Alger, Algérie : documents algériens
Série politique
Les Bureaux Arabes*
* Document n° 10 de la série : Politique - Paru le 10 novembre 1947 - Rubrique INSTITUTIONS
mise sur site le 15-8-2011

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Les Bureaux Arabes

Le gouvernement des populations musulmanes de l'Algérie a été longtemps exercé par des organismes militaires français qui tenaient à la fois du service de renseignements, du contrôle et de l'administration proprement dite. L'institution des Bureaux arabes a soulevé autrefois des polémiques passionnées, et l'historien ne dispose guère, pour la connaître, que de réquisitoires et de plaidoiries, au lieu des recherches scientifiquement menées que nous attendons encore. Cependant, nous avons, à l'heure actuelle., assez de recul pour pouvoir apprécier sans passion l'oeuvre accomplie par une organisation qui ne fut pas conçue par des théoriciens, mais imposée par les nécessités de l'occupation et de la pénétration françaises et gérée par des hommes rompus à la pratique des affaires locales.

L'ORIGINE DES BUREAUX ARABES

Les premières années, mitre armée d'Alger avait son service de renseignements, mais souffrait de ne pouvoir communiquer avec les indigènes que par l'intermédiaire de drogmans ignorants et corrompus. L'agent consulaire Delaporte se hâta de former quelques interprètes militaires, et bientôt certains officiers comme Lamoricière, Pélissier, Vergé, arrivèrent à se passer de ces auxiliaires, ayant eu soin d'acquérir eux-mêmes une connaissance sérieuse dé la langue arabe. En 1833, pour sortir de l'ère de l'ignorance et des surprises, le général Avizard, commandant par intérim l'Armée d'Afrique, crut bon de créer un service chargé à la fois de renseigner et d'agir, qu'il appela Bureau particulier des affaires arabes et qu'il confia à l'habile et intrépide Lamoricière. Par malheur, ce dernier, envoyé à Bougie puis absorbé par l'organisation d'un bataillon de zouaves, était obligé de se faire remplacer, et l'activité du service s'en ressentit.

Drouet d'Erlon préféra supprimer le bureau et tenter un essai de gouvernement direct. Il nomma le lieutenant-colonel Marey-Monge Agha des Arabes. Le nouveau chef, qui connaissait la langue et les mœurs du pays, eut le malheur d'exercer ses fonctions à une époque où la population, très agitée, montrait qu'elle n'entendait pas se plier à une direction exclusivement française. Néanmoins, sous le maréchal Valée, on continua de marcher dans la même voie : Pélissier fut nommé, en 1837, directeur des Affaires arabes et envoya un lieutenant administrer chacune des tribus de la banlieue d'Alger. C'était un embryon de service des affaires indigènes. L'expérience dura deux ans, les résultats furent médiocres.

Quand Bugeaud entreprit d'occuper tout le territoire algérien, il fallut se décider à adopter une méthode de gouvernement applicable à la population musulmane. Le Gouverneur commença par rétablir la direction des Affaires arabes, un moment supprimée, et lui donna autorité sur les chefs indigènes, le soin de régler les relations entre les tribus et de recueillir des renseignements politiques et militaires.

Ce système de gouvernement indirect reçut sa consécration par l'arrêté ministériel du 1" février 1844, organisant les Bureaux arabes dont Bugeaud, par plusieurs circulaires, précisa le ressort, les attributions et la politique générale.

On ne pouvait, à cette époque, séparer les questions administratives des questions militaires. C'est pourquoi le Gouverneur institua dans chaque division une direction des Affaires arabes, un Bureau arabe de première classe dans chaque subdivision et un de deuxième classe en tout point important occupé par l'armée. Le colonel Daumas, qui assurait à Alger la direction générale de cette organisation, rédigea un code des mesures administratives et judiciaires applicables aux tribus. C'est en 1845 qu'on établit la distinction entre la zone du Tell, qu'on appelait territoire civil, et la zone proprement arabe ou territoire militaire. Cette dernière fut divisée en khalifats, aghaliks, caïdats ét cheikats, et administrée par des chefs indigènes sous le contrôle des Bureaux arabes.

LE SYSTEME D'ADMINISTRATION INDIRECTE

A l'époque de Bugeaud, un bureau arabe comprenait un officier, chef de service, assisté d'un ou deux officiers-adjoints, un cadi chargé de rendre la justice, et pourvu parfois d'assesseurs, un secrétaire français (d'ordinaire sous-officier), un khodja (secrétaire indigène) chargé de rédiger la correspondance en arabe, un interprète, un chaouch et quelques ouvriers recrutés dans le pays.

Le Bureau ne s'encombrait pas de paperasserie. C'était un organe d'action. Action politique d'abord. Il surveillait la conduite des chefs, proposait au besoin la destitution de ceux dont les abus de pouvoir pouvaient provoquer des troubles. Il désignait au général commandant la division, l'homme qui lui semblait le plus digne d'exercer la fonction de chef. Il réglait les différents entre tribus.

        Action judiciaire. L'officier était un juge pour toutes affaires civiles. Le cadi exerçait ses fonctions sous sa surveillance et se bornait souvent à conseiller, en qualité d'expert en matière de droit coranique, le chef du bureau jugeant suivant nos habitudes d'équité. Les questions criminelles étaient du ressort des tribunaux militaires, mais l'officier du Bureau arabe prenait les renseignements et réunissait le dossier de chaque affaire. En cas de procès entre un Arabe et un Européen il servait d'avocat consultant pour le Musulman qui n'était pas encore initié à nos lois et nos usages.

Le bureau avait aussi des attributions financières. C'était lui qui fixait la redevance de chaque tribu (dîme du bétail ou dîme des récoltes), perçue par les chefs indigènes, et expédiait aux fonctionnaires français des Finances les sommes versées. Il était le directeur de l'instruction et des cultes et, à ce titre, il inspectait les écoles coraniques et surveillait les personnages religieux.

Enfin, il avait des attributions' militaires. C'était le chef du bureau qui commandait les goums, les entraînait, les inspectait en temps de paix, s'occupait de leur ravitaillement et les conduisait au combat quand le commandement français avait besoin de leurs services.

Le régime de rattachement, institué en Algérie sous la seconde République, ne changea à peu près rien à cette organisation. Le territoire civil fut divisé en trois départements, en arrondissements et en communes, mais les bureaux arabes restèrent chargés du contrôle des Musulmans et continuèrent de dépendre des généraux commandant les divisions. Sous Randon, les bureaux arabes se multiplièrent. De 1854 à 1868, on vit même fonctionner des Bureaux arabes départementaux, chargés de l'administration des indigènes dans le territoire civil et confiés en général à d'anciens officiers. Quand Napoléon III créa le Ministère de l'Algérie, essayant ainsi une politique d'assimilation, il admit qu'il était impossible de se passer de l'administration militaire, en dehors de la zone colonisée. Au contraire, la politique dite du " Royaume arabe ", suivie de 1860 à 1870, renforça l'autorité de ces organes. Le 21 mars 1867, le maréchal de Mac-Mahon leur donna une charte : Echelon supérieur, un Bureau politique, placé sous l'autorité du général sous-gouverneur. Au-dessous, les directions provinciales. Enfin, les cercles, dirigés par des officiers supérieurs et pourvus d'annexes confiées à des capitaines ou à des lieutenants. Le personnel comprit désormais :
- 1° un officier titulaire, chef de bureau ;
- 2° des officiers " stagiaires " ;
- 3° des interprètes militaires ;
- 4° des archivistes ;
- 5° un personnel d'exécution (khodjas, secrétaires, chaouchs, askers) ;
- 6° un détachement de spahis ;
- 7° un médecin.

Point n'était besoin d'un règlement compliqué. Ce qui importait, c'était le fonctionnement de cette organisation, essentiellement empirique, dont l'action, bonne ou mauvaise, était fonction de la valeur des officiers qui faisaient fonctionner les petits rouages de cette délicate machine.

LE RÔLE CIVILISATEUR DES BUREAUX ARABES


Nous pouvons nous faire une idée du fonctionnement des bureaux arabes sous le Second Empire, d'après les descriptions du temps. Les principales sont celles du général du Barail, du capitaine Hugonnet et du capitaine Richard ; ce dernier, écrivain de talent et remarquable psychologue, a laissé de petits récits vivants et spirituels qu'il est bon de relire, même de nos jours.

Le Bureau arabe était généralement une maison modeste, où il suffisait de ménager une pièce assez grande pour recevoir les visiteurs ou les plaideurs, et une chambre de sûreté, munie de grilles aux fenêtres et dé forts verrous, où l'on enfermait les délinquants et les criminels. Souvent l'officier siégeait en plein air. Les populations, habituées au brutal régime des Turcs, prirent longtemps pour faiblesse les raffinements de l'administration et de la justice européenne.

Pour se débrouiller au milieu dés intrigues locales et veiller à l'exécution de leurs ordres, les officiers devaient savoir la langue du pays et étudier avec soin le passé et la situation politique et sociale des tribus qu'ils devaient contrôler. Certaines enquêtes effectuées par eux furent de solides études historiques et géographiques

Il ne suffisait pas en effet d'obtenir, par l'intermédiaire des caïds, le versement des impôts et une tranquillité apparente ; il fallait prévenir les révoltes, le désordre, et hâter l'évolution des populations musulmanes.

Pour effectuer une tâche si délicate, il convenait de choisir un personnel d'élite. Si l'on prenait à la lettre les écrits de polémistes comme Bézy, tous nos officiers et sous-officiers auraient été des voleurs et des crétins. Cependant, en 1871, lorsque le général Wolf traduisit en justice les journalistes qui avaient diffamé son personnel, il ne fut pas possible d'alléguer aucun fait précis à l'appui de leur thèse. Les officiers qui entraient dans ce service menaient une vie rude, dangereuse et ne pouvaient espérer pouvoir bénéficier de l'avancement rapide qui suit les actions d'éclat. Ils étaient pris dans les corps de troupe, et le bureau n'était pas une carrière pour eux - tout au plus, comme disait le général du Barail, " un accident de leur carrière ". Leur responsabilité était grande, car, en cas de troubles, on avait vite fait de les accuser d'incompétence, de faiblesse ou de tyrannie. Cependant, ils s'intéressaient vite à leurs fonctions et leurs administrés leur inspiraient bientôt de l'estime. Certains prenaient tellement à coeur leur rôle de défenseurs des arabes, que toute mesure prise par le Gouvernement en faveur de la colonisation leur paraissait inexécutable. C'est pourquoi ils furent accusés d'avoir retardé la mise en valeur de l'Algérie.

Qu'en pense l'historien ? Quand il ouvre (page 68) le livre de Richard : Du gouvernement du peuple arabe, il est étonné de lire une phrase de ce genre : " Il est incontestable que si le colon veut cultiver ici comme il le fait en Europe, son exploitation ne le mènera pas loin. Si, pour se mettre à l'oeuvre, il lui faut acheter une charrue de 2.000 frs, passer deux fois la terre avant d'y jeter la semence et payer un laboureur 10 frs par jour, il n'est pas besoin d'être expert en calcul pour démontrer qu'il se ruinera et qu'il ne produira rien, mais qu'au lieu d'agir de cette folle manière, il veuille bien se contenter de la modeste charrue indigène qui, à la rigueur, montée avec des ânes, ne lui coûtera, prête à fonctionner, que 75 frs, qu'au lieu de payer 10 frs par jour celui qui doit la conduire il daigne prendre le khammès arabe qui ne lui réclamera son salaire qu'à la fin de la récolte et le laisse cultiver à sa guise, sa situation et ses résultats changeront du tout au tout ". Étrangefaçon de concevoir le progrès agricole. Et songeons que l'auteur était un fouriériste et que Saint-Arnaud le signalait comme l'un des meilleurs officiers des services indigènes. Il est donc certain que les officiers avaient un peu trop tendante à se laisser influencer par les usages locaux et qu'ils auraient pu faire plus d'efforts pour améliorer la condition des terres.

Ces petits défauts, qui tiennent à l'amour des administrateurs pour un peuple brave dont ils avaient la responsabilité, ne doivent pas nous faire oublier les services rendus par nos officiers. Ils ont protégé la propriété indigène en s'opposant avec une douce obstination à des opérations excessives de cantonnement qui, privant les tribus de leurs moyens d'existence, les auraient plongées dans une misère irrémédiable et dans le désespoir. Ils ont donné aux Arabes le sens de la discipline sans lequel on ne peut concevoir un relèvement économique. Ils les ont habitués au contact avec les Européens et, se faisant aimer de ces guerriers qui n'avaient pas la notion de l'État, de la Patrie, et ne connaissaient que le chef, ils ont atténué leur fanatisme et les ont amené à nous comprendre et à imiter ce qu'il y a de bon dans le caractère français. " Les bureaux arabes, disait Richard, ce sont les jambes de nos idées ".

On dira que ces idées communiquées étaient une bien faible part de notre civilisation, mais pouvait-on brûler les étapes ? Ils ont inculqué à leurs administrés le sens de la justice, de cette justice française sur qui l'argent et le pouvoir n'avaient ras de prise. Par leur sens du devoir, leur fermeté, qui n'atténuait pas leur esprit de tolérance, leur bravoure au combat, leur désintéressement et surtout leur équité, nos officiers ont conquis très vite la confiance et l'estime des Musulmans. De très loin, on venait à eux pour faire régler des affaires litigieuses, et le juge militaire du bureau arabe habitua ses administrés à régler leurs affaires autrement que par la puissance des douros ou des armes. Ainsi, sans perdre les qualités fondamentales de leur race, les populations algériennes ont adouci leurs moeurs et acquis un sens de la chose publique sans lequel le progrès économique, intellectuel et moral est impossible.

LA SUPPRESSION PROGRESSIVE DES BUREAUX ARABES

Les bureaux arabes ont été vivement attaqués par les colons européens qui voyaient en eux les soutiens d'un régime d'arbitraire. Duval et Warnier les accusèrent de tenir entre leurs mains le commandement de l'armée, au lieu de recevoir de celui-ci l'impulsion nécessaire. Ils constituaient, disaient- ils, un Etat indépendant, avec son budget, son personnel, son journal, ses cavaliers réguliers et irréguliers, et disposaient de la fortune et de la liberté de leurs administrés, sans subir le moindre contrôle. Les abus de certains officiers furent l'occasion de violentes campagnes de presse. En réalité, ce que de petits colons ruinés ou certains spéculateurs reprochaient à cette administration, c'était de protéger avec un soin jaloux la terre des tribus. Il vint même un moment où les généraux accusèrent les bureaux arabes d'entraver le recrutement de l'armée régulière. Il est vrai que les officiers des services locaux avaient tendance à garder pour eux les beaux et bons cavaliers pour les besoins du bureau ou pour la formation des goums. Les jeunes gens des tribus préféraient le burnous bleu du maghzen au burnous rouge du régiment de spahis, à cause de la discipline moins sévère et d'une
foule de petits profits attachés à la fonction. Il se forma donc contre les bureaux arabes une coalition qui les fit peu à peu reculer. L'avènement du régime civil, victoire du " parti colon ", sous la troisième République, comportait leur condamnation.

Il n'était pas possible de les supprimer d'un trait de plume. Le territoire militaire fut annexé par le territoire civil en plusieurs étapes : décrets du 24 décembre 1870, du 10 février 1879, du 1er octobre 1880, arrêtés de 1881, 1884, 1885 qui, progressivement, enlevaient au contrôle des divisions militaires les régions du Tell et des Hauts-Plateaux. Les administrateurs des communes mixtes héritaient des attributions essentielles des officiers, sans qu'il fut question, d'ailleurs, de mettre fin au système d'administration indirecte.

Pendant qu'elle perdait du terrain dans le Nord, l'administration militaire en gagnait dans les territoires sahariens, qu'il fut nécessaire d'occuper pour assurer la sécurité des routes conduisant au Soudan. Le personnel des Bureaux arabes d'Algérie fut utilisé pour donner au désert une administration rudimentaire.

En 1902, on créa les Territoires du Sud, qui furent pourvus d'un budget distinct, bien que le Gouverneur général de l'Algérie restât leur représentant, le chef suprême de l'administration, l'ordonnateur des dépenses et le trésorier général. Le " Service des Affaires indigènes " comprit une direction à Alger, des officiers employés dans les territoires du Nord (les derniers quittèrent leurs fonctions en 1922) et dés officiers des territoires du Sud. Ces derniers continuèrent d'être régis par la circulaire de Mac-Mahon.

La direction des Territoires du Sud, organisée en 1909, fut dotée de trois services techniques (Travaux publics, Service agricole et Service de Santé) et reçut des attributions très étendues. Les quatre territoires militaires qui relevaient d'elle (Aïn-Sefra, Ghardaïa, Touggourt et les Oasis) furent administrés à peu de frais, et les Bureaux arabes surent y établir la sécurité et la paix. Cette réussite atteste la souplesse et la vitalité d'une institution qui convient pour établir l'ordre dans un territoire nouvellement occupé et où la France, sans avoir l'intention d'installer des colons, a le devoir de faire pénétrer son influence.

Pour développer la vie économique de ces régions sahariennes, on doit les soumettre à une autorité préfectorale. Cette mesure n'a rien d'un désaveu. Le passage de l'administration des Bureaux arabes à l'administration civile avait été prévu même par les fondateurs du régime militaire. En 1850, le capitaine Richard demandait qu'on permît au peuple arabe de remonter par degrés l'escalier qui conduit à un avenir heureux. L'officier prendrait d'abord la place du caïd, puis serait instituée la commune démocratique, où l'officier se transformerait en agent municipal. L'administration militaire, telle qu'il la concevait, était destinée à préparer l'avènement du régime civil La constitution aristocratique devant faire placé un jour à la démocratie. Le mérite des bureaux arabes était de hâter cette évolution en tirant de la société musulmane elle-même les principes de civilisation qu'il convenait de cultiver. " Chaque situation d'un peuple, écrivait-il, demande un gouvernement particulier, comme chaque maladie d'un corps demande un traitement spécial ".

Ainsi, se défiant, à juste titre, des idées préconçues et des systèmes, la souple et tolérante administration des Bureaux arabes a permis de franchir assez rapidement une étape importante dans l'histoire des populations musulmanes de l'Afrique du Nord.

Marcel EMERIT.