Alger, Algérie : documents algériens
Série sociale
Ibn Khaldoun et l'Algérie *
ici, le 11-1-2012

* Document n° 23 de la série : Culturelle - Paru le 10 août 1947 - Rubrique LITTERATURE ARABE

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Ibn Khaldoun et l'Algérie

SA CARRIERE.

En ce XIVe siècle, qui vit se dérouler la carrière singulièrement mouvementée d'Abd Er-Rahmân Ibn Khaldoûn, l'Afrique du Nord était divisée entre trois familles princières : celle des Hafcides de Tunis, dont le domaine s'étendait jusqu'à Bougie et Biskra, celles des Abd El-Wâdides de Tlemcen, et celle des Merinides de Fès. L'historien, qui devait être notre plus précieux informateur sur la vie de ces trois États musulmans, fut intimement mêlé à cette vie, résida successivement dans les trois capitales et occupa les postes les plus élevés au service des trois dynasties.

Né à Tunis en 1332, dès vingt ans, il débutait dans les fonctions publiques. Quelques années après, il s'en évadait ; il trouvait un emploi de secrétaire auprès du Sultan de Fès et devenait un familier de ce prince érudit. Il était jeune et déjà quelque peu intrigant ; son ambition et ses imprudences faillirent le perdre ; il fut heureux de passer en Espagne. Revenu en Afrique, il dirige les affaires à Bougie et s'en éloigne quand ces affaires se gâtent. Le roi de Tlemcen l'accueille avec les plus grands honneurs, mais il quitte ce maître quand la fortune lui devient contraire. Il embrasse à nouveau le parti du roi de Fès et, de nouveau, s'étant rendu suspect, trouve un refuge temporaire en Andalousie. De retour sur les terres du prince tlemcénien, il se fait aisément pardonner et est chargé d'une mission qu'il n'accomplira pas Il regagnera Tunis, sa ville natale, d'où il passera en Égypte. C'est là qu'en 1406 il terminera en beauté, comme le plus intègre des cadis, une carrière orageuse de haut fonctionnaire de métier ou, si l'on veut, de condottiere de plume qui, fréquemment, ne fut rien moins qu'édifiante.

Cette carrière avait du moins, pour un esprit curieux et clairvoyant, l'avantage d'offrir la plus surprenante suite d'expériences humaines. Si l'on ajoute que les hasards de la politique le mirent en contact, à Séville, avec le roi chrétien Pierre le Cruel et, à Damas, avec le souverain mongol Tamerlan, qu'auprès de tous il trouva bon accueil et qu'il ne perdit jamais une occasion de mener ses enquêtes, qu'il fut par surcroît infatigable liseur et qu'il appliqua à l'utilisation des sources écrites une critique peu commune en son temps, on mesurera la valeur, l'étendue et la diversité des informations que nous pouvons attendre de lui.

L'HSTORIEN DES TRIBUS.


Cependant, ce n'est pas tout encore. Son information, au moins en ce qui concerne l'Afrique du Nord, ne se limite pas à la vie des royaumes et des dynasties qui occupent le devant de la scène. Il sait qu'en dehors des capitales et des palais dont il fut l'hôte, il y a les tribus qui peuplent les montagnes et celles qui parcourent les plaines avec leurs troupeaux de chameaux et de moutons, les sédentaires et les nomades ; il y a les vieux groupes Berbères, Zenâta, Çanhâja, et, se superposant à ces autochtones, les puissants Arabes immigrés en Berbérie depuis le XI° siècle, qui ont refoulé les premiers ou les ont, dans de vastes régions, réduits à la condition de tributaires. Il a fréquenté les uns et les autres ; il a couché sous leur tente et mangé leur pain ; il a surtout, durant les veillées dans leurs campements, écouté leurs anciens et interrogé leurs généalogistes ; et cela, il est seul, ou peu s'en faut, à s'en être avisé. Si bien que toute cette partie du passé nous échapperait s'il n'avait jugé bon de nous en instruire. Or, comme ces groupes bédouins, ces nomades Arabes surtout, représentent une force avec laquelle les dynasties doivent constamment compter, que cette force intervient dans toutes les crises, que leur collaboration apparaît comme une nécessité quasi-vitale et leur adhésion au parti rival une dangereuse aventure, que la vie des royaumes et la vie des tribus sont intimement mêlées et solidaires, on comprendra que, sans Ibn Khaldoûn, un élément essentiel du problème nous ferait défaut et qu'une des causes profondes de la grandeur et de la décadence des empires berbères nous demeurerait inconnue.

TAOUGHAZOUT.


C'est sur le sol d'Algérie que sa conception de l'histoire semble avoir pris corps. C'est du moins là qu'il mit la dernière main aux Prolégomènes et qu'il commença à rédiger les chapitres relatifs au peuplement de l'Afrique du Nord, les plus précieux que nous lui devions. Son séjour à Taoughazout est un des plus curieux de sa carrière d'homme politique et il marque l'apogée de son activité d'historien.

En 1376, Ibn Khaldoûn avait quarante-quatre ans ; il avait, au service de quatre souverains, y compris celui de Grenade, occupé les postes les plus honorables et les plus enviés ; il avait été secrétaire privé, secrétaire d'État, directeur de la Chancellerie, grand Chambellan - en fait, chef du Gouvernement -, chargé d'ambassades et de missions secrètes ; il avait connu la faveur des rois, recueilli leurs confidences, profité de leurs largesses, mais aussi suscité les jalousies de leur entourage et pâti de leur disgrâce ; il s'était vu encensé et courtisé, mais vilipendé et abandonné de tous, il avait brillé aux réceptions de la cour mais avait passé deux ans en prison ; bref, il avait mesuré les inconstances de la fortune et était, comme on dit, revenu de bien des choses. Il aspirait sincèrement à s'évader de la politique, et sa passion pour l'étude, qui ne l'abandonna jamais, se réveillait d'autant plus impérieuse

Le Sultan de Tlemcen, Abou Hammoû, qu'Ibn Khaldoûn avait naguère trahi, mais qui lui avait pardonné sur l'intercession des puissants Arabes Sowaïd et parce qu'il espérait utiliser ses services, l'avait appelé à sa cour. Cependant Ibn Khaldoûn n'avait pas cru prudent de demeurer auprès du souverain et il s'était retiré avec sa famille à El-Eubbâd. Là, dans la médersa qui avoisinait la mosquée de Sidi Bou Médine, il avait commencé à donner des cours publics. Abou Hammoû ne le laissa pas jouir longtemps de cette bienheureuse retraite. Désirant reprendre contre le royaume tunisien la politique agressive de ses ancêtres, il devait s'assurer la collaboration des Arabes de la région de Constantine et Biskra. Ibn Khaldoûn était l'ami des Arabes. Ab ou Hammoû le chargea de les gagner à sa cause Ibn Khaldoûn manifesta toute sa gratitude pour cette nouvelle marque de confiance ; il prit la route de l'Est, mais il n'alla pas loin. Étant arrivé sur les bords du Chélif, il tourne vers le Sud, passe par Mindès et le Djebel Guezzcul. Là, il rencontre des chefs arabes Sowaïd qui l'accueillent avec les plus grands honneurs et l'invitent à séjourner dans leur Qal'a (citadelle) de Taoughazout.

Aux confins de la région tellienne, à six kilomètres Sud-Sud-Est de Frenda, un éperon rocheux se détachant des hauteurs domine les hautes plaines d'Oranie qui s'étendent à perte de vue. Cet éperon porte Taoughazout et sa Qal'a, qu'un chef zenête nommé Ibn Selâma avait construite, mais que le Sultan de Fès avait enlevée à ses premiers maîtres peur l'attribuer en fief aux Arabes Sowald, collaborateurs indispensables de sa politique, et dont le Sultan de Tlemcen, ayant récupéré son domaine, n'avait pu que leur reconnaître la jouissance. Un rempart couronnait la corniche de ce promontoire. Les opulents Emirs arabes y avaient un établissement d'été et sans doute des magasins pour mettre à l'abri leurs provisions apportées des oasis. Ils logèrent leur hôte illustre dans un pavillon " confortable et somptueux " où sa famille, demeurée à Tlemcen, put - toujours grâce à l'intervention des Arabes - venir le rejoindre

Il y resta de 1376 à 1380, et, bien qu'il y ait été parmi les plus heureuses de son existence. Loin des des exigences des princes, sans doute aussi libéré entier à son travail d'historien. C'est là qu'il dicta Kitab-el-ibar. gravement malade, ces quatre années comptèrent tracas de la politique, des intrigues de palais et es préoccupations matérielles, il put se donner tout ses Prolégomènes, magistrale introduction à son Kitab-el-ibar.

Il y affirmait sa culture encyclopédique et y donnait la preuve d'une prodigieuse aptitude à la synthèse.

LE LIVRE DES PROLÉGOMÈNES.

Ce grand livre est d'abord une somme des connaissances humaines. Que n'y trouve-t-on pas ? Une cosmographie et une description de la terre, une politique et une économique, une classification des sciences et une pédagogie, une rhétorique et une poétique, des notions d'alchimie, de magie, de physique, d'agriculture, de géométrie, de médecine et d'obstétrique, d'architecture et d'urbanisme, de politique et d'art militaire ; et tout cela occupant une place, sinon proportionnée, du moins logique et déterminée par un plan rigoureux.

Certes, l'auteur sait tout ce que savent, de son temps, les plus habiles ; mais il y ajoute, dans certains domaines, le résultat de ses expériences personnelles et de ses réflexions, qui ne cadrent pas toujours - il s'en faut - avec l'opinion de ses contemporains Je n'en veux pour exemples que ses idées sur les différents genres de sciences divinatoires, ou sur les méthodes d'enseignement, ou encore sur la valeur de la poésie en langue vulgaire, qui rejoignent, d'une manière singulièrement prophétique, nos idées modernes. Cependant, il est des sujets où sa pensée se révèle plus puissamment originale. C'est, en particulier, sa conception de l'histoire et de la critique historique et plus encore sa théorie de l'évolution des sociétés.

Dans la vie des bédouins, dans les vertus qui leur sont propres, la frugalité, le courage et l'esprit de solidarité que cette vie leur impose, il voit le principe de leur accession à la souveraineté ; dans la jouissance du bien-être qu'ils ont acquis, le principe de leur future décadence.

De même que l'homme, les empires ont leurs trois âges de croissance, de maturité et de déclin, dont Ibn Khaldoûn analyse, avec une étonnante perspicacité, les caractères et l'évolution. Comme l'homme, les empires sont mortels et la succession de ces trois âges marque les limites de leur existence. Ibn Khaldoûn assigne à chaque âge une durée moyenne de quarante années et fixe à cent vingt ans la vie normale des empires.

Sans doute peuvent-ils survivre à cette fatale échéance ; mais c'est parce que le prestige de leur jeunesse enveloppe encore leur décrépitude et que leurs voisins ne songent pas sérieusement à les attaquer. Mais leur temps est révolu. Minés par le dedans, ils sont incapables de résister à l'assaut que pousseront contre eux des demi-barbares aux forces neuves, par qui se recommencera l'histoire.

Ainsi se résume pour Ibn Khaldoûn la destinée des dynasties berbères qu'il a servies ; ainsi lui apparaissait, dans la retraite, aux confins des steppes, où il composait ses Prolégomènes, le sort inéluctable des maîtres successifs du Maghreb.

Pour qui a fréquenté cette oeuvre et qui contemple de Taoughazout la plaine énorme qui se déployait devant lui et par où vinrent du désert les nomades chameliers, futurs fondateurs d'empires, le panorama et le livre s'associent dans le souvenir et l'on se prend à penser que l'ampleur de sa conception de l'histoire s'est peut-être quelque peu ressentie du spectacle grandiose que lui offrait ici la terre algérienne.

Georges MARÇAIS, Membre de l'Institut.