Alger, Algérie : documents algériens
Série monographies : Sahara, M'Zab
La culture mozabite
14 pages - n° 23 - 20 novembre 1958
Nous devons à l'obligeance des PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE de pouvoir reproduire cet extrait d'un ouvrage qui vient de paraître dans la collection " QUE SAIS-JE " (N° 802) : SOCIOLOGIE DE L'ALGERIE par Pierre Bourdieu

 

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Oued M'Zab
Oued M'Zab

-------Dans le Sahara septentrional, s'étend, particulièrement désolée, la chebka du Mzab. Le mot chebka, " filet " en arabe, dit bien ce paysage monotone et fantastique, ce plateau pierreux, la hamada, où les vallées désséchées des oueds sahariens dessinent comme des mailles enserrant la masse des entablements rocheux, les gour, épargnés par l'érosion. Ce " désert dans le désert " est traversé par la vallée de l'oued Mzab où se dressent les cinq cités.

LE DÉFI DU DÉSERT

-------En somme, peu de contrées aussi déshéritées: un sol presque exclusivement rocheux, avec, au creux des oueds, des lits sablonneux, primitivement impropres à la culture, qu'il a fallu aménager au prix d'efforts extraordinaires et indéfiniment renouvelés. Un climat caractérisé par les excès torrides de l'été, les écarts considérables des températures et la sécheresse extrême de l'air. Une vie précaire, suspendue à ces pluies diluviennes qui déterminent, environ tous les 2 ou 3 ans, la crue de l'oued, et à un travail de Danaïdes pour arracher l'eau à la terre. Les années heureuses sont celles dont on dit " l'oued a porté ", a eu une crue. Aussi, l'existence des palmeraies suppose une véritable création continuée ; plus, un " miracle continué ". Ânes et chameaux tirent à longueur de journée, dans un grincement de chaînes, les récipients de cuir qui déversent dans les bassins d'irrigation l'eau arrachée au fond des puits.
-------L'adaptation au milieu naturel exige une cohésion extrêmement forte, nécessaire entre autres choses pour assurer l'organisation merveilleusement rationnelle du système d'irrigation et de distribution d'eau : la falaise est cernée par un réseau de canaux collecteurs qui reçoivent les eaux de ruissellement et les conduisent à des réservoirs ; dans la construction des barrages destinés à permettre l'utilisation des crues, même science. " Ce ne sont pas, écrit Jean Brunhes, des établissements humains qui valent seulement par l'effort réalisé et le degré relatif de production et de bien-être obtenus en dépit des conditions naturelles, ce sont des établissements qui valent par leur perfection absolue ; ils représentent ce qu'on peut imaginer et réaliser de mieux comme culture d'oasis. "
-------Mais ce chef-d'œuvre d'aménagement, outre qu'il dévore des quantités énormes d'énergie, absorbe grande part des revenus. En effet, la nourriture des animaux nécessaires au puisage de l'eau, les salaires des ouvriers, tout cela contribue à faire des jardins et maisons d'été un luxe ruineux. Marey rapporte ce mot d'un caïd : " Nos banques, à nous, Mozabites, ce sont nos puits. Tout s'y engouffre " ; et l'on connaît l'analyse souvent citée de Gautier (Moeurs et tout. des Musulm., 56) : " Les oasis.,. ne pourraient subsister longtemps par leurs propres ressources..., c'est un cercle vicieux, un paradoxe financier, et à proprement parler une fantaisie de millionnaire." De ce paradoxe, il faut rechercher le pourquoi et le comment.
-------On sait que les Mozabites sont des Kharedjites Abadhites (secte hérétique de l'Islam) qui doivent leur nom au fait qu'ils se sont mis en dissidence contre Ali, quatrième calife, gendre du prophète au nom de deux principes - tirés d'une interprétation stricte du Coran tenu pour loi unique, à laquelle on ne peut rien ajouter, rien retrancher - à savoir que tous les croyants sont égaux et que toute action est bonne ou mauvaise, l'arbitrage n'étant admis qu'en des cas exceptionnels. Ainsi, ces rigoristes égalitaristes, selon qui la religion doit être vivifiée par la foi mais aussi par les oeuvres et la pureté de conscience, qui attachent un grand prix à l'intention pieuse, qui rejettent le culte des saints, qui veillent avec une rigueur extrême à la pureté des moeurs, apparaissent comme les protestants et les puritains de l'Islam.
------La formation des cités du Mzab (cf. Mercier, Civil. urb. au Mzab) a été dominée par le souci de défendre cet exclusivisme religieux. De là vient que les Abadhites s'imposent, au cours de leur histoire mouvementée, des conditions d'existence de plus en plus difficiles. Les cinq premières villes furent créées en moins de 50 ans, à partir de 1011, date de la fondation de El Ateuf ; elles se situent toutes dans le même oued et dans un rayon restreint, à l'exception de deux villes plus récentes (XVII' siècle), Guerrara et Berriane.
-------L'histoire de ces " dissidents " livre donc le pourquoi de cet établissement paradoxal, véritable défi lancé aux conditions naturelles. Mais comment l'homme a-t-il pu avoir le dernier mot dans ce débat désespéré avec le désert ? La vie, la survie des cités du Mzab est suspendue à l'émigration temporaire et au commerce (1/6' de la population masculine vit hors du Mzab) qui permet au Mozabite d'acquérir le capital nécessaire pour assurer l'entretien des oasis et la culture dispendieuse des palmiers. Mais cette solution pose elle-même un problème : s'il est vrai que " le Mzab véritable n'est pas au Mzab " que " toute sa force est... dans les petits groupes de négociants mozabites épars dans toute l'Algérie " Gautier, ibid., 57), comment se maintient la cohésion de l'ensemble contre toutes les forces de dispersion et de dissolution ? Comment, en outre, ces puritains rigoristes ont-ils pu devenir " des hommes d'argent, des spécialistes du grand négoce et de la finance " sans rien renier de leur hétérodoxie dévote ? Comment un sens aigu des techniques capitalistes peut-il s'unir, en les mêmes personnes, aux formes les plus intenses d'une piété qui pénètre et domine leur vie entière ? Comment cet univers religieux, étroitement clos sur lui-même, soucieux de s'affirmer comme différent, a-t-il pu s'ouvrir sur le monde de l'économie la plus moderne sans se laisser entamer ou altérer, et en conservant entière son originalité ?
-------La culture mozabite trouve le fondement de sa cohésion dans la richesse de ses traditions historiques, légendaires et doctrinales, dans la précision harmonieuse du jeu des groupes à l'intérieur des différentes communautés, dans le fonctionnement ingénieux des ittifâquât, consignés par écrit et fertiles en jurisprudence, enfin, dans une doctrine souple et rigide à la fois, qui définit un style de vie parfaitement original en Afrique du Nord.

STRUCTURE SOCIALE ET GOUVERNEMENT URBAIN

-------Les cités du Mzab, distribuées selon un ordre serré, sont le résultat d'une exécution raisonnée. Le " horm " est le territoire sacré où se dressent les cinq villes du Mzab proprement dit et où se maintient, pure de toute souillure, l'observance de la vraie religion ; aussi, départs ou retours s'accompagnent d'un rituel de désacralisation ou de sacralisation. Ghardaïa est située sur la rive gauche de l'oued Mzab. En aval, sur la même rive, Beni Isguen, la ville sainte des docteurs et des juristes abadhites, la cité du traditionalisme vivace et re belle aux innovations hérétiques. Face à Beni Isguen, Melika, asile du conservatisme juridique. Plus loin, Bou Noura et El Ateuf, dont la vie est bien diminuée et ralentie. Enfin, les deux villes excentriques, Berriane et Guerrara.

Ghardaïa
Ghardaïa

-------Ghardaïa présente la forme d'une ellipse : au point culminant, la mosquée ; des rues qui s'étagent à flanc de coteau en circonvolutions concentriques, elles-mêmes coupées de rues perpendiculaires descendant en rayons vers la base ; au pied de la colline et à la périphérie, la place du marché, traversée en sa longueur par une artère ; au-delà, un rempart polygonal à angles très ouverts. Tout autour, des cimetières et des terrains vagues (Mercier). La mosquée, l'histoire le confirme, apparaît bien comme le centre autour duquel s'est engendrée la cité. A la fois château fort, édifice religieux et en certains cas magasin, comme la guelaâ, elle assure la protection morale et matérielle de la cité qui vit à son ombre. Les villes du Mzab, comme la vie mozabite, ont deux " foyers " bien distincts : la mosquée et le marché. La mosquée, foyer de la vie religieuse a repoussé le marché, foyer de la vie économique et de l'activité profane : les maisons s'entassent comme un jeu de cubes et s'étagent, attirées, happées par la mosquée qui prolonge leur élan de son minaret dressé vers le ciel. En outre, la ville profane est comme resserrée entre la mosquée et ces immenses nécropoles qui entourent les villes du Mzab, champs de tombes anonymes où se dressent les oratoires et les sanctuaires, où sont célébrées les solennités publiques et où se tiennent même les assises judiciaires comme pour affirmer la solidarité des vivants et des morts. Le cimetière, immense ombre portée de la cité vivante, est sans doute, comme plus généralement en Afrique du Nord, le fondement et le symbole de l'attachement irréductible qui unit l'homme à son sol. On sait que les Abadhites sont tenus de se faire enterrer au Mzab. Chaque fraction a son cimetière distinct dont le nom est emprunté à l'ancêtre qui, selon la tradition, s'y trouve enseveli.
-------Enfin le plan de la ville laisse entrevoir la structure de la société mozabite. La " culture " mozabite est caractérisée par l'intégration extrêmement forte de la famille étendue (achira), élément simple et indivisible, clé de voûte de l'édifice social. Le " clan " ou fraction (quebila), groupant plusieurs familles a généralement son quartier propre, son cimetière, son héros éponyme et son patrimoine qu'il défend âprement. Certains de ces clans réunissent non plusieurs familles, mais plusieurs groupes déjà constitués de familles. Enfin la tribu (arch) rassemble plusieurs clans. Ainsi la tribu de Ghardaïa comprend deux " clans " complexes (composés de plusieurs groupes de familles) qui restent bien distincts quoique l'immigration de fractions nouvelle bouleverse les limites que les anciennes s'étaient assignées jusqu'à les faire disparaître.
-------Chaque clan défend fortement son identité et sa cohésion au prix de violents débats qui s'organisent selon les " çoffs ". On a vu que Ghardaïa est constituée par deux groupes de fractions qui, au lieu de se fondre comme leurs quartiers, sont restés profondément opposés. Le çoff de l'Est s'oppose au çoff de l'Ouest, chacun s'intitulant aussi du nom du " clan " qui le domine. Ici encore une " organisation dualiste ", et la distribution de la société en deux groupes antagonistes qui ne coïncident pas exactement avec l'organisation clanique. Les çoffs, groupements infiniment complexes, jouent le même rôle qu'en Kabylie ou en Aurès e t l'opposition, qu'entretiennent et raniment les incidents journaliers, ne peut que se renforcer à s'exercer sans' cesse au moindre prétexte.
-------Chaque " clan " confie la police du quartier à des " magistrats " et désigne en outre son chef et un certain nombre d'anciens, pris dans des familles différentes, qui, avec les magistrats, forment la djemaâ ; celle-ci se tenait autrefois à la " haouita ", ellipse de 26 pierres empruntées à des tombes et disposées sur la place du marché, comme si les délibérations juridiques et les débats politiques concernant les décisions temporelles, avaient choisi pour s'exercer l'emplacement du commerce et des transactions profanes, tout en invoquant la protection des morts.
-------A l'image de la cité profane, dominée par la mosquée, la vie politique profane et son expression, la djemaâ des laïcs, est dominée par les cle rcs, qui, presque toujours, vivent groupés autour de la mosquée et entre lesquels on distingue les clercs majeurs, animés d'un profond rigorisme religieux, et les clercs mineurs. La djemaâ des laïcs, dirigée par un hakem, détient comme en Kabylie ou dans l'Aurès le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire. Cependant, au Mzab, elle est, par soi seule, dépourvue d'autorité et d'efficace et se borne bien souvent à assurer l'exécution des décisions. Elle se réunit, pour toutes les questions d'importance, dans £a mosquée, en présence du " conseil " (le " cercle ") composé de 12 clercs majeurs et sous la présidence d'un cheikh, chef local de la vie religieuse désigné par les clercs. Il arrive que ces assemblées se tiennent aussi dans les cimetières, comme pour mieux assurer l'autorité des clercs, dépositaire de la tradition des ancêtres et détenteurs de la haute juridiction sur tout ce qui relève de l'observance des principes enfermés dans le Coran ou dans les ouvrages de doctrine abadhite. Parmi les membres de la djemaâ laïque, seuls les " magistrats " peuvent prendre la parole et le rôle des anciens se borne assister et assentir.

-------C'est parmi les clercs majeurs encore qu'est élu le cadi mozabite qui juge à la fois selon le droit coranique et selon les " ittifâqât ", recueil écrit de coutumes. Ces ittifâqât toujours susceptibles d'être modifiés pour régler les problèmes de l'heure, mais sans cesse jugés en référence à la jurisprudence religieuse, régissent aussi bien la vie politique que les moeurs privées, prévoyant des sanctions archaïques mais profondément redoutables : bastonnade, amende, ostracisme, " excommunication ", sanction suprêmement redoutée, qui exclut le coupable de la communauté religieuse et sociale, les " laveurs de morts " refusant en outre dans ce cas d'accomplir les rites de l'inhumation. De façon générale, aucune décision importante, prescription civile, interdiction nouvelle, sanction contre un délit grave, etc., n'est prise sans l'intervention du " cercle ".
-------Le chapitre des clercs qui fournit encore les dignitaires de la mosquée, l'iman, le muezzin, les maîtres d'écoles coraniques et surtout les cinq " laveurs des morts " en même temps " censeurs de moeurs ", détenteurs d'une autorité morale immense, possède un pouvoir presque absolu ; l'égalitarisme ne souffrant qu'une exception - en dehors de la distinction floue, entre les " acils ", descendants des premiers habitants de la cité et les " nazils ", venus plus tard - à savoir l'opposition entre les clercs et les laïcs, on peut à juste raison parier de théocratie.
-------Sans doute les clercs se tiennent-ils à l'écart des affaires quotidiennes et laissent-ils à l'assemblée des laïcs le soin des affaires temporelles,l'autorisant à élaborer des " ittifâquât " touchant l'organisation de la cité. Sans doute, les laïcs sont-ils associés au gouvernement de la cité à travers leurs représentants aux assemblées qui doivent être consultés, mais en cas de conflit, les clercs ont toujours le dernier mot, parce qu'ils disposent d'armes redoutables, l'excommunication contre les individus et contre la communauté, la suspension de toutes les activités religieuses.
-------Ainsi, le consistoire qui dirige les cités est à la fois " assemblée des anciens et magistère moral ". Les ittifâquât, où s'exprime le réalisme minutieux déjà observé dans les kanouns kabyles ou chaouïa - l'intervention constante et méticuleuse du groupe trouvant ici son fondement dans la doctrine religieuse - laissent apparaître toute la complexité cohérente de l'ordre moral mozabite, fondement d'une des réussites sociales les plus étonnantes et clé de ce miracle de l'adaptation parfaitement réussie à la nouveauté, jointe à la fidélité totale envers la tradition la plus stricte.
-------Le dialogue entre clercs et laïcs, entre le monde sacré et le monde profane, se double du débat entre le groupe politique plus ou moins étendu et l'unité sociale fondamentale, de type agnatique, entre les solidarités larges mais dans la même mesure inconsistantes et les particularismes étroits mais qui prennent force dans le sentiment familial. Sans doute, les Mozabites ont-ils conscience de participer à une unité que l'on peut appeler, faute de meilleur mot, confédération, unité circonstancielle, comme son homologue kabyle. Toutes les raisons favorables au dépassement du particularisme des groupes agnatiques semblent réunies : situation insulaire dans un monde naturel et humain hostile, mémoire d'un passé commun, sentiment d'appartenir à une communauté religieuse qui se définit par un surcroît de rigueur et d'intransigeance, " la famille de Dieu ", le peuple élu. Cette foi religieuse qui se pose par opposition, possède une conscience aiguë de son originalité, mais l'affirmation de soi y est avant tout affirmation de la différence.

 

-------Les tentatives d'union politique des cités n'apparaissent que sous l'effet de causes temporaires, politiques ou juridiques (par exemple, quand le Mzab fait sa soumission à la France). Les représentants des villes du Mzab se réunissaient hors de toute cité, pour y traiter des questions touchant les intérêts généraux de la " confédération " mozabite. Mais ces essais de synoecisme, sans cesse compromis par l'esprit particulariste, s'évanouissaient avec la cause qui les avait déterminés. Ainsi (comme en Kabylie et en Aurès), disparus les grands ébranlements qui font revivre les larges solidarités, l'équilibre se rétablit autour des unités étroites de type agnatique, le lien entre les cités agissant plus par opposition à l'externe que par cohésion interne.

PURITANISME ET CAPITALISME

-------Cependant, on conçoit combien grandes doivent être les forces d'intégration quand on sait combien sont puissantes les forces de dispersion : en effet, rien ne parvient à déterminer la rupture du Mozabite avec sa communauté, ni la dureté et a rudesse de la terre de ses ancêtres, ni l'attrait des conditions de vie plus humaines qu'il peut connaître dans les villes du Tell, ni l'ivresse des richesses acquises, comme si l'or, ainsi que dans les contes, n'était que sable hors de l'enceinte du Mzab, ni les longs séjours loin des siens et la vie communautaire, ni le bannissement pour un meurtre commis à l'occasion de lutte de çoffs, ni les conflits d'intérêt entre les cités, les groupes, ou les individus ; à toutes les influences dissolvantes s'opposent la pression extrêmement vivace que le groupe exerce sur tous ses membres par l'intermédiaire de la doctrine, la cohésion déterminée par l'effervescence intense de la vie religieuse, la présence dans tous les actes de la vie et au coeur de tous les hommes, de la loi religieuse vécue à la fois comme règle qui s'impose de l'extérieur et comme signification intérieure de la conduite. Par suite, la moindre concession ou le moindre relâchement de la règle suffiraient à ruiner cette société, artificiellement édifiée en un monde artificiellement créé (cf.. île de Djerba).
-------Ce n'est donc qu'au prix d'un rigorisme volontariste et d'un exclusivisme fondé sur un haut sentiment de son originalité et de son excellence, ce n'est que par la vertu d'un particularisme affirmé et conscient de son identité, que la " culture " mozabite peut résister à la dissolution (de là une sorte de refus systématique des nouveautés). Lors même qu'il s'engage dans les activités les plus profanes de l'économie moderne, lors même qu'il demeure longtemps séparé du foyer de vie religieuse et sociale, le Mozabite sauvegarde inaltéré et inaltérable son attachement à la terre, à la société, à la religion des cités qui restent " l'arche sainte, la cellule close, où se forme l'âme des générations nouvelles, dans la discipline rigide des familles inviolées et dans l'atmosphère théologique des séminaires " (E.F. Gautier).
-------Le charme et les attraits des terres d'émigration ne sauraient retenir, parce que tout est fait pour rappeler avec force - et en particulier ces kanouns qui prescrivent des retours périodiques destinés à assurer la permanence du groupe et à replonger les émigrés dans l'atmosphère religieuse - que la fin de l'émigration n'est pas l'émigration elle-même, ni, même ce qu'elle procure, mais la conservation du groupe, condition de survie pour la communauté religieuse. Au regard de cet impératif absolu, sans cesse affirmé, il n'est rien que d relatif. C'est donc la doctrine et le style de vie qu'elle inspire qui constituent la clé du " paradoxe " mozabite. On peut sans doute tenter d'expliquer la réussite économique et sociale que consti ue le Mzab et même les principes et la doctrine qui la fondent, en termes d'économie, et prétendre que, en raison de la pauvreté de leur terre, les Mozabites n'avaient d'autres recours que l'émigration et le commerce qui eussent exigé d'eux, en tout cas, certaines des vertus que le dogme leur impose. Ne faut-il pas penser plutôt que la doctrine et les règles de vie qu'elle prescrit préparaient les Mozabites à la réussite dans le monde du commerce et de l'économie moderne ?
-------Comme la réforme, avec la croyance en la prédestination et la prédamnation, l'abadhisme introduit la notion d'une ascèse laborieuse dans le monde - l'homme ayant le devoir d'augmenter ses richesses et la misère étant spontanément considérée comme punition de Dieu pour des fautes passées - du fait que les oeuvres sont aussi importantes que la foi. Le travail, entendu comme ascèse et discipline, est considéré comme sacré.
-------De plus la doctrine invalide les prières dont le sens n'est pas parfaitement compris de ceux qui les récitent ; en sorte que le croyant doit savoir lire et écrire la langue du Coran, les clercs faisant de l'instruction publique leur première tâche. Pourvu de ce minimum de science qu'exige la religion, le Mozabite est armé pour la pratique du commerce. La doctrine prescrit encore les vertus d'honnêteté, exalte les qualités de volonté et de discipline, ainsi que le détachement à l'égard des choses de ce monde et interdit rigoureusement le luxe et la prodigalité, toute infraction à ces principes étant sanctionnée par les ittifâqât. Aussi, comme il ne peut utiliser à des dépenses de luxe l'argent amassé, le Mozabite n'a d'autres ressources que de le réinvestir.
-------L'ascèse dans le siècle excluant toute jouissance de la vie, l'accumulation du capital devient une fin en soi qui, interprétée en termes d'eudémonisme ou d'hédonisme, parait absolument irrationnelle. En outre, par un phénomène étrange de ré interprétation, des attitudes et des préceptes doués d'un sens déterminé dans le contexte religieux et social du Mzab traditionnel, reçoivent une signification et même une fonction nouvelles, dans le contexte de l'économie moderne. Ainsi l'entraide qu'impose la solidarité entre tenants de la même doctrine ou entre membres d'une même cité, d'un même " clan . ou d'une même famille, vient à se convertir en " entente commerciale " et même en
société de capitaux ". De façon générale, les fonds de commerce sont propriété du groupe familial, les associés exerçant le contrôle des comptes et l'argent acquis étant destiné à la famille demeurée au Mzab. Partout, en toutes circonstances, l'entraide s'exerce. Souvent, le père emploie ses propres enfants ou l'oncle ses neveux ; dans la plupart des cas, les employés appartiennent à la famille de leur patron, ou bien font partie du même clan ou de la même tribu.
-------La cohésion extrêmement forte de la famille constitue donc, avec le sentiment d'appartenir à une communauté religieuse originale et la volontéd'y demeurer fidèle, le meilleur obstacle à la dispersion en même temps que la condition de possibilité de l'émigration (cf. Kabylie). De sorte que la femme, sauvegarde du groupe, constitue la racine de la société des émigrés, comme on le_ voit dans la règle fondamentale, véritable " loi de salut public " qui interdit à toute femme de quitter le Mzab et où s'affirme la volonté résolue de sauvegarder la communauté, en empêchant tout exode définitif. On rapporte qu'en 1928, la population de Berriane s'unit pour s'opposer au départ d'une femme vers Alger (Vigouroux). C'est que les femmes ancrent les Mozabites à la terre de leurs pères, à leur passé, leurs traditions, dont elles sont les gardiennes ; sous la surveillance des anciens, qui veillent à leur conduite, elles enseignent aux enfants les vertus fondamentales et le strict respect des lois. Parmi elles, " les laveuses des morts " exercent une énorme influence. Elles ont pour tâche essentielles d'enseigner aux autres femmes dont elles surveillent la conduite, les principes de la religion. Le comportement de la femme mozabite est en effet strictement réglé et défini par une foule de prescriptions et d'interdits.
-------Ainsi que dans toute l'Afrique du Nord, les femmes forment une société distincte. Au Mzab, ces caractères sont poussés à la limite. Elles ont une sorte de culte particulier, tout encombré d'étranges superstitions et en marge de la religion offic ielle qui est 'affaire des hommes ; elles ont leur sorcellerie avec des rites particuliers ; des chansons qui leur sont propres ; des travaux spéciaux ou des techniques spéciales pour les travaux communs ; un langage original même par sa phonétique. son vocabulaire et sa phraséologie. La séparation des sociétés masculines et féminines est presque totale (voile qui ne découvre qu'un oeil ; local réservé à la mosquée, etc.), mais ne va pas sans conférer une certaine autonomie à la société féminine et l'institution des laveuses de morts en fait foi, qui exercent sur les femmes une autorité analogue à celle que détiennent les 12 clercs chez les hommes (par exemple, le pouvoir d'excommunication).

LE DIALOGUE ENTRE LA PERMANENCE ET L'ALTÉRATION

-------Pour comprendre une culture aussi cohérente, il est indispensable de renoncer au projet de tout expliquer par une cause privilégiée. S'il ne fa ut pas douter que le défi lancé par la nature la plus hostile réclame, impérativement, cette conduite volontariste, cette mobilisation incessante des énergies, cet effort tendu, obstiné et têtu pour assurer la survie du groupe, bref les vertus même que prescrit la religion, il n'est pas moins sûr que, n faisant du travail et de l'entraide des devoirs sacrés, en prescrivant le renoncement au luxe et en inspirant à tous les membres de la communauté religieuse un fort sentiment de leur originalité et la ferme résolution de la défendre, la doctrine puritaine et rigoriste qu'ils professaient, outre qu'elle leur a fourni les armes indispensables pour vaincre les difficultés naturelles, leur a donné les moyens et la volonté, propre aux minorités, de réussir dans le monde de l'économie moderne, les préservant de la dissolution dont leur " culture " était menacée par le contact de la civilisation occidentale. Aussi le débat entre l'interprétation spiritualiste ou webérienne et l'interprétation " matérialiste " n'a-t-il guère ici de sens, parce que tout se tient inséparablement joint et lié, que tout, par suite, est cause en même temps qu'effet. Ainsi le dogme, ainsi le milieu naturel et l'économie, ainsi la structure politique et familiale. En chacun de ces domaines, se manifeste l'esprit tout entier de cette civilisation, sorte d'édifice où chaque pierre est clé de voûte.
-------A partir de chacun de ces thèmes pris comme centre, il est possible d'engendrer l'ensemble de la culture, puisqu'il n'en est aucun qui ne prenne sens par tous les autres : la désolation et l'hostilité de l'environnement naturel renvoient d'une part à l'irrédentisme et à l'exclusivisme de la doctrine religieuse qui en a déterminé le choix, et d'autre part à l'émigration qui permet la survie au désert ; mais l'émigration elle-même suppose d'une part la doctrine religieuse, garantie de cohésion, incitationà l'adaptation raisonnée et valeur des valeurs dont il faut à tout prix assurer la sauvegarde en en maintenant les fondements économiques ; et d'autre part la famille dont la forte unité, outre qu'elle assure l'équilibre social, est la sécurité et le point d'attache de l'émigré ; stabilité et solidité de la famille sont elles-mêmes ménagées par la doctrine religieuse, par l'ordre moral que fait régner le gouvernement des clercs et par l'ensemble de l'organisation politique ; mais celle-ci en retour doit grande part de sa cohésion à l'éducation octroyée aux enfants par le groupe familial, chargé d'enseigner, selon les méthodes strictement et précisément définies, le respect des principes et la pratique des vertus qui fondent l'existence de la société.

-------On ne s'étonnera pas qu'une société aussi fortement consciente de ses valeurs, et de celles surtout qui ne peuvent être reniées sans que le groupe ne vienne à perdre son identité, ait su conserver entière son originalité. Certains observateurs, après l'annexion du Mzab, s'interrogeaient sur l'issue du choc entre la pentapole traditionnaliste et les puissances techniques et rationnelles du monde moderne. Ainsi, le Docteur Amat prédisait en 1888, une rapide décadence du Mzab. pour des raisons économiques et sociales : abolition du trafic (les esclaves, amélioration des transports et surtout sécurité nouvellement assurée qui devait, selon lui, inciter les habitants des cités du
désert à gagner des régions plus favorisées de l'Afrique du Nord. De même E. Zeys argumentait en faveur de l'annulation de la loi interdisant aux femmes l'émigration et prévoyait le départ de familles entières vers le Tell. Aucune de ces prévisions ne s'est réalisée ;les Mozabites, devenus hommes de commerce et de finance, et parmi les plus habiles, persistent à laisser leur famille et leur maison au désert et à se faire enterrer dans le sol de leur vallée.

-------La résistance d'un groupe traditionnel à la pression de la civilisation occidentale ne peut s'appuyer sur le seul pouvoir de la volonté et doit disposer de ressources matérielles, spirituelles et intellectuelles considérables. Les Mozabites sont protégés de la désagrégation par leur richesse et leur admirable gouvernement urbain. Grâce à leur éducation, ils ont pu maîtriser suffisamment les techniques commerciales modernes et les pratiques capitalistes, pour engager leurs biens dans une économie hautement complétive. De plus, leurs cités n'ont jamais été en contact direct et constant avec les membres de la civilisation occidentale. Mais tout cela serait de peu sans la force spirituelle qui anime cette communauté.
-------Comme le Calvinisme, la doctrine exalte la discipline personnelle et l'ascèse laborieuse en ce monde ; elle impose le devoir d'acquérir des richesses non point pour le bénéfice personnel mais pour la gloire de Dieu et la permanence de la communauté. En outre, le monde des valeurs s'organise autour de deux pôles opposés, le domaine du profane, la vie économique, et le domaine sacré, la vie religieuse. La conscience vécue de cette distinction peut seule expliquer que la résistance farouche le particularisme têtu et scrupuleux, la fidélité ombrageuse à soi-même, puissent coexister avec l'évolution avisée, l'effort de transaction et d'élaboration réfléchie ; jamais peut-être le dialogue entre la permanence et l'altération n'a présenté une telle rigueur lucide.

-------Le maintien de la stabilité, loin d'exclure l'altération, suppose la capacité de se modifier pour répondre aux situations nouvelles (principe d'hérnéostasis). Mais ces transactions doivent s'accompagner de la conscience, claire ou obscure, des valeurs et des normes dont la permanence doit être maintenue à tout prix (" point focal culturel ", par opposition à celles qui peuvent être modifiées ou réinterprétèes afin d'assurer stabilité aux premières (éléments marginaux). C'est dans ce contexte que prend pleinement sens la réussite matérielle des Mozabites et leur adaptation presque miraculeuse à des former, d'activité économique étrangères à la stricte tradition, l'altération consciemment assumée étant destinée à garantir la permanence des valeurs inaltérables, celles qui fondent la communauté spirituelle.