La Villa Abd-el-Tif
d'Alger
Dans un rapport qu'il adressa en février
1906 à M. Jonnart, Gouverneur Général de l'Algérie,
M. Arsène Alexandre s'exprimait en ces termes (
Ce rapport d'un grand intérêt concernait
" les arts et les industries d'art en Algérie. " Il a
été publié dans 1' " Akhbar " que dirigeait
alors M. Victor Barrucand (novembre-décembre 1906). M. Barrucand
fut d'ailleurs avec M. Alexandre un des promoteurs de la création
de la villa Abd-el-Tif.) : " Il devrait exister
à Alger, en dehors des musées, une maison des artistes.
Cette maison peut être créée sans une aussi grande
dépenses que l'on pourrait croire. Son emplacement existe et il
est merveilleux. C'est la maison des Abd-el-Tif, au-dessus du Jardin d'Essai
et elle est en train de tomber en ruines. Cette demeure, qui est encore
ravissante, malgré son état de délabrement, est placée
de telle sorte que les plus belles leçons de la lumière
et les plus belles richesses de la nature s'y trouveraient, en quelque
sorte, sous la main des artistes qu'on y logerait. Sa terrasse, sa colonnade,
sa cour intérieure encore décorée de brillantes céramiques,
son entourage de luxuriante verdure en feraient un séjour enviable.
La Maison des Abd-el-Tif que j'ai visitée à plusieurs reprises
est certes en mauvais état. Des toits d'annexes sont effondrés,
des ronces poussent un peu partout, des immondices s'entassent dans des
coins exquis. Mais, remise en état et logeant des artistes au lieu
d'abriter, au hasard, quelques ouvriers, cette sorte de villa Médicis
ou " Kiinstlerhaus " d'Alger deviendrait aussi célèbre
qu'enviée. "
M. Léonce Bénédite, conservateur du Musée
du Luxembourg, reprit cette idée et, quelques mois plus tard, dans
le courant de 1907 la décision était prise de faire de la
villa Abd - el - Tif la maison des artistes métropolitains que
rêvait M. Arsène. Voilà donc trente-huit ans que M.
Jonnart créa cette Institution dont on peut bien dire qu'elle est,
peu à peu, devenue une des plus importantes de notre époque.
Il aurait été assez étrange que la France eut à
ses portes un Orient authentique et qu'elle ne songeât point à
le faire connaître et à le faire aimer de ses artistes. La
nature algérienne, les types ethniques et les coutumes du Moghreb,
autant de thèmes nouveaux qui ne pouvaient manquer d'attirer les
peintres à l'imagination desquels s'imposait l'exemple d'un Delacroix,
d'un Chasseriau ou d'un Fromentin. Qu'on se souvienne de l'impression
profonde que le voyage au Maroc laissa sur l'esprit de l'auteur des "
Femmes d'Alger ". On sait qu'il avait vu revivre, à Tanger
et à Meknès, la civilisation romaine à travers celle
de l'Islam. Il en fut ébloui pour toujours et les souvenirs marocains
furent de ceux dont il ne cessa ode s'inspirer. " Ce peuple est tout
antique, écrit-il dans son journal (3"
Journal " d'Eugène Delacroix, Ed. Jubin 1, 15-12, Tanger,
28 avril 1332.). Certains usages antiques ont de la majesté
qui manque chez nous dans les circonstances les plus graves... Ces gens-ci
sont plus près de la nature de mille manières. Aussi la
beauté s'unit à tout ce qu'ils font ". Les " sensations
algériennes " de Chasseriau étaient analogues et il
avait été heureux de pouvoir contempler à Constantine
" la race arabe et la race juive comme elles étaient au premier
jour ".
Par la variété de ses sites, par l'intérêt
de son passé resté si vivant à nos yeux, l'Algérie
était destinée à devenir pour les artistes un admirable
répertoire de thèmes picturaux. Les fondateurs de la villa
d'Abd-el-Tif ont vu juste en s'inspirant de la leçon que nous devons
à Delacroix et à Chasseriau; ils ont eu raison de penser
que des vocations pourraient s'éveiller au contact de cette nature
qui avait inspiré à Fromentin deux de ses plus beaux livres
et quelques tableaux d'un charme si pénétrant.
Dès l'origine, il y eut à la Villa Abd-el-Tif deux pensionnaires
par an : ils ne furent d'abord nommés que pour une année,
puis, à partir de 1920, il tut décidé que l'un d'eux
resterait à Alger pendant deux ans, et depuis 1930, le second,
aussi bien que le premier, fait à la villa un séjour de
deux années ; c'est un temps suffisant pour qu'ils puissent connaître
le pays au milieu duquel ils vivent. On appelle volontiers la villa Abd-el-Tif
" La Villa Médicis algérienne ". Il n'y a cependant
que peu d'analogie entre l'institution romaine, vieille de presque trois
siècles et celle d'Alger, si jeune encore. La Villa Médicis
a toute une organisation administrative et reste fidèle à
de puissantes traditions. A la villa Abd-el-Tif, il n'y a aucune direction
et c'est ce qui fait son originalité ; les pensionnaires sont leurs
maîtres et ils ne sont soumis à aucune discipline d'aucune
sorte. Il suffit d'interroger l'un d'entre eux pour
comprendre que ce qui leur apparaît comme le bien le plus précieux,
c'est justement cette- liberté. Se trouvant brusquement devant
une nature entièrement nouvelle, devant des types physiques dont
ils ne soupçonnaient pas l'étrange beauté, ils ne
se sentent prisonniers d'aucune formule ni d'aucune technique.
Il faut noter d'ailleurs que ces pensionnaires ont été choisis
avec le plus grand éclectisme ( Les
pensionnaires de la villa Abd-El-Tif sont désignés après
concours par le Comité de la Société des Artistes
orientalistes de Paris fondée par Léonce Bénédite.)
; le Salon des artistes français, la Société nationale
des Beaux-Art, le Salon d'Automne, celui des Tuileries trouvent parmi
eux quelques uns de leurs représentants les plus marquants. La
liste 'même des pensionnaires montre combien cet éclectisme
est grand, et il nous semble utile de la donner entièrement, car
elle témoigne, dans sa sécheresse, de la vitalité
de l'institution. Les premiers pensionnaires furent en 1907 : Léon
Cauvy et l'animalier Jouve ; puis vinrent en 1908 : Pierre Poisson et
Jacques Simon ; en 1909: Léon Carré et Jules Migonney ;
en 1910: Charles Dufresne et Henri Villain ; en 1911 : Adolphe Beaufrère
; en 1912: Charles Bigonet et Hierholtz ; en 1913: Chapuy et de Buzon
; en 1914 Albert Pommier et Darrieu. Pendant la guerre toute nomination
fut suspendue et ce n'est qu'en 1920 qu'on désigna deux nouveaux
pensionnaires : Jean Launois et Paul-Elie Dubois ; il y eut depuis lors
Jean Bouchaud et Maurice Bouviolle (1921) ; Pierre Deval et L. Pineau
(1922) ; Denier et Bas- coules (1923) ; André Rigal et Etienne
Bouchaud (1924) ; Berthommé et Corneau (1925) ; Riou et Brabo (1926)
; Dideron et André Thomas (1927) ; Pierre-Luc Rousseau et Levrel
(1928) ; Pierre-Eugène Clairin et Halbout (1929) ; Hébuterne
et Clamens (1930) ; Farrey et Wolf (1931) ; Maguet et Dam- boise (1932)
; Bouneau et Hambourg (1933) ; Caujan et Nivelt (1934) ; Hurstel et Sabouraud
(1935) ; Gilles et Meunier (1936) ; Ferrari et Leroy (1937) ; Pillet et
Beaunier (1938) ; Lepage et Cante (1939) Bourdil et Bersier (1942) ; Fauck
et Le Poitevin (1945) ( Les nominations
ont été en partie interrompues pendant la guerre ; ce n'est
qu'en 1945 qu'on a repris le rythme normal des concours.).
Il s'est donc créé à Alger un centre d'art vivant,
qui apporte à l'évolution de l'art français sa large
contribution. Tous ceux qui ont séjourné à la villa
Abd-el-Tif affirment qu'ils doivent beaucoup à ces années
passées en un pays à la fois méditerranéen
et oriental ; certaines ne sont pas éloignés de croire que
ces années furent, dans la formation de leur talent, décisives.
Les uns et les autres apportent dans leur art des préoccupations
bien différentes de celles d'un Benjamin Constant ou d'un Regnault.
Ils recherchent le style beaucoup plus que le pittoresque, et placés
devant une nature et une humanité que, en bien des endroits, la
civilisation a à peine frôlées, ils ressentent des
impressions neuves et fortes. Certains aiment la vie des oasis, d'autres
celle des ports algériens ; il en est qui reviennent à la
tradition de Delacroix ; ils analysent la noblesse d'attitude, la beauté
du geste, tout ce qui fait revivre la civilisation antique sur la terre
de l'Afrique du Nord. L'originalité des types humains et des spectacles
naturels exerce sur eux une séduction profonde ; il ne faut pas
oublier non plus les problèmes de la lumière qui suscitent
aujourd'hui encore plus d'intérêt qu'au temps de Delacroix
ou de Fromentin.
En Algérie même, l'influence de la villa Abd-el-Tif a été
très grande ; plusieurs de ses anciens pensionnaires se sont fixés
à Alger et ont largement contribué au développement
d'une école régionale qui est une des plus vivantes de France.
D'une manière générale, c'est en partie grâce
aux Abd-el-Tif que l'orientalisme a gagné en santé et en
vigueur. L'exotisme facile et vulgaire a fait son temps ; l'Algérie
est devenue une province de l'art français ; c'en est désormais
une des plus importantes et il est remarquable de penser que l'Orient
africain, dont un Castagnary n'attendait plus d'ceuvres dignes d'intérêt,
est devenu, au contraire, une des sources d'inspiration les plus chères
aux artistes français.
On peut donc affirmer que la prophétie de M. Arsène Alexandre
est aujourd'hui une réalité et que la villa Abd-el-Tif a
sa place, qui est une place de choix, dans le mouvement artistique contemporain.
Le jour où on pourra organiser une exposition complète des
oeuvres de ses anciens pensionnaires, on constituera très aisément
un ensemble cohérent, varié et d'une rare qualité
; et on s'apercevra que, depuis sa fondation, cette Institution est une
de celles qui ont le mieux et le plus intelligemment servi. la cause de
l'art français.
Jean ALAZARD
Correspondant de l'Institut
|