---------A
côté du Maupassant peintre des " pêqueux "
et paysans normands, des chasseurs et des canotiers, des courtisanes et
des gens du monde, il y a, chacun le sait, un autre Maupassant, un voyageur
qui montre l'utilité et -vante le charme de la " vie errante
".
---------Dès
la publication de Boule de Suif en effet, voici l'ex-employé
besogneux de Ministère, inconnu la veille- et pour cause ,-devenu
-brusquement eélèbre. Or, parmi la somptueuse et _fulgurante,
production de deux cent soixante nouvelles et contes, de sept grands romans,
de trois pièces die théâtre, d'un volume de vers,
réalisée dans une seule décade (1880-1890), figurent
précisément trois livres de voyages. S'il n'est, à
vrai dire, que deux de ces derniers : Au Soleil (1884) et
la Vie Errante (1890) qui intéressent expressément
l'Algérie, il faut leur ajouter quelques nouvelles comme l'Orient,
Marroca, un Soir ou Allouma,
lesquelles viennent heureusement apporter leur contribution au thème
nord-africain chez l'auteur de " Bel Ami ".
---------On
voudrait donc ici, étudier justement moins la valeur documentaire
de ces ouvrages sur l'Algérie, que déterminer l'influence
que les trois randonnées accomplies par Guy de Maupassant en Afrique
du Nord, au cours des années 1881, 1887-1888 et 1890, exercèrent
tant sur l'homme que sur l'aeuvre du plus grand novellière français.
I. - MAUPASSANT
ET LA " VIE ERRANTE ".
---------Pourquoi,
en pleine période de succès littéraire, Maupassant
s'évade-t-il, en 1881 de Paris, où il est en passe de devenir
l'auteur à la mode ? Il nous l'explique lui-même à
la première page d'Au Soleil :« La
vie si courte, si longue, devient parfois insupportable. Elle se déroule
toujours pareille, avec la mort au bout... Quoi que nous fassions, nous
mourrons. Quoi que nous croyions, quoi que nous pensions, nous mourrons.
Et il semble qu'on va mourir demain sans rien connaitrç encore,
bien que dégoûté de tout ce qu'on connaît. Alors
on se sent écrasé sous le sentiment de " l'éternelle
misère de tout ", de l'impuissance
humaine et de la monotonie des actions... Tout logis qu'on habite longtemps
devient prison. Oh ! Fuir ! partir ! fuir les lieux connus, les hommes,
les mouvements pareils aux mêmes heures, et les, mêmes pensées,
surtout !... "
---------Une
occasion s'offre d'ailleurs au romancier pour entreprendré une
randonnée qui complètera ses croisières en Méditerranée,
et ses voyages en Corse et en Italie. En effet le journal " Le
Gaulois " qui vient de se l'attacher, après le succès
de " Boule de Suif ", le charge d'un reportage
sur le soulèvement àes Ouled-Sidi-Cheikh dans la province
oranaise ; sédition qui, écrit Maupassant, " donnait
à ce moment à l'Algérie un attrait particulier. L'insaisissable
Bou-Amama, , conduisait cette campagne fantastique qui a fait dire, écrire
et commettre tant de sottises. On affirmait que les populations musulmanes
préparaient une insurrection générale... Il devenait
extrêmement curieux de voir l'Arabe à ce moment, de comprendre
son âme... "
---------A
une époque de l'année où l'on fuit plutôt la
fournaise africaine, Maupassant quitte donc Paris. C'est le 6 juillet
1881. " Je voulais voir cette terre du soleil
et du sable en plein été, sous la pesante chaleur, clans
l'éblouissement furieux de la lumière "
. Il va, au moins sur ce point, être comblé. Il passera trois
mois en Algérie ravi, dès l'arrivée à Alger
par cette ville dont la beauté singulière "
a passé ses attentes ". Il se dirige aussitôt
sur i'Oranie ; note, au cours de son voyage, " les
campements indigènes aux huttes de toile brune, entourées
de broussailles sèches " ; " les hameaux d'agriculteurs
sous la tente dans... la plaine jaune, interminable "
du Chéliff, avec une température caniculaire qu'aggrave
le siroco (49" à l'ombre, à Orléansville). Débarqué
du tortillard à Saïda, Maupassant mentionne que cette ville
autour de laquelle rode Bou-Amama, " ne
semble habitée que par des généraux. Ils sont au
moins dix ou douze et paraissent toujours en conciliabule. On a envie
de leur crier : " Où est, aujourd'hui Bou'Amama, mon général
?... Mais, de l'aventurier insurgé, aucunes nouvelles
précises que celles de ses récents forfaits : le massacre
des ouvriers espagnols des chantiers d'alfa de Khalfallah, près
du Kreider. Profitant d'un train allant ravitailler les troupes campées
le long des chotts, Maupassant arrive sur les chantiers dévastés
: " des pierres brûlées, des
ossements d'hommes... ; des chameaux morts, toujours dépecés
par les vautours . Une chaleur si ardente que l' on pousse un cri si la
main rencontre l'acier des armes ".
---------En
définitive, " bien malin celui qui
dirait, même aujourd'hui, ce qu'était Bou-Amarra. Cet insaisissable
farceur, après avoir affolé notre armée d'Afrique,
a disparu si complètement qu'on commence à supposer qu'il
n'a jamais existé.
***********
---------Rentré
à Alger, l'écrivain assiste à des cérémonies
de Ramadan ; décrit, comme il se doit, la Kasbah et grâce
aux officiers des Bureaux Arabes visite la province. Il- descend sur l'inquiétant
Boghari " où se produisent toujours
les premiers symptômes des insurrections ", et où
il respire l'haleine du Sud en observant les Danseuses Ouled Naïl.
En compagnie de deux lieutenants, il traverse les pistes du Zar'ez ; attentif
au décor naturel, aux phénomènes de lumière,
de mirage ; atteint Djelfa, " vilaine petite
ville à la française ", repart, par les
solitudes du Hodna, pour Bou-Saâda au " paysage
de rêve ".
---------Il
parcourt ensuite la Kabylie, en ce moment, "
un pays flambant " avec les incendies de forêts
autour de Bougie " allumés par les
Kabyles " poursuit son voyage sur Sétif, Constantine,
" la cité phénomène,
Constantine l'étrange ", et regagne enfin la France,
sur le Kléber par Bône.
---------Toutefois,
Maupassant n'oubliera plus l'Algérie. Tel de ses Contes évoquera
" cette terre d'Afrique qui m'attirait depuis
si longtemps (et où) l'on aime furieusement ".
Dans tel autre il rappellera " la chaleur
légère, une- chaleur ailée (qui) nous caressait la
peau. Et parfois des souffles plus chauds, pesants, où passait
une odeur vague, l'odeur de l'Afrique semblaient l'haleine proche du désert,
venue par-dessus ies cimes de l'Atlas... " Par ailleurs,
on se souvient que dans l'un de ses romans, " Bel Ami ",
paru en 1884, le héros Georges Duroy commence sa carrière
de journaliste par ses propres " souvenirs
d'un ancien-chasseur d'Afrique ".
---------Puis,
parce qu'il conserve la nostalgie de ce pays ; qu'à maintes reprises,
il a formulé le souhait de vivre dans " un
pays clair et chaud, un pays jaune... ", Maupassant repart
pour l'Afrique du Nord, d'Octobre 1887 à Janvier 1888, en compagnie
de son fidèle valet de chambre François Tassart, grâce
auquel nous avons une relation parallèle, une version ingénue
et supplémentaire de la Vie Errante . Cette fois,
l'écrivain partagera son séjour entre l'Algérie et
la Tunisie bien qu'il ait songé à s'installer à Alger
pour tout l'hiver et même y faire venir sa mère. Si, sur
le premier de ce pays, ses notes sont, ici, assez brèves, nous
savons, par exemple, grâce à François, que, descendu
à l'hôtel de l'Oasis, il a, le 14 octobre, avec Masque ray,
visité le Cap
Matifou, s'exaltant devant "
cette mer, ce ciel ; jamais je n'ai rien vu d'aussi captivant... "
Nous apprenons qu'il fut reçu, à plusieurs. reprises, au
Palais d'Eté, chez le Gouverneur Général Tirman ;
que bientôt fatigué par cette ville, il ira aux eaux d'Hammam-Righa
; puis, peu satisfait de sa cure, qu'il revient à Alger d'où
il part pour Tunis ;- " on a dit à
Monsieur que le climat y est plus humide et moins énervant qu'ers
Algérie ".
---------En
dépit de l'odeur nauséabonde de son lac, Tunis apparaîtra
à Maupassant comme la cité "
la plus saisissante et la plus attachante " ; infiniment
pittoresque avec ses races, ses souks, ses coutumes. Il visitera ensuite
Kairouan, notant l'impression de tristesse qui se dégage de cette
ville sainte, il parcourra le fameux domaine de 140.000 hectares de l'Enfida...
Il pousse jusqu'à Sfax, revient par mer à Sousse, s'installe
à Tunis, en visite la banlieue, notainraent Carthage, " vraie
déception pour mon maître " que séduit
àu contraire la capitale de la Régence : "
Quelle drôle de ville dit-il à François, avec les
mélanges de races et de coutumes !... Nous y reviendrons plus tard
passer quelques mois... "
---------Encore
que François Tassart,(( Souvenirs sur Guy de Maupassant
par François, son valet de chambre (1883-1893). Plon-Nourrit 8è
ed.). toujours si minutieux n'en fasse pas état, une lettre
adressée de Constantine à sa mère, montre que Maupassant
est revenu en Algérie une. troisième fois, en octobre 1890.
Brève fugue sans doute, en compagnie de Mme X... qui ne dépassa
point Biskra, puisque l'écrivain se trouve à Lyon le mois
suivant, pour l'anniversaire de la mort d'Hervé son frère...
" C'est un long séjour qu'il me faudrait
ici... ", note cet homme de quarante ans, qui pressent
peut-être, mais ne peut savoir formellement qu'il est à quatorze
mois de la maison de santé ét à moins de trois ans
d'une mort abominable.
II.-L'ALGERIE
SELON MAUPASSANT.
---------"
Au Soleil " résulte, avons-nous dit, d'un reportage
dont les notes de voyage mises en forme se doublent, comme dans la Vie
Errante et l'es nouvelles précitées, de considérations
sur la politique nord,afriçalné.;D'où un certain
intérêt documentaire de ces ouvrages ; intérêt
accru du fait qu'à la différence de tel ou tel de ses confrères
et devanciers, un Louis Veuillot ou un Xavier Marmier voyageant à
la suite de Bugeaud ou de Salvandy ; Guy de Maupassant pour son compte,
demeure un voyageur indépendant, absolument libre de ses mouvements,
allant où le mène sa curiosité, et, sans le moindre
mandat dont se fût d'ailleurs offusquée sa nature ombrageuse.
---------Il
n'a, du reste, aucun parti-pris, ni aucun projet
littéraire précis et, en dehors des articles qu'il adresse
à son 'journal, il n'est pas, comme Ernest Feydau, voyageur nanti
d'une mission " aux trois quarts officielle
", venu en Algérie, comme dit P.Martino, " chercher
un livre à effets ". Sa relation conserve donc
l'esprit de sincérité et de modestie, la sobriété
de plume convenant à celui qui, fidèle à la leçon
de Flaubert, se contenta d'essayer, pour rendre exactement, de bien voir,
et de traduire ce qu'il nomme " l'humble vérité ".
---------Puisque
Maupassant était venu pour parier aux lecteurs de son journal de
l'insurrection du SudOranais, son propos l'amène à rechercher
les causes de ce soulèvement, donc, à analyser la politique
suivie en Algérie. Or, si le jugement qu'il rapporte cle cette
enquête est assez sévère quant à l'insécurité
du bled algérien, au moment où Maupassant le parcourait
; si les critiques qu'il formule à l'endroit de cette politique
étaient alors sérieusement fondées, la relation de
l'écrivain d'Au Soleil n'offre guère aujourd'hui, sur ce
point précis, qu'un intérêt " historique "
et du reste assez banal, en dépit de l'impartialité de ces
notes de voyage. Maupassant n'a d'ailleurs, en conclusion, nulle peine
à " constater cependant que, depuis
quelques années, des hommes fort capables, très experts
dans toutes les questions de culture, semblent avoir fait entrer la colonie
dans une voie sensiblement meilleure. L'Algérie devient productive
sous les efforts des derniers venus. La population qui se forme ne travaille
plus seulement pour des intérêts personnels, mais aussi pour
les intérêts français... " En définitive,
la clairvoyance de Maupassant ne semble guère en défaut
que lorsqu'il vante, sans doute par rapport à la petite colonisation
officielle d'Algérie, la grande colonisation privée en Tunisie,
la seule dont il ait eu l'occasion de voir le fonctionnement en Afrique
du. Nord : il s'agit de la visite de cet immense domaine de 140.000 hectares
de la Société Franco-Africaine à l'Enfida. On sait
comment, sans s'être un seul instant préoccupé de
peuplement français et de mise en valeur européenne, cette
vaste entreprise capitaliste s'est effritée, "
sous les assauts répétés de la colonisation ".
( En 1928, réduit 8 81.000 hectares. V. René
Passeron : Les Grandes Sociétés et la colonisation dans
l'Afrique du Nord. Alger 1925.). De même, il est regrettable
que Maupassant. assimilant le peuple arabe d'Algérie à des
Caraïbes ou à des Indiens, ait émis à son sujet
de singulier pronostic : " il est certain
que la population primitive (il veut sans doute dire, le peuple du bled)
disparaîtra peu à peu ; il est indubitable que cette disparition
sera fort utile à l'Algérie, mais il est révoltant
qu'elle ait lieu dans les conditions où elle s'accomplit ".
|
|
---------Mais
sont-ce d'aussi brefs séjour, d'ailleurs limités quant à
l'itinéraire et aux sources d'investigations qui puissent, à
un écrivain métropolitain non averti de questions économiques
et sociales, permettre de porter un jugement définitif sur une
uvre infiniment complexe et de longue haleine ? Tel qu'elle se présente,
en tout cas, la relation de Maupassant reste digne de considération.
Elle n'est pas indigne d'être versée au dossier historique
de l'Algérie, vue par un reporter de 1881 qui a observé,
avec sérieux, ce problème algérien traité
quelques années plus tôt si légèrement par
Daudet, dans une couvre bouffonne que l'auteur de Tartarin qualifiait
lui-même d' " éclat de rire " de " galéjade
" ( V. J. Caillat Le Voyage d'Alphonse Daudet en Algerie.
Alger 1924).
III. -- L'ALGERIE,
SOURCE D'INSPIRATION LITTÉRAIRE POUR MAUPASSANT.
---------C'est
du point de vue littéraire que les ouvrages nord-africains de Maupassant
sont, à notre avis, d'un intérêt capital. En effet
l'Algérie a, en quelque sorte, donné à Maupassant
l'occasion de se confronter avec lui-même face à un décor
et un monde nouveaux, accru sa personnalité et enrichi son pouvoir
d'expression. Ce qui nous a valu, tant sur l'homme que sur l'écrivain
des confidences précieuses et des pages vraiment originales d'accent.
---------Sur
l'homme d'abord, par-mainte notation, on entre dans l'intimité
de cet écrivain soi-disant impassible ; de ce " terrien "
devenu " mondain " qui était aussi, et surtout peut-être
un obsédé de la vie errante. Errant pour échapper
aux " lieux connus " aux " mêmes pensées ".
Et, malgré l'horreur que lui inspiraient les déplacements,
" c'est en allant loin, écrivait-il,
qu'on comprend bien comme tout est proche et court et vide ; c'est en
cherchant l'inconnu qu'on s'aperçoit bien comme tout est médiocre
et vite fini ; c'est en parcourant la terre qu'on voit bien comme elle
est petite et sans cesse à peu près pareille ".
---------Maupassant
cède donc au démon du voyage, ne serait-ce que pour essayer
d'échapper à son irrémédiable pessimisme après
les croisières, après la Corse et l'Italie, s'imposera la
curiosité du Désert, lequel, avec son immensité nue
et silencieuse, le déroulement de ses dunes, ses horizons infinis
lui rappelle la mer " lorsqu'on s'enfonce...
dans le silence, sur cette eau, loin du port "... "
Je me sentais attiré vers l'Afrique par
un impérieux besoin, par la nostalgie du Désert ignoré...
" Et encore : " Elle est
monotone, toujours pareille, toujours calcinée et morte, cette
terre ; et là, pourtant, on ne désire rien, on n'aspire
à rien. Ce paysage calme, ruisselant de lumière et désolé,
suffit à l'oeil, suffit à la pensée, satisfait les
sens et le rêve, parce qu'il est complet, absolu, et qu'on ne pourrait
le concevoir autrement... " Au fait, le royaume des sables
africains ne serait-il pas la vraie patrie de l'homme qui, en 1890, las
de tout, écrivait à sa mère : " c'est
là (Biskra) que j'espère goûter le désert,
car ce pays a vraiment pour moi une saveur unique ".
---------Ici,
cheminant à travers ces mornes étendues, l'écrivain
peut se repaître de mirages et de solitude aucun bruit, sinon parfois
à proximité des dunes, dans une direction indéterminée,
le " tambour (qui) bat, le mystérieux
tambour des dunes " ce " mirage du son ". Aucune vie :
la mort partout, au contraire, dans le désert homicide : débris
de caravanes, squelettes d'hommes, de chameaux, et ce chien
tapi contre un roc, la gueule ouverte, les crocs luisants, incapable de
remuer une patte, il tendu sur deux vautours qui, près de
lui, épluchaient leurs plumes en attendant sa mort...
" Enfin, " l'énorme soleil s'élève
au-dessus de cette terre qu'il a dévastée et il semble déjà
la regarder en maître, comme pour voir si rien de vivant n'existe
plus... "
---------A
ces sensations de peur, de détresse et de mort, Maupassant cède
avec complaisance, puisqu'elles nourrissent son incurable mélancolie
et ce désir conscient qu'il entretient avec une amère volupté,
voyageant sans cesse, d'espérer trouver un coin du monde où
il possédera plus étroitement la Nature ", cherchant
à " s'absorber en elle
"... (1).
---------N'oublions
pas, d'autre part, que ce Maupassant qui reconnaissait " être
de la famille des écorchés " et subissait
l'hérédité de la névrose maternelle, ne se
sent bien nulle part. S'il a de brusques et joyeux enthousiasmes, non
seulement, l'ennui, mais encore la maladie, le chassent du lieu où
il croit pouvoir quelque peu séjourner. Les souvenirs de François
Tassart nous le montrent quêtant la santé aux eaux d'Hammam-Righa
puis, dépité de ces bains qui "
lui font plutôt du mal ", partant pour la Tunisie
où, écrira Maupassant " l'air
est plus doux, plus apaisant aux nerfs surexcités ".
---------Cependant,
à noter le frémissement constant de cet esprit qui est venu
chercher en Afrique un dérivatif- à ses obsédantes
inquiétudes, si l'âme est malade, l'intelligence reste parfaitement
lucide et saine : le contact avec un ciel et des hommes si différents
de sa Normandie le dote d'un sens critique, d'un humour parfois dont bénéficiera
sa plume. Il est loin de fuir la société, si virile, des
officiers et des administrateurs. Aux conversations du Gouverneur Général
Tirman qui lui avait " expliqué ses
vues sur l'Algérie, sur les barrages à construire, l'abandon
du budget à la colonie, la question des chemins de fer, etc...
" il montre un vif intérêt. Sa mémoire étonnante
enregistre tout ce qu'il voit et entend, ici et là. Le bon Tassart
le verra même, un jour, parfaitement heureux, à Boghar, lorsque
M. Chambige, l'administrateur civil, organisera une fantasia en son honneur
: " Je puis dire que c'est là, dans
une vapeur de chaleur douce, que j'ai vu le plus de joie sur le visage
de l'auteur d'Au Soleil. "
---------Il
n'arrête d'ailleurs point, malgré des journées souvent
épuisantes"son travail d'écrivain : "
Comme j'avais peu marché dans la journée, j'écrivis
une partie de la nuit ", note-t-il un soir où il
a parcouru le Hodna. " Monsieur travaille
de plus en plus ", lit-on dans les Souvenirs de François
à la date du 23 décembre, il a écrit trente-sept
pages de papier dans sa journée... " Et, pour s'en excuser
: " ce sont, dit Maupassant, des récits
de voyages ; cela me vient tout seul, sans chercher... "
---------D'autre
part, même en Algérie, il n'oublie pas son oeuvre qui l'attend
de l'autre côté de l'eau. Jules Lemaitre, alors professeur
à l'École des Lettres d'Alger, a rappelé la visite
que lui fit, à son passage de 1881, l' " auteur
de Boule de Suif, lequel n'était pas encore parvenu à donner
à son (futur) récit une forme qui le satisfît ".
" J'interrogeais poliment Maupassant sur ses travaux. Il me dit qu'il
était en train d'écrire une longue nouvelle dont la première
partie se passait dans un mauvais lieu et la seconde dans une église...
"
Toujours laborieux, lors de son second voyage, se trouvant à Tunis,
Maupassant songe à écrire, plus tard, un ouvrage sur, cette
" drôle de ville " ; " je
veux tirer un roman intéressant de ce fouillis ; il sera amusant
à écrire et d'un haut comique... "
---------Voilà
qui eût réjoui son " parrain " Flaubert. Mais Flaubert
qui le forma si bien, n'est pas là ! Et l'on ne saurait trop le
regretter, car il est permis d'imaginer la curieuse correspondance qui
se serait échangée entre le Sage de Croisset, toujours féru
d'Orient, et le disciple qui venait de découvrir l' " Orient
africain ".
---------Mais
en 1881, Maupassant n'a-t-il pas, lui-même, déjà la
maîtrise ? Quelque réduite qu'elle se présente, la
partie de son uvre qui a trait à l'Afrique du Nord, en atteste.
Grâce à elle, l'auteur d'Au Soleil mérite de figurer
parmi les meilleurs écrivains nord-africains. D'abord, pour l'exactitude
et, le charme pittoresque et neuf de ces pages, encore qu'avec plus de
discrétion qu'un Fromentin ou un Gautier (sans oublier
Goncourt, DA n°44), Maupassant, peintre aussi bien doué
que ces deux devanciers, se soit là-bas, abstenu de . se "
flanquer des ventrées de couleur locale ", comme,
en Égypte, son bon maître Flaubert.
---------Ensuite,
pour l'originalité de ses notations " humaines " touchant
par exemple la sensualité diffuse et profonde de ces pays d'Orient
où l'on jouit de " quatre ou cinq
épouses "... l'Orient avec ses femmes ardentes
: ... " je les voyais, écrit-il un
soir à Bougie, depuis la naissance du monde, évoquées...,
surgissant autour de nous dans cette nuit d'Orient les filles, les belles
filles à l'âme vile qui, comme les bêtes, ignorant
l'âge du mâle, furent dociles à ses désirs séniles...
"
---------Et
surtout, pour la façon si personnelle dont Maupassant a saisi l'impression
physique, douloureuse, et traduit le poignant climat moral du Désert.
Exprimé ainsi, d'une manière inédite, par un écrivain
de grande classe, le Sud, le Désert deviennent ainsi autre chose
que le thème pictural si magnifiquement développé
par le maître Fromentin. Car il ouvre, à l'âme rongée
de pensées, de désirs insatisfaits et d'ennui, les portes
infinies d'un " monde nouveau " ; d'un essentiel refuge avec
le suprême renoncement. Très différente est ainsi
la notion du Désert, chez Maupassant, ce Grand Silence des Sables
dans ce qu'il a d'infiniment désolé, d'ésotérique
et d'absolu en même temps que d'attirant, si on la compare à
l'idée, si stimulante au contraire, si tonique en définitive
pour l'esprit et pour la volonté que se font du Désert des
hommes de foi qui, qui, Sahariens volontaires, ne cessent, comme un' P.
de Foucauld ou un Ernest Psichari, de, trouver en lui une " nourriture
" au sens gidien du terme et d'être là-bas des hommes
de pensée et d'action. La " saveur unique " du Désert,
du Désert bienfaisant par l'anéantissement de l'être
dans l'inhumanité des sables, voilà la leçon "
littéraire " qu'enseigne Maupassant. Pus encore qu'un reportage
sur la sédition de Bou-Amama ; sur les incendies de Kabylie et
sur les avatars de la colonisation en Algérie, c'était lui-même
que Maupassant déjà malade allait chercher bien au-delà
d'Alger, " plus loin, au Sud... "
---------C'est
pourquoi l'on ne saurait comprendre vraiment Maupassant voyageur, si l'on
traitait seulement ses pages nord-africaines comme d'honnêtes notes
de voyages. Et, de son côté, l'Afrique du Nord, l'Algérie
en particulier, doit lui être reconnaissante d'avoir su rendre avec
bonheur quelques-uns de ses aspects pittoresques ou humains, de même
que certaines interprétations originales des mornes étendues
sahariennes.
AIMÉ DUPUY
Ancien Inspecteur Général
de l'Enseignement des Indigènes
en Algérie
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