nous initiait
au sentiment de la beauté. Lorsqu'il nous quittait le soir au seuil
de l'Ecole, la barrière qui entourait le jardin nous semblait moins
noire, les murs des bâtiments moins sévères, moins
nus, notre couvent laïque où le silence était la grande
règle, plus doux, plus accueillant. C'est que nous avions découvert
en Delassus un grand ami. En signe d'affection et de reconnaissance, nous
avions tiré de son prénom un diminutif charmant, e Chilou
", que nous prononcions toujours avec le plus grand respect. Nous
ignorions alors que la Muse était son violon d'Ingres, qu'il publiait
des études sociales, philosophiques, littéraires, techniques,
s'adonnait à la critique théâtrale, écrivait
des romans, des articles de presse, car il cachait son nom sous divers
pseudonymes. Nous avions cependant deviné sa sensibilité
profonde et senti son grand coeur. Il est tombé presque à
son poste, en pleine possession de ses talents, après avoir été
pendant vingt-huit ans l'âme de cette Ecole Normale pour qui il
dépensa généreusement sa vie.
En pieux hommage à sa mémoire, nous tous, qui avons été
ses élèves, recueillons-nous et, comme pour les Morts au
Champ d'Honneur, observons la minute poignante de silence.
A.-M. BIAGGI,
Professeur aux Ecoles Normales d'Alger-Bouzaréa.
La Section Spéciale
De 1894 à 1896
Ma nomination comme directeur des Etudes
à la Section Spéciale date de novembre 1894. Le poste m'avait
été proposé au Ministère quelques jours auparavant,
lors de l'examen du C. A. à l'Inspection Primaire.
A cette époque lointaine, la situation matérielle n'était
pas brillante : trois mille francs de traitement annuel et cinq cents
francs de prime pour le diplôme d'arabe. Il n'existait pas de logement
dans les locaux de l'Ecole Normale ; je dus me contenter de trois petites
pièces disponibles dans la maison d'école du village où
était également installé le directeur du Cours Normal
indigène. Il ne m'avait pas été fourni de mobilier
personnel.
Les travaux d'achèvement de l'Ecole Normale n'étaient pas
encore commencés : la toiture manquait en plusieurs endroits.
La Section Spéciale recevait chaque année quarante élèves-maîtres,
presque tous instituteurs dans la Métropole. Ils venaient en Algérie
attirés sans doute par une faible augmentation de traitement, mais
aussi parce qu'ils se sentaient les qualités requises pour vivre
en tribu, au milieu de populations, dont la mentalité et le genre
de vie, si différents des nôtres, avaient besoin peu à
peu d'être modifiés.
Ils étaient internes comme les normaliens, à l'exception
de deux ou trois que leur femme avait accompagnés. Il n'y avait
dans la semaine aucun jour de repos autre que le dimanche. Les cinq journées
scolaires étaient consacrées aux leçons et aux travaux
pratiques. Le jeudi matin, tous les élèves descendaient
à la Faculté pour suivre des cours de psychologie, d'histoire
et géographie de l'Algérie, et, le dimanche matin, un groupe
de dix se rendait à l'hôpital civil, et assistait à
la visite des malades. Leur programme de travail à la Section ne
leur laissait pas de longues heures de loisirs. Il comprenait les matières
suivantes : langue arabe et langue kabyle, moeurs et coutumes indigènes,
histoire et géographie de l'Algérie, agriculture et travaux
de jardinage, travail du bois et travail du fer, hygiène et médecine
usuelle donnant lieu à la délivrance d'un certificat, leçons
aux élèves indigènes de l'Ecole annexe, conférence
en présence du directeur de l'Ecole Normale, du directeur et du
directeur-adjoint de la Section. Je leur donnais en outre quelques notions
d'administration scolaire.
Chaque année avaient lieu : 1/ une promenade à Sidi-Ferruch
; 2/ une visite à la Trappe de Staouéli où les religieux
nous expliquaient le mode d'exploitation de leur immense domaine ; 3/
quelques jours avant l'ouverture des vacances, une excursion dans les
écoles de la Grande et de la Petite Kabylie. Pendant une dizaine
de jours, c'étaient les voyages à dos de mulet, la traversée
des villages, la visite des classes où l'on assistait aux leçons
des instituteurs, les nuits passées dans les salles où l'on
dormait sur la fougère sèche, puis, au retour, le compte
rendu écrit du voyage.
Comme on le voit, les futurs maîtres des écoles d'indigènes
recevaient une préparation qui devait les rendre capables de bien
remplir leur tâche. Malheureusement, nous étions encore dans
la période des tâtonnements et des recherches : nous n'avions
pas de programme, et les procédés d'application de la méthode
directe étaient très peu connus. Notre seul guide était
le fascicule 114 du Musée Pédagogique contenant quelques
modèles de leçons bien insuffisants. C'est seulement en
1898, deux ans après mon départ de la Section Spéciale,
que fut publié le programme auquel avaient collaboré inspecteurs,
professeurs et quelques-uns des meilleurs instituteurs.
En quittant Bouzaréa pour le Département de Constantine,
j'ai retrouvé plusieurs de mes sectionnaires installés soit
dans les écoles à peine achevées, soit dans des maisons
indigènes peu confortables. Ils ne se plaignaient pas et ils se
trouvaient heureux quand ils pouvaient obtenir, après quelque temps
de séjour, la confiance des familles traduite par une bonne fréquentation.
Il n'était pas rare à cette époque, de voir des maîtres
demeurer de nombreuses années dans la même école.
Ils partaient ensuite regrettés de tous, ayant joui, auprès
des élèves et de leurs parents, d'une grande autorité
faite d'estime et de respect.
G.-C. BERDOU,
Inspecteur honoraire de l'Enseignement des Indigènes.
De 1897 à
1903
Temps lointains, d'autant plus présents
à ma mémoire qui les retrouve pleins de jeunesse et de fraîcheur
!
Un sectionnaire, chansonnier, antérieur de peu à cette époque,
avait composé une " Marche de la Section " qui se terminait
par ces vers épiques :
"
...Et les générations futures
"
Ne diront pas sans émotion
"
La Section ! La Section !...
Je ne sais pas le secret des générations futures. Mais celles
du temps dont je parle, où la joie et la confiance emportaient
la Section dans l'azur, ne peuvent évoquer son souvenir que le
coeur battant. Qu'il soit permis à l'un de ses plus anciens directeurs
de faire écho à ces émotions, par une brève
échappée vers ce passé.
**
Pourtant la Section traversait à cette
époque une crise. Son effectif baissait. Non que le recrutement
menaçât de tarir. Les demandes des candidats abondaient.
Mais les crédits - déjà ! - se resserraient chaque
année, comme une vis de pressoir. L'enseignement des Indigènes,
encore prisonnier de ses débuts héroïques, luttait
contre des oppositions redoutables. Presque tout le monde en Algérie
- Indigènes et Colons tout à fait d'accord sur ce point
- désirait sa mort. Le grand Recteur que fut M. Jeanmaire gardait
à l'institution nouveau-née des entrailles de père,
et il la défendait avec une ténacité splendide et
furieuse. Des chefs de cette envergure et de ce caractère à
qui l'Algérie repentante a fait, depuis, l'hommage d'un buste public,
honorent une époque, un régime, un pays. Mais les cordons
de la bourse étaient en d'autres mains.
Toutefois, jamais, au grand jamais, la crainte que la Section pouvait
disparaître ne nous avait effleurés : nous eussions jugé
cette pensée sacrilège. Les chants, l'activité, les
boutades, les fantaisies des sectionnaires furent aussi pleins de vie
et de variété au bout de la galerie qu'au milieu. Au dortoir,
même zèle matinal, d'ailleurs modéré pour quelques-uns.
A telle enseigne qu'un des sectionnaires de 1901, plus indépendant
que ses camarades... Mais bah ! j'ai oublié complètement
ce qui faillit arriver.
Il était si doux de vivre alors.
Peu de sectionnaires, donc, pendant ces années de sécheresse
budgétaire, mais combien parmi eux, de natures riches d'avenir
! Je cite presque au hasard de mes souvenirs :
M. Dumas, futur inspecteur général, qui a marqué
avec éclat, dès sa vingtième année, son passage
à la Section ; M. Sarlin, futur inspecteur primaire à Alger
; M. Pascault, fut inspecteur de l'enseignement industriel en Algérie
; M. Rousset, futur professeur au Cours Normal, à l'Ecole Normale
et à la Section, inspecteur primaire au Maroc pendant la dernière
année de la guerre ; M. Guilhon, futur directeur d'Ecole Professionnelle
à Tunis ; M. Crouzet, futur professeur à l'Ecole Normale
de Bouzaréa et à la Section ; M. Ricard, futur créateur
des Arts Musulmans au Maroc et professeur à l'Institut berbère
de Rabat ; M. Duvernois, futur professeur à l'E.P.S. de Boufarik,
qui mourut jeune après une vie de tortures physiques stoïquement
supportées, à la veille d'enlever à la Faculté
d'Alger un doctorat scientifique ; M. Magnou, futur directeur de l'Ecole
Annexe de Bouzaréa ; M. Laoust, futur professeur à l'Ecole
des Hautes Etudes berbères à Rabat (Maroc) ; M. Raimbaud,
directeur à Bône qui, cumulant les responsabilités,
devint, par la suite, premier adjoint au Maire de Constantine.
J'en passe et des meilleurs.
Dans le nombre, toute une pléiade de chevaliers de la Légion
d'Honneur : M. Dumas, M. Sarlin, M. Ricard, M. Magnou, M. Laoust, etc...
(Sans compter le sympathique auteur du présent Témoignage.
(A. D.).).
Si je tiens ouverte la page de ceux, peu nombreux d'ailleurs, qui ont
plus ou moins " bifurqué ", et à qui, néanmoins,
la Section est redevable de quelque lustre - voire de beaucoup ! - je
puis citer M. Bonnet, devenu directeur des Contributions à Alger,
et surtout, cet admirable Biarnay, futur directeur de la Poste Chérifienne
et des Biens Habous au Maroc, arabisant et berbérisant de première
force, aussi courageux que savant, qui gagna la Légion d'Honneur
- encore un ! - à la reprise de Fez, en 1911, et fut terrassé
par la grippe espagnole quelques années après, emportant
l'estime, hautement déclarée, du Général Lyautey.
Presque tous métropolitains d'origine - l'idée dominante
de l'époque, dont on revint plus tard, était que le jeune
personnel algérien risquait d'avoir trop à faire pour refouler
les préjugés arabophobes du terroir, - les Sectionnaires
s'attachèrent fortement, sinon toujours à l'Algérie,
du moins à l'Afrique, bien que plusieurs soient venus à
Bouzaréa, la première jeunesse largement dépassée.
Philibert et Chenivesse, de la promotion de 1897, avaient respectivement
32 et 35 ans.
Je viens d'évoquer quelques vocations de Sectionnaires vers la
Tunisie ou le Maroc. D'autres Sectionnaires, peut-être encore plus
hardis, allèrent plus loin, sans quitter l'enseignement : Saintot
et Chatelot, au Sénégal ; Gallin et Dorne, dans diverses
colonies tropicales du Golfe de Guinée ; Dimanche, - le beau Dimanche
comme on dirait de ce magnifique échantillon d'humanité
- dans le Soudan ; Brulard, au Dahomey ; Pourcel à Tombouctou.
Boutures vivaces d'une institution aux fortes racines !
Si l'enseignement français, dans ces colonies, a pris l'extension
qu'on sait, est-il interdit de penser que l'oeuvre de la Section n'y fut
pas absolument étrangère ?
Et puis-je clore ce tableau d'honneur sans donner une pensée de
respect profond et attendri à ceux que la Grande Guerre dévora
: Widenlocher, sur le front français ; Paquet, en Macédoine
?
Les professeurs de la Section appartenaient ordinairement aux cadres de
l'Ecole Normale. Tels le sévère, mais si droit, dans tous
les sens du mot, M. Fleureau, et son adjoint, le bon périgourdin
réjoui, M. Batut, qui enseignaient ensemble le travail manuel ;
MM. Ben Sedira, également professeur à la Faculté,
et son répétiteur le cordial et pur kabyle qu'était
M. Si Sa ïd dit Boulifa, qui enseignaient séparément
les deux langues indigènes ; M. Girard, professeur d'agriculture,
le plus populaire des maîtres et le plus respecté : sa présence
d'esprit, son humour, son savoir, également personnels, enchantaient
et contenaient, à la fois, les Sectionnaires qui, sous sa direction,
devenaient joyeusement et utilement, jardiniers, vignerons, forestiers.
Parmi les professeurs étrangers à l'Ecole, rappelons le
nom vénéré du Docteur Moreau, professeur de Faculté,
qui donna, par sa parole si simple, si limpide et si riche, comme par
les exercices pratiques de l'Hôpital, un prestige sans égal
à l'enseignement de la médecine et de l'hygiène aux
Sectionnaires, et de qui la science a contribué, plus peut-être
qu'aucune autre, à faire des écoles d'indigènes des
foyers d'humanité. Un souvenir aussi est dû à M. Baudelaire,
inspecteur primaire des Indigènes, qui, chaque lundi matin, arrivait
à Bouzaréa à cheval, botté, éperonné,
et faisait un cours alerte et cavalier sur les usages et coutumes indigènes
de l'Algérie.
Deux fois par semaine, les sectionnaires descendaient à Alger pour
compléter leur apprentissage professionnel. Les coricolos trinquebalants,
mais si divertissants, les cahotaient sur les routes, alors semées
d'ornières, tirés par des haridelles que le cocher, je crois,
nourrissait exclusivement de coups de fouet. Mais, c'est en ville que
ces attelages préhistoriques rencontrèrent le plus d'obstacles.
De 1898 à 1902 s'étendit le règne politique de MM.
Max Régis et Edouard Drumont. La tourmente antijuive, dont les
manifestations n'étaient pas toujours innocemment fleuries, gronda
presque sans arrêt. Aux jours graves, des barrages de troupes la
canalisaient. Mais ils fermaient à la circulation presque toutes
les issues, et la Section en voiture se trouva bloquée, plus d'une
fois, comme les défilés populaires à pied, d'où
sortait le tonnerre d'une Marseillaise qui n'était pas celle de
Rouget de l'Isle.
Je vous le disais bien ; ces temps bénis où la société
paraissait avoir notre âge, était pleine d'imprévus
et pleine de charme.
Mais ce n'était pas pour écouter des choeurs populaires
héroiques (?) ou des tribuns tonitruants, que la Section quittait,
quelques heures par semaine, sa Thébaïde haut perchée
de Bouzaréa. Parfois, elle se rendait sagement, dans les écoles
d'indigènes d'Alger. Là, elle assistait aux classes des
maîtres les plus expérimentés, et pouvait saisir sur
le vif la différence, si logique, qui sépare la pratique
vécue de la théorie apprise, si nécessaires que soient.
également, l'une et l'autre.
Plus souvent elle allait écouter certains professeurs à
la Faculté des Lettres. La raison d'être des cours que les
Sectionnaires suivaient était d'élever leur esprit au-dessus
du métier strict et de leur donner un contact, bref niais fécond,
avec les grandeurs et les élégances désintéressées
de la Science.
Conception très haute et dans le fond, très pratique.
Parmi les professeurs dont les Sectionnaires furent les disciples accidentels
et souvent enchantés, citons M. Hémon, professeur de philosophie
au Lycée, dont le cours public à la Faculté attirait
un innombrable auditoire, ami du beau langage. Mais c'est surtout M. Gautier,
professeur titulaire de géographie et grand explorateur saharien,
qui marqua dans les souvenirs de la Section. Il eût été
difficile de trouver autant de science, large et précise, de clarté
et d'esprit étincelant qu'il y en avait dans la parole de M. Gautier,
maître éminent qui, par ailleurs, a tant fait pour la science
française et le renom de l'Université d'Alger. Pendant trois
ans, il ouvrit l'Afrique aux imaginations émerveillées des
Sectionnaires.
*
**
A Bouzaréa, le directeur de la Section
avait pour fonction spéciale et essentielle de former à
leur mission future - le mot étant entendu au sens le plus large
- les Sectionnaires. Il donnait l'enseignement théorique de la
pédagogie et dirigeait les exercices pratiques, suivait les jeunes
gens à l'Ecole Annexe à Alger, ne perdait jamais leur contact.
Complémentairement, il les initiait à l'histoire spéciale
et à la géographie de l'Algérie.
J'ai assumé, avec toute l'ardeur de ma jeunesse, ces diverses responsabilités
durant cinq ans.
Je ne puis définir ce qu'elles ont pu produire d'effet utile. Mais
je sais qu'elles m'ont dilaté l'esprit et le coeur et que je leur
dois beaucoup de joies. Cette fonction était une conception de
M. le Recteur Jeanmaire, et datait de l'origine même de la Section
(1892). Elle se révéla, en tout temps, si conforme aux besoins
qu'à ma connaissance, elle n'a pas eu beaucoup à évoluer
jusqu'à notre temps. Mais elle a changé de nom. Le directeur
de la Section porte aujourd'hui le titre, plus approprié sans doute,
à des responsabilités qui se sont étendues, de directeur
de l'Ecole Normale Indigène.
L'action du directeur de la Section s'exerçait sous l'autorité
immédiate du directeur de l'Ecole Normale. Le directeur de l'"
Ecole Normale " - l'expression s'employait alors au singulier, mais
la fonction embrassait tout le service de la vaste Maison - était
M. Paul Bernard. Il venait souvent à la Section et même à
l'Ecole Annexe, où les Sectionnaires s'instruisaient aux exemples
de MM. Moy, directeur, et Jacquet, adjoint. Il s'était particulièrement
chargé, à la Section, de diriger quelques-unes des conférences
- celles qui avaient trait à la culture générale
- où, à tour de rôle, les Sectionnaires s'essayaient
à débattre une question devant leurs camarades.
L'action de M. Bernard, que le temps et notre amitié me permettent
d'apprécier, aujourd'hui, en toute sécurité de jugement,
est de celles que nul ne peut avoir oubliées. En elle, se confondaient
l'autorité naturelle d'un caractère né pour le commandement
ferme et droit, une virilité d'esprit et un talent professoral
d'une rare maîtrise. Je puis dire, sans rien retirer aux autres
influences, antérieures ou postérieures, que c'est elle
qui a, pratiquement, fondé l'Enseignement des Indigènes
en Algérie, d'abord en tenant les rênes de haut, mais avec
une magistrale sûreté, à la préparation intégrale
de ses maîtres, puis, en présidant les travaux qui ont abouti
à la rédaction du Plan d'études et des programmes
de l'Enseignement des Indigènes (1898), c'est-à-dire du
Code pédagogique de l'institution.
Mais elle s'exerçait encore d'une autre façon.
Il existait déjà un Bulletin mensuel destiné à
l'Enseignement des Indigènes qu'éditait l'Académie
d'Alger. M. Bernard en était, de beaucoup, le principal rédacteur.
On peut reprendre, encore aujourd'hui, ses principaux articles. C'étaient
des merveilles de clarté, d'intérêt, d'adaptation
aux besoins et qui ont gardé le meilleur de leur vertu. Ils ont
créé des méthodes, affirmé une doctrine, répandu
une foi. Ils ont inspiré toutes les études pédagogiques
de la Section. En particulier, ils ont précisé définitivement
la méthode de l'exercice de langage, le premier en titre de l'enseignement
des Indigènes. Oh ! l'admirable outil qu'avait l'enseignement,
encore peu expérimenté, des Indigènes, et l'admirable
ouvrier qui le maniait !
La Section pouvait se rendre compte des réalités de la vie
complexe qui attendait les futurs maîtres des Indigènes,
au cours des voyages d'études qu'elle accomplissait, chaque année,
dans l'une ou l'autre Kabylie.
Elles paraissaient charmantes, presque dorées, en réalité,
vues à travers les grâces de l'accueil que la Section recevait
de ses aînés. Ceux-ci - des pionniers de la civilisation,
des apôtres de la langue et de la pensée nationales - oubliaient
alors les rudesses de leur isolement dans l'immense et âpre montagne,
et s'abandonnaient fraternellement à la joie. Toutes choses devenaient
belles. Les ruches qu'étaient les classes, pleines de petits burnous
disciplinés, bourdonnaient de vie heureuse. Dans les beaux jardins,
défrichés, travaillés par les enfants et par les
maîtres, près de l'école, foisonnaient des productions
et des idées françaises.
La Kabylie grandiose, un peu écrasante, n'offrait à la vue
et à la réflexion que charmes extérieurs, sourires,
espoirs.
Illusions ? Qui le sait ? Quarante années ont passé et les
réalités du jour ne condamnent pas, tant s'en faut, les
solutions qu'ont apportées nos maîtres et notre très
humble pédagogie. Et si un peu d'ensorcellement involontaire enveloppait
la pensée et la conscience des visiteurs, à l'heure du départ,
ce n'est pas un blâme, c'est un remerciement de plus que la Section
devait à ses hôtes. Car il en restait, au moins, des intentions
ardentes et courageuses, c'est-à-dire un esprit de foi et de volonté
plus entreprenant. De ces intentions et de cet esprit, l'avenir allait
profiter. Et l'avenir, c'était l'épanouissement de la France
dans ce milieu hermétique, sinon hostile, qu'était encore
l'Algérie indigène. C'était, partout, le progrès
de ces idées puissantes et magnifiques, la paix, l'ordre français,
le travail fécond et moralisateur, la compréhension mutuelle,
le rapprochement des races destinées à vivre sur le même
sol et à collaborer dans tous les genres d'efforts qu'impose cette
vie commune.
Proclamons-le, ici encore : aucun peuple a-t-il jamais affirmé
idéal plus humain et plus démocratique ? Aucune institution,
mieux que l'école, l'a-t-elle imprimé au fond des âmes
?
Fassent le temps et les circonstances que les espoirs qui en rayonnent
ne cessent jamais de briller sur l'avenir, désormais confordim.
de la Colonie et de la Métropole, et que la Section attachée
à sa spécialité bienfaisante et haute, maintenant
ses traditions, fortifiées, dans le grand oeuvre auquel elle a
l'honneur de participer, y apporte, comme par le passé, un concours
inappréciable de jeunesse, de vaillance et de désintéressement.
F. REDON,
Inspecteur Honoraire de l'Enseignement Primaire,
Ancien Directeur de la Section Spéciale (1897-1903).
Un Sectionnaire
de 1899
Ce n'est pas sans émotion ni émerveillement
qu'en 1899 je découvris, émergeant de la mer de turquoise,
le Sahel d'Alger avec ses maisons blanches, ses coteaux ocreux et ses
riches cultures qu'enveloppait une lumière éblouissante.
D'autant que c'était là que se trouvait - tout comme aujourd'hui
- la Section Spéciale annexée à l'Ecole Normale de
Bouzaréa où je venais me préparer à l'enseignement
dans les écoles d'indigènes d'Algérie.
Pour la troisième fois - la première avait été
mon entrée à l'Ecole Normale de Mirecourt et la deuxième,
mon incorporation dans un régiment de Ligne à Nancy - le
cadre de mon existence changeait.
D'abord, je me vis entouré de camarades originaires de Franche-
Comté, d'Anjou, des Charentes, de Bretagne, d'Auvergne, du Dauphiné,
de Provence, des Alpes, et aussi de quelques fils de colons et fonctionnaires
algériens nés dans la Colonie : tous représentants
d'une France beaucoup plus grande, complexe et nuancée qu'elle
ne m'était apparue jusque-là.
Puis, à chaque pas, je découvrais des gens qui, en dépit
de mes lectures, se présentaient à mes yeux sous les aspects
les plus inattendus, me surprenaient au delà de toute expression
: d'une part, dans l'Etablissement même, des jeunes gens venus des
trois départements européens de l'Ecole Normale proprement
dite, indigènes du Cours Normal, se destinant les uns et les autres
à l'enseignement, mais auprès desquels, en raison de notre
âge et de notre expérience commençante, nous faisions
figures d'aînés ; d'autre part, en Alger et aux alentours,
tout un monde bigarré, étrange, d'allures et de moeurs autres
que les nôtres.
Livré à moi-même, j'aurais mis longtemps à
me mouvoir avec quelque aisance dans ce labyrinthe - peut-être même,
m'y serais-je perdu - mais en la personne de maîtres dévoués
et avertis, une providence veillait sur nous. C'étaient entre autres
:
M. Paul Bernard, directeur austère comme l'était l'autorité
d'alors, mais sagace et pénétrant psychologue, qui s'appliqua
à exciter en nous les précieuses facultés d'observation.
M. le Docteur Moreau, si modeste qu'il avouait la faiblesse de ses moyens
devant l'immensité de la souffrance humaine, mais restait optimiste
et confiant, mettant par-dessus tout le culte du devoir.
M. Redon qui, avec un soin et un doigté infinis, s'assurait de
notre perfectionnement professionnel, et préparait nos contacts
avec la société musulmane.
M. Girard, que nous appelions en toute affection " Père Girard
", homm%,,savant et admirable qui pensait que le meilleur moyen de
nous initier Z..`..tx secrets de la glèbe algérienne était
de nous la faire travailler de nos propres mains, et il donnait l'exemple.
MM. Ben Sédira, Soualah, Boulifa, authentiques arabes ou berbères
déjà très francisés et très près
de nous, mais restés très attachés à des idiomes
qu'ils s'ingénièrent et réussirent à faire
entendre aux plus réfractaires d'entre nous.
Nous sûmes bientôt que celui qui présidait à
cette préparation magistrale était un homme de grand coeur,
de foi ardente, M. le Recteur Jeanmaire qu'animait une forte volonté
vers une franche et large collaboration franco-algérienne.
A ces hommes qui furent pour nous des guides si précieux, nous
gardons un souvenir fidèle et reconnaissant.
Personnellement, j'ai la certitude que c'est à eux que je dois
d'avoir mené pendant près de quarante ans une vie qui fut
toute de découverte et d'adaptation joyeuse au milieu maghrébin.
Sur la foi des traités, j'étais venu en Algérie pour
enseigner notre langue à de jeunes indigènes, et c'est à
cela que la Section m'avait préparé ; mais alors que j'avais
exprimé le désir d'aller en tribu, au coeur du pays kabyle,
l'Académie m'envoya en ville, en pays arabe. De plus, à
mon grand étonnement, - ce qui ne laissa pas de m'impressionner
au moins pendant quelques mois sur l'idée qu'on pouvait avoir de
moi - j'étais chargé d'enseigner, exclusivement, le travail
manuel.
De sorte que la rentrée de 1900 me vit dans un petit atelier nouvellement
créé à l'école principale de garçons
indigènes de Tlemcen, pourvu de quelques outils élémentaires
en vue d'exercices à faire exécuter d'après une progression
inspirée d'un programme français d'apprentissage.
Par lui-même ce programme ne parut pas avoir grande vertu, car personne
ne s'offrit à le suivre. Il fallut une propagande active dans les
dix classes de l'établissement pour décider une demi-douzaine
d'adolescents de faibles moyens intellectuels, et dont les maîtres
étaient embarrassés, à venir chez moi. Mais, à
l'expérience, ces jeunes gens ne montrèrent pas plus d'aptitudes
à un métier quelconque qu'à l'étude proprement
dite.
Je dois dire que ma compétence professionnelle n'allait pas loin.
J'en eus assez conscience et j'en fus assez honteux pour aller demander
au premier serrurier (M. Lendemaine) et au premier menuisier (M. Caron)
de la localité, de m'inculquer ce qu'ils auraient voulu trouver
chez un apprenti déjà dégrossi qui se serait présenté
à eux. Ce qu'ils firent, en quelques mois, avec une si parfaite
bonne grâce que je leur en ai gardé une profonde gratitude.
Entre temps, prenant ma tâche au sérieux - tout en me promettant
bien de l'abandonner à la première occasion - je pris contact
avec des artisans indigènes de Tlemcen (entre autres Si Mohammed
ben Kalfate, Si Larbi ben Ikhlef, devenus par la suite d'excellents collaborateurs
de l'Académie d'Alger) pour apprendre d'eux un vocabulaire et des
habitudes de travail que j'eusse difficilement découverts dans
les livres pour juger de leurs techniques par rapport à celles
des européens, pour déterminer enfin la marche à
suivre en vue du perfectionnement ou du dévelo-- pement désirables.
Puis les circonstances firent que, curieux d'arts, de techniques et d'idiomes
arabes et berbères, je rencontrai MM. William et Georges Marçais,
Alfred Bel et Edmond Destaing dont la science s'affirmait déjà,
et qui voulurent bien m'admettre dans leur société.
Ce qui m'amena à faire des constatations extra-scolaires, à
considérer la question de l'enseignement manuel sous un jour nouveau,
à concevoir un programme tout à fait différent du
programme officiel réservant une place initiale et importante aux
arts et métiers locaux, lesquels s'offraient comme une porte plus
directement ouverte sur le travail, soit dans le sens de la tradition,
soit dans celui de l'évolution, au gré des possibilités
et des besoins. Programme qu'au cours de l'une de ses tournées
d'inspection, je pus exposer, un jour de mai 1901, à M. le Recteur,
M. Jeanmaire (je sus alors que nous étions compatriotes), et qu'il
voulut bien me permettre d'expérimenter, en me laissant au surplus
" carte blanche ".
C'est de ce jour, exactement, que date l'action qu'il m'a été
donné d'exercer sur l'artisanat nord-africain, pendant 16 ans en
Algérie, 22 ans au Maroc, avec des répercussions que l'on
veut bien reconnaître assez fortes en Tripolitaine depuis 1925,
et en Tunisie depuis 1931: action qui n'aurait pas été possible
sans mon passage à la Section Spéciale de Bouzaréa.
Prosper RICARD,
Directeur honoraire des Arts Indigènes au Maroc.
De la Section
au Palais-Bourbon...
" ...Quand on se souvient, les années
sont des secondes. a
Victor HUGO.
La Bouzaréa ! La Section ! que de
souvenirs, ces deux mots n'éveillent-ils pas en moi !
C'est l'année si lointaine de 1904, c'est un matin d'octobre où,
aux petites aurores, la sirène du transport de l'État "
Mytho " annonçait l'approche
d'Alger, c'est le tout jeune homme, venant de l'Ecole Normale de Troyes
et qui, le coeur gonflé d'espoir et d'émotion tout à
la fois, allait avec enthousiasme vers une vie nouvelle, avide de connaître
tout ce qu'elle lui révèlerait. C'était si beau d'être
jeune, plein d'allant et dans le feu de l'imagination !
A plus de trente ans de distance, je revis le débarquement sur
le ponton du port, au milieu de la foule bigarrée des porteurs
arabes ; je revois le soleil éclairant avec une intensité
croissante la longue file des maisons blanches qui, non satisfaites de
côtoyer la mer, s'étageaient encore sur les collines ; je
revois la Kasbah que je devais connaître et qui hantait alors mon
esprit..., et sans doute, tout derrière, je devinais à quelques
kilomètres, l'Ecole Normale...
A plus de trente ans de distance, je revis les premières heures
où, pour la première fois, je mettais les pieds sur la Place
du Gouvernement ; je revois le tramway dans sa montée d'Alger,
dans celle d'El-Biar, les bourriques trottinant au milieu de la poussière
de la route, les indigènes marchant pieds nus, la voiture qui,
le long des haies de cactus, me déposa à l'Ecole Normale,
terme de mon long voyage !
Je la revois, cette Ecole qui m'est si chère, avec ses bâtiments
spacieux, ses galeries sans fin, ses locaux réservés à
la Section Spéciale, ses jardins où, sans cesse, le brave
papa Girard, notre professeur d'agriculture, nous confiait, pétillant
de malice et de vie, ses secrets culturaux. C'est encore la longue vigne
où, malgré le chaud soleil, nous apportions aux ceps tous
les soins dont, mes camarades et moi, nous étions capables. Il
me semble pénétrer à nouveau dans ce magnifique atelier
de travail manuel où, avec tant de conscience, M. Batut, si ma
mémoire est bonne, nous initiait à l'art indigène,
sculpture, cuivre repoussé... Et tout à côté,
le réfectoire où chaque semaine, le gigot servi me paraissait
si savoureux... Et tout à côté, le bureau de M. l'Econome
où, à la fin du mois, nous allions recevoir vingt-cinq francs
pour nos menues dépenses. C'était une fortune à l'époque
où le paquet de cigarettes Bastos coûtait deux sous et où
le verre d'anisette, pris sous les ombrages du café du village
de Bouzaréa, était moins cher encore !
Oh ! que de souvenirs ! c'est le bureau mauresque du Directeur, M. Bernard,
ce subtil pédagogue que je ne saurais oublier ; c'est la grande
salle de cours où Si Boulifa nous intéressait avec ses leçons
de kabyle, où le Docteur Moreau faisait de nous des auxiliaires
médicaux précieux, où notre Directeur d'études,
M. Charles Dumas, ne cessait de nous passionner dans ses leçons
de pédagogie si vivantes. C'est aussi l'Ecole annexe où
nous faisions nos premières armes. Et plus loin, nos salles d'études,
et plus loin..., tout là-bas près d'Alger, à Mustapha,
l'hôpital où nous recevions, au chevet des malades, des leçons
de médecine pratique. C'était une joie pour nous, sectionnaires,
de grimper dans le char à bancs qui dévalait à toute
vitesse vers Mustapha..., chaque semaine.
Oh ! heureuses années ! Oh ! souvenirs d'excursions à Boufarik,
Orléansville, Tlemcen, souvenir de la randonnée annuelle
de quinze jours dans l'Oranie où, sous la direction de nos maîtres,
nous prenions contact avec la vie indigène, avec tous ces foyers
d'humaine colonisation qu'étaient toutes ces petites écoles
où tant de maîtres modestes donnaient les meilleurs d'eux-mêmes
pour rendre plus belle, toujours plus belle, l'oeuvre magnifique de la
France en Algérie.
Mais ma pensée va aussi vers vous, mes camarades d'antan. Nous
étions de provinces différentes, de culture différente
aussi, mais une étroite amitié nous unissait ; nous avions
tous foi, une foi profonde dans notre apostolat. Qu'êtes-vous devenus,
mes bons amis, au cours de ce demi-siècle passé ? Comme
je souhaite ardemment qu'un groupement nous permette de recevoir un Bulletin
nous renseignant sur vos destinées. La vie et ses caprices, la
guerre aussi enlevant le meilleur des nôtres, nous a séparés.
Mais il n'en reste pas moins que la forte formation que nous avons reçue
à la Section Spéciale de la Bouzaréa établit
entre nous un lien d'affection que le temps ne saurait détruire,
tout au contraire, n'est-ce pas ? Avoir été Sectionnaire
comme on disait, c'est un titre de gloire. En ce qui me concerne, c'est
un de ceux auxquels je tiens le plus.
Maurice ROBERT,
Député de l'Aube,
Vice-Président de la Commission de l'Enseignement
et des Beaux-Arts à la Chambre des Députés.
....et à I'Ecole
d'Abéché
Je fus de celle d'il y a vingt-cinq ans.
J'en garde un souvenir de halte heureuse, brève, en même
temps que de fécond travail. A ces dix mois, je dois des joies
multiples, calmes, claires et des acquisitions qui m'ont été
précieuses dans les écoles indigènes - d'A.E.F. comme
d'Algérie - où il me fut donné d'enseigner à
mon tour.
Ce m'est toujours une douceur de repenser à notre Bouzaréa.
J'ai la mémoire, j'ai le culte de mes heures les plus chères.
Et l'âge aidant, je me complais de plus en plus aux beaux pèlerinages
immobiles que l'on fait, et refait, certaines nuits.
Elle a été pour nous comme un seuil accueillant, devant
l'Afrique où nous allions bientôt nous disperser. Nous y
formâmes tout de suite une famille fraternelle. Nous arrivions d'un
peu partout, des provinces françaises : le doux Druhot, de la Bourgogne
; Barbeau, des environs de Tours ; Truet, Genet, de la Bretagne ; et Le
Garrec aussi, mais de la Pointe de Penmarch. Je les revois, mes compagnons
d'alors. Et chaque fois, près de leurs noms, des noms de villes
ou de terres : Lahaye, qui s'ennuyait si fort, me dit Rouen ; Girard-Reydet,
Savoie ; Jules Dumeau, Cahors ; Estimérès, Morvan. Ainsi
pour tous, Corte, Reynaud, Foufé, Roulet, Jeanjean, Rougerie, Corbinaud,
Paysan,... Masson, Desbiolles ; ces deux derniers seuls Algériens.
Nous étions quatre Dauphinois : Jaussaud, MichonRajon, Charras,
moi-même. Girardot, lui, venait de Bains-les-Bains, au pied des
Vosges ; Grenaud, de la Charente, et d'Erbalunga, en Corse, notre franc
Cunéo. En oubliè-je à l'heure actuelle ? Tous m'étaient
chers.
Notre Section n'était qu'en apparence disparate. Nous fûmes
vite rapprochés. L'exil y contribua, je crois, - n'étions-nous
pas pour la plupart Français de France
? - l'exil tout neuf, mélancolique à peine aux fins de jours.
Nous étions jeunes, tous, depuis les tranquilles aînés
qui, comme Girardot et Le Garrec, portaient la barbe et se trouvaient,
en çà et là, non loin de la trentaine, jusqu'à
des benjamins comme Truet et comme moi. Jeunes vraiment, d'espoir, de
goût de vivre, d'optimisme et d'élan vers la fonction choisie.
Déjà, la guerre nous guettait ; mais nous pensions très
rarement à elle, sans la croire possible un seul instant. Elle
est pourtant venue, mes pauvres camarades ! Ils sont nombreux, ceux d'entre
nous qu'elle a fauchés. Après, on regarde en arrière,
on songe : " Nous étions comme une plaine avant l'orage. Comme
une plaine en son printemps... " Ignorants, désarmés,
innocents plus encore, pendant que l'avenir entre les mains de quelques
hommes mûrissait.
Je n'ai jamais revu les façades si blanches, les bâtiments
à la mauresque, les arcades, les cours... Ni ceux d'alors. Ni le
Frais-Vallon, ni la route d'El-Biar. La guerre. Et puis l'étonnement
d'en revenir. D'autres départs, ailleurs. Les survivants un peu
partout ; comme on était venus.
Mais j'aimerais encore partir. Non plus, hélas, comme autrefois
! Définitive est la retraite, bien qu'elle ait sonné trop
tôt. Mais accomplir quatre ou cinq vrais pèlerinages. Celui-là.
Et puis rentrer et recommencer à doucement vieillir, près
des anciennes glanes.
Gravir encore la colline sur Alger. Revoir les chères places de
là-haut, un matin de vacances, où tout serait désert,
Ecole Normale, Cours Normal, Section, tout. Nos ombres à travers
les longues galeries.
Il y avait près du jardin de l'Econome, un pavillon arabe ruineux
déjà, et si charmant, avec des herbes folles, des lierres
victorieux et magnifiques. Sur le jardin, l'odeur exquise d'une bordure
d'héliotropes s'étendait.
Retrouver le vallon que domine l'Ecole. Son chemin lent. Ses fourrés
verts. Ses arbousiers aux fruits comme des fraises. Le verger dans le
creux : oranges, mandarines ; ces dernières très petites
et " plus douces que le miel ". L'autre côté, la
pente où fut la grande vigne que nous taillions, piochions, gaîment,
dirigés par M. Girard, notre bon " cheikh ". C'est là,
qu'à nuit tombée, les chacals pleurent un moment.
A-t-on comblé la cressonnière tout en bas ? L'eau murmurait,
l'herbe était drue tout autour. Des chants d'oiseaux ; la transparente
vibration des libellules...
Tout a changé ? Ah ! mais qu'importe ! Respirer l'air du jeune
temps.
Etre pendant une heure un peu plus près des souvenirs que l'on
recherche à la veillée lointaine. Un burnous passe sur la
route ; un petit âne va devant. Et de la ferme du vallon montent
des voix de jeunes filles. Comme autrefois.
Les morts se mêlent aux vivants. Druhot sourit, Charras fredonne,
Raynaud est grave, Estimérès se mord la lèvre, Coste
plaisante avec l'accent de Perpignan ; et Cunéo prend sa guitare.
Passent les maîtres qu'on aimait : M. ab der Halden ; docteur Saliège
; MM. Poupy, Valat, Robert, Boulifa, Delassus... Et de nouveau notre bon
" Chikh " : " ...Enfants... Nous-continuons-notre-histoire...
Je vous disais que c'est Mossieu Lavigerie... "
Et puis rentrer.
La Mure d'Isère,
16 décembre 1937.
Paul FABRE,
Grand Prix de Littérature Coloniale (1936).
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