Saâdeddine
Bencheneb
Prix Littéraire de l'Algérie pour 1944
M. Saâdeddine Bencheneb, qui a reçu le grand
prix littéraire de l'Algérie pour deux ouvrages qui viennent
de paraître en librairie, est né à Alger en 1907.
Diplômé d'études supérieures classiques, il
est actuellement professeur à la médersa d'Alger, et chargé
d'un cours complémentaire de littérature arabe moderne à
la Faculté des Lettres. Il est fils du professeur Mohammed Bencheneb,
grand arabisant et grand érudit, dont les travaux sur l'histoire
littéraire de l'Afrique du Nord font autorité et rendent
toujours les plus grands services.
Après avoir publié, depuis une quinzaine d'années,
des études dans diverses revues (Revue Africaine, Fontaine, Bulletin
des Études Arabes, Revue d'Alger, Ach-Chihab, Cahiers de l'Est)
sur la littérature arabe, classique et dialectale, le théâtre
arabe d'Alger et d'Orient, la chanson, la métrique, la poésie
melhoûn, l'argot, etc., il vient de publier les deux ouvrages qui
lui ont valu en 1944 le grand prix de littérature de l'Algérie
: une anthologie de la poésie arabe moderne, et un recueil de contes
algérois.
Une anthologie de la poésie arabe contemporaine.
On parle souvent de la littérature arabe contemporaine et de sa
renaissance, la nahda, mais on la connaît fort mal
en France, faute de traductions. Un choix bien fait de poèmes parus
depuis un demi siècle est donc chose particulièrement heureuse
et il faut remercier M. Bencheneb de nous l'avoir donné. Cette
anthologie va d'un Ismaïl Sabri (1855-1923) qui chanta la comète
de Halley, annonciatrice d'un nouvel âge, et de l'illustre Chawqui
(1868-1932), le Victor Hugo égyptien, jusqu'aux jeunes poètes
contemporains de l'Orient, comme Mahmoud Taha, ou de l'Occident, comme
l'Algérien Mohammed El Id Hammou Ali, et le Tunisien Chabbi, prématurément
disparu, en passant par les célèbres Hafid Ibrahim, Khalil
Matran, Marouf Rousafi, Yégen, Mahmoud et Aqqad, Khalil Djebran,
Amin Raïhani, qui écrivirent en Egypte, au Liban, en Syrie,
à Eagdad, ou même en Amérique.
La renaissance de la littérature arabe.
Dans un article de la Revue d'Alger sur " l'influence de l'esprit
français sur l'Orient arabe moderne " M. S. Bencheneb a montré
comment les contacts intellectuels avec la culture française, lors
de l'expédition de Bonaparte en Égypte et sous le règne
de Méhémet Ali ont joué un rôle stimulant dans
la renaissance de la pensée orientale, ont " arraché
le monde musulman à sa vie moyenâgeuse pour le faire entrer
dans le cycle moderne D. r a décrit les échanges intellectuels
qui se sont multipliés dans la seconde moitié du XIX' siècle
: envoi d'étudiants,missions, écoles, voyages, conférences,
traductions, liens d'amitié, etc... " Le génie français
a formé une partie de l'élite arabe moderne. C'est une vérité
première ". Il a indiqué aussi les affinités
qui peuvent se discerner entre l'esprit français et l'Islam, un
Pascal et un Ghazzali, par exemple, un Ibn Khaldoun et un Montesquieu.
Il a analysé les raisons pour lesquelles la pensée arabe,
où la lettre avait tué l'esprit, s'était vidée
de sa propre substance o comment, sous le coup de fouet de l'influence
extérieure, elle s' était retrouvée en quelque sorte
elle-même, renouvelée et comment elle s'était remise
en marche, non sans tâtonnements, mais avec résolution.
Certes, les poètes français, s'ils ont eu le privilège
de fournir la plus abondante et la plus féconde lecture à
l'Orient, n'en ont pas eu le monopole. Khalil Matrân s'enthousiasme
pour Shakespeare, Milton, Byron, Shelley ou Tennyson. Al-Aqqâd se
fait le panégyriste de Goethe et des philosophes allemands, et
Ar-Raïhâni, Djabrân, de jeunes Syriens émigrés
en Amérique, sentent s'éveiller leur vocation à la
lecture d'Emerson, de Carlyle, de Walt Witman. Ainsi la poésie
arabe moderne s'est rénovée en s'alimentant à toutes
les sources européennes et extra-européennes. Les historiens,
les philosophes, les romanciers de tous les pays ont contribué
à la culture des écrivains arabes modernes... ,
Et voici comment s'est faite cette rénovation,
dont l'exemple est d'un intérêt général pour
l'histoire de l'esprit humain et des littératures : les exemples
admirés ont inspiré le dégoût des conventions
régnantes, le désir d'une expression authentique et le retour
à certaines valeurs de la propre tradition arabe au sein de laquelle
un choix très net était opéré.
" En lisant Descartes dans le texte français ou dans une traduction
que leur faisaient oralement leurs amis, beaucoup de poètes arabes
ont dégagé pour leur propre compte la valeur de la raison
humaine et, dans Rousseau, ils ont appris à percevoir et aimer
la nature. Et ils se sont révoltés contre le passé
le plus lointain de leur littérature et son passé le plus
proche. Désormais il fallait à la fois se garder d'imiter
les grands poètes de la période pré-islamique et
ceux du début de l'islam : il fallait se détourner de tous
ceux qui pendant quatre ou cinq cents ans, n'avaient pas cessé
de contrefaire ces poètes inimitables. Les regards lassés
devaient ose porter ailleurs, vers l'âge d'or de la littérature
arabe, au IV' siècle de l'Hégire, et vers l'Occident. "
Réapparition de la pensée d'une part, du sentiment de l'autre.
Retour au naturel.
" On rejeta le verbalisme, les acrobaties métriques, les pointes
spirituelles, les conventions. Trop longtemps la poésie avait été
un simple jeu et le poète un amuseur de cour. Il faut désormais
qu'elle soit ce qu'elle est : l'élan lyrique de la sensibilité
et de l'imagination. Le poète qui jusque-là s'était
contenté de regarder le monde et d'en décrire les aspects,
puisera son inspiration dans le frémissement de son esprit devant
le problème de la destinée humaine. Le naturel reprend ses
droits, en même temps que le poète devient " un magicien
", qui scrute la création et fait parler les choses, comme
dit Ahmed Chawqi.
Influence française et tradition orientale.
Il ne s'agit pas d'une imitation servile. Tous les courants littéraires
occidentaux : romantisme, parnasse, naturalisme, impressionnisme, symbolisme,
cubisme, futurisme, surréalisme, sont représentés
dans la littérature orientale. Mais " le génie français
est essentiellement dynamique il provoque l'action personnelle, il donne
l'essor à l'esprit, il ne le subjugue pas, il ne l'asservit pas.
Le philosophe égyptien ne pense pas comme Descartes : il a appris
à penser au lieu de sophistiquer ". Le poète syrien
ne sent pas comme Lamartine : il a appris à sentir, à sentir
authentiquement, a exprimer son émotion avec sincérité,
non de façon conventionnelle et verbale, comme aux époques
de la décadence.
La pensée arabe peut alors reprendre contact avec sa véritable
tradition vivante. Et l'on constate amis qu'un Taha, Husayn " formé
à la méthode de Taine et de Renan, s'apparente également,
et peut- être davantage, à Ibn Khaldoun ", qu'un Chawqui
se rapproche d'un Moutanabbi ou d'un Al-Buhturi plus encore que d'un Victor
Hugo.
" De très nombreux poètes arabes, écrit M. S.
Bencheneb dans l'introduction à son anthologie La Poésie
arabe moderne, ont découvert leur personnalité dans
des recueils poétiques français et c'est là une des
raisons majeures qui ont incité à présenter cette
anthologie au public français. If pourra voir quel bon pain a souvent
donné le levain de France. Chawqi, Sabri, qui vécurent quelques
années en France, retrouvèrent dans Chateaubriand, Lamartine,
Hugo, Musset, Th. Gauthier, le même lyrisme que chez les poètes
arabes de l'époque abbaside, Abou-Nowas, Al-Motanabbi, Al-Maarri,
et ce fut pour eux et pour d'autres une révélation car le
sens même de la poésie avait été perdu et ceux
qui se croyaient poètes n'étaient que des versificateurs.
"
Le style de traduction de M. S. Bencheneb s'inspire aussi d'un idéal
de naturel et d'élégante authenticité. Il s'efforce
de ne rien retrancher et de ne rien ajouter, de donner des textes l'image
la plus fidèle. Le livre qui s'adresse au grand public et à
tous les amis de la poésie, comporte des notices et des explications
qui accentuent sa valeur documentaire.
Les contes d'Alger.
Quant aux Contes d'Alger, ils intéresseront aussi bien les lettrés
que les techniciens du folklore, l'honnête homme, le grand public
et les érudits. Ce livre aussi comble une lacune. On a publié
des recueils de contes kabyles, de contes tunisiens, de contes marocains,
arabes ou berbères, des histoires recueillies dans l'Oranie, d'autres
rassemblées (par le regretté Desparmet) à Blida On
n'avait jamais encore exploré sérieusement
le folklore de la ville d'Alger laquelle conserve une vieille population
citadine, bourgeoise ou artisanale, très réduite sans doute
et submergée par d'autres éléments, mais raffinée
et, aux traditions attachantes.
Chaque famille, note M. S. Bencheneb, " possède son répertoire,
son fonds de dix, vingt, trente contes, dont certains sont inconnus dans
d'autres familles ".
" Ces histoires ne sont pas des élucubrations de vieilles
femmes, comme on pourrait le croire et comme on l'a parfois affirmé.
Elles constituent un fonds quasi-immuable que les générations
ont transmis aux générations, sans y apporter de modifications
profondes, de sorte que ces contes d'Alger ne présentent pas seulement
de l'intérêt parce que qu'on y retrouve un tableau pittoresque
des murs et coutumes, mais surtout parce qu'ils rendent sensible
l'idéal divers et ondoyant de l'âme algéroise et qu'ils
montrent ses caractères constants et permanents... "
Ne sait d'ailleurs pas conter qui veut. " Les femmes qui possèdent
ce don sont assez rares. Dans l'Alger du début de ce siècle,
il y en avait une dizaine ou une vingtaine qu'on invitait dans les familles
bourgeoises pour goûter le charme de leur parole. Je ne veux pas
croire que Shehérezade n'a pas existé... "
Naguère, à Tunis, le Bey En Naceur et son cousin le prince
Tahar, aux approches du mois de Ramadhân, se disputaient à
prix d'or les soirées de la conteuse Doudja.
D'une de ces femmes, M. S. Bencheneb se rappelle qu'elle accompagnait
son récit d'une telle mimique, qu'elle possédait un tel
art de dire, que même les grandes personnes étaient vivement
impressionnées. Sa voix changeait de timbre avec chaque personnage
; elle devenait puissante et sourde quand il s'agissait d'un être
méchant, douce et chantante quand il s'agissait d'un héros
aimable. Les chiens aboyaient, les lions rugissaient, la nature entière
s'animait et prenait la parole .Les contes d'animaux (qui se trouvent
au début de ce recueil, acquéraient ainsi le mouvement et
la vie des dessins animés qu'on projette aujourd'hui dans les salles
de cinéma. Le rat et la souris voguant sur une coquillle de noix,
la souris allant emprunter un crible, n'est-ce pas du Mickey avant la
lettre ? C'est la même fantaisie, le même délire d'imagination
".
Ce n'est pas l'un des moindres mérites de M. S. Bencneneb que de
réussir à évoquer savoureusement tout cela, comme
il réussit à transposer heureusement le large lyrisme des
poètes savants.
E. DERMENGHEM
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(bibliographie) Bulletin des Etudes arabes 3° A.N° 11, Janv.-Fév.
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