Alger, Algérie : documents algériens
Série sociale
Tlemcen *
ici, le 19-12-2011

* Document n° 15 de la série : Culturelle - Paru le 20 mars 1947 - Rubrique VILLES d'ALGÉRIE

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Tlemcen

Agadir et Tagrart.

Vue de la plaine qui s'étend à ses pieds, Tlemcen apparaît allongeant la traînée claire de ses maisons et de ses minarets sur un plateau, dominé lui-même, en arrière-plan, par un plateau ers élevé, dont le soleil couchant fait rougeoyer les escarpements rocheux. On imaginerait difficilement paysage plus harmonieux et plus large, position plus propice au développement d'une ville. La plaine la nourrit de ses champs et, jadis, des troupeaux de ses pâturages. Le plateau supérieur lui envoie les eaux les plus pures. Leur abondance, judicieusement utilisée, explique la luxuriance des vergers qui l'enveloppent. Tlemcen, ville des jardins et des fruits : oliviers et figuiers lui font une couronne de verdure qu'illuminent au printemps les bouquets des cerisiers en fleurs ou des amandiers, dont le vent promène le parfum ; et les petits chemins y serpentent, bordés de sureaux et de roses. Cette parure végétale faisait déjà sa gloire à l'époque antique, quand elle portait le nom savoureux de Pomaria.

A vrai dire, Pomaria n'était pas exactement la. Tlemcen que nous connaissons. Le centre romain s'étendait immédiatement à l'Est de la ville actuelle, mais sur le même plan, dans cette partie de la campagne tlemcenienne qui a reçu le nom berbère d'Agadir. Au XIe siècle, les Almoravides, ces grands nomades sahariens parents des Touareg, qui avaient conquis le Maroc, vinrent poser leur camp à l'Ouest d'Agadir-Pomaria. La cité étant prise, le camp des assiégeants donna naissance à une ville nouvelle, qu'on appelait Tagrart, ville militaire, résidence officielle des gouverneurs étrangers. Pendant plusieurs siècles, les deux centres coexistèrent, ayant chacun son rempart, réunis ensuite par un rempart unique. Puis la vieille ville, devenue un quartier de pauvres gens, tomba lentement en ruine ; la végétation envahit les espaces libres et recouvrit les murs écroulés. Tagrart, cependant, s'était emplie de riches demeures, de palais et d'édifices religieux. La future Tlemcen était née.

Elle garde un souvenir précieux de ces premiers possesseurs marocains. Les Almoravides qui allaient, en Espagne, arrêter les progrès de la reconquête chrétienne, se posaient en zélés propagateurs de la foi. Chaque étape de leur expansion était marquée par des mosquées nouvelles. Tlemcen conserve la Grande Mosquée, qu'ils élevèrent, suivant l'usage, le long de la voie principale qui traversait la ville d'une porte à l'autre. Il semble qu'elle ait été d'une simplicité ascétique dans son premier état ; mais elle reçut, en 1126, des enrichissements qui en firent un des édifices les plus beaux, une des œuvres les plus rares de l'Islam occidental. Par son ordonnance générale et plus encore par son décor, par le cadre du mihrâb, la niche indiquant l'orientation des prières, et par la coupole ajourée qui la précède, elle trahit l'influence de l'art musulman d'Espagne. Elle est la fille de la splendide Mosquée de Cordoue et inaugure, sur la terre africaine, la floraison de l'art hispano-mauresque.

Les Almoravides avaient fait de Tlemcen un bastion avancé de leur domaine marocain. Leur puissance n'aura qu'un temps ; mais d'autres les remplaceront, qui annexeront la ville à leur tour. Désormais, le Maroc pèsera lourdement sur ses destinées. Elle tentera de s'en affranchir. Dans la première moitié du XIIIe siècle elle conquerra son indépendance en devenant le siège de la dynastie des Abd-elWâdides. Le royaume de ces souverains berbères s'étend de la Moulouiya aux abords de Bougie, soit le département d'Oran et presque tout le département d'Alger. Tlemcen en fut la capitale un peu excentrique. Elle devait le demeurer jusqu'au début du XVIe siècle. Ces trois cents ans furent son âge d'or. le temps où elle compta comme cité royale.

Tlemcen ville royale, Mansoura et le siège de Tlemcen.

Ce n'est pas au reste qu'elle ait cessé de trembler et que ses voisins marocains ne lui aient fait vivre de bien mauvais jours. Ceux-ci, les Mérinides, rois de Fès, étaient puissants et avides, et, dans leur effort d'expansion, ils rencontraient Tlemcen à la première étape. Combien de fois les Tlemceniens connurent-ils, au retour de la belle saison, la douloureuse surprise de voir, du haut de leurs remparts, l'armée marocaine déboucher sur la route de l'Ouest, monter ses tentes et dresser ses catapultes A la fin du XIIIe siècle, elle subit un blocus qui dura huit années. Ce fut une terrible épreuve. Dans
Tlemcen, isolée du reste du monde, la famine régnait, de jour en jour plus cruelle ; cependant que l'assiégeant demeurait à sa porte et, pour montrer qu'il n'était pas pressé de s'en éloigner, remplaçait son camp par une ville véritable, qui regorgeait de biens et qui enserrait dans ses puissantes murailles ses palais et sa grande mosquée.

Les palais ont disparu ; mais le vaste quadrilatère de l'enceinte avec ses tours flanquantes et les ruines de la mosquée ont subsisté jusqu'à nos jours. Le fier rempart de pisé rose argenté de lichens s'allonge à travers les oliviers et les vignes ; quant à la mosquée, elle se signale au loin par son minaret, ou plus exactement par la moitié de son minaret, de sa tour magnifique, haute encore de près de quarante mètres, dont la pierre taraudée d'entrelacs était presque entièrement incrustée de terre émaillée.

Mansoura, abandonnée puis réoccupée au cours du XIVe siècle, fut une sorte de capitale des Mérinides en face de Tlemcen ; elle fut sur le point de supplanter sa rivale - comme Tagrart avait jadis supplanté Agadir-Pomaria - quand les princes marocains eurent arraché Tlemcen à ses maîtres légitimes. Ils devaient l'occuper de 1337 à 1359.

L'interrègne marocain.

Les Tlemcéniens n'eurent pas trop à se plaindre de ces vingt-deux ans d'interrègne mérinide. Toutefois, ce ne fut pas la cité proprement dite qui profita de la munificence des étrangers et de leur activité de bâtisseurs, mais plutôt la banlieue. Si leur ambition conquérante s'exprime dans Mansoura la guerrière, leur ferveur religieuse se révèle dans El-Eubbâd la mystique. Les saints du pays n'eurent pas de dévots plus empressés que les rois de Fès. Entre tous, le patron de Tlemcen, l'ascète andalous Sidi Bou Medine, qui reposait depuis deux siècles sur une hauteur voisine de la ville, fut l'objet de leur culte : manifestation d'une piété sincère à l'égard des e amis de Dieu ", désir de participer à la protection qu'ils étendaient sur la région conquise, manœuvre politique en vue de gagner la sympathie de leurs nouveaux sujets. Quoiqu'il en soit, c'est au Mérinide Abou'l-Hasan que nous devons d'admirer, près du tombeau du Saint, la mosquée de Sidi Bou Médine et son porche monumental, avec son grand arc illuminé de céramique et l'escalier montant tout droit sous les stalactites de sa coupole ; c'est au même prince que nous devons la médersa voisine de ]a mosquée et sans doute d'autres fondations encore, qui font de ce petit village d'Oranie une terre bénie pour les pèlerins musulmans, une terre d'élection pour les amateurs d'art. Succédant à son père, le Sultan Abou Inân bâtit plus près de Tlemcen, au pied du mur nord de la ville, la charmante mosquée dédiée à Sidi'I-Haloui, autre ascète andalous. Dans ces œuvres, l'art hispano-mauresque, si exubérant à l'Alhambra de Grenade, se révèle élégant et sobre et d'un équilibre, d'une pureté de proportions presque classiques.

Sidi-bel-Hassen. - Le musée.


Cependant, le plus authentique chef-d'œuvre de cet art subtil et délicat que conserve Tlemcen est dans la ville même et il est une création des Abd-el-Wâdides, maîtres légitimes du royaume. En 1296, un de ces princes, Abou Saki, bâtit cette mosquée dite de Sidi Bel Hassen, sans doute selon le vœu d'un de ses parents défunts ou pour lui assurer le mérite posthume d'une fondation pieuse ; non maison de prière destinée à la foule des fidèles, mais plutôt oratoire royal, chapelle pour le souverain et ses proches, et qui, en dépit - ou peut-être en raison - de ses dimensions modestes, en dépit de la fragilité de la matière employée et de l'absence prolongée d'entretien, qui n'a guère laissé intacts que quelques panneaux et l'encadrement du mihrâb, donne au visiteur l'impression d'une œuvre de beauté souveraine, d'une relique précieuse du passé.

Ce passé, tout le passé glorieux ou édifiant de la ville royale, survit dans le Musée, dont cette petite mosquée est devenue l'écrin. Les épitaphes exhumées des nécropoles princières y évoquent le souvenir de ses maîtres, hommes et femmes de noble lignage, hauts fonctionnaires du palais ; les marqueteries qui pavaient une de ses médersas nous parlent de Tlemcen, ville érudite, du nombre de ses savants et de ses étudiants ; et cette coudée gravée sur marbre, qui servait de mesure-étalon aux marchands de tissus de la Kaissariya, nous rappelle que Tlemcen fut un grand centre commercial.
Tlemcen ville de commerce.

Sa situation géographique explique son rôle de grand marché. Tlemcen est située au croisement des deux routes les plus importantes de l'Afrique du Nord, de la route Est-Ouest qui, venant de la vallée du Chélif, s'engage par la trouée de Taza vers Fès et le Maroc oriental, de la route Nord-Sud qui, venant de la côte, s'enfonce par le Tafilalet et le Touat au coeur du continent noir. Cette dernière, surtout, assurait sa fortune. Des ports d'Oran et d'Honein, elle recevait les objets fabriqués, les étoffes d'Alméria ou de l'Europe chrétienne qui s'emmagasinaient dans ses entrepôts ; du Soudan, elle impor tait des denrées plus précieuses encore, les bois rares, les gommes odorantes, la poudre d'or, enfin et principalement les esclaves. En relation constante avec ces sources de biens, ses marchands réalisaient de gros bénéfices. Elle comptait une bourgeoisie opulente et, en dehors des heures tragiques où la guerre rôdait autour de ses remparts, la vie y était en somme facile et bonne.

Est-elle moins bonne aujourd'hui, alors que l'homme s'est ingénié à la compliquer par un progrès matériel dont il se passait jadis ? Sans doute l'existence des citadins est moins périodiquement menacée du blocus et des pillages ; les routes sont plus sûres et la terre nourricière mieux cultivée. Cependant Tlemcen, découronnée de sa dignité de ville royale, devenue une paisible sous-préfecture algérienne, ne se souvient pas sans mélancolie du beau temps des Abd-el-Wâdides, qu'elle connaît d'ailleurs mal, mais que pare le prestige nostalgique des siècles révolus. Bien qu'elle ne les comprennent plus guère, ses monuments lui en parlent, et le charme évanoui survit dans les vieilles chansons de rythme andalous dont ses femmes accompagnent le va-et-vient de la balançoire, quand elles s'assemblent dans les jardins, à la saison des cerisiers en fleurs.

Georges MARÇAIS