--------Si
le Gobseck de Balzac, avec la liquidation financière
de Saint-Domingue, " perle des Antilles ", représente,
du point de vue de l'histoire coloniale, la fin de notre premier empire
d'outre-mer, le grand romancier va témoigner, dans d'autres ouvrages,
de sa foi en une nouvelle formule d'expansion transmarine. Aux environs
de 1830, en effet, ce ne sont plus ni " les Indes ", ni "
l'Amérique ", qui sollicitent les candidats au départ,
mais bien l'Afrique - " ces quelques sables
conquis en Afrique ", - ces "Indes
Françaises à cinquante lieues de la Métropole ",
selon le mot de l'explorateur-colon Duchassaing. Or, il se trouve que
Balzac, Balzac le Voyant, a tout de suite pressenti ; dès lors,
aussitôt annoncé cette phase méditerranéenne
de l'expansion française venant brusquement se substituer à
notre traditionnelle tentation des pays transatlantiques. Très
symptomatiqueà cet égard est - datant la fin de la Restauration
- l'aveu de Gaston de Nueil à Madame de Bauséant, dans La
Femme Abandonnée... " ne
concevant point la vie sans vous, j'ai pris la résolution de quitter
la France et d'aller jouer mon existence jusqu'à ce que je la perde
dans quelque entreprise impossible aux Indes, en Afrique, je ne sais où...
" Ainsi, par l'affaire africaine, s'illustre cette remarque
souvent faite à propos de Balzac, cet " historien " dont
la " vision " précède l'Histoire, devinant aujourd'hui
l'événement de demain. Attentif d'ailleurs aux moindres
avertissements de cette Histoire, car, il faut le lire, à part
Vigny, se demandant, sans d'ailleurs insister, " pourquoi
cette expédition fait si peu de bruit ", Balzac
sera, au milieu de l'indifférence générale de l'opinion
publique, le seul, parmi les écrivains de l'époque, - grands
ou médiocres, - à avoir discerné en l'affaire, d'Alger
autre chose qu'un incident militaire, dans une lettre à Victor
Rattier du 21 juillet 1830 à avoir conçu l'idée et
formulé l'espoir d'un établissement national durable sur
le sol africain. Lui, Balzac, estime qu'il y a là, si " Dieu
le veut ", une colonie en puissance : "
Ah ! écrit-il, ironique, eu directeur de la Silhouette,
que les caricatures de Monnier sont spirituelles : un Souvenir d'Alger
(1Paru
dans La Silhouette du, 2me semestre 1830.)
est admirable ! Dieu veuille que sa prévision soit fausse, que
nous ayons là une colonie et que nous rendions à la civilisation
ces beaux pays... " Certes, le croquis caustique de Henri
Monnier n'a rien d'une invitation au départ pour les peintres qui
vont aller à la recherche de l'Algérie...
* *
--------Dès
le début, donc, Balzac se montre franc et actif partisan de la
conquête, le légitimiste qu'il est en train de devenir s'opposant
ici, non seulement aux autres écrivains de l'époque, mais
plus encore aux journalistes et économistes libéraux qui
ne voient dans l'aventure africaine qu'un désagréable et
onéreux legs de la Restauration ( V. Ch. A. Julien
: L'Avenir d'Alger et l'opposition des journalistes et des économistes
libéraux en 1830, Oran 1922).
--------Mais
ce n'est pas précisément dans la Comédie Humaine
qu'il manifeste sa foi " coloniale ", encore que, çà
et là, il souligne amèrement l'indifférence profonde
de cette petite bourgeoisie si représentative de la pensée
du " Français moyen ", laquelle " triomphe
dans (son) coin, des triomphes d'Alger, de Constantine, de Lisbonne, déplorant
également la mort de Napoléon... " remplissant
" les fonctions du chur antique ",
mais se " partageant encore entre les raisons
de l'opposition et celles du gouvernement... " Ce "
girouettisme " assez innocent
traduit bien l'apathie foncière du bourgeois à l'endroit
de la chose publique, et ici, en particulier, à l'égard
d'une affaire d'intérêt national, comme en 1830, la prise
- d'Alger, ou en 1837, celle de Constantine.
--------Le
sentiment de Balzac sur la question, il faut le rechercher déjà
à la date du 21 avril 1830, dans un article consacré à
un modeste " Vocabulaire franco-algérien " ( Vocabulaire
franco-algérien suivi de dialogues. (Le feuilleton N° 8, 21
avril 1830, p. 31.) L'article commence ainsi " Il pleut aujourd'hui
des ouvrages sur Alger, à voir le catalogue de tout ce qui se publie
sur cette ville, on ne sera plus tenté de dire que les Français
ne voyagent point, il n'y a pas de journal qui n'ait ses colonnes remplies
de notices sur Alger. pas:, d'éditeur qui ne.. nous offre _quelque
description du pays, pas de géographe qui n'étale la carte
du. littoral et les plans de le ville...). composé
comme beaucoup du même
genre, à l'usage du corps expéditionnaire. Puis, dans un
passage de l'Enquête sur la Politique des Deux Ministères
(Chez A. Levasseur, 1831), d'avril
1831, où il reproche, à Laffite comme à Casimir-Périer,
c'est-à-dire au parti du Mouvement comme à celui de la Résistance,
de n' avoir pas vu et compris qu'au premier rang des grands travaux nationaux
urgents, il y avait, avant même "une
marine à faire, des routes et des canaux à entreprendre
", " - la colonisation
de l'Afrique à continuer ".
--------Il
faut retrouver la pensée de Balzac surtout dans sa Chronique de
Paris, hebdomadaire qu'il créa vers 1835, et en particuliers, à
travers les 41 Lettres que, s'étant chargé de la politique
extérieure, lui-même rédigea du 21 février
au 24 juillet 1836. Voyons donc comment, presque jour par jour, lui apparaît,
sous le gouvernement général de Clauzel, le problème
des " Etablissements français en Afrique ".
--------2
MARS. - " Il y a, écrit-il, de gros avantages ù recueillir,
pour la France, de la province d'Alger mais nos possessions ne seront
rien tant que les ports de l'Algérie ne seront pas des établissements
aussi considérables que ceux de Brest et de Toulon. C'était
dans cette pensée que le gouvernement de Charles X avait conçu
de se faire céder, en paiement de la dette d'Espagne, les îles
Mayorque et Minorque, afin d'établir une ligne maritime formidable...
"
--------6
MARS. - Balzac souligne la nécessité, pour la France, de
conclure avec l'Égypte, une alliance... "les intérêts
du midi de la France, nos possessions d'Alger nécessitent si bien
cette alliance qu'il est extraordinaire qu'elle ne soit pas plus étroite...
"
--------13
MARS. - " ...quelques journaux s'alarment du retrait de nos troupes
(alors qu') " il faudrait, au contraire, en envoyer, pour assurer
à la France la possession d'une des plus belles conquêtes
qu'elle ait jamais faites, et dont les résultats seront immenses...
Loin de réduire l'occupation au littoral de l'ancienne régence,
il y est prouvé que les intérêts de la France exigent
la conquête de Constantine. La France ne pense donc pas à
ce que peut être Alger un jour ?... ; - (LesAnglais) n'ont-ils pas
su persuader à la France qu'elle n'avait pas le génie colonisateur
? Ne cherche-t-on pas à nous convaincre qu'Alger nous est nuisible
? Alger, un royaume aussi fertile, aussi beau que la France, qui met à
notre porte les produits des deux Indes, qui peut valoir un jour les colonies
anglaises, et que l'on voudrait nous voir abandonner ! ... "
--------17
MARS. - Balzac s'élève une fois de plus contre la ladrerie
stupide du Parlement à propos "des dépenses d'Alger,
chapitre du budget qui aurait donné lieu aux discussions les plus
longues et les plus animées " et emploie ici l'expression
si heureuse de" seconde France " qui " entrera peut-être
dans les compensations de l'avenir... "
--------24
MARS. - Balzac songeant aux prolongements de la future Algérie,
s'inquiète de l'immixtion des États-Unis dans le bassin
occidental de la Méditerranée : " Voici bientôt
quinze ans qu'appuyée par la Russie, l'Union continue son projet
avec persévérance de s'installer au Maroc, dans la baie
d'Angera... "
--------3
AVRIL. - " Il ne faut pas oublier que si l'intérêt bien
entendu de la France doit l'engager à favoriser la Russie (Contre
la Turquie dont la France redoute qu'elle reprenne son ascendant sur les
régences, parce que. de la, eue pourrait menacer la colonie d'Alger...)
ce penchant ne doit pas aller jusqu'à lui laisser les facultés
de se substituer à la France dans la Méditerranée
dont la Restauration voulait faire un lac français..." Par
ailleurs, dans le même article, et après la sédition
de Bône, Balzac remarque " tous les efforts faits par l'Angleterre
pour l'empêcher de tirer parti de sa belle conquête... (Mais
aussi), pourquoi n'y a-t-il pas un préfet maritime à Alger
? Pourquoi n'y a-t-il pas une marine ? " Et voici les mots essentiels
et prophétiques qui montrent un Balzac " colonialiste "
de grande classe :... ?~ A quelle -influence obéit-on en négligeant
l'avenir de cette grande contrée ? Une armée et une marine
imposantes y- attireraient les émigrants de l'Allemagne, des colons
et des capitaux... " Voilà ainsi, évoquée après
la conquête, la période fructueuse de la mise en valeur.
--------15
MAI. - Il revient sur"la politiqueégoïste des États-Unis",
approuvant le gouvernement d' " avoir compris toute l'importance
qu'il y a à faire refuser par l'empereur du Maroc la concession
qui lui était demandée... "
--------30 JUIN " on a des nouvelles de la
colonie de Bône ; une attaque des Arabes a permis de constater que
rien n'était fini encore dans cette colonie d'Afrique " on
ne veut pas assez se persuader qu'il faut un vaste développement
de forces si-on désire 'dominer-les Arabes. Ce n'est pas en se
montrant avare de quelques centaines de mille francs qu'on pourra parvenir
à- coloniser le sol de l'Afrique... Le tiers parti va conquérir
la colonie d'Afrique. M. Baude va être commissaire de cette- colonie,
et le maréchal Clauzel dispute pied à pied: l'étendue
de ses pouvoirs...
***
--------Rien
de plus net, donc, que l'attitude politique de Balzac vis à vis
du problème africain. Son opinion si vigoureuse, s'affirme encore,
en dehors de l'éphémère Chronique de Paris, au moment
où va s'achever la pacification entreprise par Bugeaud. Balzac
insistera de plus sur l'intérêt d'une occupation définitive
de l'Algérie par la France. Le 23 novembre 1846, en effet, il écrit
à Madame Hanska : " Tout est fort,
tout est réel en ce moment-ci. Le port d'Alger terminé,
nous avons un second Toulon devant Gibraltar; nous avançons dans
la domination de la Méditerranée. S'il (Louis Philippe)
empaume Mehemet Ali comme il a fait du bey de Tunis (1), la Méditerranée
est toute entière à la France en cas de guerre. C'est une
grande conquête, faite moralement, sans avoir tiré un coup
de canon. Nous venons, d'ailleurs, de faire un pas de géant en
Algérie par le déplacement des centres d'action militaires,
c'est la conquête consolidée et la révolte rendue
impossible..." (1: Allusion
à l'étroite politique de Louis-Philippe.. à l'égard
d'Ahmed, bey de Tunis, -1 le roi des Français reçut a Paris.
avec les plus grands honneurs et avec la considération réservée
aux souverains éclairés, ce prince dont les prétentions
assez ridicules et les " réalisations introduites dans son
pays sont, pour l'historien de la Régence. l'occasion de rappeler
de plaisantes anecdotes.)
***
--------Après
cet hommage, tardif mais chaleureux à la politique méditerranéenne
de la Monarchie de Juillet, on pourrait croire que Balzac va faire aux
" Etablissements français en Afrique " une place de choix
dans son oeuvre. Il est hors de doute qu'il y a songé, puisque
dans le fameux Catalogue de 1845, des "Ouvrages " que contiendra
la Comédie Humaine figurent au nombre des Scènes de la Vie
militaire sous le n°98 : l'Emir et 100 : Le Corsaire algérien.
Mais probablement, des sujets plus pressants ou des engagements avec les
éditeurs l'obligèrent-ils à ajourner la réalisation
de ces Scènes Algériennes, car il n'aurait certainement
pas manqué, à cette occasion, de mettre à profit,
non seulement l'énorme " littérature " du temps,
favorable ou hostile à la colonisation de " L'Afrique "
( V. Ch. Tailliard ; L'Algérie dans
la Littérature Française . 1925), mais encore les
deux ouvrages si exacts et si pleins d'humour que son ancien camarade
de Vendôme, Barchou de Penhoën, aide-camp de Berthezène,
écrivit à la suite de sa campagne en Alger
( V. notre article Les débuts de l'Affaire d'Alger vus par un aide-de-camp
de Berthezéne in L'information historique. septembre-octobre 1950.).
|
|
---------En
tout cas, le peu que nous ayons sur l'Algérie d'alors se trouve
consigné dans la Cousine Bette On se souvient que le baron Hulot,
directeur général au Ministère de la Guerre, criblé
de dettes par suite de sa liaison avec l'insatiable Mme Marneffe, expédie,
là-bas, comme fournisseur aux Armées, son vieil oncle, Fischer,
lequel ne tarde pas à se compromettre dans de scabreux trafics
de graines et de fourrages. Grand scandale évoqué par la
presse. Suicide de l'honnête et malheureux Fischer. Condamnation
d'un vague garde-magasin pour ne pas laisser apparaître le véritable
concussionnaire, le directeur Hulot, lui-même. Et tout cet épisode
de la Cousine Bette reste très expressif de l'histoire algérienne
d'alors, avec comme l'écrit Balzac, ce tableau si animé
des déchirements intestins qui tiraillent encore aujourd'hui (1846)
le gouvernement de l'Algérie entre le civil et le militaire...
--------Est-ce
à dire que ces pages d'une remarquable densité, suffiraient
pour un Tableau de L'Algérie à la veille du jour où,
l'ayant enfin conquise et pacifiée, Bugeaud allait quitter cette
terre qui, après dix huit années d'incertitudes et de luttes,
prenait enfin figure de colonie ? Il est curieux à ce sujet de
remarquer le peu d'estime et de sympathie que Balzac porte au vainqueur
de l'Isly. Pour lui, le " maréchal
auquel nous devons la conquête de l'Afrique ", c'est
Bourmont et non Bugeaud ; celui-ci reste pour l'écrivain "
légitimiste " geôlier de la duchesse de Berry, "
le général des rues de Paris... ". il faut ajouter
à la décharge de Balzac qu'il écrivait cela en juin
1836, et qu'il aurait peut-être, par la suite, enfin rendu justice
(comme il le fit pour Louis-Philippe) au véritable " Maréchal
".
--------En
tout cas, en 1836, c'est un fait que Balzac ne portait pas Bugeaud dans
son cur. Or, il est assez piquant d'apprendre, par un article peu
connu et qu'a bien voulu nous communiquer son auteur,. M. Marcel Bouteron,
le Grand Maître des études Balzaciennes, que le sujet du
Colonel Chabert, récemment mis à la scène,
était, au contraire, tenu en haute estime par les soldats... de
Bugeaud lui-même. Voici le texte de cet article, paru dans la Presse
du 22 décembre 1927 sous ce titre : BALZAC A TLEMCEN.
-------"
Le 19 juin 1836, le général Bugeaud partait d'Oran,
à la tête de 6.000 hommes pour aller délivrele
Méchouar, citadelle de Tlemcen, où le commandant Cavaignac,
avec quelques centaines d'hommes. était assiégé
par l'armée d'Abd-el-Kader. A l'arrivée de Bugeaud,
le 25 juin, l'émir leva le camp, et se retira vers la Tafna,
tandis que Cavaignac, et une partie de la garnison se portaient
au-devant des libérateurs ". C'était la première
fois qu'ils communiquaient avec l'armée française
depuis cinq mois qu'ils étaient enfermés dans le Méchouar.
Aussi, écrivait un lieutenant de Bugeaud, l'on pense se faire
une idée de la joie qu'éprouva cette malheureuse garnison
en revoyant les frères d'armes qui lui apportaient des subsistances.
Elle était à la demi-ration de pain d'orge depuis
deux mois. Les officiers de même que les soldats, étaient
maigres et pâles mais ils conservaient la fermeté dévouée
qui les avait portés à s'offrir au maréchal
Clauzel pour occuper ce poste. Si des hommes de cette trempe avaient
pu se laisser aller au découragement, ils eussent été
soutenus par leur chef, le Commandant Cavaignac qui exerçait
sur eux l'empire d'une âme forte, intelligente et élevée
".
--------Mais
l'admiration des arrivants fut surpassée par leur étonnement
lorsque s'offrit à leurs yeux, placardée sur un olivier,
l'affiche suivante
--------Sans
la permission de M. le Maire, aujourd'hui 25 juin 1836, les comédiens
ordinaires de la troupe du Méchouar donneront, en l'honneur
de l'arrivée de la colonne d'Oran, une représentation
composée de:
La première et unique représentation de
LE COLONEL CHABERT
pièce en 3 actes
raccommodée et arrangée
en un acte par les hommes du bataillon doués de la meilleure
mémoire et anciens bacheliers (sic).
--------"
Ainsi, malgré les rigueurs et leur position, les soldats
de Cavaignac avaient, à leur usage, mis en scène la
fameuse histoire du Colonel Chabert, écrite par Balzac en
1832 et dont Jacques Arago et Louis Luvine avaient tiré,
pour le Vaudeville, en 1834 (2 juillet) deux actes mêlés
de chants.
--------"
Bugeaud avec tout son Etat-Major et quatre mille soldats, assistaient
au spectacle. Le rôle de la colonelle fut joué par
un soldat imberbe ; celui du colonel, par un vieux sous-officier.
Les soldats n'aimant pas les pièces qui finissent mal, la
Comtesse Féraud (l'ex-colonelle) fut, à la fin de
l'acte, restituée à son premier mari, le brave Chabert
dont elle s'était crue veuve.
--------Le
spectacle fut interrompu un instant par un incident peu commun au
théâtre. On entendit tout à coup le bruit d'une
détonation et une balle siffla par-dessus les spectateurs.
Un factionnaire perché sur un mur et qui suivait attentivement
le jeu des acteurs, se retourna furieux, épaula, lâcha
un coup de fusil en criant : Eh ! là-bas, attendez au moins
que la représentation soit terminée ! Puis se retournant
vers les acteurs, il reprit : " Ne vous dérangez pas
ce n'est rien ! "
--------"
Tandis qu'à Tlemcen, le Colonel. Chabert connaissait les
triomphes de la scène, Balzac, en Touraine, ignorant de cette
gloire militaire, goûtait quelques jours de repos sous les
ombrages du château de Saché. Ignorant et ingrat !
Lisez ce qu'il écrivait, quatre jours plus tard, le 29 juin,
dans la Chronique de Paris " le Général Bugeaud
fait un peu de sentimentalité et d'obstentation dans l'armée
qu'il commande les officiers, habitués aux coups de feu des
Arabes, se moquent du général des rues de Paris (2).
Bugeaud qui venait de l'applaudir à Tlemcen... etc... "
(2) Extrait de la Chronique du 30 juin, plus haut
citée,
|
--------Ajoutons
que ce n'est pas seulement dans la Cousine Bette que passent
les souvenirs de la campagne d'Algérie. Ici et là, on rencontre
telle notation, tel épisode qui permet de montrer que Balzac-romancier
ou épistolier ne cessait de s'intéresser au problème
africain autant que Balzac-journaliste. --------D'abord,
l'Afrique ne représente-t-elle pas, pour lui, la grande aventure
? Il est caractéristique de souligner à cet égard
que la lettre enthousiaste (Du 21 juillet 1830 â
Victor Rattier.) où s'insère le passage sur la conquête
d'Alger, dont nous parlions plus haut, est précisément celle,
si souvent et incomplètement citée, où Balzac exaltait,
au début " la vie de Mohican " pour, par contraste, conclure
aux pauvres joies que procurent " une écritoire. une plume
et la rue Saint-Denis ".
--------En
second lieu, du moment où , quelque part, il y a, dans son siècle,
des hommes et qui agissent, Balzac affirme sa présence. Or, Alger,
est, pour ces soldats de la conquête, donc pour Balzac, un magnifique
champ d'action. Il y conduit alors plus d'un de ses personnages : Ursule
Mirouet va à Toulon souhaiter bonne chance au jeune aspirant Savinien
de Portendière qui, quelques jours plus tard, " prendra Alger
". Excellente occasion, pour un Savinien perdu de dettes, de se réhabiliter
par une action d'éclat ; de même que, pour un étourdi
comme Oscar Husson, lequel en revient un bras en moins, gradé et
muni d'un peu plus de cervelle. A cette affaire de la Macta, le fils unique
de Mme de Sérisy reste sur le champ de bataille ( Un
début dans la vie.). Le Commandant Charles Keller trouve
là-bas une fin glorieuse et le colonel Philippe Bridau y rencontre
la mort cruelle qui convient à un soudard de son espèce
( La Rabouilleuse.
). On meurt beaucoup en Alger ! Cependant Jacques Brigaut fiancé
de Pierrette, parti désespéré en Afrique, après
la mort de son amie, parvient à y faire carrière brillante
et d'ailleurs méritée ( La Duchesse de
Langeais .). " La conquête d'Alger " offrit
d'ailleurs à telle classe de la Société, comme ces
aristocrates émigrés à l'intérieur, boudant
la France nouvelle, " les moyens qui lui
restaient de se nationaliser et de faire encore reconnaître ses
titres ".
--------Il est donc
étonnant de ne point voir celui qui avait si complaisamment décrit
" les corsaires en gants jaunes
", attiré par la curieuse figure des de Tonnac, de Vialar,
de Mir, de Saint-Guilhem... ; ces grands colons du début, que l'on
nommait, de même, en Alger, " les
colons en gants jaunes et chapeau de soie ". Ces pionniers
enthousiastes, dont plus d'un était ou Saint-Simonien ou Fourieriste,
- de vrais romantiques de la " colonisation ", - travaillant
au surplus de leurs mains autant qu'ils " rêvaient
de vastes entreprises en y perdant leurs capitaux, s'accrochaient tout
comme les premiers paysans venus de France, aux coteaux du Sahel, à
l'infecte Mitidja, aux plaines d'Oran et de Bône - ; et ils eussent
fourni au " créateur " du médecin Benassis, les
prototypes de bien vigoureux portraits. Mais le seul civil que Balzac
ait songé à envoyer en Afrique, c'est le sinistre Marneffe
dont l'administration de la guerre débarrassa les Hulot en le chargeant,
après la grave affaire Fischer, d'aller organiser " un bureau
des subsistances en Afrique ". L'idée est cocasse
; mais Balzac on le sait, ne manque pas d'humour. Sans compter qu'il n'est
que trop exact que mainte administration considérait toujours,
même sous Bugeaud. l'Algérie comme un dépotoir pour
ses mauvais sujets.
* *
--------Notons enfin
qu'à propos de ces " Etablissements français en Afrique,
l'Indigène n'apparaît guère, à travers Balzac,
qu'incidemment, et sous une forme assez antipathique, si l'on en jugeait
exclusivement d'après maintes épithètes accolées,
au cours de son oeuvre, au vocable d'Arabe ou de Bedouin. Par exemple,
dans la Cousine Bette... " Je
suis allé payer pour toi le Bédouin qui a commis un crime
de lèse-génie en te coffrant... " Ou encore...
" Mille francs est mon maximum !... Comme
vous vous posez en ami chargé d'une commission, vous pourrez influencer
cet Arabe de Touraine !... " (Lettre au V°de Courteilles,
in Courrier Balzacien, mai 1949).
--------Toutefois,
ces expressions fort discourtoises de bédouin ", " d'arabe
" de " juif ", de " mahumetische " à l'endroit
des indigènes, Balzac en laisse bien entendu, la responsabilité
aux Gobseck et autres corsaires, qui eurent plus ou moins affaire aux
populations d'outre-mer. Au surplus, le romancier des Paysans estime,
assez judicieusement que nos campagnes métropolitaines ont, elles
aussi, leurs " Mohicans. Peaux-Rouges" et autres indigènes.
Enfin, il lui est arrivé un jour, de réhabiliter l'Indigène
en la personne de cet Arabe de Nubie qui, en une heure critique,
donne, au désert, au général explorateur de Montriveau,
une haute leçon de sagesse autant que de courage (La
Duchesse de Langeais).
--------Telles
sont, à propos de l'Algérie, les remarques suggérées
par une lecture attentive de notre grand Balzac. De ce Balzac qui avait,
le premier de son temps, aperçu, bien au-delà d'un "
incident militaire ", les " résultats immenses "
de l'Affaire d'Alger .
Aimé DUPUY
Ancien Inspecteur Général
de l'Enseignement des Indigènes en Algérie
|