| ------------L'histoire 
        et la géographie établissent que l'Algérie est une 
        invention récente, et elles montrent qu'aucune des conditions nécessaires 
        à la formation d'une littérature propre (unité de 
        peuplement, unité de langage, unité nationale) n'a jamais 
        été remplie dans ce pays.------------Pourtant 
        il y a toujours eu et il y a des hommes issus de ce terroir,nourris, formés 
        par lui, qui ont fait, qui font acte d'écrivains, qu'ils s'expriment 
        ou se soient exprimés tour à tour en punique, en grec, en 
        latin, en arabe, en français. Il en est même qui, sans écrire, 
        créent une littérature de transmission orale dans les divers 
        dialectes berbères, de la Kabylie au Hoggar.
 ------------C'est 
        à ces écrivains, que nous appellerons toujours " algériens 
        " pour la commodité de l'exposé, à eux seulement 
        que sera consacré notre examen, sans retenir, sinon dans quelques 
        cas particulièrement significatifs, les écrivains " 
        étrangers " qui ont écrit sur l'Algérie, nous 
        attachant en définitive à chercher ce qu'a été 
        jusqu'à ce jour une littérature faite par l'Algérie, 
        pour découvrir au moins les traits d'un domaine algérien 
        de la littérature en général.
 ************ ------------Tout 
        tableau littéraire de l'Algérie devrait avoir pour arrière-plan 
        son âge punique et carthaginois. Nous pouvons bien songer avec regret 
        à une littérature carthaginoise, mais nous ne la ressusciterons 
        pas, si tant est qu'elle ait existé. En détruisant Carthage, 
        les Romains ne nous ont pas laissé les moyens de vérifier 
        si nous avons beaucoup à regretter. Mais cela se saurait.------------Au 
        demeurant Carthage fut une vulgarisatrice plutôt qu'une créatrice 
        de culture. Elle a diffusé l'influence hellénique ; grâce 
        à elle c'est le grec qui fut la langue des intellectuels nord-africains. 
        Le grand Massinissa, le plus berbère des dynastes, fit donner à 
        ses fils une éducation grecque. L'un d'eux, Micipsa, vivait entouré 
        de lettrés grecs. C'est en grec qu'écrivait le roi numide 
        Hiempsal dont Salluste a consulté les récits ; c'est en 
        grec que Juba II, le roi berbère de notre Cherchell algérienne, 
        rédigea ses nombreuses compilations, poussant même jusqu'à 
        étudier les causes de corruption de la langue d'Homère. 
        Et Plutarque n'a pas dédaigné de lui emprunter quelques 
        traits.
 ************* ------------De 
        même que le punique et le grec s'étaient superposés 
        aux idiomes berbères, le latin s'implanta en Afrique au temps d'Auguste. 
        Le christianisme ne devait pas tarder à l'y répandre largement. 
        Des Berbères romanisés ou des Romains berbérisés 
        vont donc apporter à la littérature latine une contribution 
        nouvelle, importante en qualité et en quantité.------------Peut-on 
        considérer ces écrivains comme ayant constitué un 
        domaine proprement africain de la littérature latine ? On l'a tenté. 
        Ce fut la thèse de Paul Monceaux, qui voyait dans le latin écrit 
        par les écrivains d'Afrique des tournures si particulières 
        qu'il en résulterait presque une langue propre à ces Africains. 
        Mais cette thèse n'est plus guère admise. Il est bien malaisé, 
        au dire des spécialistes, de définir les africanismes de 
        vocabulaire et de syntaxe. Nous ne pouvons isoler que par artifice ces 
        écrivains de l'ensemble auquel ils participaient. Si l'on peut 
        parler d'un siècle de saint Augustin l'Africain, n'oublions pas 
        que ce fut aussi le siècle de saint Jérôme le Dalmate. 
        Ainsi la littérature française a-telle en même temps 
        Corneille, normand, et Pascal, auvergnat.
 
 ------------Il est encore plus difficile d'isoler 
        les " Algériens " de l'ensemble des écrivains 
        latins d'Afrique. Car l'Afrique romaine a englobé tout le pays, 
        des Syrtes à l'Atlantique, modifiant, selon les époques, 
        la longueur, la profondeur, l'étendue, le nom de ses diverses provinces. 
        Il n'y a pas de différence de nature entre l'écrivain latin 
        Tertullien, qui appartint à l'espace de l'actuelle Tunisie, et 
        l'écrivain latin saint Augustin, qui appartint à l'espace 
        de l'actuelle Algérie. En outre, assez nombreux sont les écrivains 
        dont nous savons seulement qu'ils étaient " africains " 
        sans plus de précision. Pour nous en tenir à notre propos, 
        nous ne nous étendrons ici que sur les " Algériens 
        " confirmés.
 ------------Le siècle 
        d'Auguste n'a guère produit que Fiorus et Manilius, dont il y a 
        peu à dire. C'est à partir du IIè siècle qu'on 
        voit les écrivains africains s'imposer dans la littérature 
        latine avec deux grands noms : Fronton et Apulée.
 ------------Fronton 
        est né à Cirta, notre Constantine. Mais à vrai dire 
        il a vécu dans tout l'empire, menant une vie comblée d'honneurs, 
        pour avoir été le maître à penser de deux empereurs, 
        dont Marc-Aurèle. Ce n'est pas un mince titre de gloire, et qui 
        vaut à nos yeux autant que ses Discours, ses Eloges et ses autres 
        traités, où ses contemporains virent d'ailleurs " 
        la parure de l'éloquence romaine ".
 ------------Apulée, 
        qui vivait à la même époque, est passé bien 
        plus brillamment à la postérité. On lit encore, on 
        réimprime souvent son oeuvre la plus fameuse. Il était né 
        à Madaure, actuellement M'daourouch, du côté de Tébessa, 
        qui était une cité florissante. Il y fit ses premières 
        études, puis à Carthage, où il enseigna ensuite la 
        rhétorique avant de parcourir le monde, en quête d'aventures 
        autant spirituelles que physiques. L'une de ces aventures lui valut un 
        procès en sorcellerie dont le principal avantage, pour nous, est 
        que notre homme se défendit lui-même en composant son apologie 
        qui reste un petit chef-d'uvre d'astuce et d'humour.
 ------------Ce 
        seraient aussi ses propres aventures qu'il nous aurait racontées 
        dans ses Métamorphoses, plus connues sous le nom 
        fameux de l'Ane d'or, un des très rares romans de 
        l'antiquité, roman fantastique et de magie, où l'on peut 
        voir une anticipation de cette métapsychie que notre époque 
        a mise à la mode. Mais ce roman nous touche bien plus encore par 
        le charmant épisode d'Eros et de Psyché qui y est inséré.
 
 ------------L'Ane 
        d'or, l'Apologie, les Florides, recueil d'anecdotes, une Doctrine 
        de Platon, un traité sur le Génie de Socrate, 
        etc... l'oeuvre d'Apulée suffit à illustrer une littérature 
        et un pays. On comprend que ses compatriotes, de son vivant, lui aient 
        élevé des statues, et que ses " descendants " 
        aujourd'hui se réclament encore de son exemple.
 
 ------------Bien 
        qu'il soit " tunisien " puisqu'il naquit, vécut et mourut 
        à Carthage, il faut au moins marquer ici la place historique et 
        chronologique du grand Tertullien, ne fût-ce que pour opposer au 
        païen Apulée ce fougueux docteur de l'Eglise dont Chateaubriand 
        a dit que " ses motifs d'éloquence 
        sont pria dans le cercle des vérités éternelles 
        ". Et aussi parce qu'il y a en lui un archétype de i'Africain 
        violent, passionné, en perpétuel état de révolte 
        jusqu'à devenir une espèce d'anti-tout. En tout cas, il 
        est le premier grand animateur de la littérature chrétienne 
        d'Afrique, qui va compter tant de Pères de l'Eglise, d'apologétistes, 
        de polémistes, de théologiens, d'hérésiarques, 
        de saints et de martyrs.
 
 ------------A la même époque que Tertullien, 
        au début du IIè siècle, nous trouvons déjà 
        un document de premier ordre, qui lui a d'ailleurs été attribué 
        : La Passion de sainte Perpétue, dont Paul Monceaux 
        a pu dire que c'était " une oeuvre 
        charmante, pleine de grâce et de vérité, un des bijoux 
        de la vieille littérature chrétienne ". 
        Nous trouvons encore un Minucius Félix, originaire de notre Tébessa 
        algérienne, qui a laissé au moins le célèbre 
        dialogue de l'Octavius, dont un des personnages est d'ailleurs un Constantinois 
        et que Renan tenait pour " la perle de la 
        littérature apologétique ".
 ------------Faute 
        de pouvoir les annexer à l'Algérie, nous ne nous arrêterons 
        pas à saint Cyprien, Commodien. Arnobe, Lactance (ce prophète 
        de l'âge d'or), qui ont tant de titres à notre considération, 
        non plus qu'à ces poètes mineurs, grammairiens, versificateurs, 
        qui mettent Virgile en centons, tels que Sammonicus, Nemesien, Reposianus. ------------Voici 
        le IVè siècle, il nous faut arriver sans tarder à 
        ceux qui participèrent à la grande querelle, à la 
        fois schisme et guerre sociale, du donatisme : c'est-à-dire au 
        plus grand de tous les Algériens, de tous les Africains, saint 
        Augustin. ------------Pour 
        l'histoire et l'intelligence des idées, il faudrait considérer 
        dans le détail les innombrables polémiques qu'engendra le 
        donatisme, car elles constituent la toile de fond du panorama augustinien. 
        Finalement Augustin fit triompher l'orthodoxie catholique, mais ses adversaires 
        ne furent pas négligeables. Donat, le fondateur de la secte ; Parmenianus, 
        son successeur ; Petilianus, Gaudentius (de Timgad) se sont révélés, 
        non seulement des orateurs, mais des pamphlétaires de talent. Il 
        est vrai que l'orthodoxie avait déjà trouvé, elle 
        aussi, un défenseur de la classe de saint Optat, évêque 
        de Milève (près de Constantine), cependant qu'un Tyconius 
        illustrait le tiers-parti.
 ------------Mais 
        tout cela, précurseurs, partisans, adversaires, tout cela disparaît 
        vite à nos yeux derrière la grande figure de saint Augustin.
 
 ------------La 
        vie d'Augustin nous est bien connue, puisqu'il l'a lui-même racontée 
        dans cet immortel chef-d'uvre : les Confessions. Il 
        naquit en 354 à, Thagaste (notre Souk-Ahras), de parents berbères 
        romanisés : Monique, née chrétienne, et Patricius, 
        resté païen. L'influence que la mère a exercée 
        sur le fils est bien connue : sainte Monique a deux fois mis au monde 
        Augustin, l'homme et le saint.
 
 ------------Ecolier 
        à Madaure, étudiant à Carthage, il a mené 
        d'abord une vie très " mondaine ", adonné aux 
        plaisirs et aux passions. Puis il fut professeur, vendant son savoir dans 
        diverses écoles, à Carthage, à Rome, à Milan. 
        C'est là qu'il connut la fameuse " journée d'illumination 
        " qui le conduisit au baptême. Il avait trente-trois ans.
 ------------Devenu 
        prêtre, puis évêque d'Hippone (notre Bône), il 
        le restera jusqu'à sa mort, survenue le 28 août 430 dans 
        sa ville assiégée par les Vandales de Genséric. ------------Saint 
        Augustin a passé sa vie catholique à combattre le paganisme 
        et les hérésies qui foisonnaient, celles de Planés 
        et de Pélage, l'arianisme et le donatisme. Cette lutte lui a fait 
        produire une masse d'écrits polémiques, d'abondants traités, 
        une nombreuse correspondance. Dans toute cette littérature de circonstance 
        se révèle le grand écrivain que les Confessions affirment, 
        mais aussi le robuste penseur et l'homme d'action.
 ------------Ce n'est pas qu'Augustin ait été 
        tout d'une pièce, comme on dit. Bien au contraire. Avant même 
        sa conversion au catholicisme, il avait traversé une crise spirituelle 
        dans laquelle il avait été longuement séduit par 
        le manichéisme. C'est par-là qu'on peut voir qu'il incarne 
        de la façon la plus évidente une des constantes du génie 
        nord-africain : le dualisme. Tiré de part et d'autre vers ses extrêmes, 
        il a lutté, sa vie durant, pour résoudre ses contradictions, 
        allant de ce qu'on pourrait appeler un romantisme du sentiment à 
        un classicisme de la forme et de la pensée, cherchant à 
        se donner lui-même les disciplines d'une mesure humaniste qui pût 
        contraindre sa démesure native. Et il y est parvenu, au terme de 
        sa longue existence, en édifiant cette solide synthèse intellectuelle, 
        cette haute construction de l'esprit qu'est la Cité de Dieu, sur 
        les ruines de son univers : les Goths étaient entrés dans 
        Rome et les Vandales assiégeaient sa propre cité. Mais en 
        mourant saint Augustin laissait au génie de l'Afrique la pensée 
        la plus durable dans l'oeuvre la plus classique, qui ne devait pas cesser, 
        pendant des siècles et jusqu'à nos jours même, d'alimenter 
        la vie spirituelle de l'Occident, la philosophie chrétienne et 
        jusqu'à la littérature émouvante des âmes avides 
        de se confesser.
 
 ------------S'il 
        existe un exemple valable, depuis Ulysse, du dualisme :méditerranéen 
        surmonté par soi-même dans l'unité de i'Esprit, c'est 
        bien celui de saint Augustin. Et que cet exemple nous vienne d'un " 
        Algérien ", de ce pays toujours déchiré entre 
        ses tendances extrêmes, entre l'Occident et l'Orient, entre la passion 
        et la raison, il me semble que c'est là un phénomène 
        plein de conséquences et propre à nous faire méditer 
        sur les possibilités de l'avenir nord-africain.
 *************** ------------Toute 
        grande époque a sa décadence et ne finit pas d'un seul coup. 
        La littérature latine n'est pas morte avec saint Augustin et les 
        Africains ont continué pendent près de deux siècles 
        à lui fournir une contribution qui n'a pas toujours été 
        sans intérêt. Du vivant même d'Augustin on vit paraître 
        au moins deux Algériens notables : le poète Licentius, qui 
        était de Thagaste, comme Augustin, - et qui avait d'ailleurs été 
        son élève, et surtout Martianus Capella, qui était 
        de Madaure comme Apulée, et qui comme celui-ci nous a laissé 
        un roman, les Noces de Mercure et de la Philologie, dont 
        on pourrait dire qu'il forme une espèce d'encyclopédie allégorique.------------Mais 
        déjà l'Afrique romaine était devenue vandale, au 
        moins par son gouvernement. A la cour des rois barbares, on menait en 
        fait une vie fort raffinée. Les écrivains s'y pressaient 
        pour célébrer, toujours en latin, la joie de vivre. Hommes 
        de la décadence, courtisans, poètes mineurs, il leur arrive 
        pourtant de ne pas manquer d'ambitions créatrices et de trouver 
        des traies mémorables. Tel ce Dracontius, dont un vaste poème 
        didactique peut faire penser à Milton ; tel ce Fulgence qui fait 
        penser à Dante, car lui aussi, mais huit siècles plus tôt, 
        il était descendu aux enfers avec Virgile pour guide. Le grand 
        historien Stéphane Gsell a pu dire que le dialogue de Virgile et 
        de l'africain Fulgence était, à l'entrée du Moyen-Age, 
        une sorte de lever de rideau burlesque de la Divine Comédie.
 ------------Après 
        les Vandales, les Byzantins, la reconquête de l'Afrique par les 
        Romains d'Orient, l'anarchie, la guerre, les insurrections : époque 
        peu favorable à la vie littéraire. Il en émerge pourtant 
        un fameux grammairien. Priscien, originaire de notre Cherchell, qui a 
        laissé aussi une géographie versifiée, et ce poète-lauréat, 
        Corippus, qui a consacré des épopées à la 
        louange de ses maîtres, et nommément la Johannide au 
        général grec Jean Troglyta.
 ------------Mais 
        le VII è siècle commence, et voici les Arabes.
 Pour un assez long temps, l'Afrique du Nord, devenue le Maghreb, est entrée 
        dans ce que l'historien E.F. Gautier appela ses " siècles 
        obscurs ". Nous allons voir comment l'Algérie en est sortie.
 ********************** ------------L'invasion 
        arabe n'a pas eu pour conséquence immédiate de faire disparaître 
        les parlers berbères ni même le latin et le grec ; mais, 
        en donnant à l'Afrique du Nord, avec une nouvelle et durable religion, 
        de nouveaux aspects ethniques et sociaux, elle lui a peu à peu 
        donné aussi une langue liturgique, l'arabe du Coran, qui est devenue 
        pendant des siècles son urique langue de culture. Nous allons donc 
        voir maintenant les "écrivains algériens " participer 
        au vaste développement de la littérature arabe.------------Dans 
        quelle mesure l'ont-ils fait ? A première vue modestement, et nous 
        n'en sommes pas surpris, sachent que les siècles arabes et turcs 
        de l'actuelle Algérie n'ont pas été, dans l'ensemble, 
        des siècles de grande civilisation. Une toute récente anthologie 
        nous donne en traduction les " plus beaux textes de la littérature 
        arabe ". Or, sur quelque cent-trente auteurs produits nous n'en 
        voyons que huit ou neuf qui soient algériens : en treize siècles, 
        cela peut paraître assez décevant. Mais à y regarder 
        de plus près on est amené à penser que les deux ou 
        trois grands nones donnés par l'Algérie à la littérature 
        arabe sont dignes des deux ou trois grands noms qu'elle a donnés 
        à la littérature latine, et les uns et les autres à 
        la littérature universelle.
 ------------L'Afrique 
        du Nord, le Maghreb désormais, a tenu une large place, pendant 
        les six ou sept premiers siècles de l'islam, dans la littérature 
        arabe, sous la forme de récits et de descriptions qu'en ont faits 
        les historiens. les géographes, les voyageurs, tels que FI Yacoubi, 
        El Bekri, Edrisi, Ez Zohri ou Ibn Batoutt, mais ceux-ci n'étaient 
        ni algériens ni même maghrébins, sauf le dernier, 
        le grand aventurier, originaire de Tanger, qui parcourut le monde. Leurs 
        écrits se situent entre le Xè et le XIVè siècle.
 ------------A 
        la même époque l'Algérie voit, cependant paraître 
        déjà plusieursécrits notables, en particulier les 
        chroniques ibâdites d'Ibn Rostem (début du IX'' siècle) 
        d'Ibn Saghir (fin du IX"), les poèmes d'Ibn Itachid (début 
        du XI"') qu'on a appelé " un Boileau nord-africain 
        ", et la chronique d'Ahou Zakariya (fin du XI""') tandis 
        que la ville de Bougie, capitale au XIè siècle des souverains 
        hammadites, se révélait un centre intellectuel et artistique 
        très anime.
 ------------Mais 
        c'est surtout Tlemcen, à l'époque des princes mérinides 
        et adbelouadites, qui allait porter le flambeau de la civilisation arabe.
 ------------Dès 
        le XII" siècle. Tlemcen pouvait tirer gloire d'un grand esprit 
        qui fut aussi une belle âme : celui qui est resté son patron 
        sous le nom de Sidi Boumédine (Indiquons une fois 
        pour toutes que nous donnerons des noms arabes la transcription la plus 
        communément admise et la plus aisée pour les lecteurs non 
        arabisants.). Originaire de Séville, c'est en Algérie 
        qu'il a vécu et à Tlemcen qu'il est mort en odeur de sainteté, 
        laissant une haute réputation de mysticisme, qui a fait de lui 
        le type le plus achevé du soufisme en occident. Ses poèmes 
        et ses sentences, souvent ésotériques, continuent d'être 
        commentés de nos jours et récités dans les séances 
        initiatiques. Si elles développent le goût de l'ascèse, 
        ce n'est pas sans y mêler une douceur d'âme qu'on pourrait 
        dire franciscaine.
 ------------Au 
        XIIIè siècle, c'est avec Ibn Khamis, qui a été 
        considéré comme son plus grand poète, que la civilisation 
        tlemcenienne s'illustre. On lui doit des poésies profanes, des 
        poésies mystiques, des panégyriques et des bucoliques. Les 
        vicissitudes de la vie publique l'obligèrent à émigrer 
        en Andalousie où il mourut assassiné pendant un coup d'état.
 ------------Mais 
        le XIVè siècle paraît bien avoir été 
        l'époque la plus brillante de Tlemcen, si l'on en juge par le témoignage 
        de l'historien Yahia Ibn Khaldoun, frère du grand Ibn Khaldoun 
        dont nous parlerons plus loin Chroniqueur, poète, prosateur, homme 
        d'état, il était né à Tunis mais l'essentiel 
        de sa carrière aventureuse s'est déroulé à 
        Bougie, à Biskra, à Bône, où il a tâté 
        de la prison, et à Tlemcen où il est mort assassiné.
 ------------C'est 
        par lui que nous connaissons bien les fastueuses réceptions qui 
        se donnaient à la cour du prince-poète Abou Hammou II, où 
        les jeux de l'esprit et le, fleurs de rhétorique charmaient une 
        société exquisement policée. A la même époque, 
        le constantinois Ibn et Khatib décrivait, dans sa Farisiya, les 
        charmes analogues de la dynastie tunisienne des Hafsidea.
 ------------Mais 
        en vérité ces jolies arabesques n'iraient pas loin dans 
        l'ordre de la création si elles n'étaient soudain comme 
        effacées et recouvertes par le génie d'Ibn Khaldoun, le 
        grand Khaldoun, de même que nous avons vu, et pour des raisons analogues, 
        saint Augustin éclipser ses contemporains.
 ------------De 
        1332 à 1406 , Ibn Khaldoun a mené une vie prodigieusement 
        remplie. Dès l'âge de vingt ans il était dans les 
        fonctions publiques et il devait y parvenir aux plus hauts emplois, d'un 
        bout à l'autre du monde musulman, c'est-à-dire de l'Espagne 
        jusqu'à l'Orient, en passant par le Maroc, l'Algérie, la 
        Tunisie, l'Égypte. Il fut professeur, ministre, ambassadeur, agent 
        secret, magistrat, chancelier, chambellan, et j'en oublie. Il a servi, 
        non sans quelque génie de l'intrigue e!: sans quelques palinodies, 
        plusieurs souverains aux intérêts divergents. Il a connu 
        la disgrâce, l'exil, la prison. Il a été comblé 
        des plus grands honneurs. Il a même reçu l'accueil favorable 
        de célèbres potentats étrangers, tels que le chrétien 
        Pierre-le-Cruel ou le mongol Tamerlan.
 ------------Si 
        cette existence n'a pas toujours été édifiante au 
        sens moral du mot, elle lui a donné du moins les moyens d'acquérir 
        une expérience extrêmement riche. Il a tout vu de son temps, 
        et il a tout lu aussi. Puis il a médité.
 
 ----------Obligé 
        à faire une retraite " diplomatique ", il en a profité 
        pour faire une retraite spirituelle, dans un château isolé, 
        du côté de Tiaret, à Taourzout. Il y resta quatre 
        ans. Il en avait alors quarante-quatre et il était en pleine maturitéet 
        possession de son génie. Ayant déjà rassemblé 
        les matériaux de sa future Histoire des Berbères, c'est 
        à Taourzout qu'il en écrivit l'introduction : les 
        Prolégomènes.
 ------------Cette 
        longue préface est une uvre magistrale, qu'on peut dire exceptionnelle 
        dans la littérature arabe, et certainement digne de prendre une 
        place du tout premier rang dans l'histoire littéraire de l'humanité.
 ------------Non 
        seulement les Prolégomènes d'Ibn Khaldouni forment une somme 
        encyclopédique de toutes les connaissances du temps où ils 
        furent composés, mais encore, et surtout, ils sont un essai logique 
        de synthèse intellectuelle de ces diverses connaissances. Et si 
        on replace cette uvre précisément dans son époque, 
        on est frappé par la hardiesse et par l'originalité du système 
        des pensées, et par l'aspect, sinon prophétique au moins 
        précurseur, qu'elle ont souvent.
 ------------Par 
        sa méthode de l'histoire, par sa présentation et mise en 
        place des faits, par son sens critique, Ibn Klialdoun est vraiment le 
        premier en date des historiens arabes et sans aucun doute le plus grand, 
        peut-être même le seul qui réponde à une notion 
        scientifique de l'histoire. Par là encore, et par des vues comme 
        celles qu'ill a développées par exemple sur l'évolution 
        des sociétés humaines et des empires, avec sa " loi 
        des âges ", Ibn Khaldoun est un esprit qui, en plein Moyen-Age, 
        fait déjà penser à un Montesquieu, à un Taine, 
        à un Auguste Comte. Il est le plus moderne des classiques arabes 
        et sans doute celui dont la pensée, bien que nourrie et admirablement 
        formée par l'Orient, se prête avec le plus d'aisance à 
        l'accueil de la pensée occidentale.
 ------------Après 
        le grand Khaldoun, Tlemcen devait encore donner aux lettres arabes le 
        métaphysicien Senoussi, une des plus nobles figures de l'Algérie 
        musulmane On a dit de lui que, par ses Prolégomènes théologiques, 
        il était " à la théologie 
        ce qu'Ibn Khaldoun est à l'histoire et à la sociologie 
        " (Berque).
 ------------D'autre 
        part Alger peut se flatter d'avoir produit dans le même temps un 
        autre mystique de haute réputation, celui qui est d'ailleurs resté 
        son saint patron, Sidi Abderrahmane al Tsaalibi. Après avoir étudié 
        dans son pays puis en Orient, il se fixa de nouveau à Alger où 
        il enseigna. Il pratiquait " les deux voies ", 
        l'exotérique et l'ésotérique, tentant de concilier 
        le mysticisme des soufis et la Loi orthodoxe.
 ------------Mais 
        après le Moyen-Age la littérature arabe tout entière 
        se metà décliner. L'exploitation de l'Algérie par 
        les Turcs, à partir du XVIè siècle, et bien que leur 
        langue ne s'y soit guère implantée, ne fut pas favorable 
        au commerce littéraire. Les noms et les uvres remarquables 
        se font assez rares. On citera Makkari, l'historien des dynasties musulmanes 
        d'Espagne. Il était algérien par sa famille, il fut instruit 
        à Tlemcen, mais fit sa carrière en Orient. On citera encore 
        des " journaux " de voyageurs et les récits du 
        cheikh Bou Ras, un savant oranais. D'autre part la veine satirique et 
        populaire semble avoir donné des oeuvres plus originales, avec 
        un Ben Youcef, de Mascara ; un Benemsaïb, de Tlemcen ; un Bessouiket, 
        le barde du Chélif ; plus tard, un Rahmouni, de Constantine. D'ailleurs 
        la littérature folklorique et dialectale des Arabes d'Algérie 
        n'a pas encore livré ses richesses, malgré les travaux accomplis 
        déjà par Despaimet ou par Mustafa Lachraf.
 ------------Dans 
        les années qui ont suivi 1830, la conquête française 
        n'a pas donné un vrai regain à la littérature d'expression 
        arabe. Si l'émir Abd et Kader, ce grand guerrier, a composé 
        des poésies d'une belle élévation spirituelle, c'est 
        dans la pure tradition classique. Celles de Ben Siam, Ould Kadi, Mohammed 
        Kabih, Khodja Kamal ne semblent pas avoir ajouté des accents inédits 
        à cette tradition.
 ------------En 
        vérité il fallait attendre la " nadha ", 
        c'est-à-dire la "renaissance " de la culture arabe 
        dans le monde, qui a commencé en Egypte, s'est étendue aux 
        pays d'Orient et n'a gagné que très tardivement l'Algérie.
 ------------En 
        Algérie même, il n'est pas douteux que la culture arabe est 
        désormais en progrès marqué. Amorcé dès 
        1920 par l'action d'hommes politiques tels que l'émir Khaleû 
        et Ben Rahal, ce mouvement a été développé 
        par les oulémas réformistes, en tête desquels il faut 
        citer le cheikh Tayeb et Okbi, le savant Ben Badis et son successeur le 
        cheikh Brahimi.
 ------------Mais 
        il fallait d'abord organiser l'enseignement de l'arabe classique, langue 
        qui reste encore ignorée de la grande masse des musulmans algériens. 
        Les écoles, la presse, le cinéma, les cercles, les concerts, 
        la radio, le théâtre y contribuent chacun à sa façon. 
        Déjà des polémistes, des publicistes, des historiens 
        tels que M. Toufik et Madani, et des poètes tels que M. Mohammed 
        Al-Id-Hammou Ali, se sont affirmés. Celui-ci est présenté 
        par M. Dermenghem comme " le plus notable des poètes 
        Algériens d'aujourd'hui " et il ajoute
 ------------" 
        Nourri des classiques et des modernes orientaux ou américains, 
        il cherche moins à les imiter qu'à trouver dans la poésie 
        un moyen de développer sa personnalité et de l'exprimer 
        avec une sincérité souvent pathétique, qui frise 
        parfois le genre oratoire, mais est profondément humaine par ses 
        révoltes contre les imperfections et sa soif de connaissance, de 
        justice et d'amour. "
 ------------Mais 
        il semble bien que ce soit le théâtre qui, jusqu'à 
        nouvel ordre, ait fait preuve de la plus grande activité. Il a 
        d'ailleurs pour lui sa force d'expansion populaire, dans un pays où 
        la tradition des mimes, des conteurs et des baladins reste vivante.
 ------------Rachid 
        Ksentini fut le précurseur de ce mouvement. On l'a justement appelé 
        " le père du théâtre arabe en Algérie 
        ". A la fois auteur, acteur, metteur en scène, son réel 
        génie comique et sa carrière traversée de vicissitudes 
        peuvent faire songer aux débuts de Molière. Il a un successeur 
        de qualité en M. Mahieddine Bachtarzi qui dirige une troupe active 
        et lui fournit de nombreuses pièces d'accès aisé 
        au
 grand oublie. M. Mustafa Gribi, qui anime un autre groupe de comédiens 
        arabes, les oriente vers une expression plu, littéraire. Car ce 
        théâtre, s'il est encore tout pies de la farce, s'élève 
        rapidement. Et nous ne serons pas étonnés s'il nous offre 
        bientôt des spectacles de très haute qualité.
 ******************** ------------Après 
        avoir parlé de la littérature d'expression arabe, revenons 
        à celle des Berbères. Ainsi que nous l'avons déjà 
        dit, on ne peut parler d'écrivains berbères que par artifice, 
        puisque leur idiome n'est pas écrit et qu'on ne connaît leurs 
        uvres que par la transmission orale. Mais cette littérature 
        existe, elle a donné lieu à de nombreux travaux de recherche, 
        de transcription et même d'enregistrement. L'ordre chronologique 
        aurait sans doute voulu qu'on en parlât d'abord. Mais il se trouve 
        que cette littérature anonyme se perd dans la nuit des temps traditionnels 
        et que ses couvres ne peuvent guère être datées. En 
        fait, quand elles sont datables, on constate, par les allusions à 
        des événements historiques, qu'elle sont récentes, 
        même si elles reprennent des thèmes e' motifs ancestraux, 
        et qu'elles se situent dans l'époque qui est contemporaine de l'installation 
        française en Algérie.------------Il 
        en est ainsi des uvres des " trouvères" touareg, 
        et notamment de la fameuse Dassine. Il en est ainsi des uvres produites 
        par les Kabyles. Leurs contes parcourent toute la gamme de l'imagination 
        populaire, du magique au religieux, du merveilleux aux récits de 
        batailles, des énigmes amusantes aux légendes hagiographiques, 
        en passant par les fabliaux. On y retrouve le répertoire traditionnel 
        de la fable orientale et des héros familiers à tout un cycle 
        méditerranéen.
 ------------La 
        poésie va plus loin. C'est un chant profond. Pour la bien sentir 
        il fallait qu'un équivalent poétique nous en fut donné 
        en français par un poète capable aussi bien de l'éprouver 
        du dedans que de l'extérioriser dans notre langue. Ceci s'est heureusement 
        produit avec M. Jean et Mouhoud Amrouche et son recueil de Chants berbères 
        de Kabylie, ainsi qu'avec Mme Marguerite Taos qui ne sa contente pas de 
        traduire et adapter ces couvres, mais encore qui les chante, devant des 
        auditoires "occidentaux " et à la radio, selon la pure 
        tradition qu'elle a reçue dans sa propre famille kabyle.
 ------------Car 
        il s'agit là d'une poésie essentiellement lyrique, associée 
        la musique et à la danse. Le Kabyle chante tous les travaux quotidiens, 
        toutes les cérémonies de l'existence, les fêtes et 
        les pèlerinages, les berceuse de l'enfance, les jeux et les comptines, 
        las thrènes de la mort. Tous les thèmes de cette poésie 
        sont simples, vrais et humains : l'exil, la mort, Dieu, la tendresse maternelle. 
        Et c'est par là que cette littérature " locale" 
        qui ne cherchait pas à être littéraire, s'inscrit 
        tut naturellement dans le patrimoine rie la littérature universelle.
 ------------Ne 
        voyons pas là un paradoxe, mais en voici un vrai qui apparaît 
        du même coup. Les moyens modernes d'enregistrement et de diffusion 
        (phono, cinéma, radio) ont fait sortir cette littérature 
        populaire de son séculaire anonymat. Déjà bien connu 
        des lettrés est le nom de Si Mohand, qui aura été, 
        au début de ce siècle, le plus fameux des poètes 
        kabyles, dans le genre des " isefra ", poèmes 
        à déclamer. Il y a en lui un aspect très émouvant 
        de " poète maudit ", une espèce de Verlaine 
        kabyle qu'entoure désormais le halo légendaire d'un personnage 
        devenu sacré par ses souffrances et son talent. Le nom de Smaïl 
        Azikkiou est connu aussi ; ceux de MM. Ouary Malek et Noureddine se répandent 
        chaque jour davantage.
 ------------Il 
        serait curieux qu'à l'époque où les Kabyles ont pris 
        1 habitude de s'exprimer et d'écrire en français ou en arabe, 
        leur littérature populaire se remît à prospérer 
        dans leur langue natale, et peut-être même en vînt à 
        être écrite...
 ******************** ------------C'est 
        en 1830 que l'Algérie est née comme entité administrative 
        et à la littérature française. A la vérité 
        on avait déjà parlé d'elle dans nos lettres, depuis 
        Rabelais, Bossuet ou Regnard... Mais l'arrivée des soldat; et des 
        colons devait entraîner aussi la visite d'innombrables littérateurs, 
        gens de lettres et vrais écrivains. On n'en finirait pas, s'il 
        fallait énumérer tous ceux qui sont venus voir cette terre, 
        y trouver des motifs de description, des sujets de récits, des 
        thèmes d'inspiration. Les bibliographies qu'on a tentées 
        à cet égard comportent des centaines de pages... La liste 
        va de Chateaubriand à Jean Cocteau. de Théophile Gautier 
        à André Gide, de Maupassant à Montherlant, en passant 
        par Flaubert, Alphonse Daudet, Loti, Jammes, Louys, et cent autres.
 ------------Mais 
        nous avons affirmé dès l'abord notre dessein de nous en 
        tenir aux " écrivains algériens". Si nous faisans 
        certaines exceptions, ce sera en faveur de ceux qui ont aidé les 
        Algériens à prendre conscience d'eux-mêmes. Et c'est 
        ainsi que nous citerons en tête le romantique Pétrus Borel, 
        le Lycanthrope, non point parce qu'il est venu terminer sa carrière 
        sur un obscur rond-de-cuir de Mostaganem, mais parce que ce précurseur, 
        dès 1845, prophétisa l'avenir littéraire d'Alger.
 ------------De 
        même, nous ne passerons pas sous silence le voyageur Fromentin. 
        Le premier, il a su voir les paysages, les types humains. Il a vraiment 
        créé l'Algérie de la littérature. Il en a 
        laissé une image qui ne correspond sans doute plus à la 
        réalité actuelle, mais qui garde en profondeur et avec le 
        recul nécessaire toute sa vérité. Le succès 
        même de ses deux célèbres livres algériens 
        n'a pas dû contribuer peu à faire sentir aux écrivains 
        locaux la dignité de la tâche qui les attendait. Louis Bertrand 
        au début de ce siècle, André Gide, Montherlant, Grenier, 
        de nos jours, auront joué chacun à leur manière un 
        rôle du même ordre. Sans Pépète-le-Bien-aimé 
        nous n'aurions peut-être pas eu Randau, et sans les 
        Nourritures terrestres, Camus. Autrement dit, sans une littérature 
        " sur" l'Algérie faite par des écrivains venus 
        du dehors, nous n'aurions pas eu une littérature faite "par" 
        l'Algérie et par ceux qui en sont les enfants, aujourd hui parfois 
        à la troisième génération.
 ------------Cette 
        littérature ne pouvait certes apparaître avant que le pays 
        eût atteint sa puberté intellectuelle et politique. Le phénomène 
        s'est produit vers 1898. Alors le " peuple algérien " 
        fait brusquement irruption dans les livres comme il descend dans la rue, 
        comme il monte aux tribunes parlementaires. L'Algérie est émancipée, 
        elle est majeure.
 ------------Sur 
        le plan littéraire cette prise de conscience est illustrée 
        par deux meneurs de jeu bien différents l'un de l' autre : le lettré, 
        le professeur qui est venu de la Métropole, avec un style, de belles 
        manières qui le mèneront à l'Académie, bref 
        Louis Bertrand - et le voyou local, le héros populaire, l'enfant 
        des faubourgs qui parle un argot tout neuf, bref Cagayous, qu'un 
        homme de Bab-el-Oued, le journaliste Musette, campe allègrement. 
        Louis Bertrand compose une épopée de la plèbe méditerranéenne 
        d'Alger dans des romans à la langue flaubertienne qui se vendent 
        au prix fort ; le Cagayous de Musette, vendu en brochures à 
        deux sous, montrait cette plèbe dans sa vie quotidienne, savoureuse, 
        truculente, avec ses gestes gentiment obscènes et son vocabulaire 
        étonnant, fait de français mêlé d'espagnol, 
        d'italien, de maltais, d'arabe. Il y a sans aucun doute dans Cagayous 
        le " produit " le plus spécifique de ce terroir, et même 
        s'il doit rester sans vraie postérité, comme il semble avéré, 
        il demeurera vivant dans le famille des types populaires. Et il aura eu 
        au moins le mérite de rouvrir les vannes du picaresque.
 ------------Ainsi 
        i` Algérie aura eu sa " génération de 98 ", 
        comme l'Espagne, mais pour d'autres raisons. L'heure des écrivains 
        algériens " avait sonné. Ils ont dès lors compris 
        que leur terre est une patrie ; ils veulent la voir du dedans, en gens 
        qui en sont ; ils veulent être les porte-parole d'une race nouvelle 
        dont ils s'assurent avec intrépidité qu'elle est vraiment 
        en train de se faire ; ils prétendent exprimer une âme africaine 
        éternelle qu'ils retrouvent chez Apulée, Tertullien, saint 
        Augustin, Jugurtha, Ibn Khaldoun, dont ils revendiquent l'héritage. 
        Enfin ils se proclament " algérianistes ", à 
        la suite de Robert Randau qui a écrit en 1920, dans leur manifeste, 
        cette phrase typique : " Nous voulons dégager 
        notre autonomie esthétique ".
 ------------Né 
        en Algérie, où il est mort après une longue carrière 
        en Afrique noire, Robert Randau s'était mis, sur le tard, à 
        la tête de ce mouvement. Délaissant les sujets " coloniaux 
        " qui avaient fait en partie sa réputation (La Ville 
        de cuivre, Les Terrasses de Tombouctou, etc...) 
        il se consacra de plus en plus à ses "romans de la patrie 
        algérienne " : les Colons, les Algérianistes, 
         Cassard le Berbère, etc... où il a campé 
        les types des colonisateurs conquérants. Trapu et violent, c'est 
        lui qui a propagé parmi ses contemporains ce goût de " 
        journées en force " (c'est un de ses premiers titres) 
        qui leur a donné un peu la brutale allure des romanciers américains. 
        Enfin c'est lui qui provoqua la création d'une association des 
        écrivains algériens, de leur revue Afrique et d'un grand 
        prix littéraire de l'Algérie.
 ------------De 
        1921 à 1952. les lauréats du grand prix littéraire 
        de l'Algérie ont été, dans l'ordre chronologique 
        . Ferdinand Duchérie, Maximilienne Heller, Gabriel Esquer, Louis 
        Lecoq, Gabriel Audisio, Albert Tristes, Charles Courtin, Robert Randau, 
        Charles Hagel, Jeanne Faure-Sardet, Lucienne Favre, A. Zanettaci, Claude-Maurice 
        Robert, Magali Boisnard, Paul Azan, Paul Achard, René Lespes, René 
        Janon. Mohamed Sifi, Slimane Rahmani, Marcel Emerit, Emmanuel Roblès, 
        Edmond Brua, Lucienne Jean-Darrouy, d'Alcantara, Zenati. Léon Lehureaux. 
        Saadeddine Bencheneb, Pierre Weiss, Marcel Breugnot, Henri Marchand, Mme 
        Canavaggia, Georges Marçais.
 ------------Quels 
        étaient donc les écrivains algériens que l'on pouvait 
        ranger sous cette bannière ? D'abord une équipe de romanciers 
        où figurent à la première place deux auteurs prématurément 
        disparus : Louis Lecoq et Charles Hagel: Ils avaient ensemble publié 
        Broumitche et le Kabyle, puis Lecoq seul Cinq dans 
        ton oeil, Caïn, Soleil, qui resteront 
        parmi les meilleurs témoignages du mouvement. A côté 
        d'eux, nombreux sont ceux qui ont uvré pour renouveler l'idée 
        qu on se faisait de leur pays et en exprimer les vérités. 
        Renonçant à dresser un palmarès, nous citerons des 
        noms tels que ceux de Robert Migot, Albert Truphémus, Lucien Pelaz, 
        Stephen Chaseray, Mallebay, Laurent Ropa, Jean Mélia, Ferdinand 
        Duchène, Charles Courtin, Paul Achard, René Janon, Henri 
        Marchand, et tant d'autres, sans oublier les femmes.
 ------------Car 
        les romancières furent nombreuses aussi dans ce premier âge 
        littéraire de l'Algérie française Il n'est pas douteux 
        qu'on le doit à l'exemple d'Isabelle Eberhardt, la "bonne 
        nomade ", dont la légende exaltante risque injustement 
        de faire oublier l'oeuvre. Slave islamisée, fille habillée 
        en garçon, vierge consumée de mysticisme et bacchante livrée 
        aux sensualité chaudes, orgueilleuse et misérable, Isabelle 
        ou Si Mahmoud, espionne ou insurgée, folle ou héroique, 
        Notre-Dame du Sahara chevauchant à travers les dunes pour aller 
        mourir noyée dans le débordement d'un oued du désert, 
        on a tout vu en elle, et peut-être tout cela existait-il. Mais elle 
        a laissé des livres : Dans l'ombre chaude de l'Islam, 
        Mes Journaliers, Trimardeur, qui portent témoignage 
        de son étrange génie.
 ------------Aprés 
        elle il faudrait citer bien d'autres romancières, telles que Maximilienne 
        Heller,Angèle Maraval-Berthouin, Magali Boisnard, Annette Godin, 
        Lucienne Jean-Darrouy, Bruno Ruby, et encore Lucienne Favre, qui, tout 
        en se défendant de faire uvre d'Algérienne, a donné 
        de nombreux ouvrages qui enrichissent singulièrement le paysage 
        littéraire de I'Algérie, tels que Bab-el-Oued, 
         Dans la Kasba, le Bain juif. Mourad, 
        et ce Prosper, au théâtre, qui a fait des petits 
        au cinéma.
 ------------La 
        poésie, il va sans dire, avait aussi, et même dès 
        l'abord, été secouée par l'algérianisme, mais 
        il faut bien avouer que ce fut sans y trouver des accents nouveaux qui 
        la distinguassent nettement de la plastique parnassienne et du symbolisme 
        qui régnait encore. Sous cette réserve, on a vu paraître 
        ici de nombreux poètes sensibles tels que Léo Loups, Raoul 
        Genella, Albert Tustes, Raoul Boggio. Claude Maurice Robert, lMarc Brimont, 
        etc... et parmi eux Edmond Gojon dont la mémoire reste vive. En 
        réalité, c'est à Jean Pommier, qui préside 
        depuis trente ans aux destinée de l'Association des écrivains 
        algériens et de la revue Afrique, qu'aurait dû 
        revenir l'honneur d'être en vers le prophète de l'Algérianisme. 
        Mais le sort a voulu que ses Poèmes pour Alger, qui 
        contiennent un " art poétique algérianiste ", 
        ne parussent qu'en 1937.
 ------------Quel 
        est bilan de l'algérianisme ? On ne peut certes pas affirmer qu'il 
        a réalisé son grand dessein de créer une littérature 
        algérienne autonome. En fait il aura, été un mouvement, 
        une école, qui ont déjà fait place à d'autres 
        mouvements, d'autres comportements, mais il les aura favorisés 
        à sa façon, ne fût-ce que par opposition, et en tout 
        état de cause, si un jour il nait de l'Algérie une branche 
        nouvelle au grand arbre des littératures, on ne pourra pas oublier 
        que ces écrivains là y auront été pour quelque 
        chose
 ------------Depuis 
        1935 environ une nouvelle génération d'écrivains 
        algériens s'est imposée à l'attention du public lettré 
        avec des chances diverses mais souvent éclatantes. La contribution 
        qu'ils apportent à la littérature est si substantielle , 
        en qualité et en quantité, qu'elle mérite de se voir 
        consacrer une étude détaillée. Un prochain fascicule 
        de ces " Documents algériens " y pourvoira.
 ------------D'ores 
        , et déjà on peut dire qu'un des traits remarquables de 
        cette activité contemporaine est la place qu'y occupent les écrivains 
        d'origine arabe ou berbère s'exprimant en français, désormais 
        associés, et sur le même plan, à l'effort créateur 
        de leurs confrères d'origine européenne. Et l'on tient déjà 
        pour assuré que, parmi tous ces écrivains français 
        d'Algérie. quelle que soit leur origine, l'histoire littéraire 
        trouvera des noms mémorables.
 Gabriel AUDISIO.
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