Alger, Algérie : documents algériens
Série sociale

Le camion de projections cinématographiques
du Gouvernement Général de l'Algérie
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mise sur site le 11-4-2011
* Document n° 10 de la série : Sociale - Paru le 20 novembre 1946 - Rubrique CINEMA

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Le camion de projections cinématographiques
du Gouvernement Général de l'Algérie


Le camion de projections cinématographiques

On ne peut douter des heureux résultats qu'on est en droit d'attendre de l'emploi du cinématographe comme instrument d'éducation... "
Maréchal LYAUTEY 31 décembre 1920

Jusqu'au mois d'octobre 1943, le cinéma n'avait joué qu'un rôle très effacé auprès des populations musulmanes algériennes. Rien avant cette époque n'avait été tenté pour créer en Algérie une activité cinématographique qui réponde aux besoins de l'information moderne.

L'action en milieu musulman se bornait surtout à des émissions radiophoniques en langue arabe et en kabyle, à des tracts et journaux, à l'emploi d'émissaires et conteurs publics ambulants. Parfois, des films de court métrage, sonorisés en arabe littéraire, et traitant de sujets mal adaptés à l'Algérie, étaient projetés à l'occasion de fêtes musulmanes de bienfaisance dans des salles d'Alger, d'Oran ou de Constantine. Ces essais dus, le plus souvent, à des initiatives privées et encouragées mollement par l'Administration locale, ne donnaient que des résultats médiocres, par suite du manque de qualité des films et du petit nombre de Musulmans touchés.

PREMIERS ESSAIS


Dès le mois de septembre 1943, une voiture automobile fut attribuée à la Direction des Affaires Musulmanes. Equipé d'un groupe électrogène léger, d'un amplificateur, d'un tourne-disques et d'un haut parleur, ce véhicule rescapé des combats de Tunisie reçut pour mission de parcourir l'Algérie, de circuler
sur les " souks " de l'intérieur et dans les agglomérations rurales, pour suppléer au manque de puis sance radiophonique des Emissions Musulmanes et à l'emploi délicat des conteurs publics. Bientôt, grâc, au Service Cinématographique de l'Armée, cette automobile fut dotée d'un appareil de projections dl format réduit de 16 m/m et de films documentaires et d'actulaité, relatant d'une façon saisissante le: épisodes de la guerre et le rôle qu'y jouait l'Armée française. L'équipement de ce véhicule avait été conçu par les techniciens du Service Cinématographique de l'Armée, sur l'initiative du Service d'Infor mation et de Documentation Musulmanes, pour permettre :
- la projection en plein air, sur un écran normal,
- la projection en salle, l'appareil de 16 m/m étant portatif et facilement transportable avec ses actes noires,
- les annonces de " public adress " sur les souks et les villages,
- la diffusion de disques adaptés au folklore musical des régions visitées,
- la distribution de brochures, revues, affiches, etc...

Ainsi, durant les années 1943, 1944, 1945, la Peugeot du Service d'Information et de Documenta tion Musulmanes accomplit une tâche très rude. On la vit dans les Territoires du Sud, sur les Hauts Plateaux, en Kabylie et sur le littoral. Ces tournées permirent de procéder à une première mise ai: point de la méthode à employer. En plus des séances organisées à l'intention de la population musul mane, dans les salles de cinéma des agglomérations visitées, certaines régions dépourvues de salles de cinéma purent être parcourues par l'équipe du Service d'Information et de Documentation Musulmanes

La formule de la séance cinématographique en plein air, notamment la veille des marchés hebdoo madaires, apparut dès les premières tournées comme étant la mieux adaptée au pays, chacune d'elles permettant de toucher un très grand nombre de spectateurs en une seule fois.

Au cours de ces tournées d'essais, les documentaires du Service Cinématographique de l'Armée con nurent un gros succès, comme d'ailleurs les diffusions de disques, les distributions de brochures illuso trées et imprimées en arabe et les expositions de documents photographiques réalisées à l'aide de panneaux mobiles.

LE CAMION CINEMA

" Le cinéma rural s'étant ainsi révélé un moyen d'expression incomparable " et un instrument indéniable d'éducation, le Service d'Information et de Documentation Musulmanes fit l'acquisition à Paris, en février 1946, d'un premier camion automobile de projections cinématographiques. Ce véhicule qui constitue un prototype, a été entièrement réalisé par des firmes françaises avec du matériel français. Conduit de Paris à Marseille par la route, il a été débarqué à Alger en juin 1946.

Il comprend :
- Un chassis " Renault " 3 tonnes 5, type A.H.N. spécialement carrossé et équipé par " l'Entreprise A.C.M.A.R. " à la Plaine Saint-Denis, et par la " Soçiété Générale Films Ham ", 40, avenue de la République, à Paris.
- Une cabine surélevée de " public adress " avec haut parleur directionnel, tourne-disques, table de speaker, micro anti Larsen et amplificateur C.T.M., 6 volts, fonctionnant sur batteries.
- Une vaste cabine de projections isolée en laine et en paille de verre, contenant les appareils suivants :
- 1 appareil de projections, parlant de 16 m/m, avec objectifs amovibles ;
- 1 appareil de projections, parlant de 35 m/m, avec objectifs amovibles ;
- 1 amplificateur P. 640, avec amplificateur de secours, haut parleur de cabine et microphone de speaker ;
- 1 tourne-disques ;
- des appareils et accessoires divers (appareils de contrôle, transformateurs d'arcs, ventilateur, enrouleuses de films, presses à coller, etc...) ;
- 1 haut parleur de scène à aimant permanent, monté sur baffle, avec 50 mètres de câble à quatre conducteurs, permettant aux spectateurs de suivre les commentaires des films ou la diffusion des disques dans un rayon de 200 mètres ;
- 1 équipement complet de réparation ;
- 1 filmathèque ;
- 1 discothèque ;
- 1 écran caoutchouc de 4 mètres sur 5 mètres que l'on place à des distances variables, du camion et parallèlement à ce dernier, soit contre un mur, soit sur un bâti en bois, à une hauteur telle que les spectateurs peuvent suivre les projections sans se gêner les uns les autres. Plusieurs centaines de personnes peuvent se placer entre le camion et l'écran et suivre parfaitement le déroulement du programme. Démontés, l'écran et son bâti sont pliés dans la soute à matériel située sous la cabine de " public adress ".
- 1 puissant projecteur de 1.500 watts fixé sur le toit de la cabine de projections pour éclairer la foule avant et après les séances, ou pendant les entr'actes ;
- 1 vaste coffre à bagages ;
- 1 jeu complet de vérins pour équilibrer le camion au moment des projections ;
- 1 groupe électrogène suffisamment silencieux, pour ne pas gêner les spectateurs. Dans les agglomérations desservies par le secteur électrique, les appareils sont branchés sur le réseau. Dans les centres et douars dépourvus d'électricité, le groupe électrogène fonctionne et débite le courant nécessaire.
- 1 panneau publicitaire en couleurs, etc...

ORGANISATION TECHNIQUE

L'équipe chargée de la marche du camion cinéma comprend :
- 1 Administrateur des Services civils, chef de mission, responsable de l'itinéraire, de l'organisation des séances, de l'élaboration des programmes, du contrôle du personnel, etc... et qui est en même temps chef de la Section de propagande du Service d'Information et de Documentation Musulmanes de la Direction des Réformes ;
- 1 Opérateur de projections, ayant une solide pratique du métier et capable d'effectuer les réparations urgentes en cours de tournées ;
- 1 chauffeur électricien ; -
- 1 speaker.

L'emploi du speaker permet soit de présenter les films dans un arabe compréhensible avant leurs projections, soit de les commenter en cours de projection. En effet, si les appareils du camion offrent la possibilité de passer tous les films parlants en langue française ou en langue arabe, la rareté des actualités, documentaires, films éducatifs, films récréatifs, commentés en arabe dialectal, amènent très souvent le chef de mission à utiliser de préférence au commentaire original des films, le commentaire diffusé au micro par le speaker. Le son fourni par la bande sonore est, dans ce cas, coupé à l'aide d'un dispositif placé sur l'amplificateur de cabine. Parfois, la sonorisation est rétablie surtout lorsqu'il s'agit de reproductions de bruits divers (musique, détonations, cris de foule, d'animaux, etc...)

Les films nécessaires à la composition des programmes sont fournis par des distributeurs locaux et par le Service Cinématographique de l'Armée. Des bandes sonorisées en arabe dialectal viennent d'être en outre commandées à une importante maison de production de la Métropole. Les films une fois choisis pour une série de tournées, il est procédé au montage et au bobinage. Ils sont projetés à plusieurs reprises devant le speaker, qui, ensuite, rédige le commentaire ou le texte de présentation. Lorsque le camion effectue une sortie en Kabylie, et plus spécialement en Haute Kabylie, les films sont passés intégralement en langue française.
L'usage de notre langue étant extrêmement répandu dans ces régions. Seule la présentation du programme est faite en Kabylie avant les projections.

LES TOURNEES

Lorsqu'une tournée est décidée, la Direction des Réformes en avise les Préfets intéressés qui, à leur tour, préviennent par l'intermédiaire des Sous-Préfets des arrondissements visités, les Maires et les Administrateurs. Les dates de passage du camion sont toujours fournies plusieurs jours à l'avance, afin que les autorités locales aient le temps de prendre toutes les dispositions utiles. Elles coïncident en général avec les marchés hebdomadaires. Les Emissions Musulmanes de Radio-Algérie diffusent également l'itinéraire du camion.

Après une visite au Maire ou à l'Administrateur, la reconnaissance et le choix de l'emplacement sont effectués. L'heure de la séance est annoncée par le speaker installé dans la cabine de " public adress ". Des disques sont également diffusés, tandis que le panneau publicitaire est déployé à quelques mètres du camion. Des brochures, des affiches sont distribuées à la population, qui tout en suivant avec intérêt et curiosité le montage de l'écran, de la ligne électrique, du haut parleur, entoure le camion dont la carrosserie s'orne de deux grandes cocardes tricolores portant la marque du Gouvernement Général de l'Algérie.

La nuit venue, alors que la dernière mise au point est faite avant la projection, les spectateurs arrivent et s'installent entre le véhicule et l'écran, sous les feux du projecteur. Le haut parleur diffuse des disques de musique ou de chant ou des sketches comiques dont les plus appréciés sont ceux enregistrés par Rachid Ksentini, surnommé le " Molière Algérien ". Le service d'ordre est assuré par la police locale, les gardes-champêtres et les cavaliers de commune mixte. Certains spectateurs apportent des chaises et des bancs empruntés aux cafés maures voisins. Les autorités locales européennes et musulmanes président les séances qui sont naturellement gratuites. Des femmes musulmanes assistent fréquemment aux projections, un peu à l'écart, sur les côtés du camion.

Avant de commencer la séance, le Chef de mission fait un court commentaire en français destiné à mettre le public dans l'ambiance et à lui expliquer rapidement les points importants des films. Le speaker traduit ce commentaire en arabe dialectal. Puis les films sont projetés. Chaque séance dure environ deux heures. A la fin, l'Administrateur, le Maire ou le Caïd du douar, disent quelques mots au micro, remercient le Gouvernement Général d'avoir envoyé le camion dans la région et les spectateurs d'être venus aussi nombreux. Des disques sont encore diffusés et la foule s'écoule lentement. C'est l'heure où les spectateurs échangent leurs réflexions.

LES PROGRAMMES

L'expérience a démontré qu'il y avait intérêt à composer soigneusement les programmes et à les partager en plusieurs parties où le film d'actualité et le documentaire, le film éducatif, le film de propagande française et le film récréatif aient chacun leur place bien définie. Il est à noter que les documentaires concernant la vie nord-africaine, passés dès le début de la séance et qui montrent des personnages, des lieux, des scènes qui sont familiers aux spectateurs, sont en général très prisés, car ils sont l'expression de faits ou de gestes qu'ils connaissent. La vue d'un paysage typique, du potier qui pétrit son argile, du chameau qui s'en va de son pas placide, d'e la femme qui moud son grain, du cavalier, du moissonneur, du fellah qui laboure, du soldat musulman au baroud, du train qui entre en gare ou de l'autobus qui affole un troupeau de moutons, etc..., déchaîne un murmure général de joie, d'hilarité ou d'enthousiasme. Le dessin animé, à condition qu'il soit simple, amuse profondément le public, surtout quand il s'agit des " Aventures de Mathurin ", comparé par le speaker au célèbre " Djeha ", ou lorsqu'il met en mouvement tout un monde d'animaux et d'insectes connus, tels que : chiens, chats, vaches, oiseaux, serpents, moustiques, mouches.

Les films d'éducation (agriculture, artisanat, industrie...), les films de propagande et de guerre sont également passés sur l'écran avec succès, car le spectateur qui a vu- au début du spectacle des images courantes qui sont pour lui la matérialisation sur l'écran de ce qu'il voit journellement, est mis en confiance et ne doute pas un instant de la véracité de ce qui lui est présenté.

Le choix des disques diffusés au cours des tournées a aussi une importance psychologique qui ne doit jamais être négligée. Le chant classique pour certaines régions, la flûte d'Ali Soufi sur les Hauts Plateaux, la musique moderne dans nombre de petites agglomérations, les complaintes des chanteurs et chanteuses algériens dont les noms sont sur toutes les lèvres, les airs popularisés en Kabylie par Cheikh Nourredine ou Mohammed Laânka, ont sur le public un effet très marqué, qui le dispose favorablement et le détend. Le speaker utilise d'ailleurs cette émotion musicale pour entrer rapidement en parfaite intelligence avec les spectateurs. Il leur demande d'indiquer les disques qu'ils veulent entendre, leur pose des questions sur leurs chanteurs préférés, sur les airs qu'ils préfèrent et crée ainsi une atmosphère de confiance et de gai té.

Cette organisation, mise en application depuis trois ans .semble donner les meilleurs résultats. Souple et vivante, adaptée aux gens et aux régions, dégagée de toute influence politique, positive et directe, elle a un pouvoir éducatif réel et fait rayonner l'esprit français parmi les masses musulmanes. Un second camion, actuellement en construction à Paris, viendra avant la fin de l'année rejoindre le premier. Tous deux poursuivront ainsi leur mission à travers l'Algérie.

Pierre MURATI,
Administrateur des Services Civils,
Chef de la Section Propagande
du S.I.D.M.