Alger, Algérie : documents algériens
Série sociale
Expérience d'asséchement et de mise en culture d'un marais algérien sans risque de contamination palustre *
mise sur site le 22-11-2011
* Document n° 16 de la série : Sociale - Paru le 16 avril 1947 - Rubrique SANTÉ PUBLIQUE

52 Ko
retour
 

Note communiquée à l'Académie des Sciences lors de sa séance du 5 mai 1947. Les détails concernant cette expérience seront publiés dans un ouvrage sous presse : Histoire d'un marais algérien, 295 pages, 22 hors-textes et de nombreuses illustrations.



Expérience d'asséchement et de mise en culture d'un marais algérien sans risque de contamination palustre
par Edmond SERGENT et Etienne SERGENT

Les Algériens, colons d'origine européenne aussi bien qu'indigène, sont imprégnés de l'idée fataliste que le paludisme est inévitable. On entend couramment dire : " En Algérie, on n'échappe pas aux fièvres ". Notre Maître, le Dr. Roux, nous avait suggéré de faire l'expérience suivante : chercher un domaine que le paludisme a rendu inhabitable et qui, par suite, est resté inculte. Y placer des cultivateurs indemnes de fièvre. Protéger les hommes et assainir le sol par les méthodes prophylactiques modernes. Montrer ainsi, par l'exemple, que l'on peut échapper au paludisme, vivre, fonder une famille, élever des troupeaux et produire des récoltes nourricières sur une terre restée jusque-là en friche à cause de son insalubrité. " Que votre expérience soit une leçon vivante. Le fait a plus de vertu démonstrative que le précepte. Que la preuve éclate, de la possibilité d'un assainissement sans risques, rapide et définitif. "

CHAMP D EXPÉRIENCE.

Pour cette expérience, l'État concéda à l'Institut Pasteur, en 1927, un marécage de 360 hectares que les hommes fuyaient par crainte du paludisme et d'où ils écartaient leurs troupeaux par crainte des piroplasmoses. Situé dans la commune de Birtouta, à 25 km d'Alger, il était inscrit sur les registres de l'Administration des Domaines sous le nom de " Marais des Ouled Mendil ". Sur la carte au 50 0000 du Service Géographique de l'Armée, datée de 1926 (feuille Koléa), il était représenté par les signes conventionnels (petits traits bleus horizontaux interrompus) ; en son milieu, un étang aux eaux permanentes, de 5 hectares, était indiqué par des traits bleus continus. Le marais occupait un bas-fond de la plaine de la Mitidja, où s'accumulaient, en plus des eaux pluviales (environ 800 millimètres par an) les eaux de ruissellement descendues des proches collines du Sahel, au Nord, et des lointaines montagnes de l'Atlas, au Sud. Il ne nourrissait que des ronces et dés joncs, sans un arbre. Couvert d'eau pendant la saison pluvieuse, il était desséché, brûlé et crevassé par les chaleurs caniculaires : trop d'eau en hiver, pas assez en été.

L'ETUDE EPIDEMIOLOGIQUE.

L'étude épidémiologique préalable à la campagne antipaludique a porté sur les deux facteurs épidémiques actifs du paludisme : les porteurs de germes constituant le réservoir de virus, - les gîtes à larves d'anophèles transporteurs de virus.

La condition nécessaire pour qu'une épidémie se développe en un lieu donné est que les deux facteurs actifs s'y trouvent réunis. Nécessaire, mais non point suffisante. L'observation montre en effet que des paludéens, porteurs de germes, et des anophèles, colporteurs de germes, s'ils sont peu nombreux, peuvent coexister dans un pays sans constituer un péril immédiat pour la population encore saine. Les deux facteurs actifs ne deviennent réellement nocifs qu'à partir d'un certain degré de fréquence, d'abondance ou d'intensité ; chacun présente ainsi un " seuil de danger, au-dessous duquel
son influence est négligeable ; le risque d'épidémie nait, au contraire, lorsque l'un des facteurs croit jusqu'à franchir ce seuil. Inversement, il n'est pas indispensable qu'un facteur épidémique actif soit anéanti pour cesser d'être une cause d'infection ; il suffit qu'il reste ou qu'on le maintienne au-dessous du " seuil de danger ".

L'ORGANISATION DE LA LUTTE CONTRE LE PALUDISME.


L'indice endémique palustre (nombre pour cent des grosses rates paludéennes) était, chez les habitants des confins du marais des Ouled Mendil, avant la campagne antipaludique, de 53 p. 100. L'expérience nous avait enseigné qu'en Algérie le " seuil de danger " du réservoir de virus correspondait à un indice splénique de 10 p. 100. On procéda donc à une campagne de prophylaxie médicamenteuse systématique de la population ; de la quinine était distribuée, tous les trois jours, à tous les habitants voisins du marais. L'indice endémique splénique descendit de 53 p. 10;) à environ 6 p. 100 en quelques années. Le réservoir de virus avait été ainsi abaissé au-dessous du " seuil de danger ".

Le transmetteur de virus était, dans le marais des Ouled Mendil, Anopheles maciilipennis Meigen, variété labranchice Falleroni, l'anophèle le plus redoutable de la région méditerranéenne. La suppression des anophèles a été obtenue principalement par l'application d'une mesure de comblement naturel, simple et économique, le colmatage. On a conduit, dans une série de bassins rectangulaires de retenue et de décantation, aménagés au milieu de la cuvette marécageuse et successivement mis en oeuvre, les eaux torrentielles qui dévalent, chargées de terre et de sable, des collines du Sahel, au moment des pluies. De 1929 à 1934, date à laquelle le but visé a été atteint, 245.000 mètres cubes d'alluvions se sont déposés à l'intérieur de ces bassins ; au niveau de l'épanchoir, les atterrissements ont surélevé le sol de 90 centimètres. Ainsi, on a pu contraindre le torrent dévastateurà rendre à la plaine ce qu'il prit à la montagne, effacer définitivement les creux où stagnait l'eau dangereuse, extirper le paludisme avec les anophèles, et, du même coup, rendre à la charrue des terres jusque-là incultes.

D'autre part, on a creusé, pour l'écoulement des eaux pluviales et de ruissellement, 42 kilomètres de drains, fossés et rigoles.

L'eau impossible à supprimer, des bassins, des drains et des colateurs, a été peuplée de petits poissons originaires du Texas, les Gambouses (Gambusia holbrooki Grd.), insatiables dévoreurs de larves d'anophèles.

Dans les bas- fonds les plus difficiles à drainer ont été plantés plus de 45.000 arbres, surtout des Eucalyptus algeriensis Trabut, véritables pompes aspirantes vivantes qui, de plus, pendant la guerre, ont fourni tout le bois de chauffage nécessaire aux laboratoires de l'Institut Pasteur d'Algérie.

LA MISE EN VALEUR DES TERRES.

Ayant supprimé le marais de 360 hectares, on est parvenu à mettre en culture un vaste terrain improductif, que le paludisme rendait inhabitable à l'homme et les piroplasmoses aux bovidés. Deux fermes et 15 km de routes ont été construits, cinq puits ont été forés. Le terrain essarté et défoncé a été entièrement défriché et mis en culture En 1943, ont été semés, pour l'alimentation des animaux de laboratoire, 163 hectares de céréales et 40 hectares de plantes fourragères (trèfle d'Alexandrie, luzerne, vesces et avoine, betteraves, mais, etc...). Un vignoble de 10 hectares fournit le moût nécessaire aux cultures pures de levures de vin, ainsi qu'aux expériences de laboratoire. Pendant la guerre, 20 hectares ont été plantés de lin, dont la graine a été livrée à l'Administration et la paille, rouie, nous a servi à préparer 130 km de bonne ficelle pour nos stérilisations et nos expéditions.

Cette expérience d'assainissement et de défriche ment, commencée en 1927, était terminée en 1936. Le marais et l'étang qui figuraient sur la carte au 50.000° dressée en 1926 par le Service Géographique de l'Armée, ont été effacés sur la carte dressée en 1936.

VINGT ANS APRÈS...

Vingt ans après le début de l'expérience, on peut en tirer la conclusion : aucun des pionniers qui ont débroussaillé, semé, moissonné, n'a eu le paludisme. Les Européens, neufs et sensibles au paludisme, qui constituaient les " sujets d'expérience " et ont habité les deux fermes de jour et de nuit, étaient au nombre de 46 : 31 adultes (15 hommes et 16 femmes) et 15 enfants âgés de moins de 15 ans. Parmi ces 15 enfants, 4 sont nés aux Ouled Mendil La durée moyenne du séjour de ces habitants européens a été de 4 ans. Tous sont restés complètement indemnes de paludisme. Aucun des ouvriers indigènes, sédentaires ou de passage, n'a manqué à l'appel pour causé de fièvres. Aucun n'a signalé de cas dans sa famille. Des vaches laitières de races françaises, vaccinées contre les piroplasmoses par nos virus vaccins, pacagent là où naguère on n'osait point, par crainte de ces maladies, mener les boeufs de labour.

Les salaires versés au personnel font vivre une soixantaine de familles, dont cinq de souche européenne, les autres de souche indigène. Les cultures vivrières contribuent à alimenter nos animaux servant aux expériences ou à la préparation des sérums et des vaccins.
Dans toute expérience on constitue un témoin. C'est pourquoi, lorsque nous avons entrepris, en 1927, l'assèchement et le défoncement du marais des Ouled Mendil, nous avons laissé un coin du terrain (un peu plus d'un quart d'hectare) dans l'état même où nous l'avions trouvé. Nulle plante nouvelle n'y a poussé, qui n'ait été apportée par les vents ou parles oiseaux. Le contraste est saisissant entre ce fourré hérissé qui croît à sa guise, comme avant l'arrivée des Français, et les blondissantes moissons qui l'entourent.