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-Alger : le cimetière d'El-Kettar
Claude-Maurice ROBERT.

« Les morts cachés sont bien dans cette terre
Qui les réchauffe et sèche leur mystère.»
Paul Valéry

Ces cimetières sont si beaux
Dans l'abandon de leurs tombeaux,
Qu'à moi, l'Aède de la Vie,
Tous ces gisants me font envie.

Algéria et l'Afrique du nord, revue bimestrielle
Juillet, octobre 1950

Édition de l'Office Algérien d'Action Économique et Touristique (OFALAC), 40-42 rue d'Isly, Alger
22 Ko / 11 s
 
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----------AUTANT vaudrait tenter de dénombrer les tombes que mes pèlerinages ici.

----------Sous ce figuier parasol, dont les fruits mûrs éclatés appètent un millier de mouches, j'ai lu Omar Khayyam. Dans l'ombre de ce grenadier, au temps que ses fleurs pourpres jetaient des cris dans l'air bleu, comme Jean l'Acridophage dans le Désert de Judée, pour la vingtième fois peut-être, j'ai relu Amyntas et les Nourritures terrestres.

----------Ce cimetière est mon refuge aux heures de lassitude. Mieux qu'un livre de piété, mieux qu'une méditation au pied du crucifix, la contemplation de tant de cendre humaine, entre le double abîme de la mer et du ciel, m'exhorte à l'endurance et à l'acceptation.

----------À cause de la hideur de leur mobilier funéraire, les nécropoles d'Occident, vraies mascarades macabres, me soulèvent le coeur et m'affligent, cependant que l'inanité de la protestation que leurs ornements vains élèvent contre la Mort, me fait pleurer de pitié.

----------Car comment assortir notre prétendue croyance à la résurrection de la chair et à la vie éternelle, avec ce culte du cadavre, poussière et puanteur, comme il est dit dans l'Ecriture http://perso.wanadoo.fr/bernard.venis. Cette religion de la Mort, vraie thanatophilie, n'est-ce pas un sacrilège pour les chrétiens que nous sommes, ou que nous croyons être ? Ah ! que nous voici loin du commandement évangélique : " Laissez les morts ensevelir leurs morts ! "

----------À l'inverse, la sereine soumission de la mort musulmane, que traduit la simplicité égalitaire de ces tombeaux, me pacifie et tonifie. Ici je reconquiers la force avec le calme : le visage de la Mort est plus doux que la Vie.

----------On voudrait s'étendre là, parmi les mirabilis, les acanthes et les bourraches, sous la harpe éolienne de cet eucalyptus, et s'immobiliser dans le sommeil sans rêve de la mort islamique.

----------Ah ! dormir du sommeil heureux de tous ces morts

* * *

---------De faïence ou de chaux, chaque tertre a son godet, où les âmes des gisants, sous l'aspect d'un oiseau, viennent boire au crépuscule.

----------Sur un de ces sépulcres en forme de felouque et couleur de la mer, on a émietté du pain pour le repas des mânes. http://perso.wanadoo.fr/bernard.venis. Un autre est tout jonché de ramuscules de myrte. Recouvertes d'un grillage en forme de tonnelle ou de lattes losangées où s'enlacent des jasmins et des volubilis, d'autres sont des volières pour les jeux invisibles des âmes désincarnées.

----------En bordure d'un sentier qui se faufile sous les fleurs, un cep noueux fait craquer les parois d'un tumulus et ses lianes luxuriantes envahissent tout à l'entour. Quel disciple d'Omar Khayyam, d'Anacréon et de Ronsard gît sous cette vigne " tortisse ", qui démontre à qui en doute que la vie naît de la mort ?

----------Quant à ces lampes funéraires, exactement semblables à celles des catacombes de Rome et d'Hadrumète, et à ces cassons de poteries où l'on brûle du benjoin, ils sont la preuve innombrable qu'en se berbérisant l'Islam s'est paganisé.

* * *

----------Sur des hampes de graminées, des garçonnets en chéchia ont enfilé des corolles odorantes de belles-de-nuit et, gravement, hiératiquement, ils les portent devant eux, tel un cierge allumé qu'ils craindraient de voir s'éteindre. Des fillettes dans un figuier, avec des cris stridents de pie, disputent aux mouches et aux guêpes les luisantes figues violettes, qui sont les lèvres et les yeux des jeunes morts et des jeunes mortes dont leur pulpe s'est nourrie.

----------Plus loin, en contre-haut, une toute petite tombe m'arrête, émerveillé. Menue comme d'une poupée, la hauteur de ses " chouad " festonnés et ogivaux, et blanc comme de l'albâtre, dépasse à peine, je le jure, celle d'un fer à repasser. Et je lis sur l'un d'eux, écrit en couleur verte : Didouche.

----------Ce prénom jamais ouï et doux comme une caresse, câlin tel un appel de fauvette en amour, ah ! qu'il s'harmonise bien avec la poésie de cette tombe enfantine, que recouvre un fouillis de graminées et d'iris, et qu'un tremble argenté, et qui tintinnabule comme un sistre innombrable, berce d'une psalmodie qui jamais ne s'arrête

----------"La mort est une fleur", dit quelque part Michelet. Jamais cette définition ne fut plus vraie qu'ici.

----------Poursuivant ma promenade, je manque d'écraser une énorme sauterelle, celle qu'on appelle " bzizi " et qui serait une mère fécondée prête à pondre. http://perso.wanadoo.fr/ bernard.venis. Du vert sombre lustré des feuilles de belle-de-nuit et striée de grenat, j'ai beau la taquiner du bout de ma sandale, elle demeure immobile, inerte, comme endormie, et je dois la retourner pour constater, au mouvement de ses pattes, qu'elle est vraiment vivante. Lourde des fruits qui la gonflent, on dirait un crustacé de jade ou de sinople, incrusté d'idocrase.

----------Un chat errant m'a rejoint. Câlin, il lustre contre ma jambe sa fourrure grise qui se défait, puis il me quitte pour laper la libation d'un mort. Après quoi, il va traquer les chardonnerets dans les branches.

* * *---------C'est le soir.

----------
De tous les chatoiements du soleil sur les stèles, les morts semblent sourire. L'ombre croît. Orphée en mal d'Eurydice, par delà le massif de la Bouzaréa, Hélios est descendu dans les limbes du nadir.

----------Les tombes s'ennuitent. Assis sur l'une d'elles - celle en forme de felouque - qui me rappelle la barque funéraire d'Osiris, je regarde pâlir, défaillir et s'éteindre, le sourire innombrable de la mer et des morts...

* * *

 

----------Longtemps je reste là, tranquille, confiant, dans une sorte de narcose lénitive et consciente, de ma pensée et de mon coeur, une évasion de moi-même. Et cette torpeur sereine de l'esprit et des sens, pareille à l'étanchement soudain de toutes mes soifs, à l'apaisement de toutes mes fièvres, n'est-ce pas cela, le bonheur ?

----------Lorsque je sors enfin de ce rêve éveillé, la nuit succède au jour et la lune au soleil. Mais l'enchantement est le même, sinon plus pathétique : comme tantôt sous les feux obliques du crépuscule, le ciel, les flots, les tombes, tout frissonne et scintille, tout miroite et chatoie. Pas de ténèbres. Une pénombre opaline comme lui poudroiement d'étoiles, qui me permet de lire les chiffres sur les stèles.

----------Et quand je me retire, escorté par le chat, dont l'ombre noire sautille parmi les sépultures ainsi qu'un farfadet, je murmure cette prière:

Ah ! Seigneur, absolvez l'aveu d'une âme franche, Mais le trépas hideux serait presque riant,
Si je pouvais avoir, tels ces morts d'Orient,
Devant la mer si bleue, une tombe si blanche.

LE JARDIN D'ARMIDE

---------------Bien qu'inédites, ces notations sont anciennes. Depuis leur rédaction, des lustres sont passés. Elles datent du temps que j'étais triste, avant que l'enseignement de Gide et du Désert n'ait opéré en moi cette réjuvénescence qui fit du romantique élégiaque que j'étais un panthéiste dionysiaque. http://perso.wanadoo.fr/bernard.venis. C'est pourquoi, soucieux de vérité, même dans la poésie, comme Goethe nous le commande, avant de les publier, j'ai tenu à revoir les lieux inspirateurs.

---------------Ce cimetière d'El-Kettar, si doux à mon coeur angoissé de naguère, comment m'apparaîtrait-il après quinze ans passés ? Le temps, qui a rénové ma sensibilité, n'aurait-il pas, du même coup, transformé mon optique de la terre et des hommes ?

---------------C'est à cette confrontation que je nie suis soumis. Cobaye de moi-même, j'ai voulu expérimenter l'aphorisme d'Amiel qui veut qu'un paysage ne soit qu'un état d'âme.

---------------J'ai hâte de le dire : cette épreuve imprudente ne fut pas décevante. Bien que guéri de mes langueurs et de mes nostalgies, El-Kettar m'apparut plus ensorceleur encore qu'à l'époque de mon spleen et de mon affliction.

---------------Deux fois je l'ai, revu, et deux fois le gardien m'a dû crier : " On ferme ! "

* * *

---------------Je n'évoquerai, ici, que ma dernière visite. Descendu vers le fond du ravin - car El-Kettar s'étage sur les flancs d'un " chaâbat " - il fallut m'arrêter, cloué sur place par l'émotion. http://perso.wanadoo.fr/bernard.venis. Un jacaranda était là, dôme violet, sous la profusion de ses fleurs. Longtemps je l'admirai, incapable d'avancer, ne voyant plus que lui, oubliant tout le reste. Remonté enfin, il me fallut redescendre pour le revoir encore. C'est alors que Le gardien me héla qu'on fermait...

---------------Obtempérant à l'ordre, j'allais soliloquant : pourquoi ce jacaranda qui est si beau est-il si seul ? Qu'ils soient cent, vingt seulement, rien que dix, et cette " djebana " si belle le serait davantage encore. On regrette d'autant plus l'isolement le cet arbre que ses feuilles, échancrées comme les palmes, sont aussi belles que ses fleurs. On se croit en présence d'une fougère arborescente. Et quoi dire des quatre syllabes mélodieuses de son nom : ja-ca-ran-da. Pleurons sur le barbare qui oserait s'avouer sourd à cette incantation ! (1

* * *

---------------La beauté d'El-Kettar, je crois avoir le droit désormais de le dire, n'est pas qu'une apparence illusoire et subjective, comme j'aurais pu le craindre.

---------------Plein d'ombres et de reflets, avec les polychromies naïves de ses cippes blancs, dont certains font penser à des miniatures persanes ; avec la chaude odeur des figuiers au soleil ; http://perso.wanadoo.fr/bernard.venis. avec le beau désordre de sa végétation ; avec le rayonnement de la mer et du ciel, mobiles comme la pensée et le coeur des vivants ; avec ses divans de briques historiées de faïences où s'asseoir et songer, El-Kettar a l'attrait d'un parc agreste et tropical. Sa séduction est intrinsèque, indépendante de nos humeurs et de nos états d'âme. Dans la joie comme dans la peine, dans la jubilation comme dans la prostration, il garde ses prestiges et tous ses sortilèges:
---------------Le jardin de la Mort est le jardin d'Armide.

* * *

---------------Et le miracle, c'est cela.

---------------Cette poussière d'humanité n'inspire aucun effroi, même à celui qui titube du bonheur d'exister.

---------------Loin du vacarme humain, loin de la pouillerie des fleurs et des couronnes artificielles, symbole des regrets menteurs et des pleurs de commande ; loin de l'ostentation et de l'horreur des faux marbres, comme elle est accueillante, attirante, fascinante, la mort qui terrifie !

---------------Comme il tient bien sa promesse, le resquiescat
in pace

* * *

---------------" Que c'est simple de mourir ! ", a soupiré un jour Isabelle Eberhardt. Oui, ici - mais ici seulement - mourir
nie semble possible.

Claude-Maurice ROBERT.

(1) La même remarque s'impose à propos des rues d'Alger. Pourquoi n'y peut-on voir aucun jacaranda ? Ne serait-il pas, pourtant, cent fois plus décoratif que le sinistre ficus, promu arbre officiel dans toute l'Afrique du Nord, même à Biskra, où il évince la cassie, dont la fleur d'or, au printemps, saturait l'oasis de son arome aphrodisiaque. Jardiniers responsables de la beauté d'Alger, prenez exemple sur Tunis, dont toute une avenue, celle de Carthage, est fleurie de jacarandas, ce qui lui vaut le surnom poétique d'avenue mauve.
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