Alger, Algérie : documents algériens
Série culturelle : religions
les religions orientales dans l'Afrique ancienne
d'après les collections du musée Stéphane Gsell (Alger)
22 pages, 9 illustrations - n°79 - 20 décembre 1956

--------Ce texte est en substance celui d'une conférence-visite, organisée le 19 décembre 1954 par M. Georges MARÇAIS, membre de l'Institut, Directeur du Musée Stéphane Gsell et par Mme ALQUIER, Conservatrice. Il était destiné à un public très large, composé d'éléments divers. On s'est contenté d'y ajouter ici quelques notes et références. Quant à l'ordre des objets examinés, on s'est efforcé de suivre - autant que possible et tout en conservant une certaine homogénéité indispensable à l'exposé - le plan des salles, en commençant par la salle des bronzes, puis la salle des religions, la salle des sculptures et enfin la salle du trésor.

correction succinte
mise sur site le 8 - 04 - 2005
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-------------Quand on se penche sur les problèmes posés par les religions païennes de l'Antiquité, on ne peut pas échapper dès l'abord à une impression de malaise devant l'un des aspects, pour nous le plus choquant, de ce paganisme : la multiplicité des dieux. Varron en compte trente mille en Italie ; autant dire qu'ils sont innombrables ( Saint Augustin a raillé cette multiplicité de dieux (De Civitate Dei, IV, 8).). Cicéron nous en avertit d'ailleurs : " la terre est pleine de dieux ". Et devant cette surabondance, Polybe estime non sans humour que " les Romains sont plus religieux que les dieux eux-mêmes ".
-------------C'est que les Romains conservaient de leur primitive histoire leurs anciens dieux, personnifications des forces mystérieuses (numina) qui commandent tous les actes de l'homme et toutes les manifestations de la nature (Cf. en dernier lieu A. GRENIER, Les religions étrusque et romaine, coll. Mana, 1948, en particulier le chapitre sur La plus ancienne religion, pp. 81 et suiv. ; du même auteur, Numen. Observations sur l'un des éléments primordiaux de la religion romaine, dans Latomus, t. VI, 1947, pp. 297-308.). C'est aussi que les Anciens - et les Romains plus encore que les Grecs --- étaient en matière religieuse essentiellement tolérants ou plus exactement, selon l'heureuse formule de M. Jean Bayet, " avides à se saisir de formes divines étrangères comme supports à une religiosité assez diffuse " (Rev. Et. Lat., 1949, p. 367. 1). C'est enfin qu'ils n'avaient pas de la divinité la même conception que nous qui - croyants ou incroyants - participons de toute manière à une civilisation, au point de vue religieux, essentiellement monothéiste. Pour nous, Dieu ne peut être qu'un, parce qu'il est souverain; omnipotent, parce qu'il est Infini et qu'il ne peut y avoir qu'un Infini. Pour les Anciens, les dieux, après être restés longtemps des forces vagues, mystérieuses, sans doute ont pris corps, se sont en , quelque sorte personnalisés, mais ils ont toujours été considérés comme " limités ", au moins quant à leurs attributions et à leurs pouvoirs. L'un était le dieu de la mer ; un autre protégeait le commerce ; tel autre garantissait la santé, etc... C'est ainsi qu'on distinguait naturellement des divinités importantes et des divinités secondaires. Et, ce qui est pour nous bien étonnant, ce polythéisme n'allait nullement à l'encontre d'une tendance profonde au monothéisme. L'idée d' " un " dieu créateur, souverain maître, est une idée fort ancienne, qu'on trouve déjà exprimée par Socrate et par Platon. Cette idée sous-jacente a pu favoriser la reconnaissance de la primauté de Zeus chez les Grecs; de Jupiter chez les Romains. Le mouvement monothéiste en tout cas s'est précisé surtout au III' et au IVè siècle de notre ère, sous l'influence de doctrines philosophiques qui, tel le néoplatonisme, n'étaient pas sans contact avec les théologies orientales. Peu à peu s'est dégagée l'idée d'un dieu cosmique, père de l'univers, invisible et suprême. Mais jusqu'aux derniers temps du paganisme, à cette idée s'en rattacha une autre, qu'a fort bien exprimée un correspondant de Saint Augustin, le rhéteur païen Maxime de Madaure, lorsqu'il a écrit vers 390 : " Il n'existe qu'un Dieu suprême et unique, sans commencement et sans descendance, dont nous invoquons, sous des vocables divers, les énergies répandues dans le monde, parce que nous ignorons son nom véritable, et, en adressant nos supplications séparément à ses divers membres, nous entendons l',honorer tout entier. Grâce à l'intermédiaire des dieux subalternes, ce Père commun et d'eux-mêmes et de tous les mortels est honoré de mille manières par les humains, qui restent ainsi d'accord dans leur désaccord ".
-------------Ainsi donc, dans le paganisme antique, il y eut toujours des dieux, dont il était utile de capter la confiance et les énergies pour bénéficier de leur protection ; qu'ils fussent romains, latins, italiens, étrangers même, peu importe. On retrouve là cette " avidité " dont je parlais en commençant. Parmi les divinités admises dans le panthéon romain, celles qui ont rencontré le plus de faveur sont sans nul doute les divinités orientales. Il est curieux de remarquer que tandis qu'en Gaule, en Espagne, en Bretagne, les dieux romains remplaçaient peu à peu les dieux locaux, au contraire les dieux de l'Asie et de l'Égypte, loin de se laisser évincer, se répandaient dans toutes les provinces du monde et gagnaient partout de nombreux fidèles. On peut se demander pourquoi.
Un grand savant belge, mort en 1947, Franz Cumont, a expliqué les raisons de ces succès dans un livre remarquable, intitulé Les religions orientales dans le paganisme romain auquel il faut toujours se référer. Repoussant les seules explicationséconomiques et sociales proposées jusque là (prépondérance industrielle et commerciale de l' Orient ; échanges humains amenant des orientaux dans les armées, dans les ports et dans la main-d'œuvre domestique : " Qui dira, demande l'auteur, l'influence que les femmes de chambre venues d'Antioche ou d'Alexandrie ont acquise sur l'esprit de leur maîtresse ? "), F. Cumont fait appel à des raisons plus profondes, à des raisons morales et psychologiques. Si les religions orientales se sent imposées si facilement, c'est parce qu'à une époque de fermentation et d'inquiétude religieuse, elle, affirmaient une nette supériorité sur la religion romaine traditionnelle en satisfaisant à la fois les sens et les sentiments, les intelligences et les consciences. Les sens et les sentiments, parce qu'en face de la religion romaine froide, ritualiste, formaliste, " religion de juristes ", a-t-on dit, les religions orientales offraient des cérémonies somptueuses, des fêtes et des processions éclatantes, animées par de la musique, des chants et des danses ; elles attiraient par leurs mystères et leurs rites d' initiation; ; elles provoquaient l'enthousiasme et menaient à l'extase, c'est-à-dire à la contemplation de la divinité et à l'assimilation avec elle. L'intelligence, car tandis que la religion romaine comportait surtout la répétition ne varietur de rites archaïques devenus inintelligibles et de formules consacrées - n'oublions jamais que la civilisation gréco-romaine est fondée sur la mimesis, l'imitatio pour les Grecs, l'imitation des héros, pour les Romains, l'imitation des ancêtres, mos majorum - en Asie et en Égypte, les prêtres étaient des savants et les savants étaient des prêtres (l'historien Manéthon, dont nous verrons tout à l'heure un souvenir, était à Héliopolis prêtre d'Hélios-Sarapis). Il y avait en Orient une " union intime de l'érudition et de la foi " qui donnait aux croyances une illusion de " profondeur savante " et de " certitude absolue ". Elles satisfaisaient enfin les consciences : devant le vide laissé par une religion et une philosophie tournées uniquement vers la morale, les théologies orientales apportaient des réponses aux grandes questions que se pose toute humanité consciente : le problème du monde et le problème de l'au-delà. Les prêtres orientaux enseignaient une doctrine cosmique ils prétendaient effacer les souillures de l'âme par des cérémonies rituelles et des mortifications ils assuraient l'immortalité bienheureuse en récompense de la piété ; bref, ils livraient une sagesse, c'est-à-dire une science dont la possession garantissait le salut, le bonheur dans l'au-delà. N'oublions pas que les mages de l'Orient - dont l'imagerie saint-sulpicienne a fait des personnages polychromes et couronnés - étaient en réalité des sages, c'est-à-dire des savants et en même temps des prêtres, détenteurs de cette sagesse qui assure le bonheur. Telles sent les raisons profondes du large succès remporté dans le monde romain par les cultes orientaux.
-------------Le premier de ces cultes qui fut adopté par les Romains vint de Pessinonte, en Phrygie (Asie Mineure) : c'est celui de Cybèle qu'on appelle aussi la Mater deum, la grande Mère des dieux. On la fit venir pendant la deuxième guerre punique, c'est-à-dire dès la fin du II' s. avant J.-C. (en 204).
-------------Ce furent ensuite, à partir de la fin du II' s. et surtout dans les premiers siècles de notre ère, les cultes égyptiens, en particulier Isis et Sarapis.

-------------Puis vinrent des dieux syriens, les Baals protecteurs des villes de Syrie, qui déferlèrent sur le monde romain, surtout au début du IIIè s. après J.-C. sous les règnes des Sévères, unis à des princesses syriennes dont l'influence fut considérable. Ces Baals ont des noms différents suivant leurs cités d'origine : Doliché en Commagène a donné son nom à Jupiter Dolichenus ; de Palmyre vinrent Malagbel, Iarhibol et Aglibol.

-------------De Thrace et de Phrygie fut importé aussi Sabazius.

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-------------Enfin de Perse (Une théorie récente, défendue par M. Stig WIKANDER, Etudes sur les mystères de Mithras, dans Arsbok, Yearbook of the New Society of Letters at Lund, 1950, pp. 5-46, insiste sur les aspects balkaniques du culte mithriaque et lui assigne une origine thraco-illyrienne. Elle est contredite par D. Schlumberger dans Syria, XXX, 1953, pp. 325 ss. qui penche pour l'Anatolie. Quel que soit le pays d'origine du mithraïsme - la question est d'ailleurs importante - les provinces danubiennes ont joué un grand rôle dans son expansion. Si dans les ports africains de Carthage et de Rusicade (Philippeville) la religion de Mithra a pu être importée directement d'Orient ou indirectement par Pouzzoles et Ostie (où l'on compte actuellement 14 mithrea), il est à, peu près certain qu'à Lambèse, quartier-général et camp de la 3, Légion Auguste, elle a été transmise par les pays danubiens : cf. M. LEGLAY, Le mithraeum de Lam bèse, dans les Comptes-Rendus de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 1954, pp. 269-278.) arriva dès le 1" s. le célèbre Mithra, dont la religion faillit devenir officielle au III' siècle et rencontra une telle faveur que Renan a pu écrire : " Si le Christianisme eût été arrêté dans sa croissance par quelque maladie mortelle, le monde eût été mithriaste " (E. RENAN, Marc-Aurèle, p. 579. Mais ce n'est peut-être qu'une boutade !).
-------------L'Afrique romaine, comme les autres provinces, a été submergée par les cultes orientaux. Comme les autres, elle a été " entraînée dans le grand courant mystique qui recouvre tout le monde romain du II' au IV' s. " (G. Ch. PICARD, Les religions de l'Afrique an tique, Paris, 1954, p. 220.). Mais l'Afrique sut garder son originalité.
-------------C'est qu'à la différence des autres provinces occidentales, l'Afrique avait déjà un panthéon bien organisé, solidement établi sur la base de très vieilles traditions indigènes (berbères), vivifiées par les apports puniques. Dès le IX' s. avant J.-C., au moins, les Phéniciens - des orientaux - avaient installé sur la grève de Salammbô (près de Carthage un sanctuaire où l'on offrait des sacrifices d'enfants à Baal. Et le culte cruel de Baal-Hammon et de sa parèdre Tanit s'était répandu en Afrique en même temps que se développait l'empire carthaginois, et avec d'autant plus de faveur qu'il. correspondait bien aux traditions, aux besoins et aux aspirations des Africains. Baal-Hammon et Tanit devinrent si bien les " dieux de l'Afrique " que Rome jugea utile - par politique - de les conserver en les romanisant (Baal-Hammon devint Saturne et Tanit devint Caelestis) et en humanisant leurs rites (aux victimes humaines on substitua des animaux). Saturne resta pendant toute la durée de la domination romaine le premier dieu de l'Afrique, bien plus vénéré que Jupiter ou les dieux orientaux. Mais n'oublions pas qu'il est lui-même; sous un vocable latin, un dieu au fond très oriental. Nous y reviendrons tout à l'heure. Cependant dès maintenant j'ai voulu souligner cette originalité de l'Afrique qui a eu et qui a gardé ses divinités propres. Celles qui vinrent plus tard d'Asie et d'Egypte n'ont jamais prévalu contre elles dans les masses populaires africaines.
-------------Le premier document à signaler dans les collections du Musée Stéphane Gsell est d'ailleurs en rapport avec le culte de Baal-Hammon. C'est un disque de bronze (P. WUILLEUMIER, Musée d'Alger, supplément Collection des Musée de l'Algérie et de la Tunisie, 1928, pp. 20-21. L'auteur y reconnaît, à tort, une tête d'Ammon.) qui provient de Gouraya, où il a été trouvé à proximité des tombes puniques qui ont livré les vases, les plats et les lampes exposés dans plusieurs vitrines. Il est assez représentatif de la religion punique et des influences subies par la civilisation de Carthage. Sur une face sont figurées deux têtes de béliers affrontés. C'est sous cette forme ou bien sous celle d'un homme barbu et portant de grosses cornes de bélier qu'était souvent représenté Baal-Hammon, appelé parfois Hammon Corniger - sans doute sous l'influence de l'Ammon égyptien et en mémoire d'un culte indigène du bélier. Sur l'autre face (fig. 1) sont gravées en haut relief deux lignes difficiles à interpréter, surtout si on les lit normalement de gauche à droite. Si, au contraire, on les retourne - comme s'il s'agissait d'une empreinte - on obtient deux noms étrusques et on peut comprendre : Pompus, fils de Lartia. Nous avons là un témoignage des contacts de civilisation entre puniques et étrusques on en connaît bien d'autres, comme aussi entre puniques et grecs. Ces influences contribuèrent déjà à humaniser le culte monstrueux de Baal-Hammon bien avant l'arrivée des Romains.
Fig. 1 Disque de bronze
-------------Ce petit objet nous révèle ainsi les différents éléments constitutifs de la religion africaine : son substrat indigène, avec le culte du bélier ; les influences égyptiennes sur la Libye (que confirment maintes gravures rupestres) ; les aspects phéniciens, puniques avec leurs rites monstrueux ; enfin, les influences civilisatrices venues de Grèce directement ou par le canal de l'Etrurie.
-------------Le rapprochement de plusieurs stèles votives néo-puniques (Ces stèles viennent d'un peu partout en Afrique : de Dellys, de Ksiba Mraou, de Vieil-Arzeu, de Carthage même. Cf. DOUBLET, Musée et P. WUILLEUMIER, Musée d'Alger, Supplément, pp. 21 et ss.), c'est-à-dire de l'époque qui a suivi la prise de Carthage par les Romains, mais où la civilisation carthaginoise reste prédominante, permet de suivre l'évolution des formes de figures e t des symboles et, à travers elle, les progrès de la romanisation. Romanisation de l'art à laquelle correspond la romanisation de la religion berbéro- punique. Avec les trois stèles à Saturne de Sillègue (Cf, P. WUILLEUMIER, ouv., cit., pp. 28 et ss.), près de Djemila, l'évolution est en quelque sorte arrivée à son terme (fig. 2). Il y a encore dans ces monuments bien des orientaux - ne serait-ce que la superposition des registres - mais Saturne s'est maintenant substituéau Baal carthaginois nous sommes en plein III' s. (une des stèles est datée de 22 après J.-C.). La répartition des scènes est presque toujours identique.

Fig. 2 : Stèles à Saturne
Fig. 2 : Stèles à Saturne

aux détails près (Voir par exemple les stèles de Djemila : M. LEGLAY, Les stèles à Saturne de Djémila-Cuicul, dans Libyca, I, 1953, pp. 36-76. On pourrait comparer avec des milliers de stèles votives disséminées sur tout le territoire tunisien et algérien, où chaque ville, chaque bourg, chaque village avait à l'époque romaine son ou même ses sanctuaires de Saturne.). Dans le compartiment supérieur, c'est le dieu lui-même qui est figuré, en buste ou installé sur un trône, quelquefois allongé sur une sorte de sofa ; ici, il est même une fois assis à l'amazone sur un lion ; le dieu assis sur le lion est un thème iconographique fort ancien, puisqu'on le trouve à Chypre dès le XV-XIV' s. avant J.-C. Quant au lion, un auteur africain du IV" s. après J.-C., Arnobe de Sicca (Le Kef) le met en rapport avec Frugifer, dont il serait le symbole (Adversus Nationes, VI, 10.). Dieu frugifer, c'est bien ainsi qu'il faut interpréter avant tout Saturne, ce vieillard digne, majestueux mais morose, abondamment chevelu et barbu ; le senex (Saint Augustin) qui inspirait aux anciens une terreur superstitieuse ; la tête couverte d'un voile qu'en général il soulève d'une main comme pour mieux entendre, il tient de l'autre la harpè, c'est-à-dire la faucille du moissonneur et du vigneron. C'est lui qui assure de bonnes récoltes, la fécondité des troupeaux, comme aussi celle des familles. N'était-ce pas une des raisons pour lesquelles à l'époque punique - quand il s'appelait Baal-Hammon - on lui sacrifiait des enfants, les premiers-nés des familles ? Formellement interdites par Rome, ces immolations d'enfants ont été remplacées par des sacrifices d'agneaux, de béliers ou de taureaux. C'est le taureau du sacrifice qui est représenté, paré des bandelettes rituelles, dans le registre inférieur et ce sont les dédicants que présente le compartiment intermédiaire. Bien que ce soient des animaux qu'on sacrifie effectivement au dieu, c'est comme si on lui offrait des victimes humaines, car ceux-là ne sont offerts que " par substitution ", comme le prouvent les formules des stèles découvertes en 1930 par J. et P. Alquier à N'Gaous (dans le Constantinois) et où il est dit que l'agneau est substitué à l'enfant anima pro anima, vita pro vita, sanguine pro sanguine (Cf. S. GSELL, Comptes-Rendus de l'Acad. des Inscr, et Belles Lettres, 1931, pp. 21-26 et l'étude de J. CARCOPINO, Rome et les immolations d'enfants, dans ses Aspects mystiques de la Rome païenne, pp. 39 es. .).
-------------L'acte religieux conserve ainsi toute sa valeur ; l'enfant est voué au dieu et par là son salut est assuré. Saturne n'est donc pas seulement celui qui accorde la fertilité agraire et la fécondité animale ou familiale ; sa religion est aussi une religion de salut. Quant aux stèles, elles sont érigées pour attester d'une manière publique et durable et peut-être pour rappeler à la divinité que le ou les dédicants se sont loyalement acquittés du sacrifice et des offrandes promis en retour du vœu exaucé ou de la grâce obtenue (V.S.L.A. - votum solvit libens animo, disent les inscriptions). Les stèles ne veulent pas seulement commémorer et perpétuer le souvenir d'un acte révolu, accompli une fois pour toutes, elles rendent permanent et comme continu le geste épisodique du sacrifice.
-------------C'est un curieux objet que la main votive de Sabazius trouvée à Tipasa au début de ce siècle (Voir S. GSELL, Bull. Arch. du Comité, 1906, p. CCXXXII et pl. ; P. WUILLEUMIER, Musée d'Alger, Supplément, p. 68). On connaît, dispersées dans les musées du monde une quarantaine de ces mains droites, en bronze, dont l'usage était très répandu en Orient où cette offrande faisait partie du rituel des cultes sémitiques. L'exemplaire de Tipasa est l'un des plus grands (fig. 3)

la main votive de Sabazius trouvée à Tipasa au début de ce siècle

; c'est en tout cas le premier qu'on rencontre en Afrique. Son intérêt vient surtout des attributs qui l'accompagnent et qui soulignent par leur nombre la force de syncrétisme, la puissance d'assimilation de ce dieu thraco-phrygien, dont le nom, admis comme dénomination thrace de Dionysos, fut à l'époque hellénistique victime d'une audacieuse opération étymologique : on l'identifia au Iahwé Sabaoth, le dieu des armées de la Bible et il fut dès lors considéré comme un dieu suprême, souverain, omnipotent et bienfaisant, tellement puissant qu'il eut tendance à absorber les autres dieux, leurs pouvoirs, leurs attributs, de là le syncrétisme que trahit cette main.
-------------Symboles des Sabaziastes, ces mains votives étaient montrées les trois premiers doigts levés et les deux autres repliés, dans le geste liturgique de la benedictio latina, emprunté à une divinité thrace, peut-être par l'intermédiaire du judaïsme, et conservé par les chrétiens. Elles représentaient primitivement la main du dieu bénissant ses fidèles ; mais plus tard - c'est le cas pour notre objet, de Tipasa - elles prirent une valeur magique et l'on continua par conséquent d'accumuler les animaux et les symboles pour en accroître l'efficacité(L'abondance des attributs a fait d'abord qualifier la main votive de Tipasa de e main-panthée v. Cette interprétation a été combattue par C. BLINKENBERG, Darstellungen des Sabazios und Denkmaler seines Kultes, dans Arch. Studien, Copenhague, 1904 ; elle n'est plus admise aujourd'hui. Sur Sabazius et les monuments
de son culte, cf. M. CUMONT, Rel. orient, pp. 60 es. ; M.OESLERLEY, The cult of Sabazios, dans The Labyrinth, 1935, pp. 115 ss ; A. BRUHL, Rev. Archéol., 1932, I, pp. 35-43 ; tout récemment A. GARCIA BELLIDO Una deidad oriental en la Es pana romana et culto a Sa bazios, Revista de la Universidad de Madrid, I, 3, 1953, pp. 345-361, et D. TSONTCHEV, Rev. Archéol., 6' sér., XLIV 1954, pp. 15-20. Sur le geste de la benedictio latina, outre BLINKENBERG, voir H. SEYRIG, Bull. Corr. Hell, LI, 1927, pp. 211 ss.
).
(note du site: la partie gauche de la page de la revue est effacée sur plusieurs lignes)
-------------C'est ainsi que ll'on peut voir sur le pouce une pomme de pin, symbole de fécondité bien connu dans les religions antiques surtout orientales ; Sabazius est d'abord un dieu de la végétation (La pomme de pin figure quatre fois autour de Sabazius, sur le dernier monument de son culte découvert en Bulgarie : cf. D. TSONTCHEV, Un monument du syncrétisme religieux en Thrace, Rev. Archéol., 1954, pp. 15-20.)...............est reprise avec les trois rameaux qui grimpent sur l'annulaire, tandis que la presence d'un bélier sculpté sur la paume, sous l'auriculaire, évoque un autre aspect des pouvoirs agraires du dieu. Ainsi plantations, cultures, troupeaux sont appelés à profiter également de la bénédiction ...............c'est sans doute encore le même thème que rappellent et le serpent à crête qui s'enroule sur le poignet avant de se glisser dans le creux de la main et aussi les trois animaux - .......et lézard qui voisinent près du pouce. On sait que le serpent est le symbole de.....et en même temps de la fécondité et du renouvellement (Sur le culte et le symbolisme du serpent, cf. M. LEGLAY, Sur les dieux syriens du Janicule, dans les Met. Ec. Fr. Rome, 1948, pp. 136 ss. et notes bibliographiques. Notons que le serpent joue un rôle rituel dans l'initiation aux mystères de Sabazius : Firmicus Maternus, X, 32-33 (éd. HEUTEN), que la grenouille est le symbole de l'eau et par là du renouveau de la nature, du printemps et de la renaissance (Voir en dernier lieu W. DEONNA, L'ex-voto de Cypsélos à Delphes : le symbolisme du palmier et des grenouilles, dans Rev. Hist. Bel., 1951, et en part. les pp. 17 et 266 ss. du tome CXL, avec une abondante bibliographie. Voir aussi du même auteur, La femme et la grenouille, dans Gazette des Beaux-Arts, 1953, pp. 229-240.), que la tortue...accompagne parfois Aphrodite est symbole de fécondité et représente le Ciel (La question est discutée : cf. W. DEONNA, Aphrodite sur la tortue, dans Rev. Hist. Bel., LXXXI, 1920 p. 112 ; F. CUMONT, Aphrodite à la tortue de Doura-Europos, dans Monuments Piot, XXVII, 1924, pp. 1 ss HARDENBERG, L'Antiquité classique, XV, 1946, 2 et 3.), que le gland? enfin est un symbole du Soleil qui assure toute vie (Cf. W. DEONNA, Rev. Et. Grecques, XXXII, 1919, pp. 140 et 145 ; Rev. Hist. Bel., 1919, II, p. 37. C'est peut-être pour ses rapports avec le soleil qu'il est devenu l'attribut d'Apollon : sur l'Apollon Sauroctone, voir HOEFER, dans le Lexikon der Mythologie de ROSCHER, III, 2, col. 532 et DEONNA, art. cités.). On sait aussi que ces animaux incarnent des forces malfaisantes et en particulier l'Envie (Le serpent est parfois considéré comme essentiellement nuisible : cf. E. POTTIER, dans le Dict. des Antiquités de DAREMBERG, SAGLIO, POTTIER, II, pp. 404-414. La grenouille, après avoir été aux temps très anciens un animal bénéfique, est devenue maléfique et même, pour les chrétiens, diabolique : cf. DEONNA, Rev. Hist. Bel., 1951. Il en est de même de la tortue. Sur les valeurs différentes, voire opposées de ces animaux, cf. DEONNA, Sauriens et batraciens, Rev. Et. Grecques, XXXII, 1919, pp. 132 ss. Mais c'est le lézard qui passe pour une incarnation particulièrement dangereuse de l'envie : cf. Pline l'Ancien, Hist. Nat., XXX, 89. C'est pour l'empêcher de nuire que Bacchus le tient par la patte sur une mosaïque d'El-Djem : cf. A. MERLIN et L. POINSSOT, Deux mosaïques de Tunisie à sujets prophylactiques, dans Mon. Piot, XXXIV, 1934, pp. 26 ss. ; et tout récemment, A. MERLIN, Le génie au lézard de Djemila (Cuicul), dans le Livre du Centenaire de la Société Archéologique de Constantine, 1954, pp. 97 es.). Ce qui n'a rien d'étonnant, étant donné l'ambiguité des forces magiques ( P. PERDRIZET a bien montré dans un livre intitulé Negotium perambulans in tenebris, Publ. de la Faculté des Lettres de Strasbourg, 6, 1922, le caractère ambigu des forces magiques, les mêmes objets ou les mêmes animaux signifiant à la fois vie et mort, exerçant soit une influence bienfaisante soit une influence malfaisante.). La main de Sabazius, qui primitivement bénissait ses fidèles, par sas vertus magiques exerce maintenant son pouvoir d'une part en attirant les bienfaits des éléments naturels sur les champs et les troupeaux, d'autre part en éloignant de ceux-ci et des fidèles eux--mêmes les influences mauvaises. Quant à l'aigle perché sur un foudre au sommet des doigts, il est l'attribut bien connu de Jupiter. Avec le buste de Mercure dressé sur l'annulaire replié, il atteste le caractère suprême, omnipotent et cosmique du dieu qui, non content d'assurer à ses fidèles les biens de la terre, leur garantissait en outre le bonheur dans l'au-delà sous la forme " d'un banquet des bienheureux dont les repas liturgiques présageaient sur la terre les joies éternelles " (F. CUMONT, Bel. orient., p. 61 avec fig. 3 : le paradis des mystes de Sabazius, d'après une fresque des Catacombes de Prétextat, à Rome.). Il y a là la double raison du succès des sabaziastes.
-------------Deux documents intéressent le culte - d'origine phrygienne lui aussi - de la grande Mère des dieux : il s'agit d'une statue de Cybèle, autre nom de la déesse. Le musée d'Alger ne possède qu'un moulage ; l'original est au musée de Cherchel, l'antique Caesarea, où il fut trouvé (Il est possible que cette statue féminine représentée assise sur un trône mérite plutôt le nom de Cérès ou de la Terre personnifiée que celui de Cybèle, dont le siège est habituellement flanqué de lions. Le Musée de Cherchel contient en tout cas une statuette de Cybèle trônant et une autre de son parèdre Attis : M. DURRY, Musée de Cherchel, Supplément, p. 38.4). L'autre est également un moulage, celui d'une statue G!e Galle, qui provient du même endroit ( Cf. GLAUCKLER, Musée de Cherchel, p. 141 et S. GSELL, Cherchel antique Iol-Caesarea, réédition mise à jour de 1952, pp. 70-72, n° 107.).

-------------La particularité de ce culte oriental qui connut dans le monde romain une grande fa.eur (Voir H. GRAILLOT, Le culte de Cybèle, Mère des dieux à Rome et dans l'Empire romain, Paris, 1912 ; F. CUMONT, Rel. orient., pp. 43 ss. Sur le culte de Cybèle en Afrique, cf. J. TOUTAIN, Les cultes païens, II, pp. 73 ss.)` est d'avoir pris, lors de son introduction à Rome en 204 avant J.-C., un caractère officiel. Organisé par le Sénat lui-même, pour des raisons, semble-t-il, plus politiques que militaires (Cf. en dernier lieu P. LAMBRECHTS, Cybèle, divinité étrangère ou nationale ? dans Bull. Soc, royale belge d'Antropol. et de Préhist., t. LXII, 1951, pp. 44-60.), le culte de Cybèle fut reçu à Rome comme le culte d'une divinité nationale, ancestrale et volontiers assimilée à la 'T'erre-Mère. Son caractère oriental ne réapparut que sous Claude et surtout sous Antonin le Pieux ( J. CARCOPINO, La réforme romaine du culte de Cybèle et d'Attis, dans Aspects mystiques, pp. 49 ss. et en dernier lieu, dans un sens un peu différent, P. LAMBRECHTS, Les fêtes " phrygiennes " de Cybèle et d'Attis, dans Bull. Institut histor. belge de Rome, XXXVII, 1952, pp. 11-170 ; M. VAN DOREN, L'évolution des mystères phrygiens à Rome, dans l'Antiquité classique, XXII, 1953, I, pp. 79-88.), lorsque furent établies ies " fêtes p irygiennes " de Cybèle et d'Attis et instituées en leur honneur des cérémonies mystérieuses, comportant des scènes d'initiation et des sacrifices sanglants de taureaux ou de béliers (tauroboles ou crioboles).

-------------Le poète Prudence a laissé une description, saisissante dans son réalisme, du sacrifice du taureau immolé sur un plancher à claire-voie recouvrant la lasse dans laquelle est couché le myste : " A travers les mille fentes du bois, la rosée sanglante coule dans la fosse. L'initié présente la tête à toutes les gouttes qui tornbent, il y expose ses vêtements et tout son corps, qu'elles souillent. Il se renverse en arrière pour qu'elles arrosent ses joues, ses oreilles, ses lèvres, ses narines ; il inonde ses yeux du liquide, il n'épargne même pas son palais, mais humecte sa langue du sang noir et le boit avidement " ( Peristephanon, X, 1001 ss.). Dégouttant encore, le myste se présentait à la foule des fidèles qui le vénéraient, car ils le croyaient purifié de toutes ses fautes et l'égal de la divinité. Ce rite répugnant marquait une renaissance temporaire ou même éternelle de l'âme. Celui qui s'y soumettait renaissait pour l'éternité : in aeternuin renatus, disent les inscriptions.

-------------Les témoignages épigraphiques qui se rapportent au culte métroaque ne manquent pas en Afrique, où Cybèle semble avoir profité de certaines ressemblances avec Caelestis. Elle possédait des sanctuaires à Carthage, à Mactar, à Zama, à Dougga, à Madaure ; en Numidie à Milev, Tipasa, .An-nouna (Thibilis), à Constantine (Cirta), à Philippeville (Rusicade), à Djemila (Cuicul), à Timgad, à Zana ; en Maurétanie, à Sétif, Cherchel. Chronologiquement, ils vont de Septime Sévère à Constantin ; mais il est probable que le culte fut introduit en Afrique bien plus tôt, et on sait aussi qu'il était encore pratiqué à Carthage au temps de Saint Augustin (Il y a vu la litière de la Mère des dieux promenée à travers la ville, le jour de la fête du Bain Cité de Dieu, II, 4.). Toutes les inscriptions ne mentionnent pas le taurobole ( Cf. par exemple la dernière en date des inscriptions métrosques trouvées en Afrique : Y. ALLAIS, Djemila : une dédicace à Cybèle, dans Libyca, II, 11" sem. 1954, p. 252.), mais certaines commémorent ce sacrifice. La plus récente trouvée à Zana (Diana Veteranorum) ( S. GSELL, Autel romain de Zana (Algérie), dans C.R.A.I., 1931, pp. 251-269.) nous apprend qu'à un moment donné du III" siècle, une femme Hortensia Fortunata, prêtresse de Cybèle, a célébré le sacrifice du taureau et du bélier sur l'ordre de M. Tullius Pudens, son " père s, pour le salut d'un empereur dont le nom a été martelé. En général, c'est sur l'ordre de l'archigalle que le sacrifice est accompli. Tertullien nous a décrit dans l'Apologétique une scène de ce genre qui s'est déroulée à Rome le 24 mars 180. Au milieu de manifestations furieuses et sanglantes, l'archigalle donnait des ordres à la déesse pour assurer le salut de l'Empereur. Or cet empereur Marc-Aurèle était mort depuis sept jours en Pannonie, mais la nouvelle n'en était pas encore parvenue à Rome ; et Tertullien se moque de l'impuissance des voeux adressés à la Grande Mère des dieux. Le pater de l'inscription de Zana est vraisemblablement lui-même un haut dignitaire de la confrérie métroaque de Zana, l'équivalent de l'archigalle de Rome.

-------------Au service de Cybèle était en effet attaché un sacerdoce organisé comprenant en particulier les Galles, ces fameux prêtres qui avaient fait à leur divinité le sacrifice de leur virilité dans un élan de frénésie, d'exaltation mystique qui intervenait au terme de cérémonies bruyantes et mouvementées, rythmées par des chants, des cris et les sons des flûtes. C'est le portrait d'un de ces prêtres eunuques, que représente le moulage d'une statue de Cherchel : on remarque son visage glabre et efféminé, sa coiffure féminine, ses insignes rituels : la couronne de laurier rehaussée d'un médaillon, la tunique à longues manches, les bandelettes de laine ; auprès de lui, un autel.

-------------La plupart des cérémonies que commémorent les textes africains ont été célébrées pour le salut d'un empereur et de sa famille. Le culte de Cybèle a gardé sous l'Empire l'aspect officiel qu'il avait pris à Rome lors de son introduction, les empereurs mettant au service de l'idée monarchique les mystères des religions orientales. Aussi le clergé qui les célèbre fait-il partie de l'aristocratie des cités ; et il ne semble pas que le culte métroaque ait pénétré profondément dans les couches populaires malgré les promesses de salut qu'il contenait. Toutes les inscriptions qui le concernent proviennent de milieux bourgeois et de villes à statut municipal romain.

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-------------Les cultes égyptiens sont représentés au Musée Stéphane Gsell par deux séries de documents l'une vient de Lambèse où elle fut trouvée au début de ce siècle et l'autre de Carthage, d'où elle f,Àt rapportée par P. de Sainte-Marie en 1884.
------------De Lambèse provient surtout un intéressant ensemble de bronze qui a dû appartenir à un aut l isiaque (C'est un don de F. CUMONT : cf. Bull. Arch Comité, 1905, p. CCIV ; voir S. GSELL, Rev. Hist. Rel., 1909, p. 149. La descripton des objets a été donnée par P. WUILLEUMIER dans Musée d'Alger, suppl., pp. 60 ss. ; de larges emprunts lui ont été faits ici. Signalons qu'une autre partie des éléments de cet autel est restée à Lambèse.) (fig. 4). Il comprend d'abord une plaque, brisée en quatre morceaux, encadrée d'une moulure, et conçue pour être fixée à quelque chose, comme l'indiquent par derrière deux tenons. Trois figures la décorent: au milieu le buste d'un enfant joufflu, au nez retroussé, la bouche et les yeux souriants, la tête entourée du pschent rehaussé d'une fleur de lotus, symbole de jeunesse et de résurrection. Dans le bras gauche, il tient une petite massue (en général c'est une corne d'abondance), tandis que de la main droite il fait un geste enfantin de porter les doigts à la bouche. Tout indique qu'il s'agit du petit Horus-Harpocrate. A sa droite, un personnage anguipède féminin montre une " douce et belle mélancolie " ; à ses traits, à ses cheveux soutenus par deux bandeaux, à son vêtement, on reconnaît Isis. A sa gauche, un autre personnage, masculin cette fois, d'âge mur, frappe par son abondante chevelure en couronne, sa moustache fournie et tombante, sa barbe bouclée, son regard profond, sa bouche légèrement méprisante ; à cette allure générale de majesté empreinte malgré tout de bienveillance on reconnaît Sarapis. C'est donc la triade égyptienne Sarapis (produit d'un syncrétisme Osiris-Apis), Isis son épouse et Horus leur fils qui est ici figurée, mais, on l'a remarqué déjà, très romanisée - ils ne portent pas leurs attributs caractéristiques, ni le modius c'est-à-dire le boisseau de Sarapis, ni le croissant, le disque et le noeud isiaques ; seul Horus porte le pschent caractéristique.

-------------Ces trois divinités sont accompagnées de tout un cortège : d'abord leur fidèle serviteur, Anubis, qui porte ici non pas la tête de chien (donnée par les Grecs), mais les oreilles pointues et le museau proéminent du chacal, symbole funèbre en Egypt e. Mais lui aussi est romanisé : s'il paraît porter de la main droite la palme, emblème de 1a victoire sur la mort, il lève de la main gauche le caducée qu'il a emprunté à Mercure (= Hermès psychopompe) à qui il était assimilé ; pour cette même raison, le dieu conducteur des âmes s'est drapé dans la tunique courte et dans le grand manteau des voyageurs. Il est flanqué de son lieutenant Thct: qui enregistre la sentence énoncée par son maître après la pesée de l'âme. De même qu'Isis était assimilée à Aphrodite et Horus-Harpocrate à Eros, Thot fut assimilé à Hermès et il apparaît précisément ici dans une attitude qu'Hermès lui a sans doute enseignée : assis sur un rocher, il s'y appuie de la main gauche tandis qu'il tient sa jambe droite repliée sous la gauche. Anubis était déjà identique à Hermès mais à un aspect seulement d'Hermès,
S.
Fig. 4 : Autel isiaque
le psychopompe, c'est-à-dire le conducteur des âmes ; Thot représente un autre aspect d'Hermès, l'inventeur de l'écriture, l'initiateur par excellence et c'est de cette association que va naître, sous le patronage d'Hermès Trismégiste (le trois fois Grand), la célèbre Gnose hermétique (Sur l'hermétisme, on lira les savantes études du R.P. A.J. FESTUGIERE, La Révélation d'Hermès Trismégiste, Paris, Gabalda, 4 vols, 1940-1953.). Si Osiris est représenté par son dévoué serviteur Anubis, le taureau Apis qui incarne l'âme d'Osiris est lui-même présent. Gras, vigoureux, les cornes magnifiquement dressées, il s'avance à pas lents et majestueux. Un autre Apis, semblable, est resté à Lambèse. Figure en outre Bès, nain trapu, bedonnant, accroupi sur ses jambes difformes, qui symbolise la force bestiale et destructive opposée à l'humaine et éternelle jeunesse d'Horus. Ce dieu ridicule était apparenté à Silène, qui voisine avec lui. Le fidèle compagnon de Bacchus le remplace ici, vêtu d'une peau de panthère, les tempes couronnées de lierre, la bouche entr'ouverte, le regard suppliant. Signalons encore un prêtre égyptien sous les traits d'un jeune homme vêtu d'une tunique légère, dont une torsade forme sur la poitrine le " noeud isiaque ", caractéristique des prêtres et prêtresses d'Isis. Evidemment, il n'a pas la tête rasée qui, d'après Plutarque et Apulée, était de règle ; mais sans doute porte-t-il au moins sur la tête la croix rituelle ( Sur les marques rituelles des prêtres d'Isis, cf W. DENNISON, Amer. Jour. of Arch., IX, 1905, pp. I1-53 ; Fr. HAUSER, ibid, XII, 1908, pp. 56-57 ; J. BABELON, Mon. Piot, XXXVIII, 1941, 117 ss.).

 

-------------Les autres objets du culte représentent des animaux : outre le taureau Apis, c'est l'uraeus, c'està-dire le serpent sacré (aspic) qui dresse son cou plein de colère et projette sa tête pointue surmontée de la fleur de lotus ; c'est encore, à côté de ce symbole de la puissance divine, le singe canocéphale (à tête de chien) qui, accroupi à la manière de Bès, accompagne celui-ci et avec lui devait former autour d'Isis un groupe d'assesseurs, tel qu'on peut le voir sur un bas-relief italien bien connu (Sur le bas-relief d'Ariccia (actuellement au Musée National des Thermes à Rome) se trouvent représentés dans le registre supérieur : au centre, Isis sur son trône, flanquée de part et d'autre d'une statue accroupie de Bès, elle-même entourée de deux cynocéphales ; puis vient, comme les précédents installé sur un socle, le taureau Apis. Tous - remarquons-le - ont la même attitude que nos sujets de Lambèse.
Le bas-relief d'Ariccia est reproduit dans F. CUMONT, Relig. orient., pl. VIII
) ; c'est enfin un chat, animal aux vertus mystiques, si l'on en croit Plutarque. Tous ces animaux figurent généralement dans les sanctuaires égyptiens ; leur présence à Lambèse n'a rien que de normal, même si elle devait choquer certains esprits. Le culte rendu aux animaux et même aux plantes heurtait les Gréco-romains, et leurs auteurs comiques et satiristes ironisaient à plaisir sur les adorateurs du chat, du taureau, du crocodile, du poireau ou du lotus : " O sainte population, s'écriait Juvénal, cnt les dieux naissent même dans ses potagers ! " (Juvénal, XV, 10.).

-------------Du moins avaient-ils plus de respect pour Sarapis, si l'on en juge par la fréquence et la nature même de ses représentations. Le Musée Stéphane-Gsell possède à lui seul trois têtes de Sarapis. L'une vient de Lambèse, les deux autres de Carthage ; mais c'est toujours la même effigie imitée de l'original créé, semble-t-il, par Bryaxis pour le Serapeum d'Alexandrie (fig. 5). L'épaisse chevelure bouclée, la barbe majestueuse, le regard empreint de tristesse et de bienveillance, et surtout sur la tête le boisseau (modius) caractérisent les figurations du grand dieu de l'Egypte hellénistique et du même coup symbolisent son double pouvoir. Sarapis règne sur la terre dont il assure la fécondité, c'est ce que rappelle le boisseau ou corbeille vanée qu'il porte sur la tête ; en même temps il règne sur le royaume des morts, c'est ce que signifient son air lugubre, sa chevelure, sa barbe qui le font ressémbler de près à Pluton, à qui il était d'ailleurs volontiers assimilé. Etant donné sa faveur et son rang, il fut vite l'objet d'un large syncrétisme qu'attestent 4 inscriptions ramenées de Carthage par Ste Marie ( P. de SAINTE-MARIE, Mission à 1005.) ; il y est vénéré tantôt en grec, tantôt en latin comme le deux maximus, comme Neptune, comme le grand dieu de Canope et surtout comme Zeus Hélios Sarapis. On est bien près de la dédicace trouvée à Rome qui l'appelle " Unique Zeus, Sarapis, Hélios, maître invincible du monde " ( C.R.A.I., 1919, pp. 313 ss.). De Carthage enfin provient une tête de jeune homme à la longue chevelure, couronnée de feuilles de chêne et de lotus et coiffée aussi d'un boisseau : on en a fait successivement un Apollon, un Sarapis, un Héliosarapis ; on y a reconnu le célèbre favori d'Hadrien, Antinoüs divinisé en Sarapis ; actuellement on y voit plutôt un Hermanubis gréco-égyptien (Bibliographie dans DOUBLET, Musée d'Alger, p. 38 et dans WUILLEUMIER, Musée d'Alger, Supplément, pp. 52-53.).

-------------Que ces cultes égyptiens aient été en faveur à Carthage, port en relations constantes avec l'Orient méditerranéen (Sur le Sarapeum de Carthage, voir A. AUDOLLENT, Carthage romaine, pp. 238 ss.), et à Lambèse, capitale militaire de l'Afrique, où l'on sait par une inscription qu'un temple d'Isis et de Sarapis fut achevé par la troupe en 158 ( C.I.L., VIII, 2360 = 18100. Cf. aussi Bull. Arch. Comité, 1918, p. CCLXIV. C'est sans doute à cette date de 158 que doivent remonter les bronzes de l'autel isiaque. Signalons que des fouilles récentes - encore inédites - ont révélé un temple qui semble bien être celui d'Isis, si l'on en juge par la statue et la tête qui ont été trouvées dans son voisinage immédiat.), cela n'a rien d'étonnant. Mais leur succès n'a pas été, comme on l'a trop longtemps pensé, limité aux ports, aux centres militaires, aux villes largement ouvertes aux influences extérieures, il s'est étendu à l'intérieur du pays et le mysticisme isiaque n'a pas été sans prise sur les indigènes mêmes (Contre l'opinion de S. GSELL, Les cultes égyptiens dans le Nord-Ouest de l'Afrique, Rev. Hist. Rel., LIX, 1909, p. 155 et Musée de Philippeville, p. 51 et de J. TOUTAIN, Cultes païens..., II, pp. 5 ss., voir maintenant G. Ch. PICARD, Les religions de l'Afrique antique pp. 224 ss., qui signale en outre les découvertes récentes.). On rencontre d'ailleurs les cultes égyptiens dans toutes les provinces romaines d'Afrique, de la Maurétanie, où ils furent probablement introduits autemps de Juba II et de sa femme Cléopâtre Séléné, fille du triumvir Antoine et de la dernière reine d'Egypte Cléopâtre VII ( Cf. S. Gsell, Rev. Hist. Rel., 1909, pp. 149-159 et, pour un inventaire des vestiges égyptiens à Cherchel, Hist. Anc. AI. du Nord, t. VIII, pp. 242-243. Les vestiges égyptiens ne manquent pas non plus dans la partie occidentale de la Maurétanie (on sait que Volubilis fut capitale de Juba, au même titre que Caesarea J. CARCOPINO, Volubilis, regia Jubce, dans Le Maroc Antique, p. 167) ; cf. par exemple à Volubilis même un bas-relief d'Anubis (L. CHATELAIN, Bull. Arch. Comité, 1934, p. 173). L'influence de la religion égyptienne sur les cultes africains est d'ailleurs bien antérieure au règne de Juba II : cf. G. Ch. PICARD, ouv. cit.), jusqu'en Tripolitaine, où ils connurent une réelle fortune () A Sabratha, il y avait un Serapeum et un Tsiaeum : cf. G. PESCE, Il tempio d'Iside in Sabratha, Monographie di Arch. libica, IV, Roma, 1953 - A Lepcis Magna, une prêtresse d'Isis est connue : cf. R. BARTOCCINI, Le Terme di Lepcis Magna, pp. 162-163.).

-------------Comment expliquer ce succès ? Sans doute parce que les divinités égyptiennes, qui s'adaptaient facilement aux différents milieux, se laissèrent confondre avec les divinités africaines les plus favorisées ; Sarapis avec Baal-Hammon - Saturne, Isis avec Tanit-Caelestis et Cérès, la déesse des moissons (Sur le syncrétisme isiaque, cf. Apulée, Métamorphoses, XI, 5, 2 ss.). Sans doute aussi faut-il rappeler la séduction extraordinaire de leur rituel, assez bien connu grâce à un auteur africain, Apulée de Madaure qui, initié aux mystères isiaques, a raconté certaines cérémonies, sans en dévoiler hélas ! les parties secrètes - les plus intéressantes. Il faut relire les Métamorphoses et imaginer la procession qui déroulait tous ses fastes à l'occasion par exemple de la grande fête annuelle du Navigium Isidis. " Un groupe burlesque de personnages travestis ouvrait le cortège, puis venaient les femmes en robe blanche, semant des fleurs ; les sto istes, agitant les ustensiles de toilette de la déesse; les dadophores tenant des torches allumées ; les hymnodes dont les chants alternés se mêlaient au son aigu des flûtes traversières et au tintement des sistres d'airain, puis la foule pressée des initiés et les prêtres, la tête rasée, vêtus de robe de lin d'une blancheur éclatante et portant les images des dieux à figure animale avec des symboles étranges, ou bien une urne d'or contenant l'eau divine du Nil. On s'arrêtait devant des reposoirs, où ces objets sacrés étaient offerts à la vénération des fidèles ". Il est évident que - comme le note F. Cumont, à qui est empruntée cette description fondée sur Apulée - " le faste somptueux et bizarre déployé dans ces fêtes laissait dans la plèbe avide de spectacles une impression inoubliable " (Apulée, Métamorphoses, XI, 8ss. Cf. F. CUMI)NT, Rel. Orient., p. 90 et note 95, p. 243, avec la liste des documents figurés représentant des processions isiaques.). Mais le succès des cultes égyptiens en Afrique vient aussi des promesses d'immortalité faites aux fidèles et des garanties données aux initiés. A sa mort, l'initié est identifié à Sarapis, l'initiée à Isis. C'est une assurance de salut dans l'au-delà et même de quasi-divinisation. Se dépasser soimême, imiter les héros pendant la vie, devenir après la mort semblables à des dieux, n'était-ce pas là l'idéal des anciens ? ( On lira sur ce thème, du R.P. FESTUGIERE, L'idéal religieux des Grecs et l'Evangile. Un livre du même genre sur les Romains reste à écrire.).

-------------Aux mêmes préoccupations de l'au-delà se rapporte la célèbre mosaïque de Lambiridi (fig. 6), qui n'est peut-être pas sans lien avec les sectes africaines des fidèles de Cérès et d'Isis (Il faut se reporter à la description et au savant commentaire de J. CARCOPINO, Sur les traces de l'hermétisme africain, dans ses Aspects Mystiques de la Rome païenne, pp. 207-314 et y ajouter les rapprochements séduisants de G. Ch. PICARD, ouv. cité, pp ?28 ss.). Découverte pendant la première guerre mondiale dans l'Aurès, à Lambiridi (11 km au Sud de Batna), elle s'étalait dans une chambre funéraire devant un sarcophage qui porte en grec la mention de la défunte et de son époux survivant : " Cornelia Urbanilla ; je repose ici " sauvé" du grand péril, ayant vécu vingt-huit ans, dix mois, douze jours et neuf heures. Tiberius Claudius Vitalis à sa compagne". Elle contient - on le voit - outre une faute de grammaire, une curieuse allusion à un " grand péril" qui s'explique par l'inspiration hermétique que M. Carcopino a pu déceler dans la mosaïque elle-même.

-------------L'hermétisme est une doctrine enseignée par le dieu égyptien Thot que les Grecs assimilaient à leur Hermès, d'où le nom d'hermétisme. Dérivée du pythagorisme, enrichie d'emprunts à plusieurs systèmes philosophiques (stoïcisme, épicurisme), elle met en particulière valeur le rôle d'Asklépios (Esculape) dont le pouvoir guérisseur s'applique non seulement aux corps mais aux âmes ; elle est elle aussi une doctrine de salut.

Fig. 6 : Mosaïque de Lambiridi
Fig. 6 : Mosaïque de Lambiridi

------------Or, que nous montre la mosaïque ? Aux angles, quatre jeunes gens dont le corps se termine en serpent : quatre démons anguipèdes qui, en supportant le médaillon central, jouent le rôles d'Atlantes. On trouve ces génies chaque fois qu'on veut insister sur le caractère suprême, souverain d'une divinité maîtresse du monde. Entre eux, quatre tableaux latéraux : d'un côté des canards, de l'autre des paons autour d'un cratère. Symbole bien connu, le cratère est le vase qui contient le breuvage d'immortalité. En haut, un sarcophage qui renferme le corps momifié d'Urbanilla. En bas, un navire (il en reste peu de chose), symbole du passage dans l'au-delà. Tout cela est déjà plein d'allusions à l'outre-tombe. Elles se précisent dans les deux inscriptions : d'une part Euterpius que l'on peut comprendre de deux façons, soit en trois mots Eu ter pius comme une acclamation à la divinité, soit en un mot comme un de ces surnoms mystiques du type Eusebius, Eutropius que portaient les membres de certaines sectes ; d'autre part on lit en grec : "Je n'étais pas, j'ai été, je ne suis plus, peu m'importe". L'accent épicurien s'y décèle aisément, mais aussi avec le mépris du corps, le seul souci de l'au-delà.

-------------Le médaillon central est évidemment le plus important. Apparemment c'est une scène de consultation médicale. En réalité, c'est beaucoup plus que cela. A gauche, le malade nu (ce qui permet de reconnaître un homme, chose assez surprenante !), dans un tel état squelettique qu'il pourrait bien être déjà mort. Quant au médecin, qui est assis à droite, il est singulier : barbu, drapé à la grecque dans son himation, sensiblement plus grand que le patient, il jouit lui d'une santé resplendissante, que souligne l'abondance de sa poitrine. Il faut remarquer ses gestes : de la main gauche il lui tient le poignet, tandis que ses deux pieds établissent eux aussi le contact. A l a lumière des doctrines hermétiques, cette scène dépasse la simple consultation médicale. C'est Asklépios, le dieu guérisseur et sauveur, qui communique son essence divine au défunt. Et dès lors tout s'explique : Cornelia Urbanilla, parce qu'initiée, a franchi sans peine le cap dangereux de la mort (le " grand péril ") ; dès lors, d'avoir perdu son corps, d'être réduite à l'état de squelette, peu lui importe, elle a même perdu son sexe, ou plutôt elle est maintenant à la fois homme et femme, puisqu'elle est en quelque sorte divinisée. Par là son salut dans l'au-delà est assuré, elle peut acclamer le dieu de l'hermétisme.

-------------Mais il y a une difficulté. Le R.P. Festugière, spécialiste de l'hermétisme, affirme qu'il n'y a jamais eu de sectes hermétiques. La difficulté tombe si, avec M. Picard, on rattache Cornelia Urbanilla et les hermétistes de Lambiridi à une confrérie démétrio-isiaque comme il en existait beaucoup en Afrique. Le surnom mystique Euterpius autorise, semble-t-il, ce rattachement

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-------------Avec Mithra, c'est à un monde différent que l'on touche, le monde iranien, mais ce sont au fond les mêmes préoccupations que l'on retrouve. Dérivés du mazdéisme - religion essentiellement dualiste fondée sur l'opposition du bien et du mal - fruit d'une élaboration complexe qui s'est peut-être accomplie au sein d'une Anatolie, elle-même exposée à de multiples influences extérieures (balkaniques entre autres), les mystères de Mithra se sont répandus dans tout le monde romain par l'intermédiaire surtout des marchands et des soldats (Les études fondamentales sur le culte de Mithra restent celles de F. CUMONT, Les mystères de Mithra, Bruxelles, 1913 et Textes et Monuments figurés relatifs aux mystères de Mithra, Bruxelles, 1896-1900. Cf. aussi Les rel. orient., pp. 125 ss.).

-------------En Afrique, en tout cas, les Mithraea ne se rencontrent guère que dans les ports, dans les chefs-lieux administratifs et dans les centres militaires (Cf. M. RANCILLAC, L'insuccès du Mithriacisne en Afrique, dans Bull. Soc. Géog. et Arch. d'Oran, t. 52, fasc. 198 ; 1931, pp. 221-228, confirmé par J. CARCOPINO, C.R.A.I., 1942, p. 309. A la liste des documents mithriaques africains établie par M. CUMONT,, il faut ajouter : en Tripolitaine, une inscripton de Sabratha au [D(eo)] S(ancto) M(ithrae), restituée avec hésitation par les éditeurs des Inscriptions of Roman Tripolitania, n' 11 et plus fermement par J. GUEY, Epigraphica Tripolitana (Rev. Et. Anc., LV, 1953, p. 336 et n. 6) ; peut-être une inscription d'Oea = Tripoli (Inscr. Rom. Tripol., n° 239 c) - en Afrique proconsulaire, le fragment d'un groupe de Mithra tauroctone tr)uvé à Carthage par P. CINTAS (Bull. Arch. Comité,1946-1949, pp. 366-367) - en Numidie, inscription et Mithraeum à Lambèse (M. LEGLAY C.R.A.I., 1954) ; peut-être une inscription à Tiddis (A. BERTHIER, Rev. Afr., 1945, pp. 16 ss.) mais la lecture n'est pas assurée - en Maurétanie Tingitane, deux inscriptions de Volubilis (L. CHATELAIN, C.R.A.I., 1919, pp. 442443 = CAGNAT, MERLIN, CHATELAIN, Inscr. Lat. d'Afrique, numéros 611 et 612).) ; tous les dédicants sont des esclaves orientaux, des soldats et des sous-officiers. A Lambèse toutefois ce sont à deux reprises des légats-gouverneurs dont l'acte confère au culte un caractère officiel.

-------------Les documents mithriaques qu'abrite le musée Stéphane-Gsell proviennent de Philippeville et d'Alger, deux villes-ports. Du Mithraeum de Philippeville (Rusicade) on ne connaît pas l'édifice lui-même mais seulement les monuments qu'on rencontre habituellement à l'intérieur (les originaux sont au Musée de Philippeville, Alger ne possède que des moulages) Cf. S. GSELL, Musée de Philippeville, pp. 44 ss.). Ils ont été retrouvés vers 1845 au Nord-Ouest de la ville, au flanc d'une colline où sans doute était installé le sanctuaire, comme de coutume soit souterrain, soit demi-souterrain, en souvenir et de la légende de Mithra et du culte primitif qui se célébrait dans des grottes sacrées, symboles du monde. Les cérémonies religieuses étaient secrètes ; il fallait donc être initié pour y participer. Elles comportaient des actes de valeur hautement symbolique, dont les plus caractéristiques étaient les festins sacrés auxquels participaient les mystes allongés sur des banquettes latérales et dans lesquels on devait trouver un réconfort, un stimulant moral (C'était même une sorte de sacrement qui devait assurer aux initiés l'immortalité. Dans les derniers Mithraea découverts (à Doura-Europos en Syrie, à Troïa au Portugal, à Fiano-Romano en Italie, à Santa Prisca à Rome), les images du repas mythique de Mithra et du Soleil sont fréquentes ; l'importance des agapes
divines dans la théologie mithriaque correspond d'ailleurs à la place occupée dans la liturgie par le banquet des mystes, qui en est la reproduction. Saint Justin (Apol I. 66) et Tertullien (De praescr. haeret..., 40) y ont vu une imitation diabolique de la communion chrétienne.
), les purifications répétées, sous forme d'ablutions, par lesquelles on obtenait le pardon de ses fautes, enfin le sacrifice du taureau, à l'image de la scène qui est représentée sur le relief cultuel, exposé dans une niche au fond du Mithraeum. C'est la fameuse scène de Mithra tauroctone, l'immolation du taureau considéré comme le créateur et le rénovateur du monde ; Mithra a terrassé l'animal, il le tient sous son genou, lui relève la tête d'une main et de l'autre lui enfonce un couteau dans le bas du cou. Du sang du taureau doit naître la végétation (la queue de la victime se termine en général par des épis). Malheureusement tous ces détails ont été détruits, comme aussi les autres animaux en général présents sur les reliefs : le chien qui lèche le sang au bord de la blessure pour recevoir l'âme de l'animal, le scorpion, génie du mal, qui s'attaque aux parties génitales pour empoisonner la source de vie, le serpent, symbole de la terre fertilisée par le sang.
-------------En revanche, on a retrouvé les statuettes des deux dadophores (porte-flambeaux) qui flanquaient habituellement de part et d'autre le relief cultuel :ces jeunes gens coiffés du bonnet phrygien sont les acolytes de Mithra : Cautès qui tient sa torche levée est l'image du soleil du printemps, Cautopatès qui tient sa torche abaissée, celle du soleil affaibli de l'automne. Quant aux animaux qui les accompagnent par groupes de deux, ils semblent bien symboliser la terre (scorpion), l'eau (dauphin), le feu (lion) et l'air (oiseau), c'est-à-dire les quatre éléments qui composent le monde. Une troisième statuette représente un monstre à corps humain et à tête de lion ; c'est le Kronos léontocéphale qui symbolise le Temps infini qui dévore tout. Notons encore un récipient en marbre à couvercle bombé, percé de trous et gardé par un serpent ; sorte de ciste sacrée, il devait renfermer les objets rituels. Et pour finir, un objet de forme cônique, comme le précédent percé de trous et gardé par un serpent, mais qui paraît, à cause de sa surface rugueuse et bosselée, représenter le rocher légendaire d'où est sorti Mithra.
-------------Par ses purifications - sortes de baptêmes païens - par ses repas liturgiques, par toutes ses cérémonies rituelles, la religion de Mithra apparaît dominée par l'idée de pureté. Et c'est en effet son trait caractéristique. Cette religion qui tendait à une pureté parfaite, condition du salut dans l'au-delà, était une religion d'une haute élévation morale.
-------------On ne fera pas aux Africains l'injure de penser qu'il y a là une raison de son insuccès. Et pourtant c'est un fait. Elle n'eut jamais comme fidèles que les étrangers, militaires de la 3me légion et du limes, commerçants, petites gens, esclaves des ports, tel cet Aphrodisius esclave des Cornelii, qui de bon gré a accompli une dédicace qui fut trouvée à Alger même (antique Icosium) lorsqu'en 1861 on creusa, rue du Vieux-Palais, les fondations des bâtiments de la vieille Mairie ( C.I.L. VIII, 9256.).

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-------------Aves les fresques de Castellum Dimmidi, c'est la religion syrienne et plus précisément palmyrénienne qui se trouve transportée en Afrique. Castellum Dimmidi (Messad) est un des points avancés du limes de Numidie, installé au Sud de Djelfa et au Nord-Est de Laghouat, en 198 après J.-C. sous Septime Sévère. Cette position fortifiée fut occupée d'abord par des détachements de la 3'"e légion Auguste envoyés de Lambèse. En 225, sous Sévère Alexandre, elle vit son organisation bouleversée et sa garde confiée à des

Fig. 7 : Fresque de Castellum Dimmidi
soldats amenés du fin fond oriental de la Syrie, du territoire de Palmyre, dont les archers montés étaient spécialisés dans la protection des vastes espaces désertiques. Le numerus Palmyrenorum devait rester à Dimmidi jusqu'en 238... peu de temps en somme, assez cependant pour y introduire leurs dieux et leur consacrer dans leurs casernements une chapelle qui a été fouillée en 1939-1941 par M. Gilbert Picard, alors membre de l'Ecole Française de Rome ( G. Ch. PICARD, Castellumn Diinpcidi, Alger, 1947, è qui est emprunté l'essentiel de la description des fresques).
-------------Les murs de ce sanctuaire avaient été revêtus de plaques de plâtre décorées de fresques ; et le sable du désert en a fort heureusement conservé des fragments qui, recueillis avec soin, sont maintenant exposés au Musée Gsell. L'intérêt de ces documents, à qui leur rareté en Afrique du Nord et leur exotisme confèrent déjà du prix, est d'autant plus grand qu'ils apparaissent comme un écho des découvertes sensationnelles effectuées entre 1922 et 1936 à Doura-Europos sur l'Euphrate, à 225 km à l'Est de Palmyre ( Ces fouilles ont été conduites par une mission franco-américaine composée de savants de l'Université de Yale, sous la direction de M. ROSTOVTZEFF et de représentants de l'Académie des Inscriptions et BellesLettres de Paris. Les résultats ont été publiés d'abord par F. CUMONT, Fouilles de Doura-Europos (1922-1923), Paris, 1926, puis en collaboration dans une collection intitulée The excavations at Dura-Europos, Preliminary Report, 9 vols parus ; Final Reports, 6 vols parus.). Le désert de Syrie, plus généreux que le Sahara, a livré des panneaux entiers décorés de peintures, dont les motifs permettent de reconstituer et d'interpréter au moins deux scènes des fresques de Dimmidi. On voit d'une part (fig. 7) une victoire planant, tenant à gauche une palme et à droite probablement une couronne, qu'elle s'apprête à déposer sur la tête d'un personnage, d'autre part (fig. 8)

Fig. 8: Fresque de Castellum Dimmidi
Fig. 8: Fresque de Castellum Dimmidi

deux hommes debout autour d'un autel. Leurs traits, leurs costumes (pantalons, tuniques, chlamydes, bottes recourbées), leur attitude même, la forme de l'autel, rien de tout cela n'est romain, tout au contraire oriente vers Palmyre et Doura. Et l'on reconnaît alors dans le personnage qui, debout devant la petite Victoire, tient une lance et un bouclier, le dieu palmyrénien Malagbel. Quant à l'autre groupe, il figure une scène de sacrifice qui rappelle de près le sacrifice du tribun Terentius de Doura : au centre l'autel rond à encens (le thymiaterion) sur lequel déposent leurs grains d'encens d'un côté un prêtre vêtu d'une longue tunique talaire de soie et portant aux pieds les chaussons de lin rituels des officiants syriens soucieux de préserver une pureté que souillerait l'emploi de produits animaux et d'autre part un officier qui doit être un centurion.
-------------Malgré leur état fragmentaire, ces fresques sont - on le voit - infiniment précieuses. D'abord parce que - je le rappelais tout à l'heure - ce genre de document n'est pas monnaie courante en Afrique qui, bien qu'ayant la réputation d'être un pays sec, a tout de même un climat trop humide pour pouvoir conserver de fragiles peintures sur plâtre... sauf précisément dans les zones désertiques, à Dimmidi et à Gemellae par exemple, où le colonel J. Baradez en a recueilli de fort beaux fragments. Ensuite parce que dans l'histoire de l'art africain, elles occupent une sorte de position-clé. On a maintes fois relevé dans les manifestations artistiques de l'Afrique du III`- siècle des influences orientales, ou plus exactement des " tendances orientalisantes ". Leur origine restait assez diffuse. Avec les fresques de Dimmidi qui n'étaient sans doute pas isolées en Afrique et qui représentent un apport direct de l'Orient, on comprend mieux comment s'est faite l'orientalisation de l'art dans ces provinces du monde romain. Enfin, au point de vue religieux, elles montrent le fidèle attachement des soldats du numerus Palmyrenorum à leurs dieux nationaux, attachement entretenu, il est vrai, par des " aumôniers " de garnison qui, semble-t-il, accompagnaient les troupes et dont notre prêtre en tunique blanche pourrait être un exemple.
-------------De la triade divine vénérée à Palmyre, qui rassemble Bel-Aglibol-Iarhibol, seul larhibol, le dieu solaire paraît avoir été importé en Afrique ; deux ex-voto lui sont dédiés à Dimmidi, tandis qu'à Lambèse on le voit bénéficier d'un culte organisé et d'un sacerdoce annuel (Cf. J. CARCOPINO, Bull. Arch. Comité, 1920, pp. LXXXVIII ss.). Bien qu'il n'appartienne pas à leur grande triade, c'est Malagbel (envoyé de Bel?) qui paraît avoir été le dieu favori des palmyréniens émigrés en Occident. Trois dédicaces lui sont adressées à Dimmidi ; il est présent à Lambèse ( C.I.L., VIII, 2634, Bull. Arch. Comité, 1920, pp. LXXXVIII-IX.) et surtout à El-Kantara (Calceus Herculis), )ù se trouvait, depuis les Antonins, le Quartier Général du numerus (Voir en dernier lieu sur la date d'arrivée en Afrique des soldats palmyréniens, la nouvelle lecture d'un texte d'El-Kantara et son interprétation par L. LESCHI dans Libyca II, 1 sem. 1954, pp. 178 ss. Sur Malagbel à El-Kantara : C.R.A.I. VIII, 2497 ; Rev. Aj icaine, 1931, 204 ss, n^e 8 et 9. Il y avait aussi à El
Kantara un numerus Hemesenorum qui vénérait le Deus Sol Invictus ( Rev. Afr., 1931, pp. 197 ss., n0' 2 et 3). (60) C.I.L., 8795 - 18020 et G. Ch. PICARD, Castellum Dimmidi, pp. 186-187.
). Une inscription de Di~mmiidi (fig. 9) est au Musée S.-Gsell (60). On peut lire, en complétant les abréviations : Deo Num(ini) Malag(belo), pro salute d(omini) n(ostri) Imp(eratoris) Caes(aris) M(arci) Aurel(ii) Severi Alexandri invicti pü fel(icis) aug(usti), divi m[agni Antonini fili... Il s'agit_ donc d'une dédicace au dieu Malagbel adressée par des soldats du n(umerus) p(almyrenorum), dont les noms sont gravés sur les côtés du monument votif, et datée du règne de l'empereur Caracalla (211-217) pour le salut duquel elle a été offerte.

-------------La faveur particulière de Malagbel auprès des soldats palmyréniens éloignés de leur patrie s'explique sans doute par les caractéristiques et par la nature même du dieu. Jeune, d'aspect belliqueux, personnification du Soleil Invaincu qui, bien que subordonné au dieu suprême Bel, maître de l'Univers et de l'Eternité, occupa dans les doctrines orientales une place de plus en plus importante au II' et III' s., messager de Bel, donc intermédiaire désigné entre celui-ci et les hommes, il devenait tout naturellement le " patron préféré des cavaliers de Palmyre et le protecteur de leurs armes " (Ouv. cité, p. 165.). Et ceux-ci arrivèrent même à gagner à leur foi des indigènes - plusieurs inscriptions le prouvent. Du moins leur prosélytisme semble-t-il s'être limité en Afrique aux éléments militaires.

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-------------Quels qu'aient été leur succès et leur aire d'expansion dans les provinces romaines d'Afrique, qu'avec les dieux de l'Egypte ou de l'Asie on assiste à une pénétration profonde ou qu'avec Mithra et
Fig. 9 : Inscription de Dimmidi
les dieux de Palmyre, on ne dépasse guère les centres militaires, au total l'introduction des cultes orientaux a eu des conséquences importantes sur l'évolution religieuse du pays.
-------------Chaque fois qu'un monument ou une inscription livre une date, c'est à la seconde moitié du II' s. et au III' s. de notre ère qu'on se trouve reporté. Il devient dès lors très tentant d'admettre avec M. Carcopino (En conclusion d'un article intitulé Le limes de Numidie et sa garde syrienne, dans Syria, VI, 1925, pp. 147-149.) que dans un pays où toutes les marques de la civilisation punique n'avaient pas disparu - n'oublions pas que Carthage a dominé l'Afrique pendant plus de six siècles et que sa civilisation lui a survécu - les cultes orientaux ont agi comme un " levain " et contribué à la forte réaction punique que connut l'Afrique au III siècle. Si l'âme berbère fut - aux époques pré-islamiques du moins - particulièrement capable d'adaptation (Cf. les remarques d'E.F. GAUTIER et plus récemment de J. CARCOPINO, L'aptitude des Berbères à la civilisation d'après l'histoire ancienne de l'Afrique du Nord, Reale Accademia d'Italia, Atti dell'VII Convegno A. Volta, 1938, parus en 1940.), si l'on peut à son propos parler à juste titre de " plasticité ", il s'agit d'une plasticité qui garde toujours quelques traces de ses sincérités successives, d'une plasticité somme toute non seulement réceptive mais assez conservatrice. On comprend alors que le III' s. ait été en Afrique la grande époque du culte de Saturne et de Caelestis, échos romanisés de Baal-Hammon punique et de sa parèdre Tanit.

-------------Il y a plus. On a remarqué que toutes les religions orientales qui se sont répandues dans le monde romain contenaient des doctrines de salut et des liturgies à mystères. Qu'une fois associées à la religion africaine, elles aient dans ces conditions contribué à la faire évoluer vers un mysticisme de plus en plus marqué, organisé en collèges et professant une doctrine de salut, cela ne paraît pas douteux (Et a été souligné par G. Ch. PICARD, ouv. cité, en part. pp. 220 ss.). Encore faudrait-il bien préciser d'abord que la principale raison de leurs succès fut leur étroite corrélation avec les tendances profondes de la vieille religion africaine qui, bien avant l'introduction des doctrines orientales, s'efforçait comme elles de répondre aux préoccupations spirituelles de Fau-delà par une garantie conditionnelle de salut et comme elles aussi tâchait de satisfaire les soucis matériels d'ici-bas par des promesses de fertilité des champs et de fécondité des familles et des troupeaux.

-------------Négligeant cette plasticité " conservatrice " des berbères et la permanence des traditions agraires et mystiques du paganisme africain, le christianisme, dont les religions orientales ont dans une certaine mesure préparé le triomphe, a voulu ne s'occuper que de la " cité de Dieu ". N'y a-t-il pas là une des raisons profondes de ses déviations - nulle part aussi abondantes qu'en Afrique -, de son déclin et finalement de son abandon, malgré quelques survivances locales, si total et si rapide ?

Marcel LEGLAY,
Aucien membre de l'Ecole française de Rome. Directeur-adjoint des Antiquités de l'Algérie,