Alger, Algérie : documents algériens
Série monographies : coutumes
Analyse du rôle prépondérant de la Chaouia de l'Aurès
4 pages - n°2 - 5 juillet 1948

La femme acquiert graduellement une grande autorité dans le ménage, de par son intelligence et son énergie. Elle facilite et consolide ses succès en recourant â des philtres magiques, qui commencent par surexciter les sens de l'homme et finissent par engourdir sa volonté.

mise sur site en août 2005
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L'AURES, PAYS FERME

---------Géographiquement. — Situé au Sud du département de Constantine, le pâté montagneux de l'Aurès couvre une superficie de 11.000 km2 environ. Sa masse rectangulaire, qui forme un tout bien délimité et régulièrement sculpté, apparaît comme une sorte de forteresse naturelle, défendue par ses pentes raides et ses cols difficiles.

---------Historiquement. — Les hommes ont utilisé les possibilités qui leur étaient offertes. L'Aurès fut un refuge pour ses populations et une inquiétante place forte pour les conquérants. Rome lui oppose Lambèse : Byzance : les murs de Tebessa Oqba : Kairouan.

---------Démographiquement. — Ses habitants : les Chaouïa sont une réserve berbère ; ceci étant une conséquence de cela.

---------Rapports extérieurs. — Il y a quelques années, aucune route ne traversait encore le massif. Depuis 1932, les deux tronçons amorcés à Arris et M'chounech se sont rejoints.

---------Evidemment, un souffle étranger a pu s'engouffrer dans ce couloir... Ce souffle n'a toutefois pas atteint les replis profonds de l'âme berbère.

---------L'Aurès reste un pays fermé. Et c'est une chose très remarquable, à une époque où tout s'interpénètre.

---------Groupements humains. — La position des villages : les dechra, est en harmonie avec l'aspect général. Perché.; comme des nids d'oiseaux de proie, au sommet de montagnes isolées ou tout au bord de falaises verticales, ils sont des postes d'observation autant que des retranchements : refuges après les razzias hors du massif, refuges pendant les guerres entre tribus.

---------Végétation. — Les vallées et parties abritées contrastent, par leur fertilité, avec les cimes dénudées. Au printemps, elles sont couvertes de belles toisons d'orge et de blé et, le long des oueds se développe la splendeur odorante des vergers qui. au Sud, s'abritent dans l'ombre haute des palmiers.

LE MENAGE CHAOUIA

---------La vie économique comporte la triple activité : agricole, industrielle et commerciale. S'y ajoute l'activité domestique. La première est la base essentielle de l'existence.

---------Dans cette économie, les époux chaouia ont tous deux leurs rôles à remplir. Mais la direction de l'association conjugale appartient à l'homme, bien que la femme soit plus capable d'initiative. Il faut d'ailleurs reconnaître qu'il s'avère un excellent administrateur des ressources familiales, alors qu'elle est tort gaspilleuse.

---------Toutefois, cette autorité correspond plus à une apparence qu'à une réalité absolue. En fait, les époux se concertent et l'homme cède toujours aux suggestions de sa femme.

---------LA FEMME CHAOUIA AU TRAVAIL
---------SON ROLE ECONOMIQUE

---------La femme a un rôle complexe.

---------Apprentissage. — Son apprentissage est fait de bonne heure. Dès sa sixième année, elle garde les-chèvres aux abords du village et, à l'âge de la puberté, a une notion, sinon parfaite, du moins approximative de ce qu'elle doit savoir faire.

---------Travaux domestiques. — La Chaouia prépare la cuisine et, chaque jour, fait la galette, qui est le pain régional. Ces travaux sous-entendent toujours, soit une autre obligation domestique préalable, soit l'exécution d'un travail industriel antérieur. Ainsi, lorsqu'elle pétrit la pâte pour faire la galette ou roule le couscous, elle a dû, tout d'abord, broyer le grain à l'aide d'un moulin à bras qui n'est autre que l'an-tique mola romaine.

---------Si elle ne moud pas le grain elle-même, elle a mission de le transporter au moulin à eau, d'où elle rapporte la farine.

---------C'est elle aussi qui, quotidiennement, renouvelle la provision d'eau nécessaire aux besoins ménagers. Pour cela, elle descend matin et soir à la source ou à la rivière, d'où elle remonte, l'outre pleine sur son clos, bien souvent, par de vertigineux sentiers de chèvres.

---------Tous les deux jours, au printemps, et tous les jours en été, elle baratte le lait. Elle fait le fromage.

---------Tous les deux jours, en hiver et au printemps, elle accomplit, avec d'autres femmes, la corvée de bois et, chaque jour, si la famille possède des bêtes, la corvée d'herbes.

---------Elle lave à la rivière son 'linge ainsi que celui des enfants et assure — de façon assez rudimentaire. il est vrai — le nettoyage de la demeure.

---------Enfin, au moment des déplacements, dans les tribus gui pratiquent le nomadisme, c'est elle qui monte et abat la tente.

---------Travaux industriels. — Le transport et la conservation de l'eau et de la farine, le barattage du lait supposent la fabrication de diverses outres en peau de chèvre, brebis ou mouton. C'est l'Aurasienne qui les confectionne, après avoir tanné les cuirs.

---------La viande et la graisse, que consomme ou échange la famille, sont salées par elle ; les fruits et légumes, séchés sous sa surveillance.

---------Les plateaux, bols et entonnoirs (l'alfa, utilisés dans la maison, ont été oeuvrés (le ses mains. Les diverses poteries : plats, bols, etc..., sont également fabriquées par elle, Son travail commence avec la recherche de la glaise et ne s'achève qu'après la cuisson et l'ornementation.

---------Tous les vêtements de laine portés par la famille, et quelquefois les tapis, sont aussi son oeuvre, ce qui nécessite l'accomplissement du désuintage des laines, du cardage, du blanchiment, du filage -- parfois de la teinture — et du tissage.

---------Enfin, dans les localités où l'on fabrique de l'huile et du goudron, elle apporte son aide à l'homme. Travaux agricoles. — La femme chaouia est aussi l'auxiliaire de son mari dans l'exécution des travaux agricoles.

---------Elle l'aide, au moment des labours, à creuser les rigoles d'arrosage et, à celui des moissons, en transportant sur son dos, du champ aux aires,. la très lourde charge des gerbes, ainsi qu'en participant aux battages.

---------Elle bêche le jardin, contribue à la cueillette et s')ccupe seule de la vache, fonction qu'il serait malséant qu'un homme accomplisse.

---------Ainsi, elle remplit toute une série de fonctions économiques très diverses qui font aussi bien appel à une force virile qu'à une délicatesse d'artiste.

---------Bien plus, il lui arrive de remplir des rôles qui, normalement, reviennent à l'homme. C'est ainsi qu'une femme veuve ou divorcée commande ses khamès et n'hésite pas à s'armer d'un gourdin ou même d'un fusil et à se déplacer à mulet pour surveiller ses intérêts.

---------La Chaouia est donc la cheville ouvrière de la vie économique. Si, par aventure, elle en venait à ne plus' accomplir sa mission, l'homme manquerait de tout le nécessaire. Il lui faudrait soit fabriquer ce qu'elle fabrique, soit l'obtenir par échange ou achat, avoir des bêtes de somme pour transporter les fardeaux et des ouvriers agricoles pour l'aider. Bref, il ne pourrait plus vivre à ce stade voisin de l'économie domestique fermée, dans lequel il se complaît depuis tant de siècles.

LA MAGICIENNE

---------La femme feint de croire à l'autorité masculine ; au besoin, elle s'en plaint.

---------Au vrai, elle ne la subit que durant les premiers temps (lu ménage, époque pendant laquelle l'homme se montre extrêmement jaloux.

---------Mais la puissance de travail et le charme de sa compagne sont, finalement, des arguments irrésistibles.

 

---------La femme acquiert graduellement une grande autorité dans le ménage, de par son intelligence et son énergie. Elle facilite et consolide ses succès en recourant â des philtres magiques, 'qui commencent par surexciter les sens de l'homme et finissent par engourdir sa volonté.

---------Une sorte de modus vivendi s'établit alors entre les époux : la femme exerce une autorité officieuse, profonde et énergique, dont l'homme conserve l'exercice officiel.

---------Le pouvoir de l'Aurasienne ne pâlit pas avec les années. La connaissance des sciences occultes, apanage des vieilles, ne fait que le renforcer. Aussi, toute femme âgée a-t-elle plus ou moins un carac­tère à la fois providentiel et redoutable.-

---------Avant d'en arriver à un excellent ménage, les Chaouia font, toutefois, en général, de nombreux mariages de courte durée.

---------Entre temps, la divorcée mène une existence absolument libre. C'est une « azria » ; comme le sont aussi la veuve et la célibataire ayant dépassé l'age habituel du mariage.

---------Le mot «prostituée» vient à l'esprit. I1 ne faut cependant pas l'employer sans indiquer ce qu'il y a de spécial dans la condition de l'azria.

---------L'absence de choix, la réglementation administrative, les idées de métier et de déchéance sociale sont tout à fait inexistantes en Aurès.

---------L'azria est une courtisane qui reçoit qui elle veut et va où elle veut. Elle chante, danse, joue aux cartes, fume et fréquente les cafés. Aucune trivialité dans ses manières ; au contraire : une paisible. assurance et souvent une naturelle distinction. L'enthousiasme de ses courtisans l'entoure. Tous lui ma­nifestent une soumission quasi religieuse. Sur son intervention, une rixe cesse immédiatement.

---------Pendant les moissons, ses chants entraînent les hommes à l'ouvrage et, lors de la fête des battages et de celle du Djebel Bous (Le Djebel Bous : « Montagne du baiser », est le massif montagneux qui, prolongé par d'autres chaînes, sépare les vallées moyennes de l'oued Abdi et de l'oued Guecha.), qu'accompagne un pèlerinage, la joie générale due à la générosité de la nature trouve son expression clans la confusion des cris stridents modulés par les azria (pluriel : azriat), des musiques profanes -au son desquelles elles dansent, des cris gutturaux des derviches et des prophéties qu'ils y mêlent.

---------La femme chaouia, qui a hérité du pouvoir de séduction et de la puissance magique de Dihia la Kahena, la reine-prophétesse, est vraiment l'animais rice de l'effort humain.

LA PRETRESSE AGRAIRE

---------La vie agricole est basée sur une constante collaboration des époux chaouia et des forces de la nature.

---------Dès lors, il n'est pas surprenant que l'Aurès ait, jadis. pratiqué les cultes naturistes. Ce qui peut l'être davantage, c'est que ces derniers aient survécu malgré l'Islam. Ici apparaît encore l'importanc de l'action féminine.

---------Si l'homme est le conservateur de la loi orale, le qânoûn, la femme est la conservatrice de l'an­cienne religion, laquelle se manifeste par des rituels saisonniers.

---------Ces rituels ont pour but d'assurer la protection de la maison et de ses habitants, du verger. des champs et du cheptel.

---------Protection du foyer. — La maison est protégée contre les orages, le mauvais oeil des envieux. les mauvais génies invisibles, la maladie, le malheur, en général, par le rituel de Bou lni : la Fête du Foyer, dont la date correspond à celle de notre Noël. et, huit jours après, par le rituel d'Iennar : le 1er janvier. A cette occasion, la demeure est époussetée à l'aide d'une grande palme verte et le renouvellement de l'âtre effectué par la Chaouia, suivant les habitudes traditionnelles, puis la femme fait cuire des beignets sur le nouveau foyer et brise le premier en plusieurs morceaux qu'elle jette aux quatre points cardinaux en invoquant la protection de Dieu.

---------La veillée du 3o avril au 1er mai est consacrée à un repas rituel. Le premier mai, l'Aurasienne fait brûler diverses plantes et substances dont la fumée a un pouvoir préservatif utile en cette époque redoutable.

---------Un rite analogue de préservation se situe le ter décembre, mois dangereux.

---------L'égorgement est le fait de l'homme. Il a lieu à diverses époques et aussi quand on reçoit un hôte. Or, lorsqu'un métier à tisser est nouvellement monté, on le considère comme un hôte. En son hon­neur, la femme prépare un petit festin dont il a sa part.

---------Protection du verger, du champ et du cheptel. — Le 1er janvier, la Chaouia fait bouillir du blé et va, en compagnie de son mari, en asperger les arbres du verger.

---------Le 1er mars, de grands feux sont allumés dans les jardins et des feuilles de thapsia accrochées aux arbres et répandues sur la terre.

---------Quand la sécheresse menace, les jeunes filles parcourent le village en chantant et en demandant de la pluie. Elles portent une cuillère à pot habillée en poupée et vont de maison en maison quêtant des aliments qu'elles mangent ensuite, sous un arbre sacré.

---------Le premier jour du printemps, à Menaâ, toute la population sort du village, entre minuit et l'aube, pour se rendre dans la forêt, en habits de fête. Il semble que tous veuillent communier avec le renouveau. Chacun coupe une forte branche de chêne vert et la recourbe à la chaleur d'un grand feu. Elle servira à jouer à la balle (koura), jeu obligatoire et qui donne de la force pour l'année entière. Les azria dansent et toutes les femmes, des gerbes naissantes attachées sur leurs épaules, chantent en marchant. Ces gerbes, promesse d'une année verte, seront placées parmi les provisions, dont elles assu­reront l'abondance, comme y seront mises, un peu plus tard, les première et dernière gerbes mois-sonnées.

---------Au moment des labours, il faut que l'Aurasienne transporte la charrue de la maison au champ, sur ses épaules. Elle a préparé du blé grillé arrosé de miel et de beurre fondu ; les sabots des bêtes de labours sont enduits de ce mets, dont le reste est déposé par elle clans le creux de la main droite (les assistants ; (les graines de grenade et de pastèque sont éparpillées clans le premier sillon.

---------La première nuit d'avril est consacrée à une veillée familiale autour d'un abondant repas qui doit comporter du beurre si l'on veut que le bétail prospère.

---------Ainsi, la femme chaouia, par l'exercice de sa mission laborieuse, à laquelle elle donne sa force physique. permet la perpétuation des formes anciennes de l'économie ; épouse ou azria, elle anime magiquement la vie : prêtresse agraire, elle assure le succès de l'oeuvre commune par la mystérieuse intercession des rituels saisonniers.

Mathéa G A U D R Y,

Docteur en Droit,
Avocate à la Cour d'Appel d'Alger.