Alger, Algérie : documents algériens
Série culturelle : archéologie
l'œuvre archéologique française en Alérie
14 pages - n°80 - 10 janvier 1957

Cet article a paru d'abord dans les Lettres d'Humanité (Bull. de l'Ass. G. Budé), 1956, 4, t. XV. Nous remercions la direction de cette revue de nous avoir autorisé à le reproduire ici.

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-----------La presse a publié cet été une nouvelle qui, abstraction faite du tragique de l'événement, a dû faire sursauter les membres de l'Association Guillaume Budé : il y était question d'un car que les fellagha avaient attaqué entre Stéphane-Gsell et Masqueray. C'est que la toponymie moderne de l'Algérie honore les grands hommes qui l'ont illustrée, et non seulement ses soldats comme Lamoricière, ses gouverneurs comme Jonnart, ses peintres comme Chassériau, mais aussi ses historiens. Dès le siècle dernier, l'épigraphiste Léon Renier avait eu son centre de colonisation. Masqueray - non pas l'helléniste Paul, mais le berbérisant Emile, auteur d'une thèse latine De Aurasio monte (" Sur l'Aurès ") et fondateur, en 1880, de l'Ecole, plus tard Faculté des Lettres d'Alger - trouva le sien sur la route de Berrouaghia à Aumale, près des ruines de Rapidum, où William Seston et plus récemment Marcel Leglay ont fouillé un camp du limes de Maurétanie césarienne. Quant à Gsell, à la fin d'une vie dont quarante ans de labeur opiniâtre avaient été consacrés à la résurrection de l'Algérie antique, il aimait à dire en plaisantant : " Si je travaille bien, on donnera peut-être mon nom à un village ( L'idée fut lancée, à la mort de STEPHANE GSELL, par M. CARCOPINO dans le Journal des Débats du 5 janvier 1932, et son article a été reproduit par le Bull. de l'Ass. G. Budé d'avril 1932, n° 35, p. 5 sq.). " Ce fut à Souaghi, à 16 km à l'ouest de Masqueray, où l'on a trouvé un milliaire au nom de Caracalla attestant que cette route statégique avait été refaite en 215.
-----------L'admirable auteur de l'Histoire ancienne de l'Afrique du Nord avait en effet bien travaillé, et avec lui, comme avant et après lui, l'archéologie française a accompli en Algérie une oeuvre dont la grandeur n'est contestée par personne et à laquelle, dans le malheur et l'injustice des temps, il est réconfortant de penser. Elle. a été plusieurs fois retracée, entre autres par deux Directeurs des Antiquités de l'Algérie, Eugène Albertini et Louis Leschi, dans d'excellentes mises au point (E. ALBERTINI, L'Algérie antique, dans Histoire et ristoriens de l'Algérie, ouvrage publié par la Revue historique dans la Collection du Centenaire, 1931 ; L, LESCHI, La recherche archéologique en Algérie, Documents algériens, série culturelle, ms 2, 1946.) où tout est dit, sauf, naturellement, ce qui s'est fait depuis, qu'ils avaient préparé, et qui n'est pas moins considérable. Tous deux ont défini les conditions exceptionnelles dans lesquelles l'Algérie, après 1830, s'ouvrit à la recherche historique; elle était restée jusqu'alors pratiquement exclue de la longue enquête épigraphique et archéologique qui, en Europe, depuis le XVI' siècle, tendait à suppléer à l'insuffisance des documents littéraires; c'est à peine si le naturaliste marseillais Peyssonnel en 1724-1725, ou le Dr Shaw, " chapelain de la factorerie anglaise à Alger " de 1720 à 1732, avaient pu, dans leurs voyages " en Barbarie ", copier quelques inscriptions ou d cssiner quelques monuments. C'était un terrain presque vierge qui s'offrait tout à coup à l'étude :
" La conquête française, écrit Albertini, eut dans le domaine des sciences historiques les mêmes
conséquences que dans le domaine économique : elle fit rentrer l'Algérie dans le concert des nations civilisées, dans le système de l'activité générale.
"
-----------Et justement deux circonstances particulièrement favorables devaient assurer le succès d'une con-quête qui commença sans tarder. C'est d'abord que les monuments antiques de l'Algérie se présentaient dans un état de conservation auquel on n'était guère habitué dans les autres parties du monde romain : ils n'avaient eu à subir, en général, que les injures du temps. Tandis qu'en Italie, en France, en Rhénanie, la vie médiévale et moderne s'était poursuivie aux lieu et place de la vie ancienne, dont elle avait recouvert, défiguré et souvent effacé les vestiges,
-----------" ...en Algérie une population en grande partie paysanne, et souvent nomade, restée ou redevenue étrangère à la civilisation romaine, [avait] vécu à côté des monuments antiques sans s'y intéresser et, en bien des endroits, sans s'y installer; dans bien des cas, elle n'a pas été amenée à les modifier. "

-----------En second lieu, la découverte de l'Algérie se produisait pour nos savants au moment où le XIX' siècle créait les disciplines critiques qui allaient renouveler l'histoire de l'antiquité, et les instruments de travail qui leur permettraient d'en tirer le meilleur parti.

-----------A quoi il faut ajouter sans doute, parmi les raisons qui imprimeraient à l'archéologie algérienne un élan enthousiaste et fécond, qu'elle ne pouvait qu'être portée, malgré toutes sortes de difficultés quotidiennes, par la profonde conformité .d'idéal qui reliait, par delà les " siècles obscurs du Maghreb ", les pionniers de la colonisation française et leurs lointains devanciers de l'Afrique romaine, dont l'oeuvre créatrice, à bien des égards semblable à celle qu'ils entreprenaient, revivait sous leurs pas comme un exemple et un stimulant. Ce qui ne veut pas dire que l'orientalisme, qui enchantait les Delacroix et les Fromentin, fût sans prestige sur les savants, et que les antiquités musulmanes fussent entièrement négligées. La conquête éveilla tout de suite aussi de nombreuses vocations d'arabisants ( Témoin cet abbé Barges, dont William et Georges MARÇAIS évoquent la figure au début de leur livre sur Les monuments arabes de Tlemcen (Paris, 1903, p. 1) et qui, s'étant épris pour cette ville, au lendemain de l'entrée de nos troupes (1846), " d'un véritable amour ", lui consacra, dès 1852 et 1859, deux précieux ouvrages.). On ne s'étonnera pas pourtant que la voix du passé romain fût, pour les Français d'Algérie vers 1850, infiniment plus convaincante, et assurât aux archéologues le soutien d'une multiple collaboration bénévole : à leur suite, médecins, fonctionnaires, ecclésiastiques, ingénieurs, officiers surtout s'employaient à noter des inscriptions et à dessiner des ruines. " C'est mon propre rêve que tu me racontes ", dit Glaucon à Socrate. Comment n'eussent-ils pas reconnu leur propre rêve dans cet effort énergique pour mettre en valeur la même terre à la fois magnifique et difficile, pour l'assainir, l'irriguer" pour y construire des routes (II va sans dire que le souvenir du Christianisme africain, et la recherche des lieux vénérables de la chrétienté, à Hippone par exemple, fut un puissant stimulant de l'archéologie. Le cardinal Lavigerie intervint en faveur des fouilles).

-----------Pour prendre un seul exemple, on imagine assez les sentiments d'admiration, d'attendrissement t d'émulation de ceux qui déchiffraient des textes épigraphiques aussi actuels que telle merveilleuse inscription de Lambèse, lorsque, au mois d'octobre 1866, elle fut trouvée dans sa ferme par un colon du nom de Médan. Elle avait été gravée, sous Antonin le Pieux, en l'honneur de Nonius Datus, qui appartenait aux services du Génie de la III' Légion Auguste. A la demande du procurateur de Maurétanie césarienne, il avait été envoyé à Saldae (Bougie), pour y établir le tracé d'un aqueduc. C'était un travail considérable, qui exigeait le percement c'une montagne. Mais, malade, il avait dû regagner ses quartiers sans pouvoir surveiller l'exécution. Il fut rappelé d'urgence à Bougie en 152 : " Je partis ; en route je tombai sur des bandits ; dépouillé et isissé pour mort, je m'échappai avec les miens ; j'arrivai à Saldae ; j'allai trouver le procurateur Clemens, qui me conduisit à la montagne : on avait commis une erreur déplorable en forant le tunnel, et l'on était sur le point d'abandonner ". C'est que les deux équipes, qui avaient commencé à creuser la montagne chacune à un bout, avaient, malgré le piquetage, dévié chacune vers la droite, si bien qu'elles avaient cheminé parallèlement et ne s'étaient pas rencontrées. Nonius Datus avait tout remis en ordre, et l'aqueduc avait été inauguré solennellement quelque temps après (C. I. L., VIII, 2728 et 18 122 = Dess. 5795 : Profectus sum et inter uias latrones sum passus ; nudus saucius euasi cum meis ; Saldas ueni ; Clementem procuratorem conueni. Ad montem me perduxit, ubi cuniculum dubii operis flebant : quasi reliquendus habebatur, ideo quod perforatio operis cuniculi longior erat effecta quam montis spatium. Apparuit fossuras a rigore sic errasse, adeo ut superior fossura dextram peteret ad meridiem uersus, inferior similiter dextram suam peteret ad septentrionem; duae ergo partes relicto rigore errabant. Rigor auteur depalatu.s erat supra montem ab oriente in accidentent. Ne quis tamen legenti error fiat de fossuris, quod est scriptum " superior " et " inferior ", sic intellegamus : superior est pars, qua cuniculr.rs aquem recipit, inferior, qua emittit. Cum opusadsignareen, ut seirent, quis quem madum suum pertorationis baberet, certamen operis inter classicos milites et gaesetes dedi et sic ad concpertusionem montis c' nuenerunt. Ergo ego, qui primus libram feceram, d?icturn adsijnaueranc, field institueront secundum forrze'n guam Petronio Celeri procuratori dederam... (lacune). Opus effectam, aqua missa, dedicauit Varius Cleens procurator. Nous avons complété quelques abréviations et corrigé quelques fautes de graphie.
-----------Or, l'aqueduc de Bougie est bien connu (7 St. GSELL, Les monuments antiques de l'Algérie, Paris, 1901, I, p. 249 sq.) : il amenait jusqu'aux citernes de la ville, après un parcours de 21 km., l'eau des sources de Toudja. En plusieurs points, il dressait au-dessus du sol ses arcades de pierres de taille. Mais, à l'est du village d'El-Abel, il passait à 86 m. au-dessous du col qui sépare les vallées de l'oued Srir et de l'oued Ghir, affluents de la Soummame : ce 'eunnel avait 428 m. de long. C'est vraisemblablement celui qu'avait conçu et rectifié Nonius Datus, d'après ce que nous apprend l'inscription de Lambèse : " Cette inscription, ajoute Gsell, a été donnée récemment à la municipalité de Bougie, qui, à l'exemple des Romains, a fait construire un aqueduc pour amener l'eau de Toudja. On l'a placée sur une fontaine, face à la mairie. "

-----------Tel est la vision de l'antiquité, un peu particulière sans doute mais exaltante pour des hommes d'action, qui s'imposait à l'Algérie du XIX" siècle, dans le même temps qu'elle conquérait la Mitidja sur les fièvres (E. F. GAUTIER, Un siècle de colonisation, Paris, 1930, notamment le chapitre : " Le phénomène colonial de 1830 à 1930 au village de Boufarik ") et rendait au roulage des routes qui pendant douze siècles étaient restées le domaine du bât ( P. SALAMA, Les voies romaines de l'Afrique du Nord, Alger, 1951, p. 31 ; et, sur l'état des routes en Algérie au moment de la conquête, M. Emerit, L'Algérie à l'époque d'Abd-el-Kader, Paris, 1951, p. 195 sq. : " Quelques voitures pouvaient circuler sur les grandes routes. " Par exemple : " On a vu sur la route de Tunis à Constantine une petite voiture escortée par six ou huit chaouchs armés et montés sur des mules. Cette voiture contenait deux femmes que le bey de Tunis envoyait au bey Ahmet. "). C'était, avec sa grandeur et ses limites, la civilisation de l'Empire romain, spécialement pendant les deux siècles des Flaviens, des Anton'ns et des Sévères, celle dont le livre X des Lettres de Pline le Jeune est l'expression littéraire la plus juste : pas de grands poètes, guère plus de philosophes, quoique le vivace souvenir de Virgile ( St. GSELL, Virgile et les Africains, dans le vol'nne du Cingeantenaire de la Faculté des Lettres d'Alger, Alger, 1931.), la renommée du philosophicus Platonicus, Apulée de Madaure, et la prospérité des écoles de rhétorique attestent une situation enviable de la culture ; mais surtout des architectes et des administrateurs, les uns édifiant ces merveilles de l'urbanisme antique, auxquelles leurs ordonnance harmonieuse et noble, en même temps çue la patine dont le temps a recouvert leurs murs en bel appareil, a mérité le nom de " villes d'or " ; - les autres organisant les bienfaits de la sécurité, de cette paix romaine rui n'était certes pas un vain mot, et dont une récente étude ( M° H. CAMPS-FABMen, L'olivier et l'huile dans l'Afrique romaine, Alger, 1953, en particulier, p. 16.) suggère une définition nouvelles : à l'origine, les dix ans de tranquillité nécessaires pour qu'un olivier commence à rapporter, et par suite, ru'un nomade accepte de devenir sédentaire.

-----------On commença, avons-nous dit, tout de suite. En 1837, le gouvernement de Louis-Philippe créait une commission ayant pour mission de " rechercher et réunir tout ce qui pouvait intéresser les sciences et les arts ", et des architectes, des officiers, ces professeurs partirent à l'aventure. Dès' 1846, l'architecte Ravoisié ramenait de ses voyages un beau volume intitulé Beaux Arts, architecture et sculpture, dans la collection " Exploration scientifique de l'Algérie ". Le capitaine d'artillerie Delamare visitait à plusieurs reprises le Constantinois, de 1840 à 1845, puis en 1850-1851, et y exécutait près de 350 dessins de monuments ; seul un premier album, contenant 193 planches, a paru en 1850, sans texte : Gsell devait en composer, en 1912, le commentaire explicatif (" Exploration scientifique de l'Algérie pendant les années 1840-1845. Archéologie ". Texte explicatif des planches de Ad. H. Al. Delamare..., par St. GSELL, Paris, 1912.). Léon Renier, chargé un peu plus tard de recueillir les Inscriptions romaines de l'Algérie, en publiait plus de 4.400 de 1855 à 1858. En 1838, Berbrugger avait fondé la Bibliothèque Nationale et le Musée d'Alger. Partout se formaient des Sociétés savantes : la doyenne est la " Société archéologique, historique et géographique de Cons-tantine ", qui remonte à 1852 ; la " Société historique algérienne " date de 1856 ; 1"Académie d'Hippone " de 1863. Ces sociétés, qui publiaient des revues ou des bulletins, firent d'excellent travail.

-----------Tout cela appartient encore à un âge héroïque et à une phase préparatoire, que devait suivre, à partir de 1880, la période des réalisations. C'est dans ce second temps, lorsque les premières prospections et les premiers inventaires furent achevés, lorsque la récolte épigraphique eut été réunie dans deux volumes du Corpus Inscriptionum Latinarum (La guerre de 1870 avait empêché Léon RENIER de rédiger, selon les accords qui avaient été conclus, tome VIII du Corpus, consacré à l'Afrique ; les deux premiers volumes ont été préparés par l'éaigraphiste allemand WILMANNS, et publiés par MOMMSEN en 1831 R. CAGNAT a collaboré, à partir de 1891, à la rédaction de trois volumes de Suppléments.), que l'archéologie algérienne, pourvue d'ailleurs de crédits plus solides, donna sa pleine mesure. C'est alors que fut inauguré le cycle des grandes fouilles méthodiques.
-----------En 1880 s'ouvrait le chantier de Timgad, qui devint peu après permanent, et qui, après plus de cinquante ans d'une exploration ininterrompue, s'est encore révélé, depuis la guerre, riche de surprises et d'avenir. Des fouilles ont commencé à Lambèse en 1883, à Cherèhel en 1886, à Tébessa en 1888, à Tipasa en 1891, à Khamissa en 1900, à Announa en 1903, à Mdaourouch en 1905, à Djemila en 1909. Et Louis Leschi pouvait écrire en 1946: " Sauf Announa et Madaure, tous ces chantiers sont encore actifs ".
Plusieurs de ces " villes d'or " ont acquis depuis une réputation mondiale, et deux au moins d'entre elles, Timgad et Djemila, sont aussi connues que Pompéi (On a compté 10.583 visiteurs à Timgad en '9-4 -- Cn consultera Chr. COURTOIS, Timgad, anti-Thamugadi, Alger, 1951 ; M"" ALLAIS, Djemila, Paris, 1938 ; L. LESCHI, Djemila, antique Cuicul, Al-1949.), dont elles offrent, par l'ampleur et le bel état de leurs ruines, des répliques aussi expressives - quoique dans un climat, moral et physique, bien différent de celui qui régnait dans la petite cité de plaisance campanienne. Toutes deux à l'origine colonies militaires, fondées à peu près en même temps, vers l'an 100 de notre ère, dans un horizon pareillement dénudé, pour garder l'une, les contreforts nord de l'Aurès, l'autre, un carrefour de routes contre les montagnards mal soumis des Babors, Thamugadi et Cuicul se sont épanouis pourtant, dans la paix de plus en plus assurée des II" et III, siècles, au point de déborder largement leurs enceintes primitives, allant jusqu'à couvrir, à Timgad, une cinquantaine d'hectares autour des 12 ha., intégrale-ment dégagés, dans lesquels s'enfermait la ville de Trajan. Et il est inutile de rappeler le plan régulier comme une épure de cette première Timgad, où l'égalité du terrain permit aux arpenteurs de réaliser leur idéal d'une urbs justa, et de dérouler sans bavures le quadrillage de leurs decumani et de leurs cardines, - tandis qu'à Djemila, juchée sur un éperon entre deux ravins, leur besoin de symétrie avait à compter avec un relief tourmenté. Ici et là pourtant les mêmes forêts de légères colonnes dominées par les arcs de triomphe, les mêmes larges places bien dallées autour des temples, les mêmes théâtres aux beaux demi-cercles de gradins, les fontaines et les thermes, et tous ces édifices, témoins de la civilisation matérielle et spirituelle, le marché de Cosinius à Djemila, la bibliothèque de Rogatianus à Timgad, dont de généreux citoyens avaient voulu doter leur ville natale. Si les sculptures qu'on y a trouvées ne dépassent pas, en général, le niveau de ce qu'on est convenu d'appeler l'art provincial romain, la mosaïque, " art particulièrement africain ", répand partout sur les pavements des tapis colorés dont la valeur apparaît, et apparaîtra, de plus en plus.
-----------Timgad et Djemila sont les deux sites archéologiques les plus célèbres de l'Algérie. Mais non moins importantes, non moins instructives étaient encore les trois villes numides, Khamissa, Mdaourouch et Announa qui, fouillées au début du siècle par l'architecte Ch. A. Joly, ont fait l'objet, en 1914, 1918 et 1922, d'une grande publication de Stéphane Gsell. Mdaourouch (Madaure) était fameuse dans l'histoire des lettres : vivant foyer de culture latine, où était née Apulée, où le jeune Augustin avait appris la littérature et l'éloquence ; Gsell en décrit le forum, le théâtre, les thermes, les églises et la forteresse byzantine ; on a, en outre, dégagé depuis, en parfait état, une huilerie à deux pressoirs qui nous ramène, comme partout dans l'archéologie algérienne, sur le plan de la vie économique. Mais Announa (Thibilis) et surtout Khamissa (Thubursicu Numidarum) présentent une autre sorte d'intérêt, qui vaut qu'on s'y arrête un moment. C'est que Timgad et Djemila étaient des créations ex nihilo de la colonisation romaine ; leur population, bien que des éléments indigènes y fussent venus s'y agréger, était fondamentalement romaine. Madaure aussi, centre numide qui existait dès le III" siècle av. J.-C., a été entièrement transformée par la fondation d'une eclonie de vétérans sous les Flaviens. Mais Announa, bien que fière de se dire romaine, révèle de nombreuses survivances de son passé romain, et Khamissa, Thubursicu Numidarum, offre l'exemple significatif, parmi d'autres, d'un bourg indigène attaché au nom de la tribu dont il était antérieurement le chef-lieu, où persistent les civilisations et les langues libyque et punique, et qui, pourtant, sans afflux c' e sang nouveau, par l'assimilation sans réticence des Numides qui l'habitaient, devient une grande cité romaine, et sans doute, quoique l'histoire n'en fasse pas mention (A moins que dans TAC., Ann., IV, 24, 1, on ne corrige le nom du Thubuscum oppidum assiégé par Tacfarinas.), une des plus considérables de l'Algérie antique. C'est pour des Berbères romanisés que fut construit ce théâtre, le plus beau et le mieux conservé de l'Afrique du Nord. Ce sont des Berbères romanisés qui applaudissaient cet Eunuque dont un claveau décoré d'un masque porte l'inscription et dont le succès, même si ce n'était qu'une pantomime inspirée de fort loin de la comédie de Térence, n'en prouve pas moins chez les spectateurs une participation totale à la culture latine de l'Empire. A Khamissa était né le grammairien Nonius Marcellus, qui se proclamait " le péripatéticien de Thubursicu ", comme Apulée avait été " le platonicien de Madaure ". Dans un site comme celui-là, la question qui se pose avec insistance, c'est de savoir comment, avec une telle économie de moyens, Rome a su convertir la Berbérie à ses moeurs.

-----------On nous excusera de passer si vite, dans cette évocation des chantiers classiques de l'Algérie, sans même donner un regard à la basilique chrétienne de Tébessa (SEREE DE ROCH, Tébessa, antique Théveste, Alger, 1952..), ni au praetorium de Lambèse, ni aux collections d'art grec réunies par Juba II dans sa résidence de Cherchel. Il est plus nécessaire de rappeler que toutes ces fouilles s'accompagnaient de la publication de quelques grands ouvrages sur lesquels repose encore aujourd'hui notre connaissance de l'Algérie antique : en même temps qu'il publiait, avec E. Boeswillwald et A. Ballu, les résultats des fouilles de Timgad (1891-1905), René Cagnat donnait, en 1892, la première édition de son Armée romaine d'Afrique, qui retrace toute l'histoire militaire du pays dans l'antiquité. Pallu de Lessert, d'autre part, oen reconstituait l'histoire administrative dans ses Fastes des provinces africaines (1896-1901) . Dans Les Africains (1894), Paul Monceaux étudiait la littérature latine de l'Afrique païenne, avant d'entreprendre sa monumentale Histoire littéraire de l'Afrique chrétienne (1901-1923). Charles Diehl consacrait à l'Afrique byzantine (1896) l'un de ses premiers grands livres. Mais il faudrait surtout citer ici toute la bibliographie de Gsell et particulière-ment, parmi les 209 titres qui la composent et dor t 200 intéressent l'Algérie, trois ouvrages qui sont à la base de toute recherche ultérieure, les Monumer ts antiques de l'Algérie (1901), l'Atlas archéologique de l'Algérie (1902-1911), où sont reportés en rouge, sur des cartes au 200 millième, avec notices, tous les vestiges pré-romains ou romains connus alors, et dont il avait personnellement revu la plupart, enfin l'Histoire ancienne de l'Afrique du Nord en huit volumes (1913-1928) qui, ayant traité des origines de Carthage et des royaumes indigènes, s'arrêtent malheureusement " au seuil de la terre promise ", c'est-à-dire de l'Empire, des murs aux join ts parfaits et des inscriptions en bonnes lettres. Enfin, autour de ces oeuvres magistrales, paraissaient quantité d'études de détail qui, à propos d'une découverte ou d'un inédit, faisaient revivre les aspects multiples de la civilisation de l'Algérie romaine. Beaucoup d'entre elles étaient dues à des membres, ou à d'anciens membres, de l'Ecole Française de Rome, que la tradition s'établit alors d'associer à l'exploitation des chantiers de l'Afrique du Nord. Et certains de ces mémoires ont fait date : tel celui que M. Jérôme Carcopino publia ,en 1906 sur une inscription qu'il avait trouvée dans la vallée de la Medjerda, en Tunisie, mais dont le témoignage s'étendait à l'Algérie, en ce qui concerne l'organisation des saltus impériaux oet le statut du fermage : c'était un grand pas en avant dans l'histoire, sur le plan économique et juridique, de la colonisation romaine. L'inscription d'Ain-el-Djeniala (. J. CARCOPINO, L'inscription d'Aïn-el-Djemala, Mél. de l'Ec. fr. de Rome, XXVI, 1906, p. 365 sq) n'était d'ailleurs que l'un des premiers travaux parmi tous ceux que M. Carcopino, qui succéda à Gsell en 1912 à la Faculté des Lettres d'Alger et à l'Inspection des Antiquités de l'Algérie, devait consacrer à l'Afrique du Nord ( Il faut mentionner aussi la publication des Musées et Collections archéologiques de l'Algérie (et de la Tunisie) : I, Alger, par DOUBLET (1890) ; II, Constantine, par DOUBLET et GAUCKLER (1893) ; III, Oran, par LA BLANCHERE (1893) ; IV, Cherchel, par GAUCKLER (1895) ; V, Lambèse, par CAGNAT (1895) ; VI, Philippeville, par GSELL (1896) ; IX, Coll. Farges à Constantine, par BESNIER et BLANCHET (1900) ; X, Tébessa, par GSELL (1902) ; XII, Timgad, par BALLU et CAGNAT (1903) ; XIV, Paris, par HERON DE VILLEFOSSE (1906) ; VI, Guelma, par DE PACHTERE (1909), etc.).

-----------Une troisième période commence alors - qui est encore la nôtre, et, malgré la modestie avec laquelle les contemporains jugent d'habitude l'oeuvre qu'ils voient s'accomplir sous leurs yeux, la vérité oblige à dire que cette période n'aura pas été, quoique diversement, moins féconde que la précédente C'est que le sol de l'Algérie est, à cet égard, inépuisable ; c'est aussi que le bon travail antérieurement accompli ne pouvait que produire une fructification plus abondante. L'une des causes du succès doit être encore cherchée dans l'importante réforme administrative qui, créant à Alger, en 1923, une Direction des Antiquités, laissa désormais à l'archéologue qui en était chargé les plus larges initiatives ( Sur la création de la Direction des Antiquités, voir l'article nécrologique consacré par L. LESCHI à Eugène ALBERTINI, dans la Rev. Air., 1941, p. 148 sq.). Le mérite en revient surtout à la science, au dévouement et à la ténacité des deux hommes qui se sont succédé à cette direction, Eugène Albertini (1923-1932) et Louis Leschi (1932-1954). Et il est juste de dire qu'ils ont été aidés. A la tête d'un service dont Albertini soulignait en plaisantant qu'il se composait de sa seule personne, alors que les responsabilités croissaient démesurément, ils ont réussi à se constituer à travers l'Algérie un réseau d'excellents collaborateurs, aussi actifs que compétents, cependant que leur bonne entente avec les architectes en chef des Monuments historiques (Ce fut, à partir de 1927, Marcel CHRISTOFLE, à qui son las a succédé dans le même poste.
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) se resserrait sans cesse et que leur autorité auprès du Gouvernement Général et l'intérêt qu'ils savaient y éveiller pour leurs travaux se traduisaient dans la pratique par un soutien de jour en jour accru.
-----------Pour Albertini et Leschi, il s'agissait, d'abord, de continuer l'effort de leurs prédécesseurs : il fallait achever, ou tenter d'achever, les dégagements de villes antiques en cours depuis un demi-siècle. Pour donner une idée de la vigueur avec laquelle cette première partie du programme a été menée, et de la valeur des résultats obtenus, il suffira de dire quelques mots des nouvelles fouilles à Timgad et à Tipasa.
-----------On connaissait de tout temps le fort byzantin de Timgad, le plus beau et le mieux conservé de l'Afrique du Nord, dressant, à 300 m. environ au sud de la ville, sa puissante enceinte rectangulaire, flanquée de tours carrées, qu'avait élevée en 539 le patrice Solomon. Le déblaiement des ruines qui s'accumulaient à l'intérieur, entrepris en '1939 en prévision du Congrès des Etudes Byzantines qui devait se tenir à Alger, révéla, sous les constructions du VI" siècle - les casernements, les thermes du commandant de la forteresse, la chapelle de la garnison - des édifices antérieurs, remontant au début du III siècle, et qui leur avaient servi de fondations : ce sont ces édifices que les fouilles, pendant la guerre et au cours des années qui ont suivi, ont presque entièrement dégagés ( L. LESCHI, Aqua Septimiana Felix, Comptes Rendus de l'Acad. des Inscr. et Belles Lettres, 1947, p. 87, sq).
-----------Il s'agit d'un lieu de culte qui s'était développé autour d'une source salutaire, à laquelle Septime Sévère et Caracalla durent peut-être leur guérison lors du séjour qu'ils firent à Timgad en 203, et qui porta en tout cas le nom d'Aqua Septimiana Felix. Au fond s'adossaient trois sanctuaires dont celui du milieu, le plus grand, était sans doute dédié à la Dea patria (l'Afrique), et celui de droite, plus hypothétiquement, à Sérapis, s'il faut choisir parmi les nouveaux fragments d'inscriptions et de sculptures qui y ont été retrouvés. Ces petits temples dominaient, du haut d'une terrasse, une longue piscine de 27 m. sur 7, entièrement revêtue de marbre, entourée d'une balustrade de bronze, et bordée de part et d'autre par des portiques sur les murs desquels des peintures en trompe-l'ceil imitaient des jardins: d'où le nom de viridarium sous lequel ils sont désignés dans une inscription qui analyse cet ensemble et permet de le dater de la fin de 213. Il se prolongeaient, même en dehors du fort byzantin, par une vaste place dallée s'étendant en direction des thermes de la ville.
-----------Ces fouilles, outre la chapelle du patrice Solomon et le viridarium de Caracalla qu'elles ont mis au jour, ont produit une abondante récolte épigraphique ( H. DOISY, Inscriptions latines de Timgad, Mer. a, l'Ec. )r. de Rome, LXV, 1953, p. 99 sq. Mentionnons aussi la très belle étude, faite par LESCHI à l'aide d'un fragment nouveau, de l'important album municipal de Timgad (Rev. Et. Anc., 1948, p. 71 sq.), entre autres à cause du remploi qu'on avait fait de pierres inscrites dans la construction byzantine. Elles constituent une belle réussite technique, dont L. Leschi attribuait justement le mérite à Ch. Godet, Directeur des fouilles. Ch. Godet, pendant plus de trente ans, s'était voué à Timgad. Son fils René Godet, quand il mourut, lui succéda. Mais Timgad, qui avait été fondée pour contenir au Nord les Berbères de l'Aurès, fut une des premières menacées par l'insurrection de 1954. Le 12 juillet suivant, René Godet se tuait dans un accident d'hélicoptère ; " il avait voulu mettre à la disposition des officiers qui cherchaient à prendre- contact avec le pays sa connaissance des routes et des vallées ( J. LASSUS, Libyca, III, 1955, p. 207.) ".
-----------Quiconque, visitant aujourd'hui Tipasa, voudra mesurer le travail accompli depuis trente ans, n'aura qu'à relire les délicieuses Promenades archéologiques aux environs d'Alger, publiées par Gsell, aux éditions " Les Belles Lettres ", en 1926. Et pourtant quoi de plus connu, semblait-il, que la petite ville, allongeant dans une mer de Grèce, contre la masse sombre du Chenoua, ses trois promontoires jonchés de fleurs et de ruines ? " J'avais toujours su, écrit Albert Camus qui lui a dédié les plus lyriques de ses essais, que les ruines de Tipasa étaient plus jeunes que nos chantiers ou nos décombres. " Le mot " jeunes " peut être pris en plus d'un sens.
-----------On retrouve aisément, certes, les grandes lignes de la structure générale - la colline des temples païens entre les deux collines chrétiennes de l'est et de l'ouest -, telles que les avaient définies, en 1894, Stéphane Gsell dans sa thèse latine (De Tipasa Mauretanice Ccesariensis urbe, Alger, 1894 ; en français dans les Mél. de l'Ec. fr. de Rome, XIV, 1894, p. 291 sq.). Mais d'abord la vaste propriété de 11 ha. sur lesquels s'étendaient la plupart des ruines des collines du centre et de l'ouest a été généreusement léguée à l'Etat par les héritiers du vénérable M. Trémaux, que Gsell, en 1893, félicitait du soin avec lequel il veillait à leur conservation (GSELL, Rech. arch. en Algérie, Paris, 1893, p. 5.) : avec des terrains rachetés d'autre part, elle constitue depuis 1949 un parc national - maintenant pourvu d'un Musée di gne de Tipasa - où les fouilles, sous la direction du colonel Baradez, ont pris une extension considérable (J. BARADEZ. Tipasa, ville antique de Maurétanie, Alger, 1952.). Beaucoup des monuments de la colonie de Claude sortent peu à peu de la végétation luxuriante où ils demeuraient enfouis. Dès la fin de la guerre, un charmant théâtre avait été dégagé (E. FREZOULS, Le théâtre romain de Tipasa, Mél. de l'Ec. fr. de Rome, LXIV, 1952, p. 111.). Depuis, le long du decumanus, dont le dallage a été nettoyé en direction de la porte monumentale de Caesarea (Cherchel) à l'ouest, on a remis au jour, en face du temple que l'on attribuait traditionnellement à Hercule et que l'on désigne à présent de l'appellation plus prudente de " temple anonyme ", un " nouveau temple ", non moins anonyme et semblablement précédé d'une cour à portique, et, derrière le premier, une grande partie de l'amphithéâtre.
-----------Mais c'est la colline de l'est qui réservait les découvertes les plus sensationnelles. Elles ont commencé lorsque, en 1930, M. Jean Lassus, aujourd'hui Directeur des Antiquités de l'Algérie, alors membre de l'Ecole Française de Rome, ayant reçu mission d'explorer les abords de la Basilique de Sainte-Salsa, élevée sur la tombe de la jeune martyre tipasienne, exhuma les premiers sarcophages d'une immense nécropole ( J. LASSUS, Autour des basiliques chrétiennes de Tipasa, Mél. de l'Ec. fr. de Rome, XLVII, 1930, p. 234 sq.) qui en comptait, on l'a vu depuis, plusieurs milliers et qui, déroulant jusqu'au bord de la falaise la blancheur presque intacte de ses cuves et de ses couvercles, parfois recouverts de tables d'agapes, ne composait pas seulement le plus pittoresque des " cimetières marins ", mais, par le nombre et la diversité des pèlerins qui, d'Afrique, d'Italie et même d'Asie Mineure, étaient venus se serrer autour de leur sainte, un des échantillons les plus significatifs de la profondeur et de la diffusion du culte des martyrs (E. ALBERTINI et L. LESCHI, Le cimetière de Sainte Salsa, Comptes Rendus de l'Acad. des Inscr. et Belles-Lettres, 1932, p. 77 sq.). Et maintenant ce n'est pas seulement autour de la Basilique de Sainte-Salsa que revit la piété de la ville chrétienne, - ni non plus, sur la colline de l'ouest, autour de la Basilique de l'Evêque Alexandre, - mais, sur la colline orientale encore, on a découvert en 1950, à côté d'un enclos également pavé de tombes, une chapelle dé diée aux bienheureux martyrs Pierre et Paul.
-----------Non loin de là, à quelques centaines de mètres, c'est la Tipasa punique qui sort peu à peu de l'ombre. On ne peut pas dire que l'archéologie punique eût été négligée jusqu'alors : Gsell n'avait-il pas donné l'exemple en fouillant lui-même en 1903 la nécropole punique de Gouraya à l'ouest de Cherchel (St. GSELL, Fouilles de Gouraya. Sépultures puniques de la côte algérienne, Paris, 1903 ; et, après lui, F. MISSONNIER, Fouilles dans la nécropole punique de Gouraya, Mél. de l'Ec. fr. de Borne, L, 1933, p. 87 sq : cf M. ASTRUC, Supplément aux fouilles de Gouraya, Libyca, II, 1, 1954, p. 9 sq.) ? On n'avait jamais cessé de rechercher, dans la Constantinois et ailleurs, les survivantes, dans la religion romaine, des traditions carthaginoises, d'étudier les stèles à Saturne ( M. M. LEGLAY, qui prépare une thèse sur le culte de Saturne en Afrique a étudié Les Stèles à Saturne de Djemila-Cuicul, Libyca, I, 1953, p. 37 sq.) et le rite caractéristique du molchomor ( J. CARCOPINO, Rome et les immolations d'enfants, dans Aspects mystiques de la Rome païenne, Paris, 1942, p. 39 sq.). Et rien n'avait plus comblé d'aise Louis Leschi, en 1940, que de déchiffrer, sur des monnaies à légende phénicienne fortuitement découvertes à Alger, le nom de la ville, I K S M, transcrit par les Romains en Icosium ( J. CANTINEAU et L. LESCHI, Monnaies puni lues d'Alger, Comptes Rendus de l'Acad. des Inscr. et Belles Lettres, 1941, p. 263 sq.). Mais, depuis la guerre, surtout grâce à l'impulsion de M. Pierre Cintas qui, en Tunisie, avait mis au point la technique particulière de la fouille punique, et magistralement posé les principes selon lesquels les Carthaginois, tous les 35 ou 40 km. le long de la côte africaine, avaient fondé leurs échelles (P, CINTAS, Fouilles puniques à Tipasa, .Rev. AJr., XLII, 1943, p. 263 sq.), de nombreux chantiers se sont ouverts, en Oranie notamment, aux Andalouses (G. VUILLEMOT, Vestiges puniques des Andalouses, Bull. de la Soc. géogr. et archéol. d'Oran, LXXIV, 1951 ; P. CINTAS, Découvertes ibéro-pniques d'Afrique du Nord, Comptes Rendus de l'Acad. des Inscr. et Belles Lettres, 1953, p. 52 sq.) , à Mersa 1Vladah (363G. G. VUILLEMOT, Fouilles puniques à Mersa Madakh, Libyca, II, 2, 1954, p. 209 sq.), à l'île de Rachgoun ( Id., La nécropole punique de Pile Rachgoun, Libyca, III, 1, 1955, p. 7 sq.). A Tipasa ( P. CINTAS, voir n. 35), M. Cintas, reprenant, en 1943, l'étude de la nécropole punique, a réussi à la localiser avec précision et à en suivre le développement en partant du plus ancien monument qu'elle avait laissé - le mausolée du VI'-V" siècle couché dans le port - et en remontant ensuite vers l'est, à travers des tombes de plus en plus superficielles qui s'échelonnent jusqu'au II' siècle avant notre ère ; aux dernières nouvelles, l'une d'elles, plus récente encore (époque d'Auguste !) a livré les instruments sacrificiels d'un prêtre de Tanit.

 

-----------Entre les deux, dans le temps et dans l'espace, entre la nécropole punique et la nécropole chrétien-ne, le front est de l'enceinte coupait en deux le cimetière païen, et cette enceinte, qui avait fait l'objet d'une récente et remarquable étude de M. Paul-Marie Duval ( P. M. DUVAL, Cherchel et Tipasa. Recherches sur deux villes fortes de l'Afrique romaine, Paris, 1946.), posait encore un problème de chronologie. Le colonel Baradez, de 1949 à 1951, le fit mettre complètement à nu jusqu'au rocher sous-jacent sur les 200 m. de sa partie nord (J. BARADEZ, Les nouvelles fouilles de Tipasa et les opérations d'Antonin le Pieux en Maurétanie, Libyca, II, 1, 1954, p. 89 sq). Et il eut le bonheur non seulement de restituer ainsi, sur toute sa hauteur conservée, un admirable morceau d'architecture militaire, avec certains détails inconnus jusque-là, comme un ouvrage en pierre taillée destiné à permettre le passage d'un oued à travers la base de la muraille, mais surtout de rencontrer là les deux documents, numismatique et épigraphique, qui avaient manqué à ses devanciers pour une datation sûre de l'enceinte : un trésor, caché postérieurement à la construction de celle-ci, et dont les 83 deniers d'argent s'arrêtent à Antonin le Pieux ; des fragments d'inscriptions qui, complétant un autre fragment remployé dans la Basilique de Sainte-Salsa et qu'avait publié Albertini, en offraient la véritable interprétation : c'était l'inscription dédicatoire de l'une des portes et de toute l'enceinte, gravée très précisément entre le 10 décembre 146 et le 9 décembre 147. Il apparaît clairement, en outre, que la création de ce puissant système de défense, qui ne devait succomber, trois siècles plus tard, qu'aux coups des Vandales, était lié à la guerre qu'Antonin soutenait alors, de l'Aurès au Maroc, contre les Maures ; et justement des stèles de cavaliers de l'armée de Pannonie, découvertes au même moment dans les ruines de l'amphithéâtre, indiquaient les renforts auxquels l'Afrique-menacée avait alors fait appel.

-----------Ce ne sont là que deux exemples des possibilités infinies de renouvellement qu'offrent en Algérie des fouilles cinquantenaires. Et l'on pourrait en trouver la confirmation aussi bien à Djemila ( Y. ALLAIS, Les fouilles de 1950-1952 dans le quartier Est de Djemila, Libyca, II, 2, 1954, p. 343 sq ; J. CARCOPINO, Deux dédicaces religieuses de Djemila, ibid. p. 419 sq.), à Lambèse (Sur le nouveau camp de Titus à Lambèse, L. LESCHI, Libyca, I, 1953, p. 189 sq sur l'amphithéâtre, ID, ibid, II, 2 p. 171 sq. ; sur le mithrceum, M. LEGLAY, Comptes Rendus de l'Acad. des Inscr. et Belles Lettres, 1954, p. 269 sq.
43.
), à Tigzirt (Où des membres de l'Ecole Française de Rome, MM. DEROCHE, FREZOULS, HUS, EUZENNAT, LANSEL ont, depuis 1949, repris les fouilles ; sur l'identifi ration de Tigzirt avec l'antique Rusuccuru, E. FRE?
ZOULS et A. HUS, Mél. de l'Ec. fr. de Rome, LXVI, 1954, p. 147 sq. ; M. EUZENNAT, L'histoire municipale de Tigzirt, ibid, LXVII, 1955, p. 127 sq.; S. LANSEL, Architecture et décoration de la grande basiltoue de Tigzirt, ibid, LXVIII, 1956.
). Mais, non contente de poursuivre et de développer l'exploration de villes déjà connues, l'archéologie algérienne a ouvert de nouveaux chantiers, à Masqueray (Rapidum) (W. SESTON, Le secteur de Rapidum sur le limes de Maurétanie césarienne après les fouilles de 1927, ibid., XLV, 1928, p. 150 sq. ; M. LEGLAY, Reliefs, inscriptions et stèles de Rapidum, ibid., LXIII, 1951, p. 53 sq.) , à Zana (Diana Veteranorum) ( Fouilles de P. et J. ALQUIu.R, puis de Ch. GODET.) , à Saint-Leu (Portus Magnus) (4646. Fouilles de M""' VINCENT depuis 1935 ; cf. Portus Magnus, Rev. Afr. LXXIX, 1935, p. 35 sq. M. J. LASSUS a communiqué à l'Acad. des Inscr. et Bleles Lettres, le 6 juillet 1956, le résultat des dernières fouilles.) , etc... Nous devrons nous borner ici à évoquer deux d'entre eux, l'un dans un site obscur de la Numidie de Cirta, Tiddis, l'autre dans une des plus illustres métropoles du christianisme antique, Hippone.
-----------En 1941, M. André Berthier, archiviste départemental et directeur du Musée Gustave-Mercier à Constantine, utilisant comme main-d'oeuvre des travailleurs démobilisés - qui formaient en réalité une compagnie camouflée - s'attaqua, à une vingtaine de kilomètres au nord de Constantine, à l'acropole de Tiddis (Castellum Tidditanorum), sur un plateau au pied duquel le Rummel taille des gorges pro-fondes (A. BERTHIER, Tiddis, antique Castellum Tiddi tanorum, Alger, 1951). C'était, dans la langue des indigènes, Ksantina el-Kdima, " le vieux Constantine " ; et Tiddis en effet, par sa position même, par l'escarpement de son cardo qui gravit en lacets et de terrasse en terrasse une colline où les maisons s'enfoncent souterrainement comme des grottes, représente assez bien ce que pouvait être dans l'antiquité Cirta, la capitale numide dont Tiddis dépendait. Mais ces difficultés n'avaient pas rebuté les architectes romains, depuis la porte monumentale érigée par l'édile Q. Memmius Rogatus au bas de la montée jusqu'a château d'eau et aux thermes qui couronnent la ville, et que M. Cocecius Anicius Faustus fit construire en 251, " en faisant enlever au nom du peuple les décombres qui avaient alentour recouvert les lieux et tailler, pour y constituer une surface plane, la montagne qui s'y dressait, préalablement mise à nu " ( Id., Trois inscriptions de Tiddis, Rev. Afr. XV, 1945, p. 5 sq. ; egestis per populum quæ uicina super auerant ruderibus ccesoque ad planitiem qui nudatus extiterat monte.) : travail gigantesque que, comme le prouve la similitude des formules, les Tidditains ne craignaient pas de comparer aux excavations de Trajan au flanc du Quirinal pour l'aménagement de son forum. Le site de Tiddis, riche d'inscriptions précieuses pour l'histoire administrative de la Numidie romaine, intéresse aussi, par ses nombreux et souvent mystérieux sanctuaires, son histoire religieuse : mithraeum avec grotte et peut-être installation pour tauroboles, vaste sanctuaire dédié aux Cereres, sanctuaire de Saturne au sommet, etc..., sans compter une chapelle et un baptistère chrétiens.
-----------Quant à Hippone (Hippo Regius) , il est inexact de dire qu'il s'y soit ouvert un nouveau chantier. Depuis sa fondation en 1863, l'Académie d'Hippone veillait jalousement sur les moindres vestiges qui émergeaient de ce sol auguste, ou que des sondages limités révélaient. Mais l'amiral Marec, aujourd'hui directeur des fouilles, dénonçait avec raison, en 1925, " la grande pitié d'Hippone la Royale (Bull. de l'Acad. d'Hippone, no 35, 1925.), et en 1936, l'Asociation Guillaume Budé, y clôturant son voyage en Algérie par une manifestation au théâtre, ne manqua pas d'émettre le voeu " que les pouvoirs publics, les autorités municipales ou autres, les organisations particulières, toutes les bonnes volontés individuelles s'unissent pour faire exécuter dans le plus bref délai et sur un large plan les fouilles et les travaux nécessaires à la résurrection d'Hippone " (Bul. de l'Ass. G. Budé de juillet 1956, no 52, p. 11. On trouve dans ce Bulletin une conférence de L. LESCHI sur Hippone.).
-----------Ce voeu est maintenant accompli, ou en voie d'accomplissement : l'opiniâtreté de Louis Leschi, l'ardeur infatigable de M. Erwan Marec ont réussi enfin à réaliser le projet d'expropriation établi par Gsell et Albertini : aujourd'hui, plus de 25 ha, sur les 60 que couvrait approximativement la ville antique, sont la propriété du Gouvernement Général ; les fouilles ont commencé aussitôt, et, en cinq ans, les résultats étaient bien faits pour confondre d'admiration les membres du Congrès Augustinien, qui ont visité Hippone en octobre 1954 (5151. E. MAREC, Hippone la Royale, antique Hippo Regius, éd., Alger, 1950 ; 2°,e éd., considérablement augmentée, 1954.).

-----------Ici encore, malgré l'attrait majeur peut-être qu'exercent les souvenirs chrétiens, c'est tout le passé d'Hippone que l'on s'efforce de ressaisir - d'Hippone comptoir punique, résidence des rois de Numidie (d'où son nom d'Hippo Regius), municipe romain d'où s'embarquaient vers Rome les récoltes dont ses horrea sacra étaient pleins, enfin évêché où, de 396 à 430, retentit contre les donatistes et les pélagiens, pour l'édification du monde chrétien, la voix du grand Docteur. Mais naturellement ce sont surtout les deux dernières périodes qui reparaissent au jour.

-----------Le forum, soupçonné par Leschi à proximité du théâtre, a été découvert là où il l'avait cherché, et a été entièrement déblayé en trois énergiques campagnes (1947-1949) qui ont fait connaître une area dallée de 76 sur 43 m. entourée de portiques (5252. E. MAREC, Les fouilles d'Hippone, Comptes Rendus de l'Acad. des Inscr. et Belles Lettres, 1948, p. 558 sq. ; Le forum d'Hippone, Libyca, II, 2, 1954, p. 363.). C'est le plus vaste forum de l'Algérie, et par surcroît le plus ancien : car, déjà, une dédicace en lettres monumentales, qui barre le pavement dans toute sa largeur, porte le nom de C. Paccius Africanus, proconsul d'Afrique sous Vespasien - et justement une tête colossale de cet Empereur figure parmi les plus beaux morceaux de sculpture découverts au forum d'Hippone. Mais le forum des Flaviens n'était sans doute pas le forum primitif : une dédicade de 42 à l'Empereur Claude, une tête d'Auguste, enfin et surtout un trophée de bronze d'époque césarienne et qui semble avoir commémoré la victoire du dictateur à Thapsus en 46 av. J.-C. (G. PICARD, Les monuments triomphaux romains en Afrique, Comptes Rendus de l'Acad. des Inscr. et Belles Lettres, 1948, p. 421 sq.), permettent d'assigner au forum d'Hippone une date très ancienne, remontant à l'annexion de la ville à la province romaine. Et certes, sa décoration a beaucoup souffert des destructions et des pillages ; mais la moisson épigraphique a été en revanche très riche : qu'il suffise de mentionner une dédicace inattendue à l'historien Suétone, dont elle précise la carrière dans les bureaux de la chancellerie impériale (E. MAREC et H. G. PELAUM, Nouvelle inscriptidn sur la carrière de Suétone l'historien, ibid., 1952, p.76 sq. ; cf. encore, des mêmes, Deux carrières équestres à Hippone, Libyca, I, 1953, p. 207.).

-----------Un autre secteur, exploré concurremment, l'emporte encore en intérêt. Au nord de la colline du Gharf el-Artran, on distingue, rassemblés à peu de distance les uns des autres, des monuments qui rappellent toutes les phases de l'histoire d'Hippone. D'abord d'énormes murs, formés de gros blocs de granit ou de pierres de taille atteignant parfois 4 m. de long, appartiennent vraisemblablement aux soubassements de l'emporium punique ; tout contre se développa, du Ier au Ve siècle de l'époque romaine, un quartier de villas donnant sur le front de mer - dont le tracé suivait alors le cours de la Seybouse - et dont les splendides mosaïques - d'Amphitrite, de la Chasse, de la Pêche - sont l'orgueil d'un nouveau Musée. Non loin de là, vers l'ouest, s'étend la ville chrétienne.
-----------Elle comprenait de nombreux édifices, tapissés la plupart du temps d'un beau pavement polychrome, dont la destination n'est pas encore toujours claire : une première basilique à cinq nefs avec abside carrés ; une chapelle tréflée précédée de salles comme elle mosaïquées et entourée de ce qui paraît être des cellules. Mais surtout, entre les deux, une grande basilique à trois nefs (42 m. sur 20), pourvue également de mosaïques dans lesquelles se creusent des tombes à épitaphes, et se terminant par une abside semi-circulaire avec au fond l'emplacement de la chaire épiscopale. Sur le collatéral de droite s'ouvrait la chapelle du consignatorium et le baptistère. D'ailleurs ces annexes de la basilique avaient été construites sur une ancienne villa dont les thermes privés, l'atrium à portique, et deux salles à mosaïques païennes, remontant au IIe siècle (mosaïque des neuf Muses, mosaïque des Amours vendangeurs) subsistent immédiatement au nord-est de la Basilique ( E. MAREC, Deux mosaïques d'Hippone, Libyca, 1953, p. 95.).
-----------Les textes signalent à Hippone, sans compter celles qui s'élevaient dans la banlieue, plusieurs basiliques, la Basilique de Leontius, évêque et martyr, la Basilique ad octo martyres, et la Basilique de la Paix, Basilica Maior, l'église cathédrale de Saint-Augustin. Or, de sérieux arguments, présentés avec prudence par l'amiral Marec, suggèrent que la Basilique retrouvée est bien cette Basilique de la Paix. Saint Augustin ne mentionne-t-il pas à proximité immédiate la chapelle de saint Etienne, qui serait la chapelle tréflée, avec la demeure de l'évêque et les bâtiments du monastère qui abritait les prêtres et les diacres. Il y a plus : un jeune sénateur d'Hippone, clarissimus et egregius iuuenis Iulianus, possédait dans cette ville, jouxtant la cathédrale (quae nostris adhaeret parietibus), une riche demeure que saint Augustin désirait acquérir et dont en fin de compte il hérita. N'est-ce pas la villa mitoyenne, avec ses mosaïques profanes, dont les Muses et les Vendant es, symboliquement comprises, n'avaient rien qui pût choquer les yeux des fidèles ? La question est encore pendante, mais l'hypothèse plus que vraisemblable. En sorte que les premiers coups de pioche auraient restitué à Hippone, avec le forum de César, l'un des plus vénérables sanctuaires de la chrétienté.
-----------Il reste à parler d'une série de découvertes dont l'archéologie algérienne est redevable à ce mode de prospection moderne qu'est la photographie aérier ne. Louis Leschi avait tout de suite compris l'intérêt qu'il y aurait à appliquer en Afrique du Nord les r éthodes qui avaient fait le succès des travaux de M. Crawford sur le Mur d'Hadrien, et du Père Poidebard sur le limes de Syrie ( R. P. POIDEBARD, La trace de Rome dans le désert de Syrie ; le N limes D, de Trajan à la con-quête arabe, Paris, 1934.
). Dès 1935, il obtenait la collaboration du Commandement de l'Air en Algérie, qui faisait exécuter à sa demande plus de cent clichés concernant les forts de la frontière romaine, les installations hydrauliques originales, les grands ensembles urbains ( L. LESCHI, Recherches aériennes sur le " limes romain de Numidie, Comptes Rendus de l'Acad. des Inscr. et Belles Lettres, 1937, p. 256 sq.
.
). Il accompagnait souvent, sur son avion de tourisme, un jeune colon de ses amis, M. Pierre Averseng, dont il avait stimulé l'enthousiasme pour les vols de reconnaissance archéologique. C'est la photographie aérienne qui, en 1938, av ait guidé M. Julien Guey dans ses recherches au sud de Biskra (J. GUEY, Note sur le " limes " romain de Numidie et le Sahara au IV"- siècle, Mél. de l'Ee. fr. de Rome, LVI, 1939, p. 178 sq.). C'est grâce à un document photographique particulièrement net, dû au commandant Landau, que Leschi, à la Noël 1940, put procéder à l'identification fulgurante, au sud-est du Chott-el-Hodna, du castellum de Mdoukal : " La porte fut facilement repérée. Moins de deux heures après le début des fouilles, venait au jour une belle inscription, absolument intacte ", qui ne laissait rien ignorer du nom, Centenarium quod Aqua Viva appellatur, ni des circonstances de la construction, en 303, de cet important point d'appui du limes d'Afrique (L. LESCHI, Centenarium quod Aqua, Viva appellatur..., Comptes Rendus de l'Acad. des Inscr. et Belles Lettres, 1941, p. 163 sq.). Il fallut pourtant l'heureuse rencontre, en 1946, de Louis Les-chi et du colonel aviateur Jean Baradez pour que cet effort commençât à porter tous ses fruits (Id., Nouvelles recherches aériennes sur le " limes " d'Afrique, ibid, 1947, p. 512 sq).
-----------On connaît maintenant, grâce au beau livre publié par celui-ci en 1949, Fossatum Africae (J. BARADEZ, Fossatum Africce, Alger, 1949.), les résultats obtenus en trois années d'observations en plein ciel et de travail en chambre. Fossatum, le mot n'apparaît que dans une constitution de 409 insérée au Code Théodosien, où, accompagné du terme limes, il définissait la ligne de défense fortifiée qu'une population d'agriculteurs sédentaires était chargée d'entretenir et de garder contre les rezzous des Nomades. Dès 1903 ( St. GSELL, Le fossé des frontières romaines dans l'Afrique du Nord, Mél. Boissier, 1903, p. 227 sq.), Gsell avait su en découvrir un secteur de 60 km. dans ce qui passait jusqu'alors pour un canal d'irrigation aséché entre Biskra et Touggourt, la Seguia Bent-el-Krass, dont M. Julien Guey devait reprendre l'étude en 1938, en même temps que M. Gilbert Picard explorait, à 200 km plus à l'ouest, à Messad, Castellum Dimmidi, un des " châteaux " que M. Carcopino avait antérieurement signalés sur le tracé de son limes de Numidie ( J. CARCOPINO, Les inscriptions de Doucen et l'occupation romaine dans le Sud algérien, Rev. Et. Ane., 1923, p. 33 sq ; Sur l'extension de la domination romaine dans le Sahara de Numidie, Rev. arch., 1924, 2, p. 316 sq ; Le limes de Numidie et sa garde syrienne d'après des inscriptions récemment découvertes, Syria, VI, 1925, p. 30 sq. et 118 sq. ; Note complémentaire sur les Numeri syriens de la Numidie Romaine, ibid., XIV, 1934, p. 23 sq. ; cf. encore Hommes et Mondes, oct. 1948, p. 272.) ,, mais
que sa garnison palmyrénienne avait abandonné en 238. Du fossatum, le colonel Baradez a découvert quelque 200 km. en trois nouveaux tronçons, au nord du Hodna dans la région de Bou Taleb, de Tobna à El-Outaya - et ici trouve sa place la Seguia-Bent-el-Krass - enfin de Négrine (Ad Maiores) à Metlaoui en Tunisie. Le retranchement, souvent à peine plus visible au sol que " le sillage d'un bateau dans la mer ", se réduisait à un fossé bordé de talus ou d'un mur en grosses pierres, et son tracé incroyablement irrégulier, plein de saillies en flèche et de rentrants profonds, s'explique par la nature tourmentée du relief, la nécessité d'organiser la défense en profondeur, et le souci d'englober dans la zone protégée les terres suffisamment pourvues d'eau pour être cultivables. Derrière le fossatum, se succédaient des forts ou fortins que desservait un réseau de pén trantes et de rocades : l'un d'eux, le camp de Gemellae au nord de la Seguia-Bent-el-Krass, a été fouillé, et, à la grande surprise des historiens, une des premières inscriptions découvertes a montré que l'occupation en remontait au règne d'Hadrien.

-----------Tout le monde a rendu hommage à l'importance de cet ouvrage, qui fera époque comme l'Armée romaine d'Afrique de René Cagnat en 1892. Beaucoup ont marqué aussi qu'en renouvelant le problème, apportait, plus que des résultats définitifs, des hypothèses d'attente (Sur l'accueil qui a été fait à cet ouvrage, voir les comptes rendus de J. CARCOPINO, Journ. des Sav., 1940, p. 133 sq ; W. SESTON, Rev. Et. Ane., LI, 1949, p. 368 ; G. Ch. PICARD, Rev. arch., XXXVIII, 1951, p. 96 sq.). C'est que la photographie aérienne ne peut évidemment fournir une chronologie des monuments dont elle n'enregistre sur ses clichés que le dernier état ; elle met tout sur le même plan, comme si le système défensif qu'elle compose avait été implanté une fois pour toutes ne varietur. Mais entre le camp de Gemellae, de 126, et le Centenarium quod Aqua Viva appellatur, de 303, que d'événements en ont pu modifier le tracé .et les raisons d'être ! Et que penser de ces postes sahariens, lancés, comme Castelum Dimmidi, en plein pays barbare ? M. Gilbert Picard voit dans son abandon en 238 la preuve d'un rétrécissement du limes. Seule la continuation des recherches, les fouilles, les témoignages épigraphiques pourront tirer les choses au clair.

-----------Mais le Fossatum Africae du colonel Baradez ne vaut pas d'être cité ici seulement comme un bel exemple de ce que l'histoire est en droit d'attendre de la photographie aérienne. " Partie d'un chapitre d'histoire militaire, l'enquête, dit très bien Louis Leschi dans sa préface, aboutit à une étude de civilisation ". La troisième partie est intitulée en effet : " Les travaux d'hydraulique, la colonisation et la zone agricole du limes ". Comment expliquer que les régions en deçà du fossatum, rendues depuis treize siècles au désert, aient été, sous l'Empire, sans que le climat ait sensiblement changé, habitées par des populations sédentaires, dont la prospérité est attestée, entre autres, par les monuments, amphi-théâtre et temples, du municipe qui s'était développé autour du camp de Gemellae ? Il est extrêmement pénible aujourd'hui même d'y fouiller quelques semaines de suite, à cause du vent de sable qui recouvre perpétuellement les ruines à peine désensevelies : c'est que des plantations de tamaris en interceptaient la violence. Le colonel Baradez a retrouvé, derrière la Seguia Bent-el-Krass, les traces encore très lisibles de travaux hydrauliques perfectionnés, qui visaient à ne rien perdre des eaux utilisables : séries de murs échelonnés pour empêcher iLérosion des terres, réservoirs pour retenir les eaux locales, barrages dans le lit des oueds et canaux d'adduction et de distribution de l'eau courante, compartimentage multiple des zones à irriguer. C'est cette " politique d'aménagement de la steppe " qui per-mettait des cultures forestières (olivier) et des cultures de céréales (blé, orge, sorgho) : elles ont laissé sur place les restes significatifs de leurs pressoirs et de leurs moulins. Quant au palmier-dattier, qui ne demande, pour tout soin, qu'un peu d'eau et de fumure, il ne devait apparaître que là où l'on ne pouvait planter rien d'autre. Tel était le pays qui, même en bordure du Sahara, fut chanté par les chroniqueurs des invasions arabes comme " une suite continue d'ombrages " (G. MARÇAIS, La Berbérie Musulmane et l'Orient au Moyen .4ge. Paris, 1946, p. 23.). L'imagination orientale exagérait peut-être, et il ne faut pas se représenter, à la place des espaces désertiques d'aujourd'hui, des étendues ininterrompues de cultures, mais plutôt un chapelet très serré d'oasis, avec des oliveraies et des champs, sans les ravinements profonds qui ravagent le paysage actuel, et partout, au contraire, les murettes, les rigoles et les bassins par lesquels le génie de Rome avait créé la fertilité et la vie.

-----------Nous nous sommes arrêté quelque peu à ce livre : beaucoup d'autres méritaient de nous retenir. Dans le bilan des travaux d'archéologie et d'histoire accomplis depuis une génération en Algérie, les publications ne comptent guère moins que les fouilles. Dans le domaine de l'épigraphie, cette période s'ouvre, en 1922, par la mise en train d'un nouveau Corpus, présentant, dans un cadre géographique limité, mais sous une forme commode, complète et révisée, les Inscriptions latines de l'Algérie : le premier tome, comprenant les inscriptions de la Proconsulaire, était dû à Stéphane Gsell ; un second tome est sous presse, qu'il avait préparé, auquel E. Albertini et M. J. Zeiller ont travaillé, et que M. H. G. Pflaum a considérablement enrichi et enfin réalisé ; il comprendra la Numidie de Cirta. En annexe à cette entreprise, Gsell avait demandé à l'abbé J. B. Chabot de composer un Recueil d'Inscriptions libyques, destiné à mettre à la disposition des berbérisants, avec toutes les garanties d'exactitude scientifique, une collection de plus de 1.100 textes, dont 350 seulement avaient été publiés, et de façon insuffisante, au XIX' siècle ; et ce travail, en deux fascicules, a vu le jour en 1940 et 1947.

-----------Nous avons déjà eu l'occasion de citer Cherchel et Tipasa, Recherches sur deux villes de l'Afrique romaine, de P.M. Duval (1946), Castellum Dimmidi, de G. Ch. Picard (1947) et les Voies romaines de l'Afrique du Nord, de P. Salama (1951). D'autre part, la Direction de l'Intérieur et des Beaux-Arts au Gouvernement Général a fondé une nouvelle collection, aux éditions " Arts et Métiers graphiques ", qui asure à des ouvrages intéressant l'archéologie de l'Algérie une présentation luxueuse et une illustration parfaite. Inaugurée par le Fossatum Africae du colonel Baradez, elle comprend aujourd'hui neuf volumes, qui vont de la préhistoire (Préhistoire de l'Afrique du Nord, de L. Balout, 1955) à l'Islam (L'Architecture musulmane d'Occident, de G. Març ais, 1954). Nous concernent plus particulièrement, dans cette série, les Monuments funéraires préislarni ques de l'Afrique du Nord, de M. Reygasse (1950), le Sanctuaire punique d'El Hofra à Constantine (1955), où A. Berthier et l'abbé R. Charlier ont publié un demi-millier de stèles, la plupart inscrites et figurées et remontant au III" siècle av. J.-C., qui venaient d'être découvertes en 1950 ; le Corpus Nummorum Numidiae Mauretaniaeque, de J. Mazard (1955) ; le Tombeau de la Chrétienne (1951), où Marcel Christofle, architecte en chef honoraire des Monuments historiques, a retracé son expérience de près de quarante ans de fouilles et de restaurations dans le mystérieux et imposant mausolée pyramidal que Juba II, sans doute, s'était fait bâtir sur les hauteurs qui dominent le littoral entre Alger et Tipasa. Tous ces ouvrages traitent, on le voit, de l'Algérie pré-romaine : seul le Fossatum Africae du colonel Baradez (1949) est consacré à la belle époque de la colonisation romaine. Mais c'est l'extrême fin de l'Empire qui fait le sujet de deux publications considérables : Les Vandales et l'Afrique (1955), où le regretté Chr. Courtois a raconté l'invasion qui, au début du V" siècle, porta à l'Afrique romaine un coup fatal, en même temps qu'il étudie les caractères de l'Etat vandale qui en a résulté et s'interroge sur les faiblesses secrètes de la romanisation ; et les Tablettes Albertini (1952), 45 tablettes de bois trouvées en 1928 dans la région de Tébessa, et portant, écrits à l'encre, des actes de vente datés de 493-496 et qui jettent un jour inespéré sur l'organisation de la propriété, les formes de l'agriculture, la condition de; hommes et des biens à cette époque tardive et dans ce canton reculé : E. Albertina le premier les avait déchiffrées, et c'est à bon droit qu'on a donné son nom à ces documents d'une rareté insigne, que Ch. Perrat, Louis Leschi, J.P. Miniconi, Ch. Saumagne et Chr. Courtois ont examinés du point de vue de la paléographie, de la langue, du droit et de l'arrière-plan historique.

-----------Ajoutons que le Service des Antiquités de l'Algérie possède depuis 1953 son bulletin, la revue Libyca, qui publie chaque année quatre fascicules, dont deux sont réservés à la préhistoire, deux à l'archéologie et à l'épigraphie, et n'oublions pas la charmante suite de plaquettes, un Cherchel de Gsell, un Djemila de Leschi, Tiddis par A. Berthier, Hippone par E. Marec, Tipasa par J. Baradez, Timgad par Chr. Courtois, qui fournissent pour les principales ville d'or des guides bien illustrés et bien documentés. On a réimprimé, à côté d'elles, les excellentes confsirences que E. Albertini avait faites en son temps pour les officiers des Affaires Indigènes et qui, suppléant dans une petite mesure à l'inachèvement de l'Histoire de Gsell, constituent encore aujourd'hui la meilleure introduction à l'étude de l'Afrique romaine.

-----------Concluons donc sur ce point que nous n'en sommes plus à l'époque du maréchal Bugeaud, qu'impatientaient certaines querelles entre archéologues, et qui notait rageusement en marge d'une correspondance : " Ces savants mettent le désordre partout avec leurs exigences, dans l'intérêt de leurs grands travaux, qu'ils ne publient jamais " Il arrive que nos archéologues d'Algérie se disputent encore, mais ils publient.

-----------Mais la liste, très incomplète, de ces publications, et l'exposé, très insuffisant, de ces fouilles auront peut-être permis d'apprécier la valeur d'une d'une enquête archéologique qui ne cesse d'élargir et d'approfondir son objet. Si la " terre promise " de Stéphane Gsell - la vie des villes aux II' et III' siècle de la paix romaine - n'a rien perdu de son inépuisable attrait, il est clair que ce qui, en Algérie, a précédé et suivi l'oeuvre de Trajan et des Sévères, ce qui même, du fonds originel, a subsisté obscurément pendant qu'elle s'accomplissait, bénéficie d'une attention croissante. N'indiquons ici que d'un mot les études de préhistoire, dont la réorganisation récente, par M. L. Balout, est aussi une preuve de la vitalité et de la volonté de travail de l'archéologie algérienne ; elles permettront peut-être un jour de récrire les parties périmées du premier tome de l'Histoire de Gsell. On a noté les promesses et les réalisations des recherches libyques et puniques, dans les publications de l'abbé Chabot, les découvertes d'A. Berthier, les fouilles de P. Cintas. A l'autre extrémité, les chan-tiers de Tipasa et d'Hippone, comme ceux de Timgad et de Djemila, ont fourni des données infini-ment nouvelles à l'histoire du christianisme africain, dont on essaie maintenant de ressaisir l'imperceptible survie, bien au delà des persécutions vandales, jusqu'au plus profond du moyen âge musulman (W. SESTON, Sur les derniers temps du Christianisme en Afrique, Mél, de l'Ec. fr. de Rome, LIII, 1936, p. 101 sq. ; CARCOPINO, Les Roumis de Volubilis, dans Le Maroc romain, Paris, 1943, p. 288 sq. ; G. MARÇAIS, La Berbérie musulmane, p. 71 sq.). Pourtant ce ne sont pas seulement les limites chronologiques du domaine qui reculent à perte de vue. Dans le Haut Empire même, des aspects inconnus de l'histoire économique et sociale se dessinent avec netteté ; des problèmes inédits de l'histoire militaire se posent en termes complexes. Et certes la crise d'admiration, devant l'ampleur et l'efficacité de l'oeuvre de Rome, dans laquelle était née l'exploration archéologique de l'Algérie, ne s'est pas dissipée : loin de là. On a trouvé, aux confins du désert, des raisons inattendues de s'étonner. Pour reprendre le mot de Michelet, l'archéologie algérienne tend à se faire " intégrale .>.
-----------Tel est l'héritage magnifique, par tant de résultats acquis, par tant de perspectives ouvertes, que 125 ans de recherches ont légué au nouveau Directeur, M. Jean Lassus, que ses fouilles à Antiochesur-l'Oronte, ses travaux sur les basiliques paléo-chrétiennes de Syrie, et ses qualités d'administrateur, désignaient pour recueillir la succession de Louis Leschi, dont M. Marcel Leglay avait assuré l'intérim. Il était venu en Algérie en 1930, et c'est à son heureuse inspiration, on l'a vu, qu'avait été due la découverte du cimetière de Sainte-Salsa. Il v est revenu, il y a un an, dans des circonstances tragiques, bien faites pour décourager un autre que lui. Remises à plus tard, les fructueuses missions épigraphiques d'où M. H. G. Pflaum, plantant sa tente dans le Djebel constantinois, revenait, chaque printemps depuis la guerre, avec des centaines d'inscriptions inédites ! Suspendu jusqu'à nouvel ordre, le beau projet caressé par M. Albert Grenier, Inspecteur Général des Antiquités et des Musées de l'Algérie, et M. Jean Bayet, Directeur de l'Ecole Française de Rome, d'ouvrir à Timgad un grand chantier permanent, où, comme à Délos les Athéniens, les Romains viendraient chaque an-née se mettre à l'école de leurs aînés. Et pourtant ! En 1956, la Société historique algérienne célébrait le centenaire de sa fondation et la publication du centième volume de la Revue africaine. Les organisateurs ont tenu à ce que les cérémonies eussent lieu, comme prévu. La plupart des Directeurs de fouilles étaient là, venus par avion et même, de fort loin, par la route. Et il faut qu'on sache que tous tiennent bon, dans leurs ruines, souvent mal gardées, du bled ou de la montagne, et que plusieurs d'entre eux, profitant des crédits exceptionnels que leur vaut la fermeture de certains chantiers, travaillent même comme ils n'ont jamais travaillé. Ne donnons pas de noms ni de détails : il ne faut pas défier les démons. Mais ils offrent un bel exemple de courage et de foi. Avec eux, M. Jean Lassus prépare un avenir archéologique qui, la paix revenue, sera à la mesure du passé.

Jacques HEURGON.