Alger, Algérie : documents algériens
Série culturelle : lettres
L'Algérie dans l'œuvre de Maupassant
5 pages - n°51 - 26 décembre 1950

.

mise sur site le 24 - 02-2001
32 Ko /19 s
 
retour
 

---------A côté du Maupassant peintre des " pêqueux " et paysans normands, des chasseurs et des canotiers, des courtisanes et des gens du monde, il y a, chacun le sait, un autre Maupassant, un voyageur qui montre l'utilité et -vante le charme de la " vie errante ".
---------Dès la publication de Boule de Suif en effet, voici l'ex-employé besogneux de Ministère, inconnu la veille- et pour cause ,-devenu -brusquement eélèbre. Or, parmi la somptueuse et _fulgurante, production de deux cent soixante nouvelles et contes, de sept grands romans, de trois pièces die théâtre, d'un volume de vers, réalisée dans une seule décade (1880-1890), figurent précisément trois livres de voyages. S'il n'est, à vrai dire, que deux de ces derniers : Au Soleil (1884) et la Vie Errante (1890) qui intéressent expressément l'Algérie, il faut leur ajouter quelques nouvelles comme l'Orient, Marroca, un Soir ou Allouma, lesquelles viennent heureusement apporter leur contribution au thème nord-africain chez l'auteur de " Bel Ami ".
---------On voudrait donc ici, étudier justement moins la valeur documentaire de ces ouvrages sur l'Algérie, que déterminer l'influence que les trois randonnées accomplies par Guy de Maupassant en Afrique du Nord, au cours des années 1881, 1887-1888 et 1890, exercèrent tant sur l'homme que sur l'aeuvre du plus grand novellière français.

I. - MAUPASSANT ET LA " VIE ERRANTE ".

---------Pourquoi, en pleine période de succès littéraire, Maupassant s'évade-t-il, en 1881 de Paris, où il est en passe de devenir l'auteur à la mode ? Il nous l'explique lui-même à la première page d'Au SoleilLa vie si courte, si longue, devient parfois insupportable. Elle se déroule toujours pareille, avec la mort au bout... Quoi que nous fassions, nous mourrons. Quoi que nous croyions, quoi que nous pensions, nous mourrons. Et il semble qu'on va mourir demain sans rien connaitrç encore, bien que dégoûté de tout ce qu'on connaît. Alors on se sent écrasé sous le sentiment de " l'éternelle misère de tout ", de l'impuissance humaine et de la monotonie des actions... Tout logis qu'on habite longtemps devient prison. Oh ! Fuir ! partir ! fuir les lieux connus, les hommes, les mouvements pareils aux mêmes heures, et les, mêmes pensées, surtout !... "
---------Une occasion s'offre d'ailleurs au romancier pour entreprendré une randonnée qui complètera ses croisières en Méditerranée, et ses voyages en Corse et en Italie. En effet le journal " Le Gaulois " qui vient de se l'attacher, après le succès de " Boule de Suif ", le charge d'un reportage sur le soulèvement àes Ouled-Sidi-Cheikh dans la province oranaise ; sédition qui, écrit Maupassant, " donnait à ce moment à l'Algérie un attrait particulier. L'insaisissable Bou-Amama, , conduisait cette campagne fantastique qui a fait dire, écrire et commettre tant de sottises. On affirmait que les populations musulmanes préparaient une insurrection générale... Il devenait extrêmement curieux de voir l'Arabe à ce moment, de comprendre son âme... "
---------A une époque de l'année où l'on fuit plutôt la fournaise africaine, Maupassant quitte donc Paris. C'est le 6 juillet 1881. " Je voulais voir cette terre du soleil et du sable en plein été, sous la pesante chaleur, clans l'éblouissement furieux de la lumière " . Il va, au moins sur ce point, être comblé. Il passera trois mois en Algérie ravi, dès l'arrivée à Alger par cette ville dont la beauté singulière " a passé ses attentes ". Il se dirige aussitôt sur i'Oranie ; note, au cours de son voyage, " les campements indigènes aux huttes de toile brune, entourées de broussailles sèches " ; " les hameaux d'agriculteurs sous la tente dans... la plaine jaune, interminable " du Chéliff, avec une température caniculaire qu'aggrave le siroco (49" à l'ombre, à Orléansville). Débarqué du tortillard à Saïda, Maupassant mentionne que cette ville autour de laquelle rode Bou-Amama, " ne semble habitée que par des généraux. Ils sont au moins dix ou douze et paraissent toujours en conciliabule. On a envie de leur crier : " Où est, aujourd'hui Bou'Amama, mon général ?... Mais, de l'aventurier insurgé, aucunes nouvelles précises que celles de ses récents forfaits : le massacre des ouvriers espagnols des chantiers d'alfa de Khalfallah, près du Kreider. Profitant d'un train allant ravitailler les troupes campées le long des chotts, Maupassant arrive sur les chantiers dévastés : " des pierres brûlées, des ossements d'hommes... ; des chameaux morts, toujours dépecés par les vautours . Une chaleur si ardente que l' on pousse un cri si la main rencontre l'acier des armes ".
---------En définitive, " bien malin celui qui dirait, même aujourd'hui, ce qu'était Bou-Amarra. Cet insaisissable farceur, après avoir affolé notre armée d'Afrique, a disparu si complètement qu'on commence à supposer qu'il n'a jamais existé.

***********

---------Rentré à Alger, l'écrivain assiste à des cérémonies de Ramadan ; décrit, comme il se doit, la Kasbah et grâce aux officiers des Bureaux Arabes visite la province. Il- descend sur l'inquiétant Boghari " où se produisent toujours les premiers symptômes des insurrections ", et où il respire l'haleine du Sud en observant les Danseuses Ouled Naïl. En compagnie de deux lieutenants, il traverse les pistes du Zar'ez ; attentif au décor naturel, aux phénomènes de lumière, de mirage ; atteint Djelfa, " vilaine petite ville à la française ", repart, par les solitudes du Hodna, pour Bou-Saâda au " paysage de rêve ".
---------Il parcourt ensuite la Kabylie, en ce moment, " un pays flambant " avec les incendies de forêts autour de Bougie " allumés par les Kabyles " poursuit son voyage sur Sétif, Constantine, " la cité phénomène, Constantine l'étrange ", et regagne enfin la France, sur le Kléber par Bône.
---------Toutefois, Maupassant n'oubliera plus l'Algérie. Tel de ses Contes évoquera " cette terre d'Afrique qui m'attirait depuis si longtemps (et où) l'on aime furieusement ". Dans tel autre il rappellera " la chaleur légère, une- chaleur ailée (qui) nous caressait la peau. Et parfois des souffles plus chauds, pesants, où passait une odeur vague, l'odeur de l'Afrique semblaient l'haleine proche du désert, venue par-dessus ies cimes de l'Atlas... " Par ailleurs, on se souvient que dans l'un de ses romans, " Bel Ami ", paru en 1884, le héros Georges Duroy commence sa carrière de journaliste par ses propres " souvenirs d'un ancien-chasseur d'Afrique ".
---------Puis, parce qu'il conserve la nostalgie de ce pays ; qu'à maintes reprises, il a formulé le souhait de vivre dans " un pays clair et chaud, un pays jaune... ", Maupassant repart pour l'Afrique du Nord, d'Octobre 1887 à Janvier 1888, en compagnie de son fidèle valet de chambre François Tassart, grâce auquel nous avons une relation parallèle, une version ingénue et supplémentaire de la Vie Errante . Cette fois, l'écrivain partagera son séjour entre l'Algérie et la Tunisie bien qu'il ait songé à s'installer à Alger pour tout l'hiver et même y faire venir sa mère. Si, sur le premier de ce pays, ses notes sont, ici, assez brèves, nous savons, par exemple, grâce à François, que, descendu à l'hôtel de l'Oasis, il a, le 14 octobre, avec Masque ray, visité le Cap Matifou, s'exaltant devant " cette mer, ce ciel ; jamais je n'ai rien vu d'aussi captivant... " Nous apprenons qu'il fut reçu, à plusieurs. reprises, au Palais d'Eté, chez le Gouverneur Général Tirman ; que bientôt fatigué par cette ville, il ira aux eaux d'Hammam-Righa ; puis, peu satisfait de sa cure, qu'il revient à Alger d'où il part pour Tunis ;- " on a dit à Monsieur que le climat y est plus humide et moins énervant qu'ers Algérie ".
---------En dépit de l'odeur nauséabonde de son lac, Tunis apparaîtra à Maupassant comme la cité " la plus saisissante et la plus attachante " ; infiniment pittoresque avec ses races, ses souks, ses coutumes. Il visitera ensuite Kairouan, notant l'impression de tristesse qui se dégage de cette ville sainte, il parcourra le fameux domaine de 140.000 hectares de l'Enfida... Il pousse jusqu'à Sfax, revient par mer à Sousse, s'installe à Tunis, en visite la banlieue, notainraent Carthage, " vraie déception pour mon maître " que séduit àu contraire la capitale de la Régence : " Quelle drôle de ville dit-il à François, avec les mélanges de races et de coutumes !... Nous y reviendrons plus tard passer quelques mois... "
---------Encore que François Tassart,(( Souvenirs sur Guy de Maupassant par François, son valet de chambre (1883-1893). Plon-Nourrit 8è ed.). toujours si minutieux n'en fasse pas état, une lettre adressée de Constantine à sa mère, montre que Maupassant est revenu en Algérie une. troisième fois, en octobre 1890. Brève fugue sans doute, en compagnie de Mme X... qui ne dépassa point Biskra, puisque l'écrivain se trouve à Lyon le mois suivant, pour l'anniversaire de la mort d'Hervé son frère... " C'est un long séjour qu'il me faudrait ici... ", note cet homme de quarante ans, qui pressent peut-être, mais ne peut savoir formellement qu'il est à quatorze mois de la maison de santé ét à moins de trois ans d'une mort abominable.

II.-L'ALGERIE SELON MAUPASSANT.

---------" Au Soleil " résulte, avons-nous dit, d'un reportage dont les notes de voyage mises en forme se doublent, comme dans la Vie Errante et l'es nouvelles précitées, de considérations sur la politique nord,afriçalné.;D'où un certain intérêt documentaire de ces ouvrages ; intérêt accru du fait qu'à la différence de tel ou tel de ses confrères et devanciers, un Louis Veuillot ou un Xavier Marmier voyageant à la suite de Bugeaud ou de Salvandy ; Guy de Maupassant pour son compte, demeure un voyageur indépendant, absolument libre de ses mouvements, allant où le mène sa curiosité, et, sans le moindre mandat dont se fût d'ailleurs offusquée sa nature ombrageuse.
---------Il n'a, du reste, aucun parti-pris, ni aucun projet littéraire précis et, en dehors des articles qu'il adresse à son 'journal, il n'est pas, comme Ernest Feydau, voyageur nanti d'une mission " aux trois quarts officielle ", venu en Algérie, comme dit P.Martino, " chercher un livre à effets ". Sa relation conserve donc l'esprit de sincérité et de modestie, la sobriété de plume convenant à celui qui, fidèle à la leçon de Flaubert, se contenta d'essayer, pour rendre exactement, de bien voir, et de traduire ce qu'il nomme " l'humble vérité ".
---------Puisque Maupassant était venu pour parier aux lecteurs de son journal de l'insurrection du SudOranais, son propos l'amène à rechercher les causes de ce soulèvement, donc, à analyser la politique suivie en Algérie. Or, si le jugement qu'il rapporte cle cette enquête est assez sévère quant à l'insécurité du bled algérien, au moment où Maupassant le parcourait ; si les critiques qu'il formule à l'endroit de cette politique étaient alors sérieusement fondées, la relation de l'écrivain d'Au Soleil n'offre guère aujourd'hui, sur ce point précis, qu'un intérêt " historique " et du reste assez banal, en dépit de l'impartialité de ces notes de voyage. Maupassant n'a d'ailleurs, en conclusion, nulle peine à " constater cependant que, depuis quelques années, des hommes fort capables, très experts dans toutes les questions de culture, semblent avoir fait entrer la colonie dans une voie sensiblement meilleure. L'Algérie devient productive sous les efforts des derniers venus. La population qui se forme ne travaille plus seulement pour des intérêts personnels, mais aussi pour les intérêts français... " En définitive, la clairvoyance de Maupassant ne semble guère en défaut que lorsqu'il vante, sans doute par rapport à la petite colonisation officielle d'Algérie, la grande colonisation privée en Tunisie, la seule dont il ait eu l'occasion de voir le fonctionnement en Afrique du. Nord : il s'agit de la visite de cet immense domaine de 140.000 hectares de la Société Franco-Africaine à l'Enfida. On sait comment, sans s'être un seul instant préoccupé de peuplement français et de mise en valeur européenne, cette vaste entreprise capitaliste s'est effritée, " sous les assauts répétés de la colonisation ". ( En 1928, réduit 8 81.000 hectares. V. René Passeron : Les Grandes Sociétés et la colonisation dans l'Afrique du Nord. Alger 1925.). De même, il est regrettable que Maupassant. assimilant le peuple arabe d'Algérie à des Caraïbes ou à des Indiens, ait émis à son sujet de singulier pronostic : " il est certain que la population primitive (il veut sans doute dire, le peuple du bled) disparaîtra peu à peu ; il est indubitable que cette disparition sera fort utile à l'Algérie, mais il est révoltant qu'elle ait lieu dans les conditions où elle s'accomplit ".

---------Mais sont-ce d'aussi brefs séjour, d'ailleurs limités quant à l'itinéraire et aux sources d'investigations qui puissent, à un écrivain métropolitain non averti de questions économiques et sociales, permettre de porter un jugement définitif sur une œuvre infiniment complexe et de longue haleine ? Tel qu'elle se présente, en tout cas, la relation de Maupassant reste digne de considération. Elle n'est pas indigne d'être versée au dossier historique de l'Algérie, vue par un reporter de 1881 qui a observé, avec sérieux, ce problème algérien traité quelques années plus tôt si légèrement par Daudet, dans une couvre bouffonne que l'auteur de Tartarin qualifiait lui-même d' " éclat de rire " de " galéjade " ( V. J. Caillat Le Voyage d'Alphonse Daudet en Algerie. Alger 1924).

III. -- L'ALGERIE, SOURCE D'INSPIRATION LITTÉRAIRE POUR MAUPASSANT.

---------C'est du point de vue littéraire que les ouvrages nord-africains de Maupassant sont, à notre avis, d'un intérêt capital. En effet l'Algérie a, en quelque sorte, donné à Maupassant l'occasion de se confronter avec lui-même face à un décor et un monde nouveaux, accru sa personnalité et enrichi son pouvoir d'expression. Ce qui nous a valu, tant sur l'homme que sur l'écrivain des confidences précieuses et des pages vraiment originales d'accent.
---------Sur l'homme d'abord, par-mainte notation, on entre dans l'intimité de cet écrivain soi-disant impassible ; de ce " terrien " devenu " mondain " qui était aussi, et surtout peut-être un obsédé de la vie errante. Errant pour échapper aux " lieux connus " aux " mêmes pensées ". Et, malgré l'horreur que lui inspiraient les déplacements, " c'est en allant loin, écrivait-il, qu'on comprend bien comme tout est proche et court et vide ; c'est en cherchant l'inconnu qu'on s'aperçoit bien comme tout est médiocre et vite fini ; c'est en parcourant la terre qu'on voit bien comme elle est petite et sans cesse à peu près pareille ".
---------Maupassant cède donc au démon du voyage, ne serait-ce que pour essayer d'échapper à son irrémédiable pessimisme après les croisières, après la Corse et l'Italie, s'imposera la curiosité du Désert, lequel, avec son immensité nue et silencieuse, le déroulement de ses dunes, ses horizons infinis lui rappelle la mer " lorsqu'on s'enfonce... dans le silence, sur cette eau, loin du port "... " Je me sentais attiré vers l'Afrique par un impérieux besoin, par la nostalgie du Désert ignoré... " Et encore : " Elle est monotone, toujours pareille, toujours calcinée et morte, cette terre ; et là, pourtant, on ne désire rien, on n'aspire à rien. Ce paysage calme, ruisselant de lumière et désolé, suffit à l'oeil, suffit à la pensée, satisfait les sens et le rêve, parce qu'il est complet, absolu, et qu'on ne pourrait le concevoir autrement... " Au fait, le royaume des sables africains ne serait-il pas la vraie patrie de l'homme qui, en 1890, las de tout, écrivait à sa mère : " c'est là (Biskra) que j'espère goûter le désert, car ce pays a vraiment pour moi une saveur unique ".
---------Ici, cheminant à travers ces mornes étendues, l'écrivain peut se repaître de mirages et de solitude aucun bruit, sinon parfois à proximité des dunes, dans une direction indéterminée, le " tambour (qui) bat, le mystérieux tambour des dunes " ce " mirage du son ". Aucune vie : la mort partout, au contraire, dans le désert homicide : débris de caravanes, squelettes d'hommes, de chameaux, et ce chien
tapi contre un roc, la gueule ouverte, les crocs luisants, incapable de remuer une patte, œil tendu sur deux vautours qui, près de lui, épluchaient leurs plumes en attendant sa mort...
" Enfin, " l'énorme soleil s'élève au-dessus de cette terre qu'il a dévastée et il semble déjà la regarder en maître, comme pour voir si rien de vivant n'existe plus... "
---------A ces sensations de peur, de détresse et de mort, Maupassant cède avec complaisance, puisqu'elles nourrissent son incurable mélancolie et ce désir conscient qu'il entretient avec une amère volupté, voyageant sans cesse, d'espérer trouver un coin du monde où il possédera plus étroitement la Nature ", cherchant à " s'absorber en elle "... (1).
---------N'oublions pas, d'autre part, que ce Maupassant qui reconnaissait " être de la famille des écorchés " et subissait l'hérédité de la névrose maternelle, ne se sent bien nulle part. S'il a de brusques et joyeux enthousiasmes, non seulement, l'ennui, mais encore la maladie, le chassent du lieu où il croit pouvoir quelque peu séjourner. Les souvenirs de François Tassart nous le montrent quêtant la santé aux eaux d'Hammam-Righa puis, dépité de ces bains qui " lui font plutôt du mal ", partant pour la Tunisie où, écrira Maupassant " l'air est plus doux, plus apaisant aux nerfs surexcités ".
---------Cependant, à noter le frémissement constant de cet esprit qui est venu chercher en Afrique un dérivatif- à ses obsédantes inquiétudes, si l'âme est malade, l'intelligence reste parfaitement lucide et saine : le contact avec un ciel et des hommes si différents de sa Normandie le dote d'un sens critique, d'un humour parfois dont bénéficiera sa plume. Il est loin de fuir la société, si virile, des officiers et des administrateurs. Aux conversations du Gouverneur Général Tirman qui lui avait " expliqué ses vues sur l'Algérie, sur les barrages à construire, l'abandon du budget à la colonie, la question des chemins de fer, etc... " il montre un vif intérêt. Sa mémoire étonnante enregistre tout ce qu'il voit et entend, ici et là. Le bon Tassart le verra même, un jour, parfaitement heureux, à Boghar, lorsque M. Chambige, l'administrateur civil, organisera une fantasia en son honneur : " Je puis dire que c'est là, dans une vapeur de chaleur douce, que j'ai vu le plus de joie sur le visage de l'auteur d'Au Soleil. "
---------Il n'arrête d'ailleurs point, malgré des journées souvent épuisantes"son travail d'écrivain : " Comme j'avais peu marché dans la journée, j'écrivis une partie de la nuit ", note-t-il un soir où il a parcouru le Hodna. " Monsieur travaille de plus en plus ", lit-on dans les Souvenirs de François à la date du 23 décembre, il a écrit trente-sept pages de papier dans sa journée... " Et, pour s'en excuser : " ce sont, dit Maupassant, des récits de voyages ; cela me vient tout seul, sans chercher... "
---------D'autre part, même en Algérie, il n'oublie pas son oeuvre qui l'attend de l'autre côté de l'eau. Jules Lemaitre, alors professeur à l'École des Lettres d'Alger, a rappelé la visite que lui fit, à son passage de 1881, l' " auteur de Boule de Suif, lequel n'était pas encore parvenu à donner à son (futur) récit une forme qui le satisfît ". " J'interrogeais poliment Maupassant sur ses travaux. Il me dit qu'il était en train d'écrire une longue nouvelle dont la première partie se passait dans un mauvais lieu et la seconde dans une église... "
Toujours laborieux, lors de son second voyage, se trouvant à Tunis, Maupassant songe à écrire, plus tard, un ouvrage sur, cette " drôle de ville " ; " je veux tirer un roman intéressant de ce fouillis ; il sera amusant à écrire et d'un haut comique... "
---------Voilà qui eût réjoui son " parrain " Flaubert. Mais Flaubert qui le forma si bien, n'est pas là ! Et l'on ne saurait trop le regretter, car il est permis d'imaginer la curieuse correspondance qui se serait échangée entre le Sage de Croisset, toujours féru d'Orient, et le disciple qui venait de découvrir l' " Orient africain ".
---------Mais en 1881, Maupassant n'a-t-il pas, lui-même, déjà la maîtrise ? Quelque réduite qu'elle se présente, la partie de son œuvre qui a trait à l'Afrique du Nord, en atteste. Grâce à elle, l'auteur d'Au Soleil mérite de figurer parmi les meilleurs écrivains nord-africains. D'abord, pour l'exactitude et, le charme pittoresque et neuf de ces pages, encore qu'avec plus de discrétion qu'un Fromentin ou un Gautier (sans oublier Goncourt, DA n°44), Maupassant, peintre aussi bien doué que ces deux devanciers, se soit là-bas, abstenu de . se " flanquer des ventrées de couleur locale ", comme, en Égypte, son bon maître Flaubert.
---------Ensuite, pour l'originalité de ses notations " humaines " touchant par exemple la sensualité diffuse et profonde de ces pays d'Orient où l'on jouit de " quatre ou cinq épouses "... l'Orient avec ses femmes ardentes : ... " je les voyais, écrit-il un soir à Bougie, depuis la naissance du monde, évoquées..., surgissant autour de nous dans cette nuit d'Orient les filles, les belles filles à l'âme vile qui, comme les bêtes, ignorant l'âge du mâle, furent dociles à ses désirs séniles... "
---------Et surtout, pour la façon si personnelle dont Maupassant a saisi l'impression physique, douloureuse, et traduit le poignant climat moral du Désert. Exprimé ainsi, d'une manière inédite, par un écrivain de grande classe, le Sud, le Désert deviennent ainsi autre chose que le thème pictural si magnifiquement développé par le maître Fromentin. Car il ouvre, à l'âme rongée de pensées, de désirs insatisfaits et d'ennui, les portes infinies d'un " monde nouveau " ; d'un essentiel refuge avec le suprême renoncement. Très différente est ainsi la notion du Désert, chez Maupassant, ce Grand Silence des Sables dans ce qu'il a d'infiniment désolé, d'ésotérique et d'absolu en même temps que d'attirant, si on la compare à l'idée, si stimulante au contraire, si tonique en définitive pour l'esprit et pour la volonté que se font du Désert des hommes de foi qui, qui, Sahariens volontaires, ne cessent, comme un' P. de Foucauld ou un Ernest Psichari, de, trouver en lui une " nourriture " au sens gidien du terme et d'être là-bas des hommes de pensée et d'action. La " saveur unique " du Désert, du Désert bienfaisant par l'anéantissement de l'être dans l'inhumanité des sables, voilà la leçon " littéraire " qu'enseigne Maupassant. Pus encore qu'un reportage sur la sédition de Bou-Amama ; sur les incendies de Kabylie et sur les avatars de la colonisation en Algérie, c'était lui-même que Maupassant déjà malade allait chercher bien au-delà d'Alger, " plus loin, au Sud... "
---------C'est pourquoi l'on ne saurait comprendre vraiment Maupassant voyageur, si l'on traitait seulement ses pages nord-africaines comme d'honnêtes notes de voyages. Et, de son côté, l'Afrique du Nord, l'Algérie en particulier, doit lui être reconnaissante d'avoir su rendre avec bonheur quelques-uns de ses aspects pittoresques ou humains, de même que certaines interprétations originales des mornes étendues sahariennes.

AIMÉ DUPUY
Ancien Inspecteur Général
de l'Enseignement des Indigènes
en Algérie