Les Méharistes
Dès la plus haute antiquité on a utilisé
le chameau dans les expéditions guerrières ; le fait est
attesté par le témoignage des documents et les écrits
des Anciens. Déodore rapporte que Sémiramis employait trente
mille dromadaires montés par des guerriers portant des épées
longues de quatre coudées afin que, placés à une
si grande hauteur, ils pussent atteindre facilement l'ennemi. Cyrus s'en
servit à la bataille de Tymbrée. Xerxès dans son
expédition en Grèce les fit monter par des lanciers. Tite-Live,
en racontant la bataille de Magnésie livrée par Scipion
l'Asiatique, au roi Antiochus le Grand, dit que l'Armée royale
disposait de chameaux de guerre sur lesquels étaient juchés
des archers arabes. Il y avait des dromadaires dans les armées
de Mithridate et dans celles des Parthes.
La Bible révèle que David réussit à surprendre
et à massacrer tout un contingent d'Amalecides, sauf quatre cents
jeunes guerriers qui purent fuir grâce à leurs chameaux.
L'histoire elle-même enseigne que Cambyse, fils de Cyrus, traversa
les déserts qui séparent l'Asie de l'Afrique avec une armée
de méharistes, laquelle, ajoute la légende, fut ensevelie
dans les sables mouvants de la Libye. Enfin, les grands conquérants
que furent les Romains n'ont pas non plus négligé ce genre
de monture et l'Empereur Septime Sévère, qui était
un Africain de Tripolitaine, fit occuper par ses troupes montées
à chameau la partie du pays des Garamantes qu'ils appelaient Phazania,
le Fezzan actuel, ainsi que les lointaines oasis de Rapsa et Cydamus,
désignées de nom jours sous les noms de Ghat et de Ghadamès.
LES PRÉCURSEURS.
Les Romains ont fait tant de choses en Afrique qu'on serait surpris qu'ils
n'eussent rien tenté au Sahara. Ils l'ont traversé, ou du
moins il est très probable qu'ils l'ont franchi. Un certain Cornelius
Balbus a conduit l'expédition du Fezzan et Julius Materne a atteint
" l'Agysimba Regio " qui n'est autre que l'Aïr, le Soudan.
Ce qui est plus discuté, c'est de savoir avec quels moyens de transport
l'entreprise a été réalisée. Julius Materne
s'est-il posé la question à l'ordre du jour : quel est le
plus sûr moyen pour voyageur au Sahara ? Avait-il le choix, comme
nous-mêmes, entre le siège d'un char et la selle d'un méhari
? Ceux qui, comme l'auteur de ces lignes, s'avouent les grands obligés
du chameau, souhaitent que la trace des pneus ne soit l'arrière
petite-fille de l'ornière du char garamantique, et que ce précieux
animal conserve la fierté d'avoir introduit la pourpre romaine
dans l' " Agysimba Regio " - Julius Materne mériterait
alors le titre de " premier officier méhariste ".
L'organisation d'un corps de dromadaires conçue par le général
Bonaparte en Egypte avec cette intuition de l'homme de génie qui,
dans tout problème, aperçoit instantanément la meilleure
solution, avait popularisé cette idée en France. Bonaparte
avait vite compris le parti qu'il pouvait en tirer pour compléter
sa cavalerie insuffisante. En janvier 1799, il créa un régiment
de dromadaire et il espérait, rapporte le général
Bertrand dans ses " Campagnes d'Orient ", reprendre à
son compte la conquête d'Alexandre vers les Indes prestigieuses.
La défaite d'Aboukir arrêta net ces audacieux projets. Après
le départ de Bonaparte pour la France, Kléber et Desaix
s'occupèrent activement de ce corps. Ils en créèrent
même de nouveaux pour former des groupes d'éclaireurs et
des colonnes expéditionnaires. Ces corps d'infanterie montée
à dromadaire contribuaient à surveiller les routes du désert,
et à assurer la liaison des forces françaises, tout en s'adonnant,
de-ci et de là, au plaisir de razzier les caravanes rencontrées
sur leur chemin.
LE PREMIER ÉQUIPAGE DE CHAMEAUX
Il y avait donc, chez nous-mêmes, des précédents sérieux
lorsque le Maréchal Bugeaud fit organiser dans la Division d'Alger,
par le Général Marey-Monge, un équipage de chameaux.
Ce fut le fameux et légendaire Yusuf qui reçut la mission
d'exercer les fantassins, Zouaves et Tirailleurs, à l'équitation
du dromadaire. Ce que fut cette " chamellerie ", un subtil observateur
de ce temps, le Colonel Trumelet, l'a noté avec humour et voici
un extrait du tableau qu'il en fit :
" Quelques-uns de ces dromadaires, de ceux que les Arabes disaient
manquer d' " âquel " (de sagesse) surpris sans doute de
se sentir montés par des gens qui les interpellent dans une langue
qui leur est inconnue, entament une course furibonde, vertigineuse...
Mais le zouave ne se rend pas facilement : il lutte, se cramponne à
la bosse, au bât de sa monture ; le roulis se combine bientôt
avec le tangage. Les paris s'engagent alors: la victime tombera-t-elle
pile ou tombera-t-elle face ? Ces gageures cruelles ne sont pas faites,
on le pense bien, pour ramener la sécurité dans l'esprit
du ballotté... le zouave est tenace, il descendrait volontiers,
mais jamais il ne consentira à tomber. En attendant ce résultat,
qui ne peut pourtant tarder, il insulte l'animal, le menace de châtiments
les plus terribles dès qu'il sera à terre... et ce ne sera
par long: un dernier coup de rein et la disjonction est opérée
: le zouave a rejoint la surface de notre planète et a démontré
une fois de plus - chose humiliante - l'impuissance de l'homme sur les
animaux... Il en a été quitte pour quelques contusions et
les plaisanteries de ses camarades ".
La verve caustique du regretté professeur E.F. Gautier ne pouvait
manquer, non plus, de s'exercer sur ce thème et le célèbre
géographe saharien conté avec infiniment d'esprit les aventures,
ou plutôt les mésaventures de ces précurseurs à
vues d'avenir, mais qui manquaient des éléments indispensables.
Malgré leur ingéniosité - et elle était grande
puisque l'un d'eux, redoutant pour les recrues du méhari les affres
du mal de mer, proposait de les recruter parmi les marins - toutes les
tentatives échouèrent. Cet échec a retardé
de plus de trente ans peut-être l'occupation du Sahara.
Quand, en 1882, le Colonel Flatters partit pour sa seconde mission en
pays touareg, il ne disposait d'aucun contingent militaire ; ses chameliers
n'étaient même pas des goumiers, mais de simples convoyeurs.
Le désastre de la mission n'était point fait pour réhabiliter
le'rnéhari. La preuve semblait faite qu'au Sahara il fallait des
fantassins du Tell, aptes aux longues marches et incapables de trahison.
Cette opinion, quasi unanime, sauf parmi les rares initiés, était
si bien établie qu'on laissa sans vengeance le massacre de la mission.
LES SPAHIS SAHARIENS.
Cependant, vers 1894, au moment où la pénétration
saharienne commençait à se préciser, l'on organisa
des troupes spéciales montées à méhari qui
prirent le nom de " Spahis Sahariens ". C'est avec cette formation,
renforcée d'une compagnie de Tirailleurs sahariens et de détachements
envoyés du Nord, que fut entreprise, de 1900 à 1902, l'occupation
des oasis du Tidikelt, du Gourara et du Touat, puis celle des oasis de
la Saoura. Mais l'entretien de ces troupes régulières exigeait
des ravitaillements énormes et des dépenses très
élevées qui conduisirent le Gouvernement à envisager
l'abandon des régions nouvellement conquises.
Il convenait donc, pour éviter d'en arriver à cette extrémité,
de rechercher une formule qui permit de réduire considérablement
les frais d'occupation en remplaçant les troupes régulières
par des formations spéciales mieux adaptées à la
vie du désert et plus économiques. Les Commandant Laperrine,
appelé au Commandement supérieur des Oasis Sahariennes en
1901, reprenant une idée de son prédécesseur le Colonel
Cauchemez, proposa de faire appel aux nomades de la tribu des Chaâmba
pour créer des goums militarisés. Mais en dépit des
services qu'ils venaient de rendre, les Chaâmba avaient toujours
mauvaise réputation. On les considéraient encore comme des
routiers de notre moyen-âge, avides de pillages, dépourvus
de scrupules et incapables de loyalisme. Laperrine finit pourtant par
convaincre les plus réfractaires à son projet et un décret
daté du 1 avril 1902 remplaça les spahis et les tirailleurs
sahariens. Les Compagnies Sahariennes méharistes étaient
nées.
LES SOLDATS DU DESERT.
Les Compagnies Sahariennes, encadrées par des Officiers du Service
des Affaires Indigènes et placées sous le commandement du
Chef d'escadrons Laperrine, comprenant à l'origine trois unités
distinctes, d'un effectif uniforme, qui prirent le nom de la région
dont elles devaient assurer l'occupation, l'administration et la sécurité:
le Gourara, le Touat et le Tidikelt. Les gradés étaient
Français en forte majorité, tandis que la troupe se composait
exclusivement d'indigènes recrutés pour la plupart dans
la grande tribu nomade saharienne des Chaâmba.
Le Commandant Laperrine possédait enfin l'outil qu'il avait rêvéet
cet outil il allait le façonner, le polir, le perfectionner pour
en faire le merveilleux instrument de sa politique. Dès le début
il s'ingénia à ne conserver que des gradés dont il
avait apprécié les qualités, éliminant sans
pitié les médiocres pour les remplacer
par des volontaires venus des régiments de cavalerie ou d'infanterie
d'Algérie. Il se montrait rigoureux dans son choix et ne servait
pas qui voulait dans les nouvelles compagnies méharistes. Laperrine
n'acceptait que des sous-officiers, à condition qu'ils fissent
abandon de leurs galons et que leurs notes fussent impeccables. Il se
montrait sur ce point d'une sévérité impitoyable
et il exigeait de plus, des candidats, une solide instruction générale
et une éducation parfaite. Il était ainsi parvenu à
réunir autour de lui une équipe de gradés remarquables
auxquels l'on pouvait confier les missions les plus délicates et
les commandements les plus difficiles.
Les hommes de troupe indigènes étaient tous des volontaires,
engagés par contrat de deux ans renouvelable, ou commissionnés,
comme fantassin, cavalier ou méhariste, qui percevaient une solde
fixe avec laquelle l'homme devait pourvoir lui-même à l'achat
et à l'entretien de sa monture, de son habillement, et assurer
sa nourriture par ses propres moyens. Il n'y avait donc plus ni Intendance,
ni magasin de subsistances militaires et, par suite, plus de convois dispendieux
à organiser. Peu à peu les cavaliers et les fantassins disparurent
pour céder la place aux méharistes.
Les
chaâmba.
Qu'étaient donc ces Chaâmba dont le nom est inséparable
de l'histoire de la pénétration française au Sahara
?
A la fin du 19e siècle, la réputation de ces nomades était
détestable. On les rendait en partie responsables, à tort
d'ailleurs, du désastre de la mission Flatters. La mission Foureau-Lamy
elle-même n'avait pas jugé opportun de se confier à
eux. Il fallut les exploits du goum du capitaine Pein à In-Salah
et en d'autres régions pour réhabiliter les Chaâmba,
bien qu'un certain nombre d'entre eux tinssent encore le maquis saharien
dans l'erg occidental, où ils se livraient au brigandage à
l'abri des montagnes de sable qui leur servaient de repaires.
Les Chaâmba qui se désignent sous le nom symbolique de Habb
er Rih (souffle du vent) étaient autrefois la terreur des caravaniers.
Avec les Touaregs et les Berabers, contre lesquels ils entraient fréquemment
en lutte, ils partageaient la souveraineté des grandes solitudes.
Leur histoire est remplie de récits de leurs prouesses guerrières.
Le grand mérite de Laperrine fut d'avoir su discerner les qualités
sahariennes extraordinaires des Chaâmba et d'avoir fait de ces pirates
les gendarmes du désert.
Ces nomades se déplacent dans le Sahara avec une sûreté
surprenante. Le moindre indice qui échappe à des regards
européens, les frappe ; ils possèdent la profonde expérience
du ciel dans lequel ils savent quelle est la position respective de la
plupart des étoiles, qu'ils connaissent par leurs noms ; leurs
grandes amies sont la Polaire et la Croix du Sud ; par elles, ils déterminent
l'angle de marche, en fixant sans calcul la somme des degrés qu'ils
doivent laisser à droite ou à gauche de ces constellations
pour ne pas s'écarter de la direction voulue.
Pendant le jour, c'est le soleil qui devient le grand indicateur. Dans
les plaines rases du Tanezrouft, où la caravane reste le centre
mouvant d'un horizon immuablement circulaire, les Chaâmba deviennent
une boussole vivante. Ils s'engagent et se maintiennent sans variation
sur la ligne droite idéale qui joint deux points. Ils ont une telle
habitude pour se diriger ainsi qu'ils commettent rare ment une erreur
sensible de direction.
Guides incomparables, les Chaâmba, comme tous les grands nomades
sahariens, sont aussi des pisteurs étonnants. Ils possèdent
au plus haut degré la connaissance des traces et, selon leur propre
expression, ils savent " lire le sable ". Ces curieux précurseurs
du " bertillonnage " disent l'âge d'un chameau au seul
examen des empreintes. Suivant leur profondeur, celles-ci leur indique
la date du passage de l'animal, si c'est un méhari ou bien un chameau
de bât, et, souvent même, la chose dût-elle paraître
invraisemblable, le nom du propriétaire.
C'est grâce à ces qualités naturelles du nomade que
Laperrinê et ses disciples ont pu réaliser leurs desseins.
Dans ce Sahara alors presqu'inconnu, l'on ne pouvait s'aventurer qu'en
compagnie de guides familiarisés avec les dangers, connaissant
parfaitement les pistes et les points d'eau qui les jalonnent et possédant
l'expérience de la guerre au désert. Il fallait aussi des
hommes accoutumés à la vie rude du Saharien et ayant une
connaissance héréditaire de l'emploi du chameau.
LE MEHARI.
Car si les Chaâmba furent les artisans incontestables du succès
de Laperrine, le chameau, ou plus exactement le dromadaire, ne doit pas
être oublié. Ce disgracié, ce paria, ce méconnu,
objet de la risée générale, a, lui aussi, quelque
droit à la reconnaissance des services rendus. Au surplus, la brave
bête ne mérite pas la réputation qui déshonore
son nom. Ne dit-on pas que Marguerite de Valois avait ce malheureux bossu
en grande affection et qu'elle élevait des chameaux dans son manoir
d'Usson pour les monter dans ses promenades, ce qui la faisait appeler
" la dame au. chameaux " par le bon roi Henri ?
Certes, sa laideur est flagrante ; il est difforme dans son corps énorme
avec un cou de girafe et des jambes noueuses s'appuyant sur des pieds
spongieux ; sa tête est petite, allongée, décharnée,
ornée d'une ridicule proéminence occipitale. Mais il possède
tant de qualités qu'il finit par se faire aimer de son maître
: il supporte stoïquement les plus grandes privations, sa rusticité
et sa sobriété s'accommodent de plantes coriaces et peu
nutritives et de boire, après plusieurs jours d'abstinence, une
eau magnésienne ou impure. Bref, le chameau est, au Sahara, un
animal extrêmement précieux : sans lui le désert nous
serait resté longtemps fermé et nous aurions dû attendre
l'âge de l'aviation et de l'automobile avant de soulever le voile
qui nous cachait les mystères des oasis et du pays touareg.
Au reste, il y a chameau et chameau, comme il y a fagot et fagot, au dire
de Sganarelle. Ou, plus précisément, il y a chameau et méhari.
Ce dernier se reconnaît à l'élégance de ses
formes, à son cou allongé et flexible, à la délicatesse
et à la finesse de ses jambes, à la vitesse de ses allures
pouvant atteindre cinq à six kilomètres-heure au pas et
douze à quinze au petit trot. En somme, c'est l'aristocratique
animal de selle, tandis que le chameau vulgaire n'est qu'une grossière
bête de somme.
On peut donc affirmer que les Chaâmba et leurs montures se complètent,
les uns les autres, pour les contrées qu'ils habitent et qu'ils
ont à parcourir. Le Commandant Laperrine l'avait parfaitement compris
et c'est pourquoi il fit appel presqu' uniquement aux nomades de cette
tribu pour constituer ses unités. Le grand soldat ne s'était
pas trompé.
LA PACIFICATION DU DESERT.
Dès qu'elles furent organisées, les troupes méharistes
furent lancées à la poursuite des " rezzous "
et des " djiouchs ". Jeu sanglant, parfois illusoire, parfois
glorieux, mais toujours riche en traits de dévouements ou de bravoure.
Ce jeu difficile se passait des règles de la grande guerre et sa
tactique ne trouvait point place dans les règlements militaires.
Pour s'y familiariser, un cours de vénerie serait, à certains
égards, un excellent maître : il suffirait d'observer, en
l'occurrence, le gibier était le plus roué et le plus féroce
des fauves, celui qui connaissait tous les tours du chasseur et qui, à
l'occasion, devenait chasseur lui-même.
Dans cette chasse à l'homme, la lutte se présentait sous
deux formes principales, suivant que l'adversaire était chasseur
ou chassé. Chasseur, il excellait dans l'attaque au gîte.
Chassé, il fallait, pour le capturer, un long laissé-courre.
Quand le rezzou se sentait en force, il épiait sa proie et la guettait
jusqu'à l'heure favorable, sans déceler sa présence.
A la faveur de l'ombre il surgissait mystérieusement d'un revers
de dune, de la croupe, d'une colline ou d'un oued boisé, pour encercler
le petit camp des sahariens formant le carré derrière leurs
bagages et tout autour de leurs mehara. C'était alors une lutte
sans merci où nos soldats n'avaient pas toujours le dessus. Mais,
le plus souvent, le rezzou ne recherchait pas le combat et prenait de
préférence la fuite devant les méharistes ; la poursuite
alors commençait, palpitante, exaltante, sur des centaines de kilomètres
parfois, en suivant les traces des pillards, sans autre repos que celui
exigé par la limite des forces humaines et la nourriture des montures.
L'on ne saurait, dans le cadre restreint de ce bulletin, énumérer
toutes les opérations militaires, tournées de police et
reconnaissances qui ont illustré la pacification du Sahara. Nous
n'y trouverions point une succession de faits de guerre retentissants,
de rencontres sanglantes, de combats épiques, mais une lente et
progressive prise de possession de primitives âmes humaines et de
territoires hostiles, par une poignée d'hommes qu'animaient un
haut idéal et la foi inébranlable d'un chef qui avait su
faire partager ses idées et ses méthodes par des disciples.
Rappelons brièvement les principaux faits.
Les
opérations.
La première reconnaissance française lancée dans
le pays des Touaregs du Hoggar fut dirigée par le lieutenant Cottenest.
Cette brillante opération, peu connue, se termina par le combat
livré à Tit contre 300 guerriers qui devaient se retirer
laissant plus de cent des leurs sur le terrain. Ce succès eut une
portée considérable ; il vengeait le massacre de la mission
Flatters, rétablissait notre prestige au Sahara et brisait définitivement
la puissance des Touaregs.
Une année plus tard, le massif du Hoggar était de nouveau
parcouru par nos méharistes. En 1904, un groupe mobile traversa
le désert et rejoignit à Timiaouin, dans l'Adrar Soudanais,
un détachement de l'Afrique Occidentale Française, inaugurant
ainsi les liaisons intersahariennes qui allaient être régulièrement
entreprises dans les années suivantes. En 1905, la soumission de
toutes les tribus touarègues du Hoggar était accomplie.
Dans le Sahara Occidental, un grand nom domine l'histoire de la pénétration
française : celui de Xavier Coppolani, Commissaire du Gouvernement
général en Mauritanie, tombé sous les coups d'un
fanatique en mai 1905, à Tidjikdja. Le Commandant Laperrine avait
envoyé dans ces régions, dès octobre 1904, une reconnaissance
dirigée par le Capitaine Flye Sainte-Marie qui parvint jusqu'aux
abords de Tindouf, et lui-même prit personnellement le commandement
d'une expédition qui parcourut pour la première fois l'erg
Cheich, après avoir visité les célèbres salines
de Taoudéni.
Les reconnaissances se succédèrent ensuite sans interruption,
marquées par les étapes essentielles suivantes : installation
de groupes méharistes permanents au Hoggar et dans le Tassili des
Ajjers ; création des forts Motylinski et Polignac ; prise de Djanet
en 1909 par le Capitaine Nieger et occupation définitive de cette
oasis par le Capitaine Charlet en 1911. Lorsque Laperrine, devenu Colonel,
quitta son poste en 1910 pour rentrer en France, le Sahara était
entièrement pacifié et occupé par nos méharistes.
Evolution
de la situation entre 1914 et 1918.
Durant la première guerre mondiale, l'oeuvre du grand saharien
fut mise en péril. Les Italiens, chassés de la Tripolitaine
et du Fezzan, avaient laissé sur place une importante provision
d'armes et de munitions dont s'étaient emparé les bandes
rebelles réunies sous la bannière de la Senoussya. Les Touaregs
Ajjers se rallièrent au mouvement insurrectionnel et nous dûmes
abandonner provisoirement nos postes de Djanet et de Fort-Polignac afin
de concentrer nos forces. La rébellion gagna le Hoggar et une partie
du Soudan. Il y eut des combats meurtriers au cours desquels les méharistes
eurent souventes fois l'occasion de mettre en valeur leurs qualités
guerrières et leur indomptable bravoure. La situation était
devenue si alarmante que le Gouvernement créa un commandement intersaharien
et qu'il fit venir, du front occidental où il dirigeait une brigade
d'infanterie de combat, le Général Laperrine pour assumer
le commandement.
En octobre 1919, après deux années de présence, le
Général Laperrine quittait de nouveau le désert avec
la satisfaction de laisser une fois encore le Sahara complètement
pacifié. Il devait y revenir en 1920, définitivement cette
fois, et pour y reposer du dernier sommeil. Parti de Tamanrasset en avion
le 18 février au matin, en direction du Niger, le pilote fut contraint
d'atterrir en cours de route et les recherches entreprises pour retrouver
les voyageurs aboutirent malheureusement trop tard pour sauver le grand
saharien qui, blessé à l'atterrissage, n'avait pu survivre
à ses blessures.
L'oeuvre du Général Laperrine a été fidèlement
poursuivie par ses disciples et ses successeurs. Dans le Sahara occidental
notamment, les méharistes algériens ont exécuté
d'importantes reconnaissances ainsi que des liaisons périodiques
avec leurs camarades de la Mauritanie et du Soudan. Ils ont participé,
dans une large mesure, à la pacification de l'anti-Atlas et des
régions situées au Nord et au Sud du Drâ, et cette
période de luttes sanglantes fut marquée par la mort d'un
saharien de grande classe, le Capitaine Ressot, commandant la Compagnie
saharienne de la Saoura, héroïquement tombé dans le
Djebel Sagho.
La
dernière guerre mondiale.
Dans les débuts de la guerre, en 1939-1940, nos méharistes
étaient prêts à entrer dans la bataille. Le front
Est saharien avait été constitué sous les ordres
du Général Azam et chacun attendait fébrilement le
moment de se lancer à l'assaut des forteresses italiennes du Fezzan.
Ce fut, hélas, l'armistice
et ses conséquences. Les Sahariens durent se retirer, mais ils
ne perdirent pas courage et conservèrent leur confiance dans les
destinées de la Patrie. Ils pressentaient qu'un jour viendrait
où ils prendraient leur revanche ; et ce jour est venu, cet inoubliable
8 novembre 1942, qui écartait enfin les sombres voiles dont nous
étions enveloppés pour faire apparaître, splendide
et lumineuse, la flamme de l'espérance.
Le commandement du front Est saharien fut rapidement reconstitué
sous la direction du Général Delay. Nos méharistes,
emportés par leur enthousiasme et leur foi patriotique, franchirent
des centaines de kilomètres de désert pour se concentrer
sur nos frontières des confins algéro-libyques et ils prirent
part aux opérations militaires dans ces régions contre les
Italiens. Ghat, l'oasis si jalousement interdite à nos troupes,
fut enlevée de main de maître, tandis que les vaillantes
cohortes du Général Leclerc s'emparaient successivement
avec un brio bien français, des oasis fezzanaises précipitamment
abandonnées par les garnisons italiennes.
L'ENSEIGNEMENT DU PASSE.
Les résultats obtenus dans l'organisation des unités méharistes
algériennes ont toujours surpris et déconcerté ceux
qui en étudient seulement les détails d'articulation et
le côté positif. Les causes du succès échappent
fatalement à l'observateur qui ne tient pas compte de l'histoire
de la conquête et des enseignements du passé.
Le terrain était préparé, car les tribus des provinces
arabes, livrées à l'anarchie en 1830, avaient besoin de
cohésion, d'organisation, de discipline pour lutter entre elles.
L'influence de notre armée d'Afrique avait été très
forte sur ces groupes féodaux, susceptibles de comprendre et d'apprécier
les sentiments de chevalerie, de générosité, de désintéressement
et de panache qui animaient alors les cadres de notre armée de
métier. Et le Maréchal Bugeaud put ainsi poser les bases
d'une domination durable et définitive, le jour où il organisa
les " Bureaux Arabes " de 1844.
Cette institution attira dès le début des officiers les
plus distingués de l'armée d'Afrique : esprits cultivés,
diplomates doublés d'organisateurs et d'hommes d'action, idéalistes
parfois, épris de l'inconnu de l'âme et des choses musulmanes,
ils se donnèrent à leurs fonctions nouvelles avec un tel
dévouement, une telle autorité, que les noms de beaucoup
d'entre eux sont encore connus des générations actuelles.
Pour connaître, comprendre et commander les tribus, ils durent s'adapter
à leur vie rude de nomades, s'isoler dans les douars, épouser
la mentalité, les aspirations, les querelles de leurs administrés.
Et c'est ainsi que, par la tradition, par l'expérience du passé,
par atavisme peut-être, nous avons acquis les méthodes de
commandement adaptées au milieu : l'autorité morale, la
confiance, la sympathie.
Tous les noms, tous les faits que l'on retrouve dans l'histoire de la
conquête, de 1840 à 1870, confirment bien que " le secret
de cette force invisible " réside " dans la compréhension
d'une âme étrangère à la nôtre ; dans
le respect d'une race qui garde toujours sur elle l'empreinte d'un des
grands passés du monde ; et surtout dans ce sentiment plus riche
que tous les autres en vertus merveilleuses : l'amour des gens et des
choses d'Islam " ( Jean et Jérôme
Tharaud : Revue des Deux-Mondes - 15 septembre 191).
Notre installation aux Oasis sahariennes du Sud algérien s'est
inspirée de ces traditions et de ces principes. Les résultats
que nous constatons aujourd'hui et que nous développons, ont leur
point de départ dans la juste conception que nous avons eue alors
de ce qui convenait au pays.
L'Arabe, et le nomade plus que tout autre, est susceptible, fier, conscient
de ses qualités et de ses aptitudes guerrières. Il a suffi,
à Ouargla, d'utiliser les Chaâmba sans transformer leurs
habitudes, d'exploiter leur caractère intéressé,
leurs désirs de pillage, pour obtenir la sécurité
complète du Sahara, affirmer leur suprématie sur les Touaregs.
Tout cela s'est fait sans mesquinerie, sans minutie, sans formalisme.
L'officier s'est adapté après s'être imposé
; les tribus se sont données un chef qui les comprenait et augmentait
leur puissance, sans modifier leurs habitudes séculaires. Et si
des à-coups se sont produits, ce n'a jamais été que
des dissidences isolées, qu'une politique éclairée
a pu réduire sans nécessiter des répressions collectives.
L'harmonie est restée complète dans son ensemble et l'assimilation
progressive a pu se poursuivre grâce à la permanence du commandement,
Regards
sur l'avenir.
Mais des problèmes nouveaux retiennent l'attention et des progrès
doivent être réalisés. Nos compagnies sahariennes
ont fatalement eu des tendances à se militariser à l'excès
: on entend par là que les cadres subalternes, - obéissant
sans doute à des directives supérieures, - recherchent trop
souvent les manifestations extérieures de la discipline, au détriment
de la confiance, du dévouement que les nomades accordent à
ceux qui les comprennent, les connaissent et ne leur demandent que des
choses utiles, appropriées à leur mentalité. On attache
trop d'importance à la présentation spectaculaire : qu'importent
ces mouvements d'armes impeccables et ces défilés au pas
cadencé obtenus à grand' peine après de multiples
exercices qui fatiguent et mécontentent ces hommes que toute contrainte
a le don d'exaspérer ! Il faut les réduire au minimum et
se montrer très indulgent, car, tout de même, il y a une
différence entre un défilé exécuté
à Aïn-Salah ou à Tamanrasset et par quelques douzaines
de mercenaires chaussés de mils touaregs, et celui auquel nous
sommes parfois conviés à assister dans nos grandes villes
algériennes.
D'autre part, le développement des services techniques, en détournant
les officiers de leur rôle essentiel de Chef et d'Administrateur,
pour les orienter vers de multiples et fastidieux détails fort
absorbants de ravitaillement, de comptabilité, de travaux de pistes,
de reconnaissances automobiles, etc..., tend à rompre l'harmonie
du Sahara et à faire perdre le bénéfice d'un contact
et d'une collaboration constante et exclusive avec les grands nomades.
Le méhariste légendaire de Laperrine va-t-il bientôt
abandonner sa pittoresque monture ? Déjà, la motorisation
s'est emparée du désert et, dans certaines régions,
la police s'exécute à l'aide de camions transportant des
soldats armés. C'est ce que l'on appelle des " Compagnies
sahariennes portées ". C'est très bien, et il faut
évidemment aller de l'avant et être de son époque.
Mais l'on conjure ici les chefs responsables de la sécurité
au Sahara de ne pas se laisser exagérément séduire
par la mécanique. L'automobile peut assurément rendre de
grands services ; mais n'oublions pas qu'elle demeure rivée à
la piste et que les nomades se trouvent généralement bien
éloignés des voies de communication. Il faut aller dans
les ergs, dans les grandes vallées et les massifs montagneux pour
les rencontrer. L'emploi généralisé de l'auto signifierait
la disparition rapide et totale de tout contact direct avec la population,
c'est-à-dire l'abandon de tous les résultats acquis, le
retour à la situation d'autrefois avec la perte définitive
et irrémédiable du prestige français, de l'influence
française au Sahara. On met ici en garde contre une tendance qui
semble se dessiner en faveur de la motorisation intensive et de la militarisation
abusive de nos compagnies sahariennes : l'échec en serait certain.
Il faut conserver nos méharistes, vigilantes sentinelles du désert,
qui resteront pendant longtemps encore les vrais gendarmes sahariens.
Le désert est trop vaste, il est trop exceptionnel par sa nature
même pour que la civilisation y marque profondément son empreinte.
Les bruits des moteurs se perdent dans cette immensité ; les automobiles
sont des insectes rampants, qu'un implacable soleil empêche de circuler
pendant plusieurs mois d'été et, dans le ciel immuable,
les avions apparaissent comme de minuscules oiseaux. Ils passent et le
désert, aussitôt, reprend toute sa sereine grandeur et sa
tragique omnipotence.
Avec les méharistes, le Sahara romantique n'est pas près
de disparaître. Il restera toujours pour les jeunes officiers, épris
de la vie aventureuse des camps, le pays par excellence qui offre bien
des attraits aux natures rêveuses et indépendantes et où
l'intelligente initiative ainsi que les qualités personnelles peuvent
s'épanouir dans toute leur plénitude. On veut espérer
que ces qualités ne rencontreront aucune entrave, qu'elles ne se
heurteront pas dans l'avenir à une centralisation toujours déprimante
pour les exécutants. Que l'on relise les admirables directives
du Général Laperrine pour les méditer et s'en inspirer.
On ne saurait mieux dire ni mieux faire quand il s'agit du Sahara.
L. LEHURAUX,
Directeur des Territoires du Sud.
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