Expérience
d'asséchement et de mise en culture d'un marais algérien
sans risque de contamination palustre
par Edmond SERGENT et Etienne SERGENT
Les Algériens, colons d'origine européenne
aussi bien qu'indigène, sont imprégnés de l'idée
fataliste que le paludisme est inévitable. On entend couramment
dire : " En Algérie, on n'échappe pas aux fièvres
". Notre Maître, le Dr. Roux, nous avait suggéré
de faire l'expérience suivante : chercher un domaine que le paludisme
a rendu inhabitable et qui, par suite, est resté inculte. Y placer
des cultivateurs indemnes de fièvre. Protéger les hommes
et assainir le sol par les méthodes prophylactiques modernes. Montrer
ainsi, par l'exemple, que l'on peut échapper au paludisme, vivre,
fonder une famille, élever des troupeaux et produire des récoltes
nourricières sur une terre restée jusque-là en friche
à cause de son insalubrité. " Que votre expérience
soit une leçon vivante. Le fait a plus de vertu démonstrative
que le précepte. Que la preuve éclate, de la possibilité
d'un assainissement sans risques, rapide et définitif. "
CHAMP D EXPÉRIENCE.
Pour cette expérience, l'État concéda à l'Institut
Pasteur, en 1927, un marécage de 360 hectares que les hommes fuyaient
par crainte du paludisme et d'où ils écartaient leurs troupeaux
par crainte des piroplasmoses. Situé dans la commune de Birtouta,
à 25 km d'Alger, il était inscrit sur les registres de l'Administration
des Domaines sous le nom de " Marais des Ouled Mendil ". Sur
la carte au 50 0000 du Service Géographique de l'Armée,
datée de 1926 (feuille Koléa), il était représenté
par les signes conventionnels (petits traits bleus horizontaux interrompus)
; en son milieu, un étang aux eaux permanentes, de 5 hectares,
était indiqué par des traits bleus continus. Le marais occupait
un bas-fond de la plaine de la Mitidja, où s'accumulaient, en plus
des eaux pluviales (environ 800 millimètres par an) les eaux de
ruissellement descendues des proches collines du Sahel, au Nord, et des
lointaines montagnes de l'Atlas, au Sud. Il ne nourrissait que des ronces
et dés joncs, sans un arbre. Couvert d'eau pendant la saison pluvieuse,
il était desséché, brûlé et crevassé
par les chaleurs caniculaires : trop d'eau en hiver, pas assez en été.
L'ETUDE EPIDEMIOLOGIQUE.
L'étude épidémiologique préalable à
la campagne antipaludique a porté sur les deux facteurs épidémiques
actifs du paludisme : les porteurs de germes constituant le réservoir
de virus, - les gîtes à larves d'anophèles transporteurs
de virus.
La condition nécessaire pour qu'une épidémie se développe
en un lieu donné est que les deux facteurs actifs s'y trouvent
réunis. Nécessaire, mais non point suffisante. L'observation
montre en effet que des paludéens, porteurs de germes, et des anophèles,
colporteurs de germes, s'ils sont peu nombreux, peuvent coexister dans
un pays sans constituer un péril immédiat pour la population
encore saine. Les deux facteurs actifs ne deviennent réellement
nocifs qu'à partir d'un certain degré de fréquence,
d'abondance ou d'intensité ; chacun présente ainsi un "
seuil de danger, au-dessous duquel son influence
est négligeable ; le risque d'épidémie nait, au contraire,
lorsque l'un des facteurs croit jusqu'à franchir ce seuil. Inversement,
il n'est pas indispensable qu'un facteur épidémique actif
soit anéanti pour cesser d'être une cause d'infection ; il
suffit qu'il reste ou qu'on le maintienne au-dessous du " seuil de
danger ".
L'ORGANISATION DE LA LUTTE CONTRE LE PALUDISME.
L'indice endémique palustre (nombre pour cent des grosses rates
paludéennes) était, chez les habitants des confins du marais
des Ouled Mendil, avant la campagne antipaludique, de 53 p. 100. L'expérience
nous avait enseigné qu'en Algérie le " seuil de danger
" du réservoir de virus correspondait à un indice splénique
de 10 p. 100. On procéda donc à une campagne de prophylaxie
médicamenteuse systématique de la population ; de la quinine
était distribuée, tous les trois jours, à tous les
habitants voisins du marais. L'indice endémique splénique
descendit de 53 p. 10;) à environ 6 p. 100 en quelques années.
Le réservoir de virus avait été ainsi abaissé
au-dessous du " seuil de danger ".
Le transmetteur de virus était, dans le marais des Ouled Mendil,
Anopheles maciilipennis Meigen, variété labranchice Falleroni,
l'anophèle le plus redoutable de la région méditerranéenne.
La suppression des anophèles a été obtenue principalement
par l'application d'une mesure de comblement naturel, simple et économique,
le colmatage. On a conduit, dans une série de bassins rectangulaires
de retenue et de décantation, aménagés au milieu
de la cuvette marécageuse et successivement mis en oeuvre, les
eaux torrentielles qui dévalent, chargées de terre et de
sable, des collines du Sahel, au moment des pluies. De 1929 à 1934,
date à laquelle le but visé a été atteint,
245.000 mètres cubes d'alluvions se sont déposés
à l'intérieur de ces bassins ; au niveau de l'épanchoir,
les atterrissements ont surélevé le sol de 90 centimètres.
Ainsi, on a pu contraindre le torrent dévastateurà rendre
à la plaine ce qu'il prit à la montagne, effacer définitivement
les creux où stagnait l'eau dangereuse, extirper le paludisme avec
les anophèles, et, du même coup, rendre à la charrue
des terres jusque-là incultes.
D'autre part, on a creusé, pour l'écoulement des eaux pluviales
et de ruissellement, 42 kilomètres de drains, fossés et
rigoles.
L'eau impossible à supprimer, des bassins, des drains et des colateurs,
a été peuplée de petits poissons originaires du Texas,
les Gambouses (Gambusia holbrooki Grd.), insatiables dévoreurs
de larves d'anophèles.
Dans les bas- fonds les plus difficiles à drainer ont été
plantés plus de 45.000 arbres, surtout des Eucalyptus algeriensis
Trabut, véritables pompes aspirantes vivantes qui, de plus, pendant
la guerre, ont fourni tout le bois de chauffage nécessaire aux
laboratoires de l'Institut Pasteur d'Algérie.
LA MISE EN VALEUR DES TERRES.
Ayant supprimé le marais de 360 hectares, on est parvenu à
mettre en culture un vaste terrain improductif, que le paludisme rendait
inhabitable à l'homme et les piroplasmoses aux bovidés.
Deux fermes et 15 km de routes ont été construits, cinq
puits ont été forés. Le terrain essarté et
défoncé a été entièrement défriché
et mis en culture En 1943, ont été semés, pour l'alimentation
des animaux de laboratoire, 163 hectares de céréales et
40 hectares de plantes fourragères (trèfle d'Alexandrie,
luzerne, vesces et avoine, betteraves, mais, etc...). Un vignoble de 10
hectares fournit le moût nécessaire aux cultures pures de
levures de vin, ainsi qu'aux expériences de laboratoire. Pendant
la guerre, 20 hectares ont été plantés de lin, dont
la graine a été livrée à l'Administration
et la paille, rouie, nous a servi à préparer 130 km de bonne
ficelle pour nos stérilisations et nos expéditions.
Cette expérience d'assainissement et de défriche ment, commencée
en 1927, était terminée en 1936. Le marais et l'étang
qui figuraient sur la carte au 50.000° dressée en 1926 par
le Service Géographique de l'Armée, ont été
effacés sur la carte dressée en 1936.
VINGT ANS APRÈS...
Vingt ans après le début de l'expérience, on peut
en tirer la conclusion : aucun des pionniers qui ont débroussaillé,
semé, moissonné, n'a eu le paludisme. Les Européens,
neufs et sensibles au paludisme, qui constituaient les " sujets d'expérience
" et ont habité les deux fermes de jour et de nuit, étaient
au nombre de 46 : 31 adultes (15 hommes et 16 femmes) et 15 enfants âgés
de moins de 15 ans. Parmi ces 15 enfants, 4 sont nés aux Ouled
Mendil La durée moyenne du séjour de ces habitants européens
a été de 4 ans. Tous sont restés complètement
indemnes de paludisme. Aucun des ouvriers indigènes, sédentaires
ou de passage, n'a manqué à l'appel pour causé de
fièvres. Aucun n'a signalé de cas dans sa famille. Des vaches
laitières de races françaises, vaccinées contre les
piroplasmoses par nos virus vaccins, pacagent là où naguère
on n'osait point, par crainte de ces maladies, mener les boeufs de labour.
Les salaires versés au personnel font vivre une soixantaine de
familles, dont cinq de souche européenne, les autres de souche
indigène. Les cultures vivrières contribuent à alimenter
nos animaux servant aux expériences ou à la préparation
des sérums et des vaccins.
Dans toute expérience on constitue un témoin. C'est pourquoi,
lorsque nous avons entrepris, en 1927, l'assèchement et le défoncement
du marais des Ouled Mendil, nous avons laissé un coin du terrain
(un peu plus d'un quart d'hectare) dans l'état même où
nous l'avions trouvé. Nulle plante nouvelle n'y a poussé,
qui n'ait été apportée par les vents ou parles oiseaux.
Le contraste est saisissant entre ce fourré hérissé
qui croît à sa guise, comme avant l'arrivée des Français,
et les blondissantes moissons qui l'entourent.
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