Alger, Algérie : documents algériens
Série militaire

Les MEHARISTES
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mise sur site le 29-6-2011
* Document n° 4 de la série : Militaire - Paru le 20 décembre 1946 - Rubrique UNITES SAHARIENNES

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Les Méharistes

Dès la plus haute antiquité on a utilisé le chameau dans les expéditions guerrières ; le fait est attesté par le témoignage des documents et les écrits des Anciens. Déodore rapporte que Sémiramis employait trente mille dromadaires montés par des guerriers portant des épées longues de quatre coudées afin que, placés à une si grande hauteur, ils pussent atteindre facilement l'ennemi. Cyrus s'en servit à la bataille de Tymbrée. Xerxès dans son expédition en Grèce les fit monter par des lanciers. Tite-Live, en racontant la bataille de Magnésie livrée par Scipion l'Asiatique, au roi Antiochus le Grand, dit que l'Armée royale disposait de chameaux de guerre sur lesquels étaient juchés des archers arabes. Il y avait des dromadaires dans les armées de Mithridate et dans celles des Parthes.

La Bible révèle que David réussit à surprendre et à massacrer tout un contingent d'Amalecides, sauf quatre cents jeunes guerriers qui purent fuir grâce à leurs chameaux. L'histoire elle-même enseigne que Cambyse, fils de Cyrus, traversa les déserts qui séparent l'Asie de l'Afrique avec une armée de méharistes, laquelle, ajoute la légende, fut ensevelie dans les sables mouvants de la Libye. Enfin, les grands conquérants que furent les Romains n'ont pas non plus négligé ce genre de monture et l'Empereur Septime Sévère, qui était un Africain de Tripolitaine, fit occuper par ses troupes montées à chameau la partie du pays des Garamantes qu'ils appelaient Phazania, le Fezzan actuel, ainsi que les lointaines oasis de Rapsa et Cydamus, désignées de nom jours sous les noms de Ghat et de Ghadamès.

LES PRÉCURSEURS.

Les Romains ont fait tant de choses en Afrique qu'on serait surpris qu'ils n'eussent rien tenté au Sahara. Ils l'ont traversé, ou du moins il est très probable qu'ils l'ont franchi. Un certain Cornelius Balbus a conduit l'expédition du Fezzan et Julius Materne a atteint " l'Agysimba Regio " qui n'est autre que l'Aïr, le Soudan. Ce qui est plus discuté, c'est de savoir avec quels moyens de transport l'entreprise a été réalisée. Julius Materne s'est-il posé la question à l'ordre du jour : quel est le plus sûr moyen pour voyageur au Sahara ? Avait-il le choix, comme nous-mêmes, entre le siège d'un char et la selle d'un méhari ? Ceux qui, comme l'auteur de ces lignes, s'avouent les grands obligés du chameau, souhaitent que la trace des pneus ne soit l'arrière petite-fille de l'ornière du char garamantique, et que ce précieux animal conserve la fierté d'avoir introduit la pourpre romaine dans l' " Agysimba Regio " - Julius Materne mériterait alors le titre de " premier officier méhariste ".

L'organisation d'un corps de dromadaires conçue par le général Bonaparte en Egypte avec cette intuition de l'homme de génie qui, dans tout problème, aperçoit instantanément la meilleure solution, avait popularisé cette idée en France. Bonaparte avait vite compris le parti qu'il pouvait en tirer pour compléter sa cavalerie insuffisante. En janvier 1799, il créa un régiment de dromadaire et il espérait, rapporte le général Bertrand dans ses " Campagnes d'Orient ", reprendre à son compte la conquête d'Alexandre vers les Indes prestigieuses. La défaite d'Aboukir arrêta net ces audacieux projets. Après le départ de Bonaparte pour la France, Kléber et Desaix s'occupèrent activement de ce corps. Ils en créèrent même de nouveaux pour former des groupes d'éclaireurs et des colonnes expéditionnaires. Ces corps d'infanterie montée à dromadaire contribuaient à surveiller les routes du désert, et à assurer la liaison des forces françaises, tout en s'adonnant, de-ci et de là, au plaisir de razzier les caravanes rencontrées sur leur chemin.

LE PREMIER ÉQUIPAGE DE CHAMEAUX

Il y avait donc, chez nous-mêmes, des précédents sérieux lorsque le Maréchal Bugeaud fit organiser dans la Division d'Alger, par le Général Marey-Monge, un équipage de chameaux. Ce fut le fameux et légendaire Yusuf qui reçut la mission d'exercer les fantassins, Zouaves et Tirailleurs, à l'équitation du dromadaire. Ce que fut cette " chamellerie ", un subtil observateur de ce temps, le Colonel Trumelet, l'a noté avec humour et voici un extrait du tableau qu'il en fit :

" Quelques-uns de ces dromadaires, de ceux que les Arabes disaient manquer d' " âquel " (de sagesse) surpris sans doute de se sentir montés par des gens qui les interpellent dans une langue qui leur est inconnue, entament une course furibonde, vertigineuse... Mais le zouave ne se rend pas facilement : il lutte, se cramponne à la bosse, au bât de sa monture ; le roulis se combine bientôt avec le tangage. Les paris s'engagent alors: la victime tombera-t-elle pile ou tombera-t-elle face ? Ces gageures cruelles ne sont pas faites, on le pense bien, pour ramener la sécurité dans l'esprit du ballotté... le zouave est tenace, il descendrait volontiers, mais jamais il ne consentira à tomber. En attendant ce résultat, qui ne peut pourtant tarder, il insulte l'animal, le menace de châtiments les plus terribles dès qu'il sera à terre... et ce ne sera par long: un dernier coup de rein et la disjonction est opérée : le zouave a rejoint la surface de notre planète et a démontré une fois de plus - chose humiliante - l'impuissance de l'homme sur les animaux... Il en a été quitte pour quelques contusions et les plaisanteries de ses camarades ".

La verve caustique du regretté professeur E.F. Gautier ne pouvait manquer, non plus, de s'exercer sur ce thème et le célèbre géographe saharien conté avec infiniment d'esprit les aventures, ou plutôt les mésaventures de ces précurseurs à vues d'avenir, mais qui manquaient des éléments indispensables. Malgré leur ingéniosité - et elle était grande puisque l'un d'eux, redoutant pour les recrues du méhari les affres du mal de mer, proposait de les recruter parmi les marins - toutes les tentatives échouèrent. Cet échec a retardé de plus de trente ans peut-être l'occupation du Sahara.

Quand, en 1882, le Colonel Flatters partit pour sa seconde mission en pays touareg, il ne disposait d'aucun contingent militaire ; ses chameliers n'étaient même pas des goumiers, mais de simples convoyeurs. Le désastre de la mission n'était point fait pour réhabiliter le'rnéhari. La preuve semblait faite qu'au Sahara il fallait des fantassins du Tell, aptes aux longues marches et incapables de trahison. Cette opinion, quasi unanime, sauf parmi les rares initiés, était si bien établie qu'on laissa sans vengeance le massacre de la mission.

LES SPAHIS SAHARIENS.

Cependant, vers 1894, au moment où la pénétration saharienne commençait à se préciser, l'on organisa des troupes spéciales montées à méhari qui prirent le nom de " Spahis Sahariens ". C'est avec cette formation, renforcée d'une compagnie de Tirailleurs sahariens et de détachements envoyés du Nord, que fut entreprise, de 1900 à 1902, l'occupation des oasis du Tidikelt, du Gourara et du Touat, puis celle des oasis de la Saoura. Mais l'entretien de ces troupes régulières exigeait des ravitaillements énormes et des dépenses très élevées qui conduisirent le Gouvernement à envisager l'abandon des régions nouvellement conquises.

Il convenait donc, pour éviter d'en arriver à cette extrémité, de rechercher une formule qui permit de réduire considérablement les frais d'occupation en remplaçant les troupes régulières par des formations spéciales mieux adaptées à la vie du désert et plus économiques. Les Commandant Laperrine, appelé au Commandement supérieur des Oasis Sahariennes en 1901, reprenant une idée de son prédécesseur le Colonel Cauchemez, proposa de faire appel aux nomades de la tribu des Chaâmba pour créer des goums militarisés. Mais en dépit des services qu'ils venaient de rendre, les Chaâmba avaient toujours mauvaise réputation. On les considéraient encore comme des routiers de notre moyen-âge, avides de pillages, dépourvus de scrupules et incapables de loyalisme. Laperrine finit pourtant par convaincre les plus réfractaires à son projet et un décret daté du 1 avril 1902 remplaça les spahis et les tirailleurs sahariens. Les Compagnies Sahariennes méharistes étaient nées.

LES SOLDATS DU DESERT.

Les Compagnies Sahariennes, encadrées par des Officiers du Service des Affaires Indigènes et placées sous le commandement du Chef d'escadrons Laperrine, comprenant à l'origine trois unités distinctes, d'un effectif uniforme, qui prirent le nom de la région dont elles devaient assurer l'occupation, l'administration et la sécurité: le Gourara, le Touat et le Tidikelt. Les gradés étaient Français en forte majorité, tandis que la troupe se composait exclusivement d'indigènes recrutés pour la plupart dans la grande tribu nomade saharienne des Chaâmba.

Le Commandant Laperrine possédait enfin l'outil qu'il avait rêvéet cet outil il allait le façonner, le polir, le perfectionner pour en faire le merveilleux instrument de sa politique. Dès le début il s'ingénia à ne conserver que des gradés dont il avait apprécié les qualités, éliminant sans pitié les mé
diocres pour les remplacer par des volontaires venus des régiments de cavalerie ou d'infanterie d'Algérie. Il se montrait rigoureux dans son choix et ne servait pas qui voulait dans les nouvelles compagnies méharistes. Laperrine n'acceptait que des sous-officiers, à condition qu'ils fissent abandon de leurs galons et que leurs notes fussent impeccables. Il se montrait sur ce point d'une sévérité impitoyable et il exigeait de plus, des candidats, une solide instruction générale et une éducation parfaite. Il était ainsi parvenu à réunir autour de lui une équipe de gradés remarquables auxquels l'on pouvait confier les missions les plus délicates et les commandements les plus difficiles.

Les hommes de troupe indigènes étaient tous des volontaires, engagés par contrat de deux ans renouvelable, ou commissionnés, comme fantassin, cavalier ou méhariste, qui percevaient une solde fixe avec laquelle l'homme devait pourvoir lui-même à l'achat et à l'entretien de sa monture, de son habillement, et assurer sa nourriture par ses propres moyens. Il n'y avait donc plus ni Intendance, ni magasin de subsistances militaires et, par suite, plus de convois dispendieux à organiser. Peu à peu les cavaliers et les fantassins disparurent pour céder la place aux méharistes.

       Les chaâmba.

Qu'étaient donc ces Chaâmba dont le nom est inséparable de l'histoire de la pénétration française au Sahara ?

A la fin du 19e siècle, la réputation de ces nomades était détestable. On les rendait en partie responsables, à tort d'ailleurs, du désastre de la mission Flatters. La mission Foureau-Lamy elle-même n'avait pas jugé opportun de se confier à eux. Il fallut les exploits du goum du capitaine Pein à In-Salah et en d'autres régions pour réhabiliter les Chaâmba, bien qu'un certain nombre d'entre eux tinssent encore le maquis saharien dans l'erg occidental, où ils se livraient au brigandage à l'abri des montagnes de sable qui leur servaient de repaires.

Les Chaâmba qui se désignent sous le nom symbolique de Habb er Rih (souffle du vent) étaient autrefois la terreur des caravaniers. Avec les Touaregs et les Berabers, contre lesquels ils entraient fréquemment en lutte, ils partageaient la souveraineté des grandes solitudes. Leur histoire est remplie de récits de leurs prouesses guerrières. Le grand mérite de Laperrine fut d'avoir su discerner les qualités sahariennes extraordinaires des Chaâmba et d'avoir fait de ces pirates les gendarmes du désert.

Ces nomades se déplacent dans le Sahara avec une sûreté surprenante. Le moindre indice qui échappe à des regards européens, les frappe ; ils possèdent la profonde expérience du ciel dans lequel ils savent quelle est la position respective de la plupart des étoiles, qu'ils connaissent par leurs noms ; leurs grandes amies sont la Polaire et la Croix du Sud ; par elles, ils déterminent l'angle de marche, en fixant sans calcul la somme des degrés qu'ils doivent laisser à droite ou à gauche de ces constellations pour ne pas s'écarter de la direction voulue.

Pendant le jour, c'est le soleil qui devient le grand indicateur. Dans les plaines rases du Tanezrouft, où la caravane reste le centre mouvant d'un horizon immuablement circulaire, les Chaâmba deviennent une boussole vivante. Ils s'engagent et se maintiennent sans variation sur la ligne droite idéale qui joint deux points. Ils ont une telle habitude pour se diriger ainsi qu'ils commettent rare ment une erreur sensible de direction.

Guides incomparables, les Chaâmba, comme tous les grands nomades sahariens, sont aussi des pisteurs étonnants. Ils possèdent au plus haut degré la connaissance des traces et, selon leur propre expression, ils savent " lire le sable ". Ces curieux précurseurs du " bertillonnage " disent l'âge d'un chameau au seul examen des empreintes. Suivant leur profondeur, celles-ci leur indique la date du passage de l'animal, si c'est un méhari ou bien un chameau de bât, et, souvent même, la chose dût-elle paraître invraisemblable, le nom du propriétaire.

C'est grâce à ces qualités naturelles du nomade que Laperrinê et ses disciples ont pu réaliser leurs desseins. Dans ce Sahara alors presqu'inconnu, l'on ne pouvait s'aventurer qu'en compagnie de guides familiarisés avec les dangers, connaissant parfaitement les pistes et les points d'eau qui les jalonnent et possédant l'expérience de la guerre au désert. Il fallait aussi des hommes accoutumés à la vie rude du Saharien et ayant une connaissance héréditaire de l'emploi du chameau.


LE MEHARI.

Car si les Chaâmba furent les artisans incontestables du succès de Laperrine, le chameau, ou plus exactement le dromadaire, ne doit pas être oublié. Ce disgracié, ce paria, ce méconnu, objet de la risée générale, a, lui aussi, quelque droit à la reconnaissance des services rendus. Au surplus, la brave bête ne mérite pas la réputation qui déshonore son nom. Ne dit-on pas que Marguerite de Valois avait ce malheureux bossu en grande affection et qu'elle élevait des chameaux dans son manoir d'Usson pour les monter dans ses promenades, ce qui la faisait appeler " la dame au. chameaux " par le bon roi Henri ?
Certes, sa laideur est flagrante ; il est difforme dans son corps énorme avec un cou de girafe et des jambes noueuses s'appuyant sur des pieds spongieux ; sa tête est petite, allongée, décharnée, ornée d'une ridicule proéminence occipitale. Mais il possède tant de qualités qu'il finit par se faire aimer de son maître : il supporte stoïquement les plus grandes privations, sa rusticité et sa sobriété s'accommodent de plantes coriaces et peu nutritives et de boire, après plusieurs jours d'abstinence, une eau magnésienne ou impure. Bref, le chameau est, au Sahara, un animal extrêmement précieux : sans lui le désert nous serait resté longtemps fermé et nous aurions dû attendre l'âge de l'aviation et de l'automobile avant de soulever le voile qui nous cachait les mystères des oasis et du pays touareg.

Au reste, il y a chameau et chameau, comme il y a fagot et fagot, au dire de Sganarelle. Ou, plus précisément, il y a chameau et méhari. Ce dernier se reconnaît à l'élégance de ses formes, à son cou allongé et flexible, à la délicatesse et à la finesse de ses jambes, à la vitesse de ses allures pouvant atteindre cinq à six kilomètres-heure au pas et douze à quinze au petit trot. En somme, c'est l'aristocratique animal de selle, tandis que le chameau vulgaire n'est qu'une grossière bête de somme.

On peut donc affirmer que les Chaâmba et leurs montures se complètent, les uns les autres, pour les contrées qu'ils habitent et qu'ils ont à parcourir. Le Commandant Laperrine l'avait parfaitement compris et c'est pourquoi il fit appel presqu' uniquement aux nomades de cette tribu pour constituer ses unités. Le grand soldat ne s'était pas trompé.

LA PACIFICATION DU DESERT.

Dès qu'elles furent organisées, les troupes méharistes furent lancées à la poursuite des " rezzous " et des " djiouchs ". Jeu sanglant, parfois illusoire, parfois glorieux, mais toujours riche en traits de dévouements ou de bravoure. Ce jeu difficile se passait des règles de la grande guerre et sa tactique ne trouvait point place dans les règlements militaires. Pour s'y familiariser, un cours de vénerie serait, à certains égards, un excellent maître : il suffirait d'observer, en l'occurrence, le gibier était le plus roué et le plus féroce des fauves, celui qui connaissait tous les tours du chasseur et qui, à l'occasion, devenait chasseur lui-même.

Dans cette chasse à l'homme, la lutte se présentait sous deux formes principales, suivant que l'adversaire était chasseur ou chassé. Chasseur, il excellait dans l'attaque au gîte. Chassé, il fallait, pour le capturer, un long laissé-courre. Quand le rezzou se sentait en force, il épiait sa proie et la guettait jusqu'à l'heure favorable, sans déceler sa présence. A la faveur de l'ombre il surgissait mystérieusement d'un revers de dune, de la croupe, d'une colline ou d'un oued boisé, pour encercler le petit camp des sahariens formant le carré derrière leurs bagages et tout autour de leurs mehara. C'était alors une lutte sans merci où nos soldats n'avaient pas toujours le dessus. Mais, le plus souvent, le rezzou ne recherchait pas le combat et prenait de préférence la fuite devant les méharistes ; la poursuite alors commençait, palpitante, exaltante, sur des centaines de kilomètres parfois, en suivant les traces des pillards, sans autre repos que celui exigé par la limite des forces humaines et la nourriture des montures.

L'on ne saurait, dans le cadre restreint de ce bulletin, énumérer toutes les opérations militaires, tournées de police et reconnaissances qui ont illustré la pacification du Sahara. Nous n'y trouverions point une succession de faits de guerre retentissants, de rencontres sanglantes, de combats épiques, mais une lente et progressive prise de possession de primitives âmes humaines et de territoires hostiles, par une poignée d'hommes qu'animaient un haut idéal et la foi inébranlable d'un chef qui avait su faire partager ses idées et ses méthodes par des disciples. Rappelons brièvement les principaux faits.

       Les opérations.

La première reconnaissance française lancée dans le pays des Touaregs du Hoggar fut dirigée par le lieutenant Cottenest. Cette brillante opération, peu connue, se termina par le combat livré à Tit contre 300 guerriers qui devaient se retirer laissant plus de cent des leurs sur le terrain. Ce succès eut une portée considérable ; il vengeait le massacre de la mission Flatters, rétablissait notre prestige au Sahara et brisait définitivement la puissance des Touaregs.
Une année plus tard, le massif du Hoggar était de nouveau parcouru par nos méharistes. En 1904, un groupe mobile traversa le désert et rejoignit à Timiaouin, dans l'Adrar Soudanais, un détachement de l'Afrique Occidentale Française, inaugurant ainsi les liaisons intersahariennes qui allaient être régulièrement entreprises dans les années suivantes. En 1905, la soumission de toutes les tribus touarègues du Hoggar était accomplie.

Dans le Sahara Occidental, un grand nom domine l'histoire de la pénétration française : celui de Xavier Coppolani, Commissaire du Gouvernement général en Mauritanie, tombé sous les coups d'un fanatique en mai 1905, à Tidjikdja. Le Commandant Laperrine avait envoyé dans ces régions, dès octobre 1904, une reconnaissance dirigée par le Capitaine Flye Sainte-Marie qui parvint jusqu'aux abords de Tindouf, et lui-même prit personnellement le commandement d'une expédition qui parcourut pour la première fois l'erg Cheich, après avoir visité les célèbres salines de Taoudéni.

Les reconnaissances se succédèrent ensuite sans interruption, marquées par les étapes essentielles suivantes : installation de groupes méharistes permanents au Hoggar et dans le Tassili des Ajjers ; création des forts Motylinski et Polignac ; prise de Djanet en 1909 par le Capitaine Nieger et occupation définitive de cette oasis par le Capitaine Charlet en 1911. Lorsque Laperrine, devenu Colonel, quitta son poste en 1910 pour rentrer en France, le Sahara était entièrement pacifié et occupé par nos méharistes.

       Evolution de la situation entre 1914 et 1918.
Durant la première guerre mondiale, l'oeuvre du grand saharien fut mise en péril. Les Italiens, chassés de la Tripolitaine et du Fezzan, avaient laissé sur place une importante provision d'armes et de munitions dont s'étaient emparé les bandes rebelles réunies sous la bannière de la Senoussya. Les Touaregs Ajjers se rallièrent au mouvement insurrectionnel et nous dûmes abandonner provisoirement nos postes de Djanet et de Fort-Polignac afin de concentrer nos forces. La rébellion gagna le Hoggar et une partie du Soudan. Il y eut des combats meurtriers au cours desquels les méharistes eurent souventes fois l'occasion de mettre en valeur leurs qualités guerrières et leur indomptable bravoure. La situation était devenue si alarmante que le Gouvernement créa un commandement intersaharien et qu'il fit venir, du front occidental où il dirigeait une brigade d'infanterie de combat, le Général Laperrine pour assumer le commandement.

En octobre 1919, après deux années de présence, le Général Laperrine quittait de nouveau le désert avec la satisfaction de laisser une fois encore le Sahara complètement pacifié. Il devait y revenir en 1920, définitivement cette fois, et pour y reposer du dernier sommeil. Parti de Tamanrasset en avion le 18 février au matin, en direction du Niger, le pilote fut contraint d'atterrir en cours de route et les recherches entreprises pour retrouver les voyageurs aboutirent malheureusement trop tard pour sauver le grand saharien qui, blessé à l'atterrissage, n'avait pu survivre à ses blessures.
L'oeuvre du Général Laperrine a été fidèlement poursuivie par ses disciples et ses successeurs. Dans le Sahara occidental notamment, les méharistes algériens ont exécuté d'importantes reconnaissances ainsi que des liaisons périodiques avec leurs camarades de la Mauritanie et du Soudan. Ils ont participé, dans une large mesure, à la pacification de l'anti-Atlas et des régions situées au Nord et au Sud du Drâ, et cette période de luttes sanglantes fut marquée par la mort d'un saharien de grande classe, le Capitaine Ressot, commandant la Compagnie saharienne de la Saoura, héroïquement tombé dans le Djebel Sagho.

       La dernière guerre mondiale.

Dans les débuts de la guerre, en 1939-1940, nos méharistes étaient prêts à entrer dans la bataille. Le front Est saharien avait été constitué sous les ordres du Général Azam et chacun attendait fébrilement le moment de se lancer à l'assaut des forteresses italiennes du Fezzan. Ce fut, hélas, l'armistice

et ses conséquences. Les Sahariens durent se retirer, mais ils ne perdirent pas courage et conservèrent leur confiance dans les destinées de la Patrie. Ils pressentaient qu'un jour viendrait où ils prendraient leur revanche ; et ce jour est venu, cet inoubliable 8 novembre 1942, qui écartait enfin les sombres voiles dont nous étions enveloppés pour faire apparaître, splendide et lumineuse, la flamme de l'espérance.

Le commandement du front Est saharien fut rapidement reconstitué sous la direction du Général Delay. Nos méharistes, emportés par leur enthousiasme et leur foi patriotique, franchirent des centaines de kilomètres de désert pour se concentrer sur nos frontières des confins algéro-libyques et ils prirent part aux opérations militaires dans ces régions contre les Italiens. Ghat, l'oasis si jalousement interdite à nos troupes, fut enlevée de main de maître, tandis que les vaillantes cohortes du Général Leclerc s'emparaient successivement avec un brio bien français, des oasis fezzanaises précipitamment abandonnées par les garnisons italiennes.

L'ENSEIGNEMENT DU PASSE.

Les résultats obtenus dans l'organisation des unités méharistes algériennes ont toujours surpris et déconcerté ceux qui en étudient seulement les détails d'articulation et le côté positif. Les causes du succès échappent fatalement à l'observateur qui ne tient pas compte de l'histoire de la conquête et des enseignements du passé.

Le terrain était préparé, car les tribus des provinces arabes, livrées à l'anarchie en 1830, avaient besoin de cohésion, d'organisation, de discipline pour lutter entre elles. L'influence de notre armée d'Afrique avait été très forte sur ces groupes féodaux, susceptibles de comprendre et d'apprécier les sentiments de chevalerie, de générosité, de désintéressement et de panache qui animaient alors les cadres de notre armée de métier. Et le Maréchal Bugeaud put ainsi poser les bases d'une domination durable et définitive, le jour où il organisa les " Bureaux Arabes " de 1844.

Cette institution attira dès le début des officiers les plus distingués de l'armée d'Afrique : esprits cultivés, diplomates doublés d'organisateurs et d'hommes d'action, idéalistes parfois, épris de l'inconnu de l'âme et des choses musulmanes, ils se donnèrent à leurs fonctions nouvelles avec un tel dévouement, une telle autorité, que les noms de beaucoup d'entre eux sont encore connus des générations actuelles.

Pour connaître, comprendre et commander les tribus, ils durent s'adapter à leur vie rude de nomades, s'isoler dans les douars, épouser la mentalité, les aspirations, les querelles de leurs administrés. Et c'est ainsi que, par la tradition, par l'expérience du passé, par atavisme peut-être, nous avons acquis les méthodes de commandement adaptées au milieu : l'autorité morale, la confiance, la sympathie.

Tous les noms, tous les faits que l'on retrouve dans l'histoire de la conquête, de 1840 à 1870, confirment bien que " le secret de cette force invisible " réside " dans la compréhension d'une âme étrangère à la nôtre ; dans le respect d'une race qui garde toujours sur elle l'empreinte d'un des grands passés du monde ; et surtout dans ce sentiment plus riche que tous les autres en vertus merveilleuses : l'amour des gens et des choses d'Islam " ( Jean et Jérôme Tharaud : Revue des Deux-Mondes - 15 septembre 191).

Notre installation aux Oasis sahariennes du Sud algérien s'est inspirée de ces traditions et de ces principes. Les résultats que nous constatons aujourd'hui et que nous développons, ont leur point de départ dans la juste conception que nous avons eue alors de ce qui convenait au pays.

L'Arabe, et le nomade plus que tout autre, est susceptible, fier, conscient de ses qualités et de ses aptitudes guerrières. Il a suffi, à Ouargla, d'utiliser les Chaâmba sans transformer leurs habitudes, d'exploiter leur caractère intéressé, leurs désirs de pillage, pour obtenir la sécurité complète du Sahara, affirmer leur suprématie sur les Touaregs.

Tout cela s'est fait sans mesquinerie, sans minutie, sans formalisme. L'officier s'est adapté après s'être imposé ; les tribus se sont données un chef qui les comprenait et augmentait leur puissance, sans modifier leurs habitudes séculaires. Et si des à-coups se sont produits, ce n'a jamais été que des dissidences isolées, qu'une politique éclairée a pu réduire sans nécessiter des répressions collectives. L'harmonie est restée complète dans son ensemble et l'assimilation progressive a pu se poursuivre grâce à la permanence du commandement,

       Regards sur l'avenir.

Mais des problèmes nouveaux retiennent l'attention et des progrès doivent être réalisés. Nos compagnies sahariennes ont fatalement eu des tendances à se militariser à l'excès : on entend par là que les cadres subalternes, - obéissant sans doute à des directives supérieures, - recherchent trop souvent les manifestations extérieures de la discipline, au détriment de la confiance, du dévouement que les nomades accordent à ceux qui les comprennent, les connaissent et ne leur demandent que des choses utiles, appropriées à leur mentalité. On attache trop d'importance à la présentation spectaculaire : qu'importent ces mouvements d'armes impeccables et ces défilés au pas cadencé obtenus à grand' peine après de multiples exercices qui fatiguent et mécontentent ces hommes que toute contrainte a le don d'exaspérer ! Il faut les réduire au minimum et se montrer très indulgent, car, tout de même, il y a une différence entre un défilé exécuté à Aïn-Salah ou à Tamanrasset et par quelques douzaines de mercenaires chaussés de mils touaregs, et celui auquel nous sommes parfois conviés à assister dans nos grandes villes algériennes.

D'autre part, le développement des services techniques, en détournant les officiers de leur rôle essentiel de Chef et d'Administrateur, pour les orienter vers de multiples et fastidieux détails fort absorbants de ravitaillement, de comptabilité, de travaux de pistes, de reconnaissances automobiles, etc..., tend à rompre l'harmonie du Sahara et à faire perdre le bénéfice d'un contact et d'une collaboration constante et exclusive avec les grands nomades.

Le méhariste légendaire de Laperrine va-t-il bientôt abandonner sa pittoresque monture ? Déjà, la motorisation s'est emparée du désert et, dans certaines régions, la police s'exécute à l'aide de camions transportant des soldats armés. C'est ce que l'on appelle des " Compagnies sahariennes portées ". C'est très bien, et il faut évidemment aller de l'avant et être de son époque.

Mais l'on conjure ici les chefs responsables de la sécurité au Sahara de ne pas se laisser exagérément séduire par la mécanique. L'automobile peut assurément rendre de grands services ; mais n'oublions pas qu'elle demeure rivée à la piste et que les nomades se trouvent généralement bien éloignés des voies de communication. Il faut aller dans les ergs, dans les grandes vallées et les massifs montagneux pour les rencontrer. L'emploi généralisé de l'auto signifierait la disparition rapide et totale de tout contact direct avec la population, c'est-à-dire l'abandon de tous les résultats acquis, le retour à la situation d'autrefois avec la perte définitive et irrémédiable du prestige français, de l'influence française au Sahara. On met ici en garde contre une tendance qui semble se dessiner en faveur de la motorisation intensive et de la militarisation abusive de nos compagnies sahariennes : l'échec en serait certain. Il faut conserver nos méharistes, vigilantes sentinelles du désert, qui resteront pendant longtemps encore les vrais gendarmes sahariens.

Le désert est trop vaste, il est trop exceptionnel par sa nature même pour que la civilisation y marque profondément son empreinte. Les bruits des moteurs se perdent dans cette immensité ; les automobiles sont des insectes rampants, qu'un implacable soleil empêche de circuler pendant plusieurs mois d'été et, dans le ciel immuable, les avions apparaissent comme de minuscules oiseaux. Ils passent et le désert, aussitôt, reprend toute sa sereine grandeur et sa tragique omnipotence.

Avec les méharistes, le Sahara romantique n'est pas près de disparaître. Il restera toujours pour les jeunes officiers, épris de la vie aventureuse des camps, le pays par excellence qui offre bien des attraits aux natures rêveuses et indépendantes et où l'intelligente initiative ainsi que les qualités personnelles peuvent s'épanouir dans toute leur plénitude. On veut espérer que ces qualités ne rencontreront aucune entrave, qu'elles ne se heurteront pas dans l'avenir à une centralisation toujours déprimante pour les exécutants. Que l'on relise les admirables directives du Général Laperrine pour les méditer et s'en inspirer. On ne saurait mieux dire ni mieux faire quand il s'agit du Sahara.

L. LEHURAUX,
Directeur des Territoires du Sud.