LE PAYS
----------Limité
en gros par les 1er et 8è degrés de longitude Est et les
19è et 27è degré de latitude Nord, le Hoggar couvre
une superficie de 350.000 km2,
----------C'est
une région montagneuse au centre du Sahara dont le relief tourmenté
rend difficile toute pénétration. Les terribles déserts
qui entourent le Hoggar semblent avoir conservé ce pays dans un
isolement dont nous avons récemment rompu le terme,
----------Le
climat de type désertique subit des modifications dues à
l'altitude, ce qui permet des pâturages autorisant un élevage
de caractère extensif pratiqué par des nomades.
----------Les
hautes vallées des oueds possèdent des nappes aquifères
peu abondantes, et soumises aux irrégularités des précipitations
atmosphériques. La terre arable quoique rare, est utilisée
par des cultivateurs noirs qui l'irriguent en captant les eaux accumulées
sous les alluvions par un curieux système de foggara. Ainsi vivent
cinquante-quatre centres de cultures, dont TAMANRASSET est l'un des principaux
La population
----------Ce
pays possède environ 12.000 habitants, dont une population nomade
et une population sédentaire, la première pratiquant l'élevage
du chameau et des chèvres, la seconde cultivant du blé en
hiver, du mil et des tomates en été.
----------Du
point de vue ethnique, on peut distinguer deux groupes importants :
----------1°)
des blancs : les touareg vraisemblablement des berbères. Ils sont
nomades et ce sont eux qui nous intéressent dans cette étude
;
----------2°)
des noirs : leur origine est controversée : autochtones ou issus
du Soudan, soit directement, soit passés par le TOUAT.
----------Les
caractéristiques somatiques de ces deux groupes sont bien connues
; elles ont été étudiées par de nombreux ethnologues.
----------Les
Touareg sont au nombre de 4.500 environ.
----------Parmi
la population noire, il faut distinguer deux groupes, d'abord les serviteurs
des Touareg (iklan), environ 1.800 individus qui furent razziés
autrefois au Soudan ; ils vivent la vie familiale touarègue, habitent
sous la tente, et on à charge les travaux domestiques. Le deuxième
groupe de population noire est constitué par les quelques 4.000
sédentaires qui vivent dans les centres de cultures du Hoggar.
On les nomme " harratin" ; ils sont vraisemblablement originaires
du Sahara central, ils travaillent les jardins appartenant aux Touareg,
L'élément nomade de. cette population paraît, à
divers titres le plus attachant ; il est constitué par les Touareg.
Ces Touareg, dont la littérature s'est emparée, forment
un groupement social intéressant. replié sur lui-même,
attaché à ses traditions, dont le système économique
encore basé sur le troc est une véritable gageure. La structure
sociale de cette population est encore actuellement identique à
celle qui existait au Hoggar avant notre arrivée." Cette organisation
est une conséquence des facteurs géographiques qui subsistent
presque tous.
----------L'originalité
des moeurs de ce petit peuple, l'archaïsme de la société
encore féodale, joints à l'attrait qu'exercent les Touareg,
méritent l'attention particulière de l'administration française,
et plus spécialement celle de l'enseignement.
----------Les
Touareg forment une confédération de tribus commandée
par un chef suprême : l'Amenokal, qui est élu, mais doit
avoir une ascendance noble. Le titre d'Amenokal confère la propriété
de la terre, mais ce droit est exercé suivant les coutumes orales.
----------Au
sein des tribus existe un système de castes très étanches,
entretenu par la famille encore matriarcale.
----------Les
tribus nobles, qui autrefois assuraient la protection de la confédération
et fournissaient les guerriers, sont actuellement au nombre de trois :
les KEL RELA, plus puissants et plus nombreux, chez lesquels se choisit
l'Amenokal ; les TDJEHE MELLET et les TAITOKS, (la presque totalité
de cette tribu a émigré au Soudan) .
----------Ces
nobles, jadis riches de pillages exécutés sur les confédérations
voisines, ou au dépens des caravanes qui traversaient leurs terres
de parcours sans avoir payé les droits de protection, sont pauvres
à présent. La paix française a supprimé l'essentiel
de leurs revenus.
----------Les
vassaux, que l'on nomme " Imrad " en langue tamahaq, sont répartis
en dix-neuf tribus. Leur rôle était, autrefois, d'élever
les chameaux pour le compte des nobles, afin de fournir les bêtes
nécessaires pour les caravanes et les rezzous Pasteurs avant tout,
ils conduisaient les caravanes et pouvaient être appelés
en renfort quand une expédition prenait une ampleur anormale.
----------Chaque
famille touarègue possédait des esclaves noirs qui étaient
chargés des travaux domestiques. Ils sont actuellement libérés
de leur condition d'esclave, mais ils restent attachés à
la famille qui les nourrit, comme domestiques. En fait, leur existence
n'a pas changé.
----------Enfin,
vivent dans les centres de cultures des noirs libres, les harratins qui
cultivent la terre pour le compte des Touareg suivant des contrats précis
et respectés.
Création de l'école
----------En
1947, l'école de TAMANRASSET (deux classes) fut ouverte. Les enfants
du village, hésitant au début, vinrent nombreux au cours
de la première année scolaire. Mais il n'y avait que des
fils de Harratins, les noirs de l'oasis Afin de ne pas troubler l'équilibre
de ce pays, il était nécessaire de scolariser les nomades
comme les sédentaires
----------Puisque
les Touareg ne venaient pas à l'école, c'est l'école
qui alla à eux.
Les classes nomades
----------Je
fus chargé de faire un essai de classe nomade afin de juger si
le système était viable.
----------Les
Touareg, comme tous les primitifs, avaient peur de cette nouveauté
qu'était l'école ; ils ne voyaient aucunement l'utilité
d'envoyer leurs enfants en classe. Ils craignaient que l'instituteur soit
une sorte d'espion de leur vie quotidienne. L'école, pensaient
les nomades, pourrait lutter contre leurs aspirations religieuses ; enfin,
les raisons qui étaient les plus valables, mettaient l'accent sur
le fait que dans les tribus imrads, les enfants participent aux travaux
quotidiens, et qu'une jeune Targui doit rester attaché à
son campement pour s'instruire de son métier de nomade.
En conclusion de l'essai de classe nomade, j'insistai sur le fait que
ce peuple devait rester nomade. D'autre part, nous avons tenu à
respecter les coutumes touarègues, il semblerait donc anormal que
l'école vienne les bousculer.
----------Nous
devons constater que la vie paisible, conséquence de l'occupation
française, a fait disparaître les manifestations artistiques
propres aux Touareg : récits, chants, réunions propices
aux joutes de l'esprit, fécondées autrefois par les activités
guerrières. L'un des buts de l'école se trouve donc tout
tracé : recréer une spiritualité, une vie active
de l'esprit qui tend à se scléroser dans les cadres rigides
de l'Islam. Enfin, il semble normal que la langue française devienne
le moyen de ' relation entre Français et Touareg.
----------Cette
école qui fut accueillie avec méfiance ne tarda pas à
s'inclure dans la vie du pays grâce à la foi des instituteurs
nomades dans leur travail quotidien, et il faut le dire aussi, grâce
à la droiture des chefs touareg qui reconnurent honnêtement
combien leurs craintes furent vaines.
Les enfants
----------Je
ne parlerai pas des enfants noirs de centres de cultures qui sont en tous
points semblables à leurs frères des oasis du Sahara.
----------Les
enfants touareg, qui fréquentent les classes nomades retiendront
particulièrement notre attention.
----------Ce
sont des enfants solides et résistants, il y a une assez grosse
mortalité infantile qui conditionne une sélection naturelle.
Jusqu'ici, le taux de cette mortalité infantile n'a pu être
établi. Les bébés sont magnifiques, et les médecins
ont toujours remarqué l'excellent état physique des enfants
de 6 à 15 ans.
----------Le
jeune Targui pousse au grand air, courant après les chèvres
et les chameaux, grimpant sur les collines à la recherche des lézards
et des petits rongeurs, faisant inconsciemment son apprentissage de nomade.
----------Le Targui
est propre, s'il ne se lave pas, c'est par manque d'eau ou de commodités
; et également pour ne pas ôter trop souvent le bleu-gras
que l'indigo des vêtements laisse sur sa peau, ce qui le protège
de la siccité de l'air. A vrai dire, notre conception occidentale
de la propreté n'a plus de sens ici, la sécheresse de l'air
empêche la sueur de perler, et l'on se salit assez peu ; d'autre
part, la terrible insolation rend toute chose stérile, si bien
que très peu de plaies s'infectent.
----------Je
crois cependant que le manque de commodités est le plus sérieux
obstacle à une vie plus hygiénique ; en effet, lorsque les
grands élèves de 17 à 25 ans viennent à TAMANRASSET,
où la douche de l'école est à leur disposition, ils
en usent fréquemment et avec plaisir.
----------Dans
les campements nobles, les enfants ne sont pas employés à
la garde des chèvres, nous avons donc les enfants dès l'âge
de cinq ans. Dans les tribus imrads les enfants assurent le gardiennage
des troupeaux, les élèves ne viennent en classe qu'à
partir de 9 ans, encore faut-il arranger les horaires pour ne pas troubler
les coutumes, puisque tel est le désir de l'école.
----------On
ne peut pas parler d'âge de sortie de l'école car peu à
peu le travail scolaire fait partie des usages du campement et les adultes
viennent en classe quand ils ont du temps libre. leur fréquentation
est un peu fantaisiste, mais l'essentiel c'est qu'ils viennent spontanément
vers le maître.
Possibilités
intellectuelles :
----------Lorsqu'ils
sont au travail, les Touareg sont capables de concentrer leur attention,
mais cette concentration est fugitive, ce qui sans doute est la conséquence
du manque d'habitude du travail intellectuel ou bien une tendance naturelle
à la rêverie et au farniente, quand ils ne sont pas dans
l'action coutumière de la vie nomade. L'éducation doit à
la longue créer l'habitude de concentrer l'attention.
----------La mémoire,
en général est excellente, par atavisme, pourrait-on dire,
car toute tradition est orale en pays touareg. Elle est, de plus, très
bien entraînée, surtout en ce qui concerne la vie nomade,
car il faut retenir des itinéraires, se souvenir
des points caractéristiques qui les jalonnent, reconnaître
les traces de sa monture, celles des hommes et de tous les animaux du
désert, enfin toutes les coutumes doivent être gravées
dans l'esprit.
----------Le
rôle de l'éducateur consiste à utiliser cette mémoire
si vive et si sûre en introduisant le travail scolaire dans la vie
quotidienne des Touareg.
----------Je
ne pense pas que les Touareg aient une imagination particulièrement
développée ; ils se représentent assez difficilement
l'avenir, d'où leur imprévoyance. Les manifestations artistiques
sont rares et revêtent un aspect traditionnel ; les légendes
et les chants épiques tendent à disparaître, ils ne
se renouvellent plus. Tout au plus, discerne-t-on une imagination de type
affectif assez vague qui se manifeste par une coquetterie dans la mise
extérieure comme dans l'équipement des montures. Il faut
aussi noter un sens parfois poétique de la métaphore.
----------Comme
tous les primitifs, les Touareg ne sont pas habitués à l'abstraction
réfléchie, les idées générales ne leur
sont que difficilement accessibles. Beaucoup de Touareg, pour ne pas dire
presque tous, sont peu habitués à exprimer des raisonnements
en forme, presque toujours leurs raisonnements sont implicites, si bien
que .très souvent leurs déductions nous paraissent étonnantes
et qu'il faut un temps de raisonnement pour retrouver la chaîne.
----------S'ils
comprennent bien un exposé rationnel, le poids de leurs croyances
et de leurs coutumes sociales, allié à une vie mentale plus
portée vers l'affectivité que vers la raison, leur fait
rejeter parfois les conclusions obtenues. Par exemple, pour beaucoup d'individus,
les mêmes causes ne produisent pas obligatoirement les mêmes
effets. En fait, les principes de notre logique ne sont pas sous-jacents
dans leurs raisonnements.
Caractères moraux
:
----------L'enfant
targui est docile quand il a admis le maître, mais il garde toujours
une grande susceptibilité. Volontiers têtu, il est courageux
certes, mais pas toujours au sens scolaire du terme ; capable cependant
d'efforts de courte durée, la persévérance n'est
pas sa qualité dominante, à loin près.
----------Les jeunes
Touareg sont d'un scrupuleuse honnêteté, le vol est inconnu
et le mensonge honni. Je n'ai encore jamais vu un Targui mentir sciemment,
il s'abstient de parler s'il doit le faire contre sa pensée.
----------Pour compléter
ce portrait il faut ajouter une courtoisie et une noblesse de caractère
innées, ainsi que le sens aigu de la dignité personnelle,
Je les crois suggestibles et impressionnables, cela tient sans doute à
une habitude d'envisager la vie sous un angle plus sentimental que rationnel.
On les prétend mendiants, ou du moins quémandeurs, c'est
là juger avec des concepts occidentaux, il faut voir dans leur
attitude le corollaire de l'hospitalité du désert. Chez
lui la Targui donnerait tout ce qui lui appartient à un invité
qui en exprimerait le désir ; il lui semble donc tout naturel de
demander simplement ce qui lui manque, mais il est discret, n'insiste
pas et comprend le refus, lorsqu'il a déjà jugé depuis
longtemps le bon coeur de celui qui dit : non.
Superstitions :
----------Il devient
difficile d'établir une liste des superstitions touarègues
; elles constituaient autrefois l'explication du monde, elles étaient
une somme de connaissances ayant les résonances que l'on imagine,
dans la vie familiale. Les génies (Kel Essouf), le monde sensible,
expliquaient toute la nature, tous les phénomènes d'une
façon anthropomorphique. Or l'Islam est apparu et s'est développé
depuis l'occupation française ; il a apporté l'unité
et la simplicité d'explication. Le Dieu Unique, Omnicient et Omnipotent
explique tout ; il a refoulé les anciennes croyances sans les détruire
entièrement. Cette évolution, somme toute assez récente
rend les Touareg un peu honteux de leur ancienne foi. Comme tous les néophytes,
ils restent souvent muets quand on les interroge sur ce sujet, et ce n'est
que petit à petit, lors d'une conversation familière, que
l'on peut enregistrer une histoire, ou une anecdote révélant
un trait marquant' de leurs superstitions.
Organisation de l'école
----------A TAMANRASSET
fonctionnent deux classes sédentaires ; elles reçoivent
les fils des harratins du village, les fils des. commerçants mozabites
et quelques petits Français. Une troisième classe est destinée
à donner aux fils des cultivateurs un enseignement agricole. Enfin,
une classe de filles a été ouverte l'an dernier.
----------Toutes
ces classes sédentaires sont semblables à celles qui existent
dans le Sahara.
----------Les
classes nomades installées dans les campements suivent les Touareg
dans leurs migrations annuelles.
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-----------Chaque
maître possède une petite tente qui constitue son appartement
privé ; une table et une chaise pliantes, un lit de camp et un
matelas pneumatique en forment le mobilier. Il faut ajouter un matériel
de cuisine adapté aux besoins du pays.
----------Deux
chameaux de bât servent au ravitaillement en eau, ou sont utilisés
pour les petits déplacements.
----------Un
" boy " rétribué par la commune, assure la vie
matérielle du maître nomade : cuisine, ravitaillement en
eau, recherche des chameaux, cantine scolaire, construction de zériba
(hutte de branchages), etc. Ce domestique est auprès du maître
nomade ce qu'est l'Iklan pour le Targui.
----------Une
grande tente de 5 X 5 mètres est affectée à chaque
classe, le matériel y est stocké ainsi que la pharmacie,
c'est là que travaillent les enfants.
----------Parfois,
lorsqu'on est assuré d'un séjour de deux mois, on construit
une zériba ; malheureusement, faute de grosses branches il est
souvent impossible de fabriquer ce modeste abri, qui là-bas semble
un luxe.
----------Il
n'y a pas d'internat du fait de notre organisation nomade, mais il y a
une cantine, dont les ressources proviennent d'une subvention gouvernementale.
Suivant les tribus, la cantine fonctionne différemment. Chez les
nobles, on ne pourrait pas servir un repas chaud chaque midi, ce serait
une sorte de vexation. Les enfants ont cependant besoin d'un supplément
d'alimentation ; voici comme nous agissons : deux fois par semaine, le
maître invite ses élèves à un repas copieux,
ainsi les susceptibilités sont ménagées et chaque
jour le " boy " de l'école nomade- sert un thé
traditionnel. Dans les tribus imrads, les enfants mangent tous les jours
à la cantine, un repas chaud et abondant : couscous, bechena, etc...
Le thé n'est alors qu'une récompense occasionnelle.
----------Ces
classes ont besoin d'être ravitaillées, les maîtres
nomades ont besoin de sentir que l'on s'occupe d'eux à l'oasis
(courrier personnel et administratif, opérations postales, etc...)
là est le rôle du directeur.
----------Doté
d'un camion DODGE 4x 4, destiné au transport des classes nomades
et à leur ravitaillement, je dois toujours avoir la voiture en
état de marche, pour le cas d'un long déplacement de l'une
des classes ou pour l'évacuation d'un maître malade. Je me
rends chaque mois dans chacune des trois classes nomades.
----------Grâce
à la batterie du camion, nous faisons le soir des séances
de projections fixes. Nous n'avons malheureusement pas de cinéma,
ni de radio, ni de magnétophone, qui seraient des moyens de pénétration
remarquables.
L'éducateur
----------On conçoit
aisément que les maîtres nomades doivent posséder
une foi sincère en leur métier. Il est bien entendu indispensable
que ces maîtres soient célibataires, qu'ils soient volontaires
pour cette vie des camps. Il est souhaitable que lors de leur nomination,
on soit assuré de leur résistance physique, de leur équilibre
intellectuel et moral, ainsi que la rectitude de leur jugement.
----------Le
contrôle pédagogique est assuré par Monsieur l'Inspecteur
primaire de Biskra. Il a pu venir l'an dernier et il y a deux ans et grâce
à la volonté de l'école nomade, il a pu visiter les
classes du campement de l'Amenokal et d'une tribu imrad. Cependant le
départ de TAMANRASSET pour l'une des classes nomades est un peu
une expédition.
L'adaptation des maîtres au nomadisme est pour l'instant affaire
de dons personnels et d'observations journalières. Il serait souhaitable
de nommer à TAMANRASSET des adjoints célibataires qui, vivant
en milieu touareg, conseillés et dirigés, feraient en même
temps que leur classe une sorte de stage de nomadisme. Ils pourraient
éventuellement remplacer les maîtres exerçant déjà.
Objectifs intellectuels
et sociaux
----------J'expose
ici mes vues personnelles. En principe, les objectifs intellectuels et
sociaux sont les mêmes que ceux qui sont poursuivis dans les écoles
d'Algérie, mais je pense que ce serait faillir à son devoir
que de ne pas s'adapter aux habitants et au pays.
----------Je
crois qu'il est bon de formuler des buts négatifs qui seront comme
un parapet dans notre cheminement.
1°) Ne pas perturber les coutumes.
2°) Se garder de prendre position dans les questions religieuses et,
mieux encore, éviter ce sujet de conversation.
3° Ne pas chercher une évolution trop
rapide de certains groupes sociaux, afin de ne pas créer un déséquilibre
au sein de la confédération touarègue.
4°) Considérer le Hoggar comme une unité géographique,
un peu comme une réserve naturelle, et à ce titre, préserver
son originalité sociale et économique des actions désordonnées
venant de l'extérieur, qu'elles revêtent une allure économique,
sociale ou morale.
----------Pour l'instant
notre but devrait être de toucher le plus possible de Touareg, de
leur apprendre à lire couramment le français, l'écrire
sans trop de fautes et le parler aisément sur des sujets ayant
trait à la vie journalière des nomades ; compter en usant
des quatre opérations et raisonner des problèmes relatifs
à leurs préoccupations. Là, pour l'instant doivent
se borner nos ambitions dans le domaine des acquisitions purement scolaires.
----------Mais
la vie du maître nomade, en perpétuel contact avec les Touareg,
permet d'aller au-delà ; elle autorise des conversations sur la
France, sur nos coutumes, nos façons de penser, sur la beauté
de nos villes, de nos campagnes, sur l'ouvre de nos élites. Propos
familiers, pas de cours en forme, mais une adaptation aux coutumes de
la " tradition orale ". Ces conversations décousues ne
sont jamais froides, ni impressionnantes comme des leçons scolaires,
elles suscitent l'intérêt spontané ; elles sont fructueuses
par les connaissances qu'elles font acquérir sans effort apparent.
Il va de soi que le maître nomade a suffisamment d'adresse pour
diriger ces conversations suivant un plan tracé, afin d'éviter
des digressions oiseuses ou des redites inutiles. Cet enseignement oral
est révélateur de ce qui attire les Touareg ; par les questions
qu'ils posent, elles permettront de discerner le sens de leur évolution.
----------Je
ne crois pas à l'utilité d'amener les Touareg à un
niveau élevé d'instruction ; nous n'en avons pas les moyens
et ce ne serait pas un bien, car le nomade instruit se trouvera coupé
de sa tribu, de ses habitudes et, fatalement, ne pourra pas rester nomade.
----------C'est
alors que se poseront de graves problèmes sociaux. Il faut éviter
de faire des déracinés qui n'auront plus le goût de
la vie simple des nomades, qui, par préjugés ancestraux
refuseront tout travail manuel, et qui auront entrevu, du fait de leurs
études, le côté agréable de la vie occidentale,
sans avoir subi le côté pénible de la vie civilisé.
----------Ces
problèmes ne sont pas nouveaux, mais ils n'ont jamais été
résolus avec satisfaction. Nous pouvons éviter qu'ils se
posent au Hoggar, en essayant de maintenir les Touareg, nomades et les
harratins, cultivateurs ; mais rien ne s'oppose, au contraire, à
ce qu'ils parlent le français, le lisent, l'écrivent et
sachent compter, cela ne peut que les favoriser. Entrant doucement dans
leurs coutumes, l'instruction n'y sera pas déplacée, ni
génératrice de troubles. Le niveau moyen d'instruction s'élevant
peu à peu, il sera possible par la suite d'aller plus loin. Rien
cependant n'empêche, si par hasard une intelligence supérieure
se révélait, de la cultiver seule et de donner à
l'individu d'élite toutes les facilités pour s'instruire,
quitte à le faire sortir de son milieu, s'il le désire ;
mais, encore une fois, ce ne serait pour l'instant qu'un cas isolé.
Il serait, de plus, souhaitable que des éducateurs avertis maintiennent
chez cet individu sa dignité personnelle, et ses qualités
morales innées.
----------En résumé,
l'instruction apparaît dans le milieu touareg comme la meilleure
ou la pire des choses, suivant ceux qui la dispenseront. Une lente pénétration
peut faire un bien énorme à l'individu, sans troubler la
vie harmonieuse de la tribu. Par contre un travail hâtif qui viserait
à produire des " certificats d'études " aurait
des conséquences néfastes sur le reste de la société
touarègue. Gardons-nous de jouer les apprentis sorciers ; quelques
individus instruits, et un jeu de statistiques peuvent produire un certain
effet sur des esprits non avertis, et faire croire à une réussite,
mais pour celui qui vit dans le pays, au contact des Touareg il faut'
autre chose de plus important : le bonheur et la liberté de choix
pour un petit peuple attachant, qui mérite que l'on s'intéresse
sérieusement à lui.
----------Presque
toujours en matière d'oeuvre sociale, on ne définit jamais
suffisamment les buts. A propos de l'oeuvre d'éducation en milieu
touareg, devrait se poser cette question première : doit-on essayer
de les maintenir nomades ou doit-on les sédentariser ?
----------Au XXm°
siècle, le nomadisme paraît un anachronisme, mais tout ici
est anachronique : la société est matriarcale, la vie quotidienne
est biblique, l'organisation, féodale, le voile des touaregs sort
du fond des âges et leur fidèle compagnon, le chameau, semble
antédiluvien. On ne peut rayer tout cela d'un trait de plume. Faire
accéder tout cet ensemble à un niveau civique et social
supérieur, est-il un bien ? Peut-on grâce à l'éducation
en un temps relativement court, faire sauter un millénaire d'évolution
naturelle ?
----------Une
instruction dispensée trop rapidement amènera fatalement
une sédentarisation, or le Hoggar ne possède pas de ressources
en terre et en eau suffisantes pour recevoir une population agglomérée
plus nombreuse que celle qui y vit actuellement.
----------Quel
pourrait être le travail des touaregs devenus sédentaires,
en admettant que l'éducation chasse leurs préjugés
envers le travail manuel ; il faudrait créer de toutes pièces
un artisanat dans un pays qui ne possède aucune matière
première et situé loin des débouchés commerciaux.
----------Je
ne pense pas que la sédentarisation des touaregs soit un bien pour
eux ni pour la France. Leur sédentarisation signifie la mort au
sens humain du terme du peu de vie qui règne encore dans cette
partie du désert ; c'est aussi la prise en charge par l'Etat d'une
population incapable économiquement de vivre d'une façon
agglomérée.
----------Il
faut donc que les instituteurs nomades aient toujours présents
à l'esprit les points suivants
1°) que toute instruction dispensée maladroitement
peut aller à l'encontre de l'esprit dans laquelle elle est donnée.
2) que malgré les efforts des maîtres, les
résultats sociaux peuvent paraître décevants, mais
qu'il n'en faut pas moins continuer son travail d'une façon méthodique
et obstinée ; l'évolution sociale s'exprimera suivant des
aspirations intimes et subconscientes des tribus que l'on éduque.
Peut-être ne pourra-t-on pas déceler ces aspirations sous-jacentes,
suffisamment tôt ; de toutes façons, aller contre serait
réserver pour plus tard des troubles de croissance plus graves
que les frictions que l'on pourrait éviter en imposant un sens
à l'évolution.
----------On peut
dire que l'école, par une action lente de pénétration,
doit donner aux Touareg les éléments de connaissance et
de raisonnement qui leur permettront de s'exprimer librement et de choisir
les formes sociales qui correspondront à leurs qualités
propres, ainsi qu'à leurs désirs encore informulés.
Influence de l'école
----------Il est
très difficile pour un maître d'apprécier l'influence
de l'école et de mesurer le chemin parcouru, si ce n'est par une
multitude de petits faits sans liaison apparente entre eux.
----------Je
me rappelle un accueil assez froid que j'eus au Campement de Bey ag Akhamouk
alors qu'il n'était pas encore Amenokal et que j'allais de tentes
en campements faire tin essai d'école nomade. A la suite de longues
discussions, il me dit tout net : " Jamais
mon fils n'ira à l'école ".
----------Actuellement
une classe fonctionne dans son campement. Depuis plus de 4 ans, fils et
neveux de Bey vont en classe et sont de bons écoliers. Si, par
hasard l'un des enfants paraît, de temps en temps, plus attiré
par des courses dans le désert que par le travail scolaire, c'est
l'Amenokhal lui-même qui le ramène vers le maître.
----------L'an
dernier, alors que M.l.'Inspecteur d'Académie de Constantine se
rendait dans un campement visiter une classe nomade, il fut abordé
par un petit targui de 7 ans qui lui dit :
-----------
Je m'appelle Chraïbou, et toi ? tu es l'Inspecteur. Montre-moi ton
stylo ? Tiens, dit-il, un peu méprisant, il n'est par comme celui
de mon maître.
----------Ce
jeune Adjouh M'Thélé n'avait guère qu'une année
de scolarité et comme tous ses camarades de classe, il ne parle
que le tamahaq et le français, ignorant les quelques rudiments
d'arabe que possèdent ses parents.
----------Mais
ce qui paraît le plus surprenant à celui qui connaît
le Hoggar, c'est la spontanéité de (illisible) car dans
un campement touareg les jeunes garçons et fillettes prient ou
se cachent dès que passe un étranger.
----------A
Tamanrasset, j'ai pu entendre la conversation suivante entre une dame
qui passait près de l'atelier de l'Ecole et un jeune hartani.
-----------
Que fais-tu ainsi, mon petit, avec ton rabot ?
-----------
Je suis en train de fabriquer une chambre à coucher Louis XV.
----------C'était,
en effet, l'époque de Noël et nous avions une commande de
jouets à exécuter. Mais plus encore que les paroles, le
ton de la réponse était amusant ; il semblait refléter
l'ennui d'être dérangé dans un travail pressé
et coutumier, comme si le style Louis XV était sa spécialité.
----------J'ai
pu, cette année, grâce à une subvention du Gouvernement
Général, amener un jeune targui en France. ----------Ce
garçon de 18 ans qui parle couramment le français et possède
la politesse et le savoir-vivre propre à sa tribu, ne s'est jamais
trouvé pris au dépourvu que ce soit dans le train où
il voyageait seul ou dans le métro, ou à un cocktail littéraire.
Son esprit éveillé lui permet d'admirer la Mer de Glace
ou les forêts des Vosges, de comprendre, sans l'aimer, l'agitation
parisienne.
----------Cependant,
ce qui l'émeut par-dessus tout, c'est l'accueil qu'il reçoit
; la gentillesse et la simplicité des amis qu'il se fait rapidement.
----------Malgré
tous les spectacles que lui offre la France n'oublie pas son pays, même
l'abondance des pâturages normands ne lui fait pas envie car, dit-il,
e ces herbes conviendraient mal aux chameaux car elles leur procureraient
une bosse qui ne " tiendrait " pas.
Claude BLANGUERNON
Directeur d'Ecole à Tamanrasset
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