Le camion de projections
cinématographiques
du Gouvernement Général de l'Algérie
On ne peut douter des heureux résultats qu'on
est en droit d'attendre de l'emploi du cinématographe comme instrument
d'éducation... "
Maréchal LYAUTEY 31 décembre 1920
Jusqu'au mois d'octobre 1943, le cinéma n'avait joué qu'un
rôle très effacé auprès des populations musulmanes
algériennes. Rien avant cette époque n'avait été
tenté pour créer en Algérie une activité cinématographique
qui réponde aux besoins de l'information moderne.
L'action en milieu musulman se bornait surtout à des émissions
radiophoniques en langue arabe et en kabyle, à des tracts et journaux,
à l'emploi d'émissaires et conteurs publics ambulants. Parfois,
des films de court métrage, sonorisés en arabe littéraire,
et traitant de sujets mal adaptés à l'Algérie, étaient
projetés à l'occasion de fêtes musulmanes de bienfaisance
dans des salles d'Alger, d'Oran ou de Constantine. Ces essais dus, le
plus souvent, à des initiatives privées et encouragées
mollement par l'Administration locale, ne donnaient que des résultats
médiocres, par suite du manque de qualité des films et du
petit nombre de Musulmans touchés.
PREMIERS ESSAIS
Dès le mois de septembre 1943, une voiture automobile fut attribuée
à la Direction des Affaires Musulmanes. Equipé d'un groupe
électrogène léger, d'un amplificateur, d'un tourne-disques
et d'un haut parleur, ce véhicule rescapé des combats de
Tunisie reçut pour mission de parcourir l'Algérie, de circuler
sur les " souks " de l'intérieur
et dans les agglomérations rurales, pour suppléer au manque
de puis sance radiophonique des Emissions Musulmanes et à l'emploi
délicat des conteurs publics. Bientôt, grâc, au Service
Cinématographique de l'Armée, cette automobile fut dotée
d'un appareil de projections dl format réduit de 16 m/m et de films
documentaires et d'actulaité, relatant d'une façon saisissante
le: épisodes de la guerre et le rôle qu'y jouait l'Armée
française. L'équipement de ce véhicule avait été
conçu par les techniciens du Service Cinématographique
de l'Armée, sur l'initiative du Service d'Infor mation et de Documentation
Musulmanes, pour permettre :
- la projection en plein air, sur un écran normal,
- la projection en salle, l'appareil de 16 m/m étant portatif et
facilement transportable avec ses actes noires,
- les annonces de " public adress " sur les souks et les villages,
- la diffusion de disques adaptés au folklore musical des régions
visitées,
- la distribution de brochures, revues, affiches, etc...
Ainsi, durant les années 1943, 1944, 1945, la Peugeot du Service
d'Information et de Documenta tion Musulmanes accomplit une tâche
très rude. On la vit dans les Territoires du Sud, sur les Hauts
Plateaux, en Kabylie et sur le littoral. Ces tournées permirent
de procéder à une première mise ai: point de la méthode
à employer. En plus des séances organisées à
l'intention de la population musul mane, dans les salles de cinéma
des agglomérations visitées, certaines régions dépourvues
de salles de cinéma purent être parcourues par l'équipe
du Service d'Information et de Documentation Musulmanes
La formule de la séance cinématographique en plein air,
notamment la veille des marchés hebdoo madaires, apparut dès
les premières tournées comme étant la mieux adaptée
au pays, chacune d'elles permettant de toucher un très grand nombre
de spectateurs en une seule fois.
Au cours de ces tournées d'essais, les documentaires du Service
Cinématographique de l'Armée con nurent un gros succès,
comme d'ailleurs les diffusions de disques, les distributions de brochures
illuso trées et imprimées en arabe et les expositions de
documents photographiques réalisées à l'aide de panneaux
mobiles.
LE CAMION CINEMA
" Le cinéma rural s'étant ainsi révélé
un moyen d'expression incomparable " et un instrument indéniable
d'éducation, le Service d'Information et de Documentation Musulmanes
fit l'acquisition à Paris, en février 1946, d'un premier
camion automobile de projections cinématographiques. Ce véhicule
qui constitue un prototype, a été entièrement réalisé
par des firmes françaises avec du matériel français.
Conduit de Paris à Marseille par la route, il a été
débarqué à Alger en juin 1946.
Il comprend :
- Un chassis " Renault " 3 tonnes 5, type A.H.N. spécialement
carrossé et équipé par " l'Entreprise A.C.M.A.R.
" à la Plaine Saint-Denis, et par la " Soçiété
Générale Films Ham ", 40, avenue de la République,
à Paris.
- Une cabine surélevée de " public adress " avec
haut parleur directionnel, tourne-disques, table de speaker, micro anti
Larsen et amplificateur C.T.M., 6 volts, fonctionnant sur batteries.
- Une vaste cabine de projections isolée en laine et en paille
de verre, contenant les appareils suivants :
- 1 appareil de projections, parlant de 16 m/m, avec objectifs amovibles
;
- 1 appareil de projections, parlant de 35 m/m, avec objectifs amovibles
;
- 1 amplificateur P. 640, avec amplificateur de secours, haut parleur
de cabine et microphone de speaker ;
- 1 tourne-disques ;
- des appareils et accessoires divers (appareils de contrôle, transformateurs
d'arcs, ventilateur, enrouleuses de films, presses à coller, etc...)
;
- 1 haut parleur de scène à aimant permanent, monté
sur baffle, avec 50 mètres de câble à quatre conducteurs,
permettant aux spectateurs de suivre les commentaires des films ou la
diffusion des disques dans un rayon de 200 mètres ;
- 1 équipement complet de réparation ;
- 1 filmathèque ;
- 1 discothèque ;
- 1 écran caoutchouc de 4 mètres sur 5 mètres que
l'on place à des distances variables, du camion et parallèlement
à ce dernier, soit contre un mur, soit sur un bâti en bois,
à une hauteur telle que les spectateurs peuvent suivre les projections
sans se gêner les uns les autres. Plusieurs centaines de personnes
peuvent se placer entre le camion et l'écran et suivre parfaitement
le déroulement du programme. Démontés, l'écran
et son bâti sont pliés dans la soute à matériel
située sous la cabine de " public adress ".
- 1 puissant projecteur de 1.500 watts fixé sur le toit de la cabine
de projections pour éclairer la foule avant et après les
séances, ou pendant les entr'actes ;
- 1 vaste coffre à bagages ;
- 1 jeu complet de vérins pour équilibrer le camion au moment
des projections ;
- 1 groupe électrogène suffisamment silencieux, pour ne
pas gêner les spectateurs. Dans les agglomérations desservies
par le secteur électrique, les appareils sont branchés sur
le réseau. Dans les centres et douars dépourvus d'électricité,
le groupe électrogène fonctionne et débite le courant
nécessaire.
- 1 panneau publicitaire en couleurs, etc...
ORGANISATION TECHNIQUE
L'équipe chargée de la marche du camion cinéma comprend
:
- 1 Administrateur des Services civils, chef de mission, responsable de
l'itinéraire, de l'organisation des séances, de l'élaboration
des programmes, du contrôle du personnel, etc... et qui est en même
temps chef de la Section de propagande du Service d'Information et de
Documentation Musulmanes de la Direction des Réformes ;
- 1 Opérateur de projections, ayant une solide pratique du métier
et capable d'effectuer les réparations urgentes en cours de tournées
;
- 1 chauffeur électricien ; -
- 1 speaker.
L'emploi du speaker permet soit de présenter les films dans un
arabe compréhensible avant leurs projections, soit de les commenter
en cours de projection. En effet, si les appareils du camion offrent la
possibilité de passer tous les films parlants en langue française
ou en langue arabe, la rareté des actualités, documentaires,
films éducatifs, films récréatifs, commentés
en arabe dialectal, amènent très souvent le chef de mission
à utiliser de préférence au commentaire original
des films, le commentaire diffusé au micro par le speaker. Le son
fourni par la bande sonore est, dans ce cas, coupé à l'aide
d'un dispositif placé sur l'amplificateur de cabine. Parfois, la
sonorisation est rétablie surtout lorsqu'il s'agit de reproductions
de bruits divers (musique, détonations, cris de foule, d'animaux,
etc...)
Les films nécessaires à la composition des programmes sont
fournis par des distributeurs locaux et par le Service Cinématographique
de l'Armée. Des bandes sonorisées en arabe dialectal viennent
d'être en outre commandées à une importante maison
de production de la Métropole. Les films une fois choisis pour
une série de tournées, il est procédé au montage
et au bobinage. Ils sont projetés à plusieurs reprises devant
le speaker, qui, ensuite, rédige le commentaire ou le texte de
présentation. Lorsque le camion effectue une sortie en Kabylie,
et plus spécialement en Haute Kabylie, les films sont passés
intégralement en langue française.
L'usage de notre langue étant extrêmement répandu
dans ces régions. Seule la présentation du programme est
faite en Kabylie avant les projections.
LES TOURNEES
Lorsqu'une tournée est décidée, la Direction des
Réformes en avise les Préfets intéressés qui,
à leur tour, préviennent par l'intermédiaire des
Sous-Préfets des arrondissements visités, les Maires et
les Administrateurs. Les dates de passage du camion sont toujours fournies
plusieurs jours à l'avance, afin que les autorités locales
aient le temps de prendre toutes les dispositions utiles. Elles coïncident
en général avec les marchés hebdomadaires. Les Emissions
Musulmanes de Radio-Algérie diffusent également l'itinéraire
du camion.
Après une visite au Maire ou à l'Administrateur, la reconnaissance
et le choix de l'emplacement sont effectués. L'heure de la séance
est annoncée par le speaker installé dans la cabine de "
public adress ". Des disques sont également diffusés,
tandis que le panneau publicitaire est déployé à
quelques mètres du camion. Des brochures, des affiches sont distribuées
à la population, qui tout en suivant avec intérêt
et curiosité le montage de l'écran, de la ligne électrique,
du haut parleur, entoure le camion dont la carrosserie s'orne de deux
grandes cocardes tricolores portant la marque du Gouvernement Général
de l'Algérie.
La nuit venue, alors que la dernière mise au point est faite avant
la projection, les spectateurs arrivent et s'installent entre le véhicule
et l'écran, sous les feux du projecteur. Le haut parleur diffuse
des disques de musique ou de chant ou des sketches comiques dont les plus
appréciés sont ceux enregistrés par Rachid Ksentini,
surnommé le " Molière Algérien ". Le service
d'ordre est assuré par la police locale, les gardes-champêtres
et les cavaliers de commune mixte. Certains spectateurs apportent des
chaises et des bancs empruntés aux cafés maures voisins.
Les autorités locales européennes et musulmanes président
les séances qui sont naturellement gratuites. Des femmes musulmanes
assistent fréquemment aux projections, un peu à l'écart,
sur les côtés du camion.
Avant de commencer la séance, le Chef de mission fait un court
commentaire en français destiné à mettre le public
dans l'ambiance et à lui expliquer rapidement les points importants
des films. Le speaker traduit ce commentaire en arabe dialectal. Puis
les films sont projetés. Chaque séance dure environ deux
heures. A la fin, l'Administrateur, le Maire ou le Caïd du douar,
disent quelques mots au micro, remercient le Gouvernement Général
d'avoir envoyé le camion dans la région et les spectateurs
d'être venus aussi nombreux. Des disques sont encore diffusés
et la foule s'écoule lentement. C'est l'heure où les spectateurs
échangent leurs réflexions.
LES PROGRAMMES
L'expérience a démontré qu'il y avait intérêt
à composer soigneusement les programmes et à les partager
en plusieurs parties où le film d'actualité et le documentaire,
le film éducatif, le film de propagande française et le
film récréatif aient chacun leur place bien définie.
Il est à noter que les documentaires concernant la vie nord-africaine,
passés dès le début de la séance et qui montrent
des personnages, des lieux, des scènes qui sont familiers aux spectateurs,
sont en général très prisés, car ils sont
l'expression de faits ou de gestes qu'ils connaissent. La vue d'un paysage
typique, du potier qui pétrit son argile, du chameau qui s'en va
de son pas placide, d'e la femme qui moud son grain, du cavalier, du moissonneur,
du fellah qui laboure, du soldat musulman au baroud, du train qui entre
en gare ou de l'autobus qui affole un troupeau de moutons, etc..., déchaîne
un murmure général de joie, d'hilarité ou d'enthousiasme.
Le dessin animé, à condition qu'il soit simple, amuse profondément
le public, surtout quand il s'agit des " Aventures de Mathurin ",
comparé par le speaker au célèbre " Djeha ",
ou lorsqu'il met en mouvement tout un monde d'animaux et d'insectes connus,
tels que : chiens, chats, vaches, oiseaux, serpents, moustiques, mouches.
Les films d'éducation (agriculture, artisanat, industrie...), les
films de propagande et de guerre sont également passés sur
l'écran avec succès, car le spectateur qui a vu- au début
du spectacle des images courantes qui sont pour lui la matérialisation
sur l'écran de ce qu'il voit journellement, est mis en confiance
et ne doute pas un instant de la véracité de ce qui lui
est présenté.
Le choix des disques diffusés au cours des tournées a aussi
une importance psychologique qui ne doit jamais être négligée.
Le chant classique pour certaines régions, la flûte d'Ali
Soufi sur les Hauts Plateaux, la musique moderne dans nombre de petites
agglomérations, les complaintes des chanteurs et chanteuses algériens
dont les noms sont sur toutes les lèvres, les airs popularisés
en Kabylie par Cheikh Nourredine ou Mohammed Laânka, ont sur le
public un effet très marqué, qui le dispose favorablement
et le détend. Le speaker utilise d'ailleurs cette émotion
musicale pour entrer rapidement en parfaite intelligence avec les spectateurs.
Il leur demande d'indiquer les disques qu'ils veulent entendre, leur pose
des questions sur leurs chanteurs préférés, sur les
airs qu'ils préfèrent et crée ainsi une atmosphère
de confiance et de gai té.
Cette organisation, mise en application depuis trois ans .semble donner
les meilleurs résultats. Souple et vivante, adaptée aux
gens et aux régions, dégagée de toute influence politique,
positive et directe, elle a un pouvoir éducatif réel et
fait rayonner l'esprit français parmi les masses musulmanes. Un
second camion, actuellement en construction à Paris, viendra avant
la fin de l'année rejoindre le premier. Tous deux poursuivront
ainsi leur mission à travers l'Algérie.
Pierre MURATI,
Administrateur des Services Civils,
Chef de la Section Propagande
du S.I.D.M.
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