------------Pour
définir l'Art Berbère et essayer de dégager sa personnalité,
il convient d'abord de le distinguer des arts qui, ayant coexisté
avec lui, ayant fleuri sur la même terre, lui sont demeurés
étrangers ou ne l'ont influencé que partiellement et sporadiquement.
------------Après
avoir connu les arts introduits dans l'Antiquité par ses maîtres
de Phénicie, de Rome et de Byzance, l'Afrique du Nord a reçu,
avec l'Islam, un art oriental, qui devait modifier presque entièrement
le cadre de sa vie. Il y aurait lieu d'ailleurs de marquer des époques
dans le développement de cet art nouveau, de préciser l'origine
et la voie des courants qui l'apportèrent et aboutirent successivement
en Afrique du Nord, de délimiter la durée et l'étendue
géographique de leur action. On distinguerait une première
période où règne, surtout en Berbérie orientale,
un art musulman importé de Syrie et d'Iraq, directement ou par
l'intermédiaire de l'Egypte ; une seconde période où
s'implante au Maghreb et de là rayonne vers l'Est un art venu d'Andalousie,
enfin une troisième période où l'hégémonie
turque se traduit par l'épanouissement d'un art levantin en Tunisie
comme en Algérie, tandis que le Maroc reste fidèle à
l'art hispano-mauresque.
------------L'art
des Berbères n'a rien connu de semblable. Très antérieur
à l'Islam, il a traversé apparemment immuable les onze siècles
qui se sont écoulés depuis la conquête musulmane et
a survécu au déclin de l'art que les conquérants
ou leurs successeurs avaient propagé. Il ne semble avoir connu
ni renouvellement, ni évolution. Son histoire est d'ailleurs d'autant
plus difficile à écrire qu'elle s'est déroulée
en dehors des centres où se fait d'ordinaire l'histoire, capitales
de royaume ou foyers de culture. Alors que l'art musulman a fleuri dans
Kairouan, Tunis, la Qal'a des Beni Hammâd, Bougie, Fès, Rabat,
Marrakech, l'art berbère a poursuivi hors des cités une
carrière obscure, mais où s'affirmait son étonnante
vitalité. Il est proprement un art rural.
------------Il importe
d'ailleurs de rappeler que les populations non citadines de l'Afrique
du Nord connaissent deux genres d'existence susceptibles de marquer l'art
qu'elles créent à leur usage. Il y a des sédentaires
agriculteurs, habitant des demeures généralement groupées
en villages, surtout localisés dans les massifs montagneux, et
des pasteurs vivant sous la tente, se déplaçant dans les
plaines avec leurs troupeaux selon le rythme des saisons.
------------Qu'il
soit créé par des sédentaires ou des nomades, l'art
berbère présente des caractères évidents d'archaïsme.
Il en va de même de tout art rural. C'est un fait bien connu que
la campagne invente peu, qu'elle demeure impénétrable aux
modes éphémères qu'adoptent les villes, ou qu'elle
les accueille avec un retard, mais que, les ayant reçues, elles
les conservent longuement, alors que les villes en ont perdu le goût.
De là un décalage chronologique qui affecte nos arts ruraux
d'Europe et qui s'affirme dans les domaines les plus divers, le costume,
le mobilier, le langage, la musique et la danse.
------------Au
reste ce n'est pas seulement les modes jadis citadines que l'on retrouve
cristallisées dans les campagnes et dont on peut reconnaître
plus ou moins aisément l'époque de transmission ; il est
des éléments qui échappent à toute chronologie
et se dérobent à une détermination précise
d'origine. Ces formes d'un art, qu'on qualifiera de primitif plutôt
que d'archaïque, semblent nées en quelque sorte spontanément
de la technique même et de l'emploi de la matière, du jeu
des doigts et du rythme qu'il engendre, tel le décor régulier
que crée le croisement des roseaux d'une corbeille, des brins de
jonc d'une natte ou des fils colorés d'un tissu, tel encore le
tracé rectiligne ou incurvé qui résulte de la structure
ou du maniement de l'outil, pinceau ou couteau d'un sculpteur sur bois.
-----------Art archaïque, art primitif, les
ruraux berbères ont pratiqué l'un et l'autre. Leur conservatisme,
leur surprenante fidélité aux traditions venues du fond
des âges s'affirme surtout dans les genres de travaux auxquels s'adonnent
les femmes. Il y a en effet lieu de distinguer ici des techniques exclusivement
féminines et des techniques masculines. L'acquisition des premières,
dont les produits sont destinés à l'usage domestique, fait
en quelque sorte partie de la discipline familiale. Les procédés,
les formules se lèguent de mères en filles. Les secondes,
dont les produits peuvent être l'objet d'un commerce, sont créées
par des artisans spécialisés.
------------Le
conservatisme qui s'affirme dans les arts féminins s'explique sans
peine par les conditions de vie des ouvrières, par la claustration
que leur imposent les murs musulmanes, par la rareté de leurs
contacts avec le monde extérieur et pour tout dire par l'étroitesse
de leur horizon intellectuel. Dans la société berbère
plus que dans toute autre, la femme est gardienne des traditions ancestrales,
des croyances populaires, des vieux rites magiques et des formes périmées
de langage. Nous y joindrons les métiers d'art comme le tissage
et la poterie décorée, que nous examinerons tout à
l'heure.
------------Les
techniques qui s'offrent à l'activité masculine, bien que
soumises elles aussi aux conditions que créent l'isolement et le
particularisme rural, sont plus sujettes à la contamination de
l'art citadin. Le fait que les artisans sortent de leur village, que leurs
produits sont exécutés sur commande ou se vendent au marché
expose ces techniques aux variations de la mode ou à une évolution
retardataire. La fabrication des tapis, la sculpture sur bois, la bijouterie
nous permettront d'en constater les effets.
------------Pour
ces arts masculins se posera donc la question des influences successives.
Mais en fait pour toutes les techniques que les Berbères, hommes
ou femmes, pratiquent encore, se pose la question des origines et ce problème
inéluctable rejoint ceux qui ont rapport à l'origine des
Berbères eux-mêmes et de leur langue. Ils n'ont pas encore
trouvé de solution unanimement admise.
*************
------------D'un
premier coup d'il jeté sur les pièces qui meublent
la salle berbère, au musée Stéphane Gsell d'Alger,
qui en garnissent les vitrines ou en vêtent les murs, se dégage
un caractère archaïque qui différencie ces créations
des uvres d'art musulman. Les Berbères ont le goût
du décor ; mais ce décor ne fait intervenir qu'une géométrie
élémentaire, le plus souvent formée de droites circonscrivant
des surfaces réduites (carré, losange, triangle) ou de cercles
divisés en sections rayonnantes. L'imitation de la nature est absente
de cet art ornemental ainsi que les autres éléments qui
constituent l'arabesque. Notons toutefois des exceptions singulières,
notamment dans les ouvrages de poterie, des représentations anthropomorphes
ou animales qui semblent les premiers balbutiements d'un art figuratif,
mais qui sont restés à l'état d'ébauches.
A part ces très rares objets, l'art des Berbères est proprement
un art abstrait, une pure création de l'esprit guidé par
un instinct profond et des traditions sans âge.
------------Tel
est surtout celui que nous trouvons dans les tissages des nomades et,
en premier lieu, dans le genre de tissage qui constitue l'accessoire essentiel
de la vie de ces pasteurs, le flidj, longue pièce d'étoffe
robuste, qui, assemblée à des pièces semblables,
cousue côte à côte, compose la tente. Exécuté
par les femmes sur un métier horizontal très bas, fait de
laine mélangée de poil de chameau, le flidj est décoré
de bandes longitudinales, parfois et selon les traditions propres aux
diverses tribus, très sobres de ton ou bien de couleurs très
variées à dominante rouge. ------------On
notera, avec l'échelle très réduite des éléments
décoratifs, la répartition symétrique et axée
des bandes ainsi décorées, en sorte que cette parure extérieure
de la tente se présente en longs registres verticaux qui lui confèrent
une allure quasi architecturale.
Fig. 1. - Tissage berbère
|
------------Le genre
de décor, que nous rencontrons dans les flidj et que nous trouverions
également dans les grands bissacs, les musettes, les sangles et
les housses de montures, appartient à ce que nous sommes tentés
de considérer comme de l'art primitif et apparemment spontané.
Toutefois il est permis de se poser à son sujet la question d'origine
; on peut également se demander quelle en est l'extension géographique
et, partant, s'il est légitime de le considérer comme spécifiquement
berbère. On remarquera que les nomades arabes du désert
de Syrie fabriquent des tissages semblablement ornés. Cette parenté
de style suggère l'hypothèse, soit d'une transmission de
modèles d'Est en Ouest au cours du MoyenAge, soit plutôt
de contacts beaucoup plus anciens, d'une communauté d'inspiration
se maintenant dans des collectivités lointainement parentes, d'un
rayonnement dont le foyer unique reste à déterminer.
------------L'oeuvre
des tisseuses berbères trouve également chez les sédentaires
(fig. 1) de remarquables emplois dans le costume féminin. La grande
et la petite Kabylie, l'Aurès et divers villages tunisiens, produisent
encore de très belles pièces de ce genre. Ces pièces,
beaucoup plus larges que hautes, composent des vêtements qui se
drapent à la manière du peplos antique. Le Mzâb a
également des manteaux taillés et cousus que portaient naguère
les hommes. Les uns et les autres de ces tissages sont décorés
par des bandes verticales diversifiées par la largeur et la nature
du décor alternant avec des bandes vides. Ces bandes verticales
pleines et vides, sont symétriquement disposées de part
et d'autre -d'un axe. Le plus souvent les bandes pleines sont elles-mêmes
meublées de petites bandes transversales, allant d'un bord à
l'autre. Les deux extrémités des bandes vides portent fréquemment
un ou plusieurs motifs triangulaires qui se détachent en silhouette
-sur le fond.
------------Sous
la tente des nomades, le tâg (ou draga), une très
longue pièce tissée isole le quartier des hommes du quartier
des femmes. Le décor de cette séparation se décompose
en panneaux encadrés par des bandes latérales. La tenture
étant dressée, nous retrouvons ici la verticalité
qui s'affirme comme un parti décoratif assez caractéristique
de l'art berbère.
------------Le
tâg, pour l'exécution duquel les hommes semblent s'être
substitués aux femmes, établit en quelque sorte la transition
entre le tissage, uvre féminine, et le tapis à points
noués, dont un homme dirige l'élaboration (fig. 2).
------------Cet
homme, c'est le reggâm, curieuse figure d'artiste nomade
qui, fidèle à la tradition, y apporte cependant des variantes,
combine diversement les éléments appris selon son inspiration
ou le goût du client, qui " invente de mémoire "
et se vante de ne jamais faire deux fois la même pièce. Les
tapis à haute laine du Djebel Amour qu'il compose, alors que les
femmes se bornent à remplir les surfaces délimitées
par son dessin, constituent le meuble presque unique de la tente, garnissant
le sol et servant de couverture, de divan ou de lit. Ils présentent
une remarquable unité de couleur (à dominante rouge et bleu
sombre ou noir) et de décor. On notera, dans les schémas
constructifs de ce décor, la prédominance des lignes diagonales,
qui engendrent le treillis, le losange ou le triangle, et, dans les éléments
de remplissage, l'emploi fréquent du trait " pectiné
" bordé de dents de peigne, parfois terminées en crochet.
------------Le caractère
archaïque de cette ornementation, l'emploi exclusif d'une géométrie
élémentaire et la sobriété de la palette incitent
à considérer ce genre de tapis comme très ancien.
Toutefois la question de son origine prête à discussion et
l'on hésite à y reconnaître une création purement
berbère.
------------Il convient
de rappeler d'une part, que les populations du Djebel Amour sont d'origine
arabe, descendants des nomades arabes de l'invasion Hilâlienne (XIè
siècle), que le vocabulaire des tisseurs et tisseuses est entièrement
arabe, que certains éléments du décor se rencontrent
dans les tapis orientaux et que la technique du point noué est
assez spécifiquement asiatique.
------------Par
contre, on doit souligner le fait que les tapis du Djebel Amour sont invariablement
terminés par deux bandes qui consolident le champ des points noués.
Or ces bandes sont tissées et leur caractère berbère
n'est pas niable. On notera également l'évidente parenté
de ces tapis comme facture et composition avec ceux que fabriquent au
Maroc les montagnards incontestablement berbère du Moyen-Atlas.
Origine autochtone et développement local ou importation asiatique
; entre les deux solutions l'incertitude est permise.
Fig. 2. - Tapis du Djebel Amour
***************
------------L'étude
des bois sculptés pose des problèmes parfois embarrassants
mais qui semblent moins difficiles à résoudre. Cet art rural
est exclusivement masculin et d'ordinaire pratiqué par des artisans
spécialisés. Il s'est perpétué jusqu'à
une époque récente dans diverses régions connues
comme de peuplement berbère telles que la Grande et la Petite Kabylie,
l'Aurès et ses abords.
------------Le
goût de la parure qui s'y manifeste s'applique exceptionnellement
à des éléments d'architecture comme les portes de
maisons, mais surtout à des objets mobiliers naguère usuels.
Les Kabyles ont ainsi décoré de grands coffres élevés
sur quatre pieds massifs, des fourreaux d'épées, des marques
à pains et pâtisseries, dont on se servait à Alger.
Les abords orientaux de l'Aurès fabriquaient des poires à
poudre (fig. 3) en disques aplatis et pourvus d'un versoir. Le décor,
qui ignore le relief, ne fait intervenir que des défoncements de
section triangulaire. Cette facture présente un caractère
archaïque évident et semble déterminée par l'outillage
très simple - couteau et gouge - dont dispose l'artisan.
Fig. 3. - Poire à poudre de 1'Aurès
|
------------Cependant,
à l'analyse, la sculpture sur bois se révèle complexe
dans ses thèmes et ses éléments. On croit y reconnaître
des emprunts aux arts qui ont fleuri dans les villes africaines et qui
ont pu successivement enrichir cet art rural. Des cannelures juxtaposées
semblent copiées sur celles des bases romaines. L'arc en fer à
cheval plein cintre affirme avec évidence l'intrusion de l'architecture
musulmane.
------------Cependant,
ce qui domine, c'est la tradition héritée de la Berbérie
chrétienne, cet art des modestes basiliques villageoises que le
quatrième et le cinquième siècle virent s'élever
chez les orthodoxes ou les hérétiques donatistes des mêmes
régions, et auquel nous devons des consoles soutenant les charpentes,
des pilastres de cancels et des reliquaires.
***********
|
|
- ------------Plus
encore que la sculpture sur bois, la bijouterie, métier d'hommes,
est du ressort d'artisans spécialisés. En dehors des villes,
où ces artisans sont presque invariablement des Juifs, certaines
régions, certains villages ont vu se perpétuer un art dont
la genèse et le développement suggèrent les mêmes
questions que celles qui nous ont déjà arrêtés.
Nous nous en tiendrons aux parures féminines que
Fig. 4. - Bijoux kabyles
|
fabriquent des bijoutiers musulmans de la tribu des Beni
Yenni, spécialement au village de Taourirt Mimoun, situé
en Grande Kabylie au Sud de Fort-National. Ces bijoux d'argent fondus,
ou repoussés et ciselés, qu'enrichissent des émaux
cloisonnés et des cabochons de corail, consistent en diadèmes
formés de plaques articulées, en grands médaillons
circulaires à pendeloques, en boucles d'oreilles, en bracelets
et anneaux de chevilles, en étuis à amulettes et en fibules
permettant de fixer le vêtement drapé des femmes berbères,
de part et d'autre de la poitrine.
fig.5 : Fibule kabyle
|
------------Une
première question concerne l'émail cloisonné, technique
savante, des os recherches d'atelier, voire de laboratoire, qu'on imagine
mal comme poursuivies dans un village de la montagne berbère. Nous
croyons reconnaître là un exemple typique de métier
citadin dont la ville a oublié l'usage, mais qui, adopté
par la campagne, s'y est conservé depuis des siècles ; et
nous sommes tentés de voir, dans nos bijoutiers émailleurs
de Kabylie, les disciples attardés des orfèvres andalous
du Moyen-Age, auteurs des agrafes des gardes d'épées - telles
les fameuses épées dites de Boabdil - qu'ils enrichissaient
de ciselures et d'émaux. Il va sans dire que les voies et agents
de transmission (immigration de fugitifs d'Espagne ?) et le centre de
diffusion de cette technique (Bougie ?) nous demeureront sans doute toujours
inconnus.
------------Si
l'émail cloisonné encore en usage chez les ruraux berbères
nous permet d'entrevoir un enrichissement dû aux étrangers,
la composition des bijoux eux-mêmes et en particulier des fibules
kabyles (ibzimen, sing, abzim), nous suggère l'idée d'un
héritage reçu des ancêtres et dont l'adoption se perd
dans le passé. La forme est classique et d'un beau caractère.
L'épingle de la fibule, au haut de laquelle un coulant retient
le cercle ouvert où l'on engage les bords de l'étoffe à
fixer, est couronnée d'une plaque large et plus haute que l'épingle
elle-même. Cette " tête d'épingle " affecte
en Kabylie la forme d'un triangle au sommet duquel s'épanouit un
fleuron et qui porte à sa base deux petits pédoncules. Notons
que les fibules à couronnement triangulaire se rencontrent de même
chez diverses populations du Maroc. ------------Le
triangle semble d'ailleurs un thème ancien dans la bijouterie musulmane
du pays berbère. Nous possédons des pendentifs d'or filigrané
antérieurs au milieu du XIè siècle, trouvés
sur les confins occidentaux de Tunisie ; ils présentent cette silhouette
triangulaire caractéristique. On sait d'autre part quel rôle
remarquable joue le triangle dans l'art rural qui nous occupe. Les tissus
nous l'ont montré ; nous allons en rencontrer de nouveaux emplois
dans la poterie berbère.
***************
------------Cet
art de terre nous ramène à l'activité féminine.
Seules les femmes fabriquent ces poteries destinées aux besoins
domestiques, rarement mises en vente sur les marchés, plats, marmites,
amphores, pot et naguère lampes à pied ; et, bien que leur
procédé de fabrication soit des plus rudimentaires, elles
créent parfois des pièces qui, par le galbe et la distribution
du décor, pourraient rivaliser avec les vases de la Grèce
antique. Ces poteries sont modelées sans tour, montées aux
boudins d'argile et lissées avec une planchette ou un galet. La
terre nue ou revêtue d'un engobe de terre blanche est décorée
à l'aide d'un pinceau fait d'une touffe de poils que réunit
en leur milieu une boulette d'argile. Des terres ocreuses, la laque, des
jus de plantes, le bitume, fournissent la couleur, où figurent
uniquement le noir et le rouge. Certaines pièces sont vernies avec
un enduit de résine. Toutes sont cuites en plein air dans un brasier
de bois d'écorce ou de bouse de vache.
------------Les
centres ruraux où traditionnellement travaillent des potières
sont fort nombreux et disséminés à travers les trois
pays de l'Afrique du Nord. Chaque région a ses procédés,
sa palette et ses décors. Une étude d'ensemble reste à
faire ; elle permettrait, semble-t-il, de distinguer les poteries du Sud
plus barbares, comme celles de l'Aurès, des poteries des régions
côtières, plus délicates et d'une composition plus
savante ; pour l'Algérie, on distinguerait les poteries de l'Ouest
de celles de la Kabylie, où figurent de grandes surfaces rouges,
et de celles du Constantinois.
L'ornementation des plats est fréquemment disposée selon
un thème rayonnant ; celle des vases, qui généralement
laisse la base vide, s'ordonne symétriquement de part et d'autre
de l'anse ou du versoir, en panneaux limités par des cadres tracés
du col à la panse. Nous retrouvons là la composition par
bandes verticales que nous avons remarquée dans les tissus. Les
mêmes éléments décoratifs s'y rencontreraient
aussi ; le même rôle constructif des diagonales, engendrant
des treillis et des damiers, et, dans le détail, la fréquence
du losange et du triangle.
------------La
question de l'origine des poteries berbères a déjà
fait fermenter les esprits et couler de l'encre. Arnold Van Gennep, étudiant
les poteries kabyles a montréles analogies qu'elles présentaient
avec la céramique chypriote, égéenne et crétoise
à décor rectiligne ( A. Van Genepp, Etudes
d'Ethnographie Algérienne, Les poteries kabyles, ext. de la Revue
d'Ethnographie et de Sociologie, 1911.). Le Docteur Gobert pense
que ces ressemblances n'impliquent aucune filiation (E.-G.
Gobert, Les poteries modelées du paysan tunisien, ap. Revue Tunisienne,
1940, pp. 119-193.). L'ancienneté même du décor
peint sur vase de terre lui apparaît comme peu admissible. Des tessons
de style berbère trouvés dans des excavations du rocher
de Constantine en même temps que des poteries tournées datables
du Ier et du IIè siècle de notre ère (Cf.
G. Marçais, Notice sur les poteries trouvées dans la grotte
des Pigeons à Constantine, ap. Recueil des notices et mémoires
de la Société archéologique de Cons tantine,
1914, pp. 175 ss.) semblaient fournir une preuve de cette ancienneté.
Le Docteur Gobert élève des doutes sur la rigueur de la
méthode qui amena cette découverte et partant il conteste
la légitimité des indices qu'on en pourrait tirer. Rien,
d'après lui, ne prouve que l'Afrique du Nord antique ait connu
la poterie rurale décorée de peinture.
------------La
naissance de la poterie peinte dans les différentes régions
du pays berbère lui semble un phénomène quasi spontané
et sporadique, chaque école s'étant développée
" sans autre lien avec les voisines que les tendances générales
du tempérament, des manières de sentir et des moyens matériels
". Toutefois le Docteur Gobert, s'inspirant des remarques de Louis
Poinssot, admet l'enrichissement du répertoire des potières
par une transposition de technique, par la traduction en peinture sur
terre cuite des décors de tissus importés de Syrie et familiers
aux nomades chameliers. " Il semble plausible, écrit-il, que
le décor rural losangé, le plus répandu aujourd'hui
dans le Maghreb, est né de la fusion de vieux motifs locaux (Attestés
notamment, dans les tatouages.) et d'apports venus d'Asie. "
Le travail du Docteur Gobert. paru en 1940 est une contribution précieuse
à l'étude de l'art des Berbères.
------------Depuis
sa publication, Mlle Miriam Astruc a versé au débat des
pièces de grande importance, qui renouvellent en partie notre information
(M. Astruc, Supplément aux fouilles de Gouraya,
ap. Libyca, II, 1954, pp. 9 ss.). Ce sont des coquilles d'oeufs
d'autruches exhumées de la nécropole punique de Villaricos,
sur la côte d'Espagne, au Nord du cap de Gata (fig. 6). Le décor
de certaines de ces coquilles présente, avec celui des poteries
et plus encore avec celui des tissages berbères des ressemblances
frappantes (fig. 7). Ce décor s'organise en larges bandes verticales
encadrées de bordures et meublées de petites bandes transversales
superposées. Ces bandes pleines alternent avec des bandes moins
garnies ou même vides, sauf aux extrémités, où
un motif triangulaire se détache en silhouette sur le fond blanc.
Le remplissage en treillis formé par des lignes diagonales est:
fréquent. Les triangles posés au haut et au bas des panneaux
vides sont sommés de fleurons rappelant ceux qui enrichissent la
silhouette des fibules Kabyle.;.
------------Ces
coquilles décorées sont datables du VIè siècle
au IVè siècle avant J.C. La matière vient évidemment
d'Afrique et les rapports réciproques que ces importations impliquent
sont encore attestées par la trouvaille d'objets de même
famille sur la côte algérienne. La nécropole punique
de Gouraya (à l'Ouest de Cherchel) a fourni des coquille, semblablement
ornées de peintures, très comparables à
Fig. 7. - Tissage berbère
celles d'Espagne mais d'un travail plus grossier et que l'on présume
du IVè siècle. Enfin une tombe du même lieu a procuré
à M. Missonnier un vase modelé à décor noir
et rouge (fig. 8 F. Missonier, Fouilles dans la nécropole
puniqu : de Godcayaa, ap. Melanges d'archéologie et d'histoire.
Ecole française de Fo;nne, 1933. L, pp. 105-107, tig. 9.).
Des bandes verticales meublées de losanges y alternent avec des
panneaux vides sur le champ desquels des triangles se détachent
en silhouette. Nous avons là une traduction possible par la céramique
locale du décor de coquilles importées.
------------Outre
ces pièces trouvées sur la rive d'en face, Mlle Astruc suggère
des rapprochements avec la céramique punique considérée
comme du VIIè-Vè siècle (Cf. P. Cintas,
Céramique punique, pl. LXVI, n 92 et 233), avec la céramique
beaucoup plus savante des Cyclades (Cf. Dugas, Céramiques
des Cyclades, pl. III 2 b.), voire une analogie inattendue avec
un vase trouvé à Tépé Giyan, près de
Nehavend (Cf. Contenau et Ghirshman, Fouilles de Tépé
Giyan, p. 27).
Fig. 8. - Vase Missonnier
------------Que
le décor à bandes verticales pleines alternant avec des
champs plus aérés (comme les métopes et triglyphes
d'une frise dorique), que les éléments géométriques
qu'on y trouve, les treillis de losanges et les triangles, soient encore
d'un usage courant dans nos tissages et dans nos poteries, cela ne nous
laisse-t-il pas entrevoir une solution possible, du problème de
leurs origines ? Il semble permis d'en inférer qu'aux anciens peuples
de la mer, les Phéniciens notamment, revient peut-être une
part de la genèse de l'art des Berbères.
Georges MARÇAIS.
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