-----------Il
est peu de professions plus difficiles à définir que celle
de l'artisan. Les légistes et les économistes n'ont pas
encore pu se mettre d'accord sur une formule acceptable et ce n'est pas
aujourd'hui que j'essaierai, pour ma part, d'en proposer une ; qu'il me
suffise de dire que les artisans auxquels nous nous intéressons
se distinguent par la qualité et l'originalité de leurs
travaux dont la valeur artistique est indéniable.
LE PASSE
-----------Lorsqu'on
jette ses regards sur le passé, on aperçoit, d'une part,
un artisanat citadin sévèrement organisé dans des
corporations aux règlements rigides, d'autre part un art populaire
qui s'exprime à la campagne par le décor des objets utilitaires
(vêtement, vaisselle, mobilier, habitat).
-----------A
la ville, les artisans ont leur quartier, leurs rues où s'alignent,
côte à côte, les petites échopes. Voici la rue
des savetiers ; les murs des boutiques s'ornent de babouches multicolores
rangées avec soin, l'artisan, penché sur son billot de bois,
un lourd tampon de cuivre à la main, lève peu la tête
devant lui les acheteurs font leur choix et ne dérangent le patron
que lorsqu'ils se sont décidés, ont retenu un article et
accepté le prix proposé.
-----------Plus
loin le quartier des dinandiers retentit sous les coups de marteaux régulièrement
rythmés, des hommes couverts de sueur et de poussière de
charbon s'affairent sans prêter attention aux badauds. Le cuivre
rouge se plie sous leurs instruments habilement maniés. Il prend
forme, il devient récipient (le cuisine, plat large, profond, rince-doigts
aux lignes harmonieuses.
-----------Notre
promenade nous conduit ensuite à la rue des bijoutiers qui burinent
l'argent ou cisèlent l'or en des bijoux dont les ruraux sont aussi
friands que les citadins. Dans la rue des tisserands, claquent les tac-tac
des navettes inlassables. Une odeur fétide annonce 'la rue des
tanneurs. Ici, les couturiers s'affairent, brodent des parements de burnous
dont un gamin attentif écarte les fils. Un atelier plus richement
installé indique le "Tiraz " où les princes font
tisser sur de curieux métiers fort compliqués de splendides
étoffes de soie lamées d'or et d'argent.
-----------Partout
un peuple affairé, une organisation solide bien que tracassière
parfois. Les chefs de corporation, détenteurs des règlements,
sont juges, experts, ils veillent au respect de la qualité ; ils
décident du nombre des ateliers à admettre, du passage de
l'état de compagnon à celui de contremaître,_ puis
(le patron. Grâce à eux, la valeur du travail ne s'avilit
pas, mais l'art se fige, se cristallise, n'arrive pas à se dégager
des thèmes classiques et, l'inspiration étant tarie, il
s'abatardit nécessairement à la longue, aucune sève
nouvelle ne venant le ranimer.
-----------A
la campagne, la division du travail réduite à l'extrême,
fait de l'homme un pasteur, un cultivateur, mais aussi, à l'occasion
un maçon ou un menuisier, voire un forgeron ou un tisseur de tapis.
La femme pourvoit à tous les autres besoins de la famille, tribale
ou non. Mère de famille et ménagère, elle sait encore
modeler les ustensiles de ménage et les décorer fort habilement
; elle lave, file et teint la laine du troupeau familial dont elle fera
les vêtements, des tentures, des couvertures, et aussi, la toile
de la tente. Tous ces objets s'ornent d'un décor parfois précieux
et toujours remarquable par sa valeur artistique. Travaillant pour elle-même,
elle ne compte ni son temps ni sa peine. Les thèmes qu'elle emploie
sont connus, ils lui viennent de mère en fille d'un lointain passé
où ils ont eu sans doute une signification magique que le temps
a fini par estamper ou effacer complètement.
-----------Le
signe s'est isolé de la chose signifiée, il a été
différemment compris, niais il s'est traduit par les mêmes
symboles. Cependant, la tradition, aussi impérieuse soit-elle,
n'empêche pas totalement l'inspiration nouvelle et, contrairemnt
à ce que nous trouvons dans les corporations citadines, il n'est
pas impossible de s'évader des vieux thèmes ancestraux et
l'on peut qualifier sans crainte d'artistes certaines potières
kabyles dont l'inspiration sait se renouveler sans cesse ou le grave reggam
(tisseur de tapis) du Sud constantinois qui se vante de n'avoir jamais
refait le même tapis et qui n'a d'autres modèles sôus
les yeux que ceux qu'il " porte dans sa tête,".
-----------Lorsqu'on
jette un coup d'oeil sur ce passé récent, pas encore entièrement
disparu d'ailleurs, on observe, en résumé, d'un côté
un artisanat constitué: l'artisanat cidatin; d'un autre côté,
un travail familial qui ne vise qu'aux besoins stricts du groupe et ignore
le commerce, mais qui constitue un des aspects les plus attachants de
l'art populaire nord-africain.
LA SITUATION ACTUELLE
-----------Que subsiste-t-il
de cet ancien état de choses? L'artisan s'est rapidement étiolé,
il végète actuellenient. Certaines corporations ont complètement
disparu ,les autres survivent si difficilement qu'il n'est pas téméraire
de prédire leur fin prochaine. L'organisation s'est effacée,
les artisans dispersés, abandonnés à eux-mêmes,
se débattent dans les pires difficultés ; la qualité
de leurs travaux est médiocre et tend de plus en plus à
s'avilir.
-----------Le
travail familial des ruraux, en se commercialisant, s'est considérablement
abâtardi. Après quelques années de succès qui
ont pu faire croire que l'artisanat citadin ferait place à un artisanat
rural, riche, prospère, les commandes se sont raréfiées.
Par ailleurs les familles exploitées par des intermédiaires
peu scrupuleux ont renoncé à un travail qui n'était
pas rénumérateur; ou bien elles n'ont plus voulu produire
en dehors des besoins du groupe ou bien, et c'est le plus fréquent,
le métier s'est perdu, le groupe lui-même ayant trouvé
ailleurs les objets qui lui étaient nécessaires pour vivre.
-----------Que
s'est-il produit pendant ces dernières années ? Tout d'abord,
le développement de la grande industrie en Europe a eu des contrecoups
jusque dans un pays où les moyens de production n'ont pas varié.
La facilité accrue des transports a permis l'importation de produits
de manufacture qui ont envahi les marchés. Les effets ont été
presque immédiats pour l'artisanat citadin. Frappés terriblement
par la concurrence, les tisserands ont cru pouvoir lutter en se libérant
des contraintes de la corporation et ont. voulu produire vite et à
meilleur marché. Le résultat ne s'est pas fait attendre
: leurs travaux de moins en moins soignés ont détourné
la clientèle traditionnelle qui pourtant apportait encore des laines
à travailler. La mode elle-même s'en est mêlée
; le citadin préféra bientôt le costume européen
à l'habillement de ses aïeux. L'ouvrier lui-même trouva
plus commodes les " bleus " qui gênaient moins ses mouvements.
L'Armée, en vendant ses surplus, a couvert des milliers de Musulmans
de bourgerons et de treillis. La campagne, à vrai dire, a beaucoup
plus résisté à cette évolution, mais elle
la suit à son tour et le tisserand voit fondre d'année en
année une clientèle déjà clairsemée.
Il aurait peut-être pu lutter en recherchant ailleurs d'autres acheteurs
; les Européens, les touristes auraient volontiers fait l'acquisition
d'objets originaux mais il aurait fallu qu'ils fussent soignés
et qu'ils présentassent de réelles qualtés artistiques
: En se refusant à cet effort le tisserand s'est lui-même
condamné irrémédiablement.
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----------Chez les
ruraux, le manque d'organisations a été la cause essentielle
du mal.
-----------Tout
d'abord le fait même que le travail familial devenait plus intéressé
devait fatalement coinpromettre sa valeur artistique. La tisseuse pour
qùi le temps ne comptait pas composait jadis avec amour des travaux
pour lesquels il fallait dépenser des trésors de patience,
elle eut désormais le souci de produire davantage, excitée
en cela par les intermédiaires au compte de commerçants
en articles orientaux. Le touriste exigeait peu, le commerce était
prospère mais la condition de la rurale ne s'améliorait
pas pour autant. Les produits devinrent vite médiocres et ne surent
plus retenir l'attention des voyageurs que la crise mondiale rendait par
ailleurs plus rares et plus difficiles. Peu à peu, la tisseuse
renonça à travailler et les bazards crurent pouvoir remplacer
les articles traditionnels par des centrefaçons manufacturées.
Entre 1930 et 1939, on pouvait trouver dans les souks de Tunis des tapis
de Kairouan exécutés sur métiers mécaniques
à Lyon, des cuivres ciselés emboutis en série à
Turin, des services à café imitant les articles orientaux,
importés (le Tchécoslovaquie ou (lu Japon. Bref, l'artisanat
allait à grands pas vers sa mort.
-----------En
Algérie, les écoles de l'Académie avaient cependant,
sous l'impulsion de personnes aussi dévouées que compétentes,
entrepris un sérieux effort de redressement. C'est, on peut le
dire de suite, grâce à elles que certaines productions n'ont
pas complètement disparu et que notre action demeure possible malgré
le retard. Mais une question mérite d'être posée.
A quoi bon maintenir ce que l'évolution condamne et faire renaître
ce que le progrès a rejeté en arrière ?... Tout effort
d'ailleurs ne sera-t-il pas vain et atificiel ?
-----------Je
vais m'efforcer de répondre à cette question qui m'a été
faite maintes fois.
LES RAISONS D'UNE RENOVATION
-----------Tout
d'abord, il ne s'agit pas pour nous de nous opposer à l'évolution
normale des techniques car nous sommes persuadés que cette lutte
est impossible. C'est dire que quelques métiers aux moyens trop
rudimentaires doivnt disparaître nécessairement ou s'ils
le peuvent s'adapter aux conditions nouvelles en se modernisant. Condamnés.
Ils le sont parce que leurs produits ne présentent ni originalité
ni valeur artistique et ne peuvent, à ce titre, intéresse1
une clientèle de choix, toujours attirée vers l'exotisme
de bon aloi.
-----------Ce
qui nous intéressé, ce que nous voulons sauver c'est justement
ce qui appartient en propre à ce pays, cet art si particulier,
si attachant qui ne peut laisser indifférent ; et ceci, nous le
voulons pour des raisons d'ordre culturel, d'ordre économique et
d'ordre social.
-----------Du
point de vue culturel, l'art populaire, qui est devenu l'artisanat actuel,
constitue les trois quarts du patrimoine artistique de -ce pays. C'est
un devoir de le sauver, de sauver ce paticularisme qui rend si attrayant
le pays nord-africain. Ne cherche-t-on pas, dans ce même esprit,
à sauver et à faire revivre nos arts régionaux français
? Il serait désespérant que rien ne fut tenté alors
qu'il est encore temps même si pour cela il fallait un effort financier
sans espoir de rentabilité.
-----------Mais
que l'on se rassure, l'artisanat ne sera pas qu'une spéculation
intellectuelle chère à quelques curieux.
Du point, de vue économique, ia question mérite également
une attentive étude. Nombreuses sont en Algérie, lés
régions où la nature est particulièrement avare de
ses dons. L'élevage y est difficile, la culture presque impossible
et cependant des hommes y vivent qui méritent qu'on s'intéresse
à leur sort. Si l'artisanat peut être un complément
de ressources nous devons tout faire pour le développer ; or l'expérience
nous a prouvé ailleurs que la chose était possible à
condition que le problème soit bien posé et les moyens d'action
étudiés avec soin et compétence.
-----------Enfin,
du point de vue social, l'artisanat, compris sous la forme du travail
familial, tout en assurant un complément de ressources au mélange,
maintient la femme au foyer. Ménagère et mère de
famille avant tout, elle utilise ses loisirs à des travaux de tissage
ou (le broderie qui pourront parfois être d'un précieux secours
dans le modeste budget familial.
-----------La
nécessité d'une rénovation n'a pas échappé
à l'Administration algérienne. Nous avons déjà
eu l'occasion de développer les projets du Service de l'Artisanat
et d'exposer les premières réalisations obtenues. (Documents
Algériens n° 33 - Série économique - du 5 Octobre
1947). Nous ne reviendrons donc pas sur cette question.
-----------Le
dernier concours du meilleur artisan algérien inauguré le
23 Novembre dernier par M. le Ministre, Gouverneur Général
de l'Algérie, a marqué une nette amélioration des
techniques artisanales ; ce progrès ne doit, à notre avis,
constituer qu'une étape dans la marche en avant qui conduira à
une véritable rénovation des arts mineurs de l'Algérie.
LGOLVIN
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