Sur une exposition
de tapis de la Commune mixte de Tébessa
Inaugurée le 14 mai par M. l'Ambassadeur de France Yves Chataigneau,
Gouverneur général de l'Algérie, une exposition,
organisée par la Commune mixte de Tébessa, sous les auspices
du Service technique de l'Artisanat, groupait une centaine de tapis et
à peu près autant de tissages variés recueillis dans
les tribus diverses de la commune, en particulier dans la grande tribu
des Nementcha.
Il n'est sans doute pas exagéré de dire que, pour tout le
monde, ce fut une véritable révélation. On est, en
général, trop enclin à penser que le tapis de type
et de technique traditionnelle est à peu près perdu en Algérie.
On connaît assez bien le tapis du Djebel Amour qui parait être
une exception
à la règle que nous venons de citer, mais on n'a des notions
sur les autres tissages ou tapis que par les musées ou les expositions
scolaires, car, pense-t-on, seules les écoles s'efforcent de conserver
ce qui fut le patrimoine artistique de ce pays. Quelques voyageurs ou
fonctionnaires savent bien qu'on peut trouver encore des tapis ci des
tissages dans de nombreuses familles du Sud Constantinois, mais il restait
à prouver qu'il y avait là une véritable industrie
familiale, une réalité bien vivante, ce dont pouvaient douter
encore les plus convaincus. Une exposition comme celle que nous devons
aux Administrateurs de la Commune mixte de Tébessa est donc des
plus réconfortantes et contient en elle tous les espoirs d'avenir
que peuvent souhaiter ceux qui s'intéressent aux destinées
de ce pays. Lorsque nous aurons dit qu'une sélection sévère
a éliminé plusieurs centaines de pièces de valeur
discutable et que les dimensions de la salle d'exposition obligeaient
à limiter l'envoi, on aura révélé, du moins
nous l'espérons, tout ce qu'on peut attendre du Sud Constantinois
qui est loin de se borner à la seule Commune mixte de Tébessa.
Dans le grand hall de la Chambre de Commerce, étendus sur le sol,
accrochés sur les murs, descendant du haut du balcon du premier
étage, longuement déployés, dressés comme
de hautes flammes ou encore cascadant dans des ondulations multicolores,
partout des tapis, des tentures où dominent des rouges de toutes
nuances, des taches bleues, des taches jaunes, du vert, des occellations
oranges ou roses, toute une symphonie chaude et pourtant très nuancée...
Les hauts fûts de colonnes disparaissent sous les immenses tentures
qui les drapent.
Au milieu de la salle, une pyramide savamment composée met en ,valeur
d'immenses tapis qui s'épanouissent en étoile. A droite,
une grande tente nomade apporte la couleur locale. C'est un véritable
éblouissement. Une immense carte situe la région de Tébessa,
ses tribus et ses fractions de tribus.
Dans le fond, vers l'escalier qui conduit au premier étage, une
petite salle est réservée à la documentation. Au
premier étage, le métier sur lequel sont exécutés
tous ces tissages est monté rudimentairement.
Deux hommes y tissent avec ardeur, aidés de deux femmes dissimulées
par l'ouvrage, car elles travaillent derrière la nappe de fils
tendus.
Tout le long du balcon, de nouveaux tapis de tous genres, des statistiques
fort instructives continuent à fixer l'attention. Mais nous allons
revenir en arrière et, à la faveur des enseignements de
cette exposition, essayer de distinguer les types de tapis et tissages
qui se trouvent là réunis, de rappeler ce qu'on peut savoir
de leur origine, en décrire sommairement les techniques et indiquer
les profits que les artisans peuvent encore en attendre.
LES TAPIS.
Malgré la multiplicité des compositions
et des décors, il est assez aisé de distinguer deux genres
de tapis et trois genres de tissages.
Certains tapis mesurant environ 6 m. de long et 2 m. de
large utilisent uniquement la ligne comme élément de décor.
Ils de divisent, en général, en trois champs à peu
près égaux dans lesquels sont disposés des étoiles
à huit branches, des crochets, des zigzags, et ils sont encadrés
par une bande de 20 à 30 cm. de large ornée de crochets
ou de zigzags.
Le ton dominant de ces tapis est le rouge foncé, auquel s'ajoutent
le bleu foncé, le vert clair, le jaune, parfois l'orangé.
Les points de haute laine sont assez gros, mais bien tassés et
serrés par un ou deux rangs de trame. C'est le tapis " quetifa
" ou " guétif ".
Tous les autres tapis ont un décor floral souvent combiné
avec des motifs géométriques analogues à ceux que
nous venons de décrire.
LES TISSAGES.
Parmi les tissages, on distingue de très longues pièces
de près de 8 mètres de long sur 2 mètres de large.
Les matières premières utilisées sont la laine et
le poil de chèvre le décor très fin, le tissage très
serré en font des objets de grande valeur. Le rouge domine, accompagné
de jaune, de vert, de bleu. C'est la " draga " traditionnelle,
séparation dans les tentes entre les hommes et les femmes.
Un autre tissage de dimensions analogues se compose de décors beaucoup
plus gros. On y retrouve les motifs géométriques décrits
plus haut pour le tapis " quetifa ". Le tissage qui utilise
uniquement la laine, quoique moins serré que celui de la première
pièce, est remarquable de finesse, les couleurs varient beaucoup
plus que dans la " draga " traditionnelle. On y relève
lu rouge, du jaune, du vert, de l'orangé, du bleu, du rose, du
violet. C'est la " draga " moderne. Sa valeur artistique est
certes bien moins grande que celle de son aïeule.
Enfin, on note encore des tissages étroits et très longs
à décor géométrique en laine et poils de chèvres,
analogues à la toile de la tente nomade . ce sont les " flidjs
". De grands sacs décorés et travaillés de semblable
façon sont composés de la même bande repliée
et cousue. On les nomme les
" gharas " ou " tellis ".
LA QUESTION DES ORIGINES.
Il est bien difficile, voire impossible, de déterminer avec certitude
l'origine de ces tissages variés Tout au plus, peut-on échafauder
une hypothèse que semblent étayer la technique et l'histoire
des tribus.
Le tapis à décor géométrique est très
connu en Afrique du Nord. Il est encore assez courant dans le Sud Tunisien,
en particulier dans les tribus Zlass et Hamama ; c'est le seul décor
connu au Djebel Amour. Enfin, il est très commun dans le Haut Atlas
Marocain.
On est tenté de le considérer comme caractéristique
de l'art berbère, mais, là encore, ne faut-il pas se hâter
de généraliser. Le décor géométrique
est fréquent en Arabie même et la tribu Hamama de Tunisie
n'a pas de racine berbère puisqu'elle descend des Béni Solayn
qui étaient de purs arabes. Par ailleurs, le décor géométrique
n'est pas l'apanage d'une civilisation, il se retrouve dans toutes. Il
parait plus plausible, par contre, de considérer ce stage de l'évolution
artistique comme nettement antérieur à celui du décor
floral ; plus simpliste, il semble aussi plus primitif. Ce qu'on pourrait
dire avec les moindres chances d'erreur, c'est que le tapis " quetifa
" est l'ancêtre du tapis actuel Nementcha. Quant à sa
date d'apparition, rien ne permet de la fixer avec quelque chance de succès.
Les auteurs arabes parlent bien de tapir, livrés dès le
9e siècle à titre de tributs aux suzerains d'Orient, mais
aucun texte ne précise de quels tissages il s'agit (1).
Dans son étude récente : " La
Berbérie Musulmane et l'Orient au Moi M Georges Marçais
écrit :
" Aucune certitude ne nous est malheureusement permise en ce
qui touche les industries textiles. Nous pouvons du moins affirmer
que l'Ifriqiya, où la fabrication des tapis occupe tant de
femmes, dans Kairouan et ailleurs, était au IX' siècle
connue pour les tapis qu'on y créait. Un document transmis
par Ibn Khaldoûn et dont nous avons déjà parlé,
la précieuse énumération des redevances versées
au calife Al-Mamoûn (813-833) par les provinces de l'Empire,
mentionne comme dus par l'Ifriqiya, 13 millions de dirheems plus 120
tapis. Trois pays sont inscrits pour le même genre de redevance
en nature ; le Tabazistan (Sud de la Caspienne) arrive en tête
avec 600 tapis. L'Ifriqiya vient ensuite ; puis l'Arménie qui
n'en doit que 20. Il y a lieu de penser que c'était là
une spécialité de l'Ifriqiya et une spécialité
indigène, que les Musulmans n'avaient pas importée,
mais dont ils appréciaient la valeur esthétique ou utilitaire.
M. L. Poinssot a mis en lumière un passage de lettre apocryphe
insérée dans l'Histoire Auguste et un édit de
Dioclétien, qui, tous les deux, attestent, au début
du IVè siècle, l'existence de " Tapis Africains
". Il est permis d'y voir les ancêtres des pièces
livrées au Trésor des" Abbâssides ". |
Le " quetifa " est a peu près le seul
mobilier de la tenté. Isolant du sol, il sert encore de couverture.
L'hiver, les habitants de la tente s'enroulent dans le tapis du côté
des points noués. L'été, on dort sur le tapis à
l'envers. Lorsque la famille se déplace, on le roule et on le transporte
avec la tente à dos de chameam.
Tout différent est le tapis d'Orient qui a nettement influencé
la technique actuelle des Nementcha ( L'occupation
turque a eu être à l'origine de cette évolution de
la technique. Rien ne permet, toutefois, de l'affirmer, car les plus vieux
tapis trouvés à ce jour sont des " guétifs "
et les tapis influencés de l'Orient que l'on possède n'ont
pas plus de cent ans. Le " guétif " s'est d'ailleurs
maintenu et on le tisse encore de nos jours.).
Le tapis turc traditionnel est un tapis de prière ; de dimensions
restreintes (à peu près : 1 m. 50 x 1 m. 20), il a un décor
composé d'un médaillon central (le mihrâo), rectangle
ou carré, terminé par un arc rectiligne dont on dirige la
pointe du côté de la Mekke lors de
la prière ; il est encadré de décors floraux très
stylisés. Les écoinçons s'ornent également
de fleurs stylisées et accolées. Le mihrâb est souvent
vicie. Parfois, quelques motifs floraux ou quelques objets courants (candélabre,
aiguière) l'emplissent en partie. Parfois aussi le mihrâb
dessine un hexagone irrégulier : rectangle terminé par un
angle droit à chaque extrémité (tapis d'Anatolie).
A de très rares exceptions près, on ne rencontre pas de
tapis à plusieurs champs.
Le tapis Nementcha est une composition de trois tapis turcs accolés.
Sur le thème du vieux tapis " guétif " on a, semble-t-il,
utilisé la gamme des motifs orientaux. Sans doute, au début,
le tissage n'a été qu'une copie des nouveaux tapis, mais,
bien vite, le génie des tisseurs a retrouvé sa liberté.
L'inspiration turque, seule, a joué en concurrence avec la tradition
et avec l'esprit de création des artistes. En somme, aucune routine
dans le travail du tisseur qui se renouvelle constamment. La composition
tripartite, elle-même, n'est pas respectée obligatoirement.
On exécute de longs tapis à un seul champ central, on en
fabrique aussi à deux champs puis à six champs accolés.
Enfin, le mihrâb central manque dans certains tapis et d'autres,
forts curieux, portent, au centre, une immense croix à branches
égales, les éminçons s'ornant de fleurs stylisées.
La fantaisie du Nementcha se donne d'ailleurs libre cours en dehors de
toute tradition ou inspiration étrangère on cherche à
reproduire des objets familiers qu'on admire, les carreaux de faïence
turcs, des fleurs du pays ... Tout cela est utilisé avec un art
consommé et donne naissance à de splendides pièces
dignes des meilleurs décorateurs. Partout, le souci de l'équilibre,
un don très certain de l'harmonie. Le tisseur n'est pas un manuvre,
c'est un compositeur dont l'art est encore plus senti qu'étudié.
Si l'on peut arriver à bâtir une hypothèse logique
en ce qui concerne l'évolution du tapis, il paraît impossible
de se faire une idée sur l'origine des tissages de la tente. La
tente elle-même, composée de bandes tissées en laine
et poil de chèvre ou poil de chameau, est, sans nul doute, antérieure
à la période historique. Les objets tissés dans la
même technique : ghara, fiidj, draga, ont très probablement
suivi de peu le tissage de la tente ; le décor qui demande une
grande habileté peut être plus récent, bien que rien
ne permette d'en estimer la date d'apparition.
Très différent de ces tentures, le Hembel paraît beaucoup
plus récent. Ce tissage de dimensions semblables à celles
des " draga " est beaucoup moins serré, beaucoup moins
lourd, on utilise la laine seule à l'exclusion de tout autre textile
d'origine animale et le décor couvrant de larges surfaces emprunte
aussi bien à la vie végétale qu'à la vie animale.
La stylisation est aussi moins poussée et ne se réduit presque
jamais à la ligne géométrique. Les surfaces à
angles multiples, habilement combinées les tons souvent mariés
avec une hardiesse heureuse contenteraient maints décorateurs modernes
et évoquent, par moment, l'art cubiste oriental. Il n'est pas sans
intérêt de rapprocher ces pièces de celles que l'on
exécute à Gafsa et dans la région de Tozeur. La technique
et le décor s'identifient exactement. Il semble que nos tisseuses
Nementcha aient subi l'influence dès ouvrières de la province
voisine, ce qui paraît plus logique que l'inverse, car la technique
est plus orientale, phis citadine aussi que celle des tissages cités
plus haut. Or, les Gafsiens sont, dans l'ensemble, d'origine arabe et
non berbère, comme les Nementcha. Nous donnerons donc à
ce genré de tissage très caractéristique le nom de
tissage gafsien, ce qui, évidemment, ne donne pas la clef du problème
de l'origine de ces tentures qui n'apparaissent pas sans analogie avec
les tissages turcs de Caramanie.
El Bekri, cité par M. Georges Marçais
(O. c. p. 180) signale qu'un centre important de la région
de Gafsa nommé Torâq, exportait au IXè siècle,
vers l'Egypte, des tentures décorées appelés
Ksa toraqui. . S'il fallait y voir, comme le croit, avec toutes les
réserves d'usage, M. Marçais, les ancêtres des
couvertures actuelles, l'origine de ces tissages serait antérieure
à l'invasion des Béni Solaym et serait berbère.
La technique et le décor nous semblent cependant indiquer une
origine orientale et n'offrent rien de commun avec ce qu'on a coutume
d'appeler, en Afrique du Nord, l'Art berbère. |
L'OUTILLAGE ET LES TECHNIQUES.
Deux métiers, trois voire quatre : les tissages ras du type toile
de tente se font à ras du sol. Le tapis se tisse à points
noués sur un métier vertical, le tissage du genre Gafsa
s'exécute sur le même métier, mais à fil passé,
la draga est travaillée à l'envers, c'est-à-dire
que la tisseuse se place derrière le métier.
C'est à peine si l'on ose nommer métier les quatre piquets
fichés en terre, écartés de 0 m. 50 à 0 m.
60 sur la largeur et éloignés d'environ six mètres.
La chaîne, composée defils de laine et de poils de chèvre
de différentes couleurs, est tendue sur un cordonnet qui relie
les piquets des extrémités. La femme, accroupie, parfois
à cheval sur les fils tendus, s'aide d'une grossière navette
faite d'un morceau de bois fourchu ; suivant qu'elle prend ou laisse lés
fils de chaîne, le dessin se forme régulier, sans erreur.
On tasse la trame à l'aide d'un morceau de bois ou d'une petite
barre de fer plat. Les tissages obtenus sont donc longs et étroits.
On les coud ensuite pour obtenir la toile de tente
Le métier à tapis est déjà plus perfectionné.
C'est la " Tela " romaine (Il
est intéressant de comparer le
métier arabe actuel à celui représenté dans
le Virgile du Vatican. La ressemblance est frappante. On peut également
l'identifier à la " Tela Jugalis " (Carte R.R. 10 et
14).), deux montants grossièrement équarris,
deux traverses à enfourchement qui se fixent sur les montants à
l'aide de cordes, de fiches de fer plantées dans des trous espacés
régulièrement sur les montants, permettant de régler
la tension. Des cordes de laine et de poils de chèvre tressées
ou des cordes d'alfa le maintiennent. Elles sont fixées à
des clous fichés dans le mur ou aux mâts de la tente.
Le tissage d'un gros tapis demande généralement
deux hommes et deux femmes. A l'endroit, les tisseurs disposent des fils
de différentes couleurs, Ils nouent les points non pas un à
un, mais en suivant, sans couper la trame qui forme les boucles ; lorsque
le nombre voulu de points d'une même couleur est atteint, le tisseur
coupe d'un coup sec, à l'aide d'un couteau. Il prend un fil d'une
autre couleur et continue son travail. Aucun dessin, aucune maquette ne
le guident. Il sait par coeur ce qu'il doit faire et a combiné
son tapis avec son compagnon. Derrière le métier, les femmes
mettent en place les points noués à l'aide d'un bâtonnet,
glissent un ou plusieurs fils de trame qui serreront les rangs de points
noués et tassent à l'aide d'un lourd peigne coudé.
De leur côté, les hommes arrêtent parfois leur tâche
pour égaliser à l'aide de ciseaux et couper ainsi les boucles,
puis ils frappent de grands coups sur les points à l'aide d'un
outil composé d'une barre de fer coudée souvent emmanchée
de bois. La division du travail est ainsi très bien comprise, cependant,
tous les préparatifs ou presque, incombent aux femmes : lavage
de la laine, cardage, filage, teinture même (du moins autrefois)
l'homme n'intervient qu'au moment du montage et prête son concours
jusqu'à l'enlèvement terminé.
La teinture n'utilisait autrefois que des produits du pays à l'exclusion
des rouges Cochenille et du bleu indigo. On recueillait l'arjagnou qui
donnait un joli jaune, la garance pour les rouges. Le vert s'obtenait
par mélange de bleu indigo et de jaune arjagnou. Ces procédés
de teinture se sont peu à peu perdus et, à l'heure actuelle,
on trouve plus simple d'avoir recours au teinturier de métier qui
travaille avec des produits chimiques de toutes provenances. La qualité
de la teinture laisse beaucoup à désirer la plupart du temps
et les tons les plus acides n'effraient pas les tisseurs ou les tisseuses
: c'est le violet, le vert, le rose bonbon, le jaune acidulé qui,
souvent, ont la préférence.
Sur le métier vertical qui sert encore à tisser les vêtements
de la famille, la femme tisse la couverture du genre Gafsa. Rien de particulier
n'est à noter, sinon que la tisseuse travaille à l'endroit
et obtient son dessin sans modèle, en comptant, par: un palpage
rapide, les fils de chaîne qu'elle doit prendre ou laisser. Elle
met en place la trame à l'aide du peigne coudé dont nous
avons parlé plus haut.
Plus curieux est le tissage d'une " draga ". La femme est placée
derrièreson métier et ne voit donc de son travail que l'envers.
Elle compte ses fils comme précédemment et laisse pendre
des " flottés " de laine qu'elle coupe à l'aide
de ses ciseaux, elle met en place la trame à l'aided'un bâtonnet
et tasse avec le peigne déjà décrit.
Comme on peut le deviner par ces détails techniques, le tissage
du genre Gafsa n'a ni endroit ni envers contrairement à la "
draga " qui, à l'envers, présente un emmêlement
de fils multicolores coupés à différentes longueurs.
L'ETAT ACTUEL ET LES POSSIBILITES DE L'AVENIR.
Des techniques aussi archaïques ont le gros inconvénient d'être
très lentes. Le filage a main disparaît de plus en plus devant
la facilité à se procurer des laines travaillées
industriellement, donc mieux lavées, plus belles et plus régulières.
Le tissage des vêtements nécessaires à la famille
se perd lui aussi, concurrencé par la friperie vendue sur les marchés
et par les étoffes exposées chez tous les commerçants
de l'intérieur. Il est à présumer que le tissage
sur métier à haute lisse disparaîtrait avant un siècle
si l'on n'essayait de le protéger. Dés lors, la question
inévitable qu'on se pose est celle- ci : a-t-on vraiment intérêt
à maintenir artificiellement des techniques quele progrès
condamne irrémédiablement ?
Certainement pas en ce qui concerne les tissages vestimentaires que la
machine peut exécuter plus rapidement et moins cher. Il est probable
que la tradition survivra encore quelques décades dans de nombreuses
familles, surtout chez les nomades qui paraissent réfractaires
au progrès de la science et continuent la vie de leurs aïeux
sans souci des inventions modernes qui pourraient, nous semble-t- il,
améliorer leur sort. Nous n'avons néanmoins pas à
intervenir pour maintenir un genre de vie suranné, freiner une
marche possible vers la modernisation.
Il n'en est pas de même en ce qui concerne les tissages décorés.
De plus en plus, ceux-ci doivent être considérés comme
des articles de luxe. De plus en plus certainement, ils intéresseront
l'étranger. La mode évoluera sur place, on remplacera peut-être
un jour la tente par une maison, la " draga " n'aura plus aucune
raison d'être, le tapis sera un luxe trop coûteux pour beaucoup
de familles, mais il sera devenu l'objet d'un commerce rémunérateur.
Il apportera, avec les autres tissages décorés, un appoint
précieux dans les* budgets familiaux, en général
trop modestes.
Cela, cependant, ne peut réussir qu'au prix d'une organisation
étudiée attentivement. Le tisseur ou la tisseuse sont éloignés
de tout centre. Travaillant sans conseils, ils ont beaucoup de mal à
trouver les matières premières nécessaires, et encore
plus à écouler les produits finis. On vend, la plupart du
temps, sans avoir une connaissance exacte du véritable prix de
revient. On a recours à des intermédiaires commerçants
venant des grandes villes et qui marchandent longuemént, cherchant
à acheter au plus bas prix ce qu'ils revendent aux plus hauts cours.
Il faut donc prévoir une organisation commerciale qui puisse prendre
contact avec la clientèle, connaître ses observations, ses
désirs, rechercher les débouchés partout où
on peut les espérer. DI point de vue technique, il faut étudier
les gammes de coloris harmonieuses et solides qui cependant ne s'éloignent
pas de la tradition. Il faut mettre au point les modèles que nous
offrent les tribus et qui sont les plus demandés.
Un bureau de dessin déjà créé à Alger
est chargé de ces études. Il travaille en liaison avec l'école
de teinturerie d'Alger. Chaque modèle de tapis, fidèlement
relevé sur les exemplaires des musées ou sur ceux de la
collection du Service de l'Artisanat, est accompagné de la gamme
des tons étudiés soigneusement.
Sur place, dans le Sud constantinois, un centre régional de l'Artisanat
doit être créé. Le chef de ce centre aura pour tâche
de réunir tous les spécimen: les plus caractéristiques
de l'Artisanat de la région : tissages, bijoux ou autres objets,
d'en faire une étude sommaire qui sera complétée
par lé cabinet de dessin chargé d'établir ensuite
des modèles adaptés aux besoins et aux goûts d'une
clientèle européenne Il ira conseiller et encourager chez
eux les travail leurs dont il guidera les travaux. Cependant, les quelques
excellents tisseurs connus seront considérés commedes créateurs
de modèles. Une liberté aussi grande que possible leur sera
laissée. Elle sera fonction de leur génie propre. Les types
de tapis ainsi créés assureront l'évolution normale
du tissage. Les autres tisseurs ou tisseuses seront utilisés pour
reproduire les modèles qui auront été retenus ou
qui auront été commandés à de nombreux exemplaires.
On aurait intérêt même à créer, à
titre de témoins, quelques ateliers-écoles chargés
de former la main-d'oeuvre et de pourvoir ensuite à l'installation
des travailleurs.
Sur place, les artisans seront groupés en organismes coopératifs
: sections artisanales des S.I.P. ou sociétés autonomes.
Ces petits groupements ne disposant pas de moyens indispensables à
la défense de leurs intérêts, il est prévu,
dès maintenant, à Alger, la création d'une Coopérative
d'achat et de vente, société en régie, par actions,
à laquelle adhèrent tous les organismes artisanaux qui le
désirent. Cette société aura ses magasins de vente
en Algérie, dans la Métropole et peut-être un jour
à l'étranger ; elle devra s'équiper d'un réseau
de représentants compétents et d'un système de propagande
moderne : cinéma, causerie radio, camion publicitaire, affiches,
etc...
Ces projets pourront paraître utopiques à certains qui en
ont vu écloré et s'évanouir tant d'autres. Leur succès
dépend autant de l'aide matérielle qu'on peut y apporter
que de la foi de ceux qui sont chargés des destinées de
l'Artisanat en Algérie.
Dans un pays dont les conditions économiques générales
ne favorisent guère l'essor industriel et dont les richesses du
sol sont assez limitées, l'artisanat ne peut être dédaigné
avant qu'un effort prolongé et sérieux n'ait été
tenté. Il doit jouer un rôle de premier plan dans des régions
particulièrement déshéritées. Cela demande
du temps, de la patience, de la méthode et de l'argent. A ce prix
seul on peut envisager l'avenir de l'industrie familiale avec sérénité.
Toute entreprise aux moyens limités et à l'ambition restreinte
est vouée à l'échec décourageant qui nourrit
le scepticisme par lequel, en définitive, toute marche en avant
se trouve paralysée.
L. GOLVIN.
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