----------Le
10 juin 1849, Bugeaud, le maréchal agronome, le bourru bienfaisant,
mourait à Paris du choléra. Triste fin pour un soldat, dont
le seul nom évoque un passé prodigieux.
----------Né
à Limoges, le 17 octobre 1784, fils de Messire Ambroise Bugeaud,
chevalier de la Piconnerie, Marquis de la Rybolerie, et de dame Françoise
Sutton de Clouard, Thomas-Robert Bugeaud devait se révéler
à la fois homme de guerre, colonisateur et administrateur de grand
mérite.
----------Est-il
besoin de rappeler ici les étapes algériennes de celui qui
fut caporal à Austerlitz en 1805 ? Peut-être ; mais brièvement.
Car il y aurait beaucoup trop à dire ; rien ne fut plus complexe
que cette rude période, durant laquelle Bugeaud, critiqué,
approuvéé, clairvoyant mais parfois aussi incompréhensible,
dans ses décisions comme dans son jugement, connut toutes les gloires
et toutes les misères du pouvoir.
----------En
1836, il libère Tlemcen et gagne ses épaulettes de lieutenant-colonel.
Mais les difficultés commencent aussitôt. Le ministère
Moté-Guizot, le roi, prêchent la prudence, le maréchal
Clauzel demande des renforts. Son intention est de libérer Constantine.
On freine ses élans. On lui mesure les renforts. Cependant, il
manche sur la ville le 21 novembre 1836 et malgré l'héroïsme
de Changarnier, il échoue. Le duc de Nemours écrira à
ce sujet au général Bro : "
Je prends ma part de notre échec. On nous a envoyés contre
une citadelle avec des moyens insuffisants pour la réduire ! De
Paris, le ministre ne voit pas les difficultés qui entravent à
chaque pas notre marche dans ce pays. "
----------L'Emir
Abdelkader met la situation à profit pour bloquer de nouveau le
camp de la Tafna. Le désastre de Constantine, le désarroi
qui l'accompagne, vont servir ses desseins. A Paris on reparle d'évacuation
et Bugeaud, partisan à ce moment de l'occupation restreinte, appuie
ces tendances.Il est envoyé à Oran, cependant que Damrémont,
son vieux rival, est envoyé à Alger.
----------A
Oran, Bugeaud s'entretient aussitôt avec les chefs du Makhzen ;
et accueille avec satisfaction les protestations pacifiques de l'Emir
La discussion s'engage. Elle est assez difficile. Mais Bugeaud, de son
propre chef, fait de larges concessions. I e 30 mai 1837, il .signe le
traité de la Tafna, que Louis-Philippe ratifie le 15 juin.
----------Rentré
en France peu après, Bugeaud revient en Algérie en 1840.
Il faut, pour la nouvelle orientation politique du roi Louis-Philippe,
dont les visées algériennes sont appuyées par son
fils aîné, un " homme d'action
doué d'un certain sens politique, aimé des troupes, capable
de concevoir et d'exécuter un programme d'ensemble ".
Cet homme ce sera Bugeaud. Il est nominé Gouverneur général
le 29 décembre 1840. Et la lutte recommence contre Abdelkader,
de plus en plus agissant. Mais les moyens mis à la disposition
de Bugeaud sont cette fois considérables. Les ducs de Nemours et
d'Aumale sont là. Lamoriciêre, Changarnier, Bedeau, Tempoure,
Baraguey d'Hillier sont là aussi.
----------Au
printemps de 1843, l'Emir accuse une défaite dont le retentissement
sera immense.
----------En
effet, le 16 mai, la Smalah, soit trois cent soixante-huit douars et plus
de 2.ooo hommes, tombe, sans coup férir, entre les mains des cinq
cents cavaliers de Yusuf, Morris, Jamin et du duc d'Aumale
----------Le
17 juillet. Bugeaud est nommé Maréchal de. France. Un an
après, le 14 août 1844, il défait Moulay-Mohammed,
fils du Sultan du Maroc, sur les bords de l' Oued-Isly. et reçoit
le titre de Duc d'isly.
----------Précisons
qu'à partir de ce moment, les armes de Bugeaud, d'azur au chevron
d'or accompagné en pointe d'une étoile d'argent, au chef
de gueules chargé de trois étoiles d'argent. furent parties
au 2. " d'or à l'épée de sable en pal ; de sable
au soc de charrue d'or, posé en bande ".
----------Adjonction
qui évoque, on le devine, la fameuse devise " Ense et Aratro
". par la charrue et par l'épée.
----------Mais
entre temps et à la suite de divergences d'opinion avec le Gouvernement,
le maréchal Bugeaud a demandé son remplacement. Le duc d'Aumale
lui succède au poste du Gouverneur général.
----------On
sait la suite, assez brève. Février 1848, ministère
du comte Molé. Émeuteà Paris, ministère T'hiers.
Bugeaud est nommé commandant des troupes de Paris et ministre de
la Guerre.
----------Le
9 juin 1849 (note du site : plus haut,
c'est le 10 !!!), il meurt à Paris, emporté par le
choléra.
----------L'Émir
Abdelkader, dans une de ses lettres, où il exprime les sentiments
les plus élevés et les plus généreux, a rendu
au maréchal Bugeaud, le pieux et très significatif hommage,
que nous transcrivons ici : " Ce grand Maréchal
Bugeaud m'a fait la guerre comme un ennemi noble et loyal ; il m'a appris
à aimer, à apprécier, à admirer les Français.
Les lettres qu'il m'a écrites pour m'engager à devenir l'ami
de sa nation, les conseils qu'il m'a donnés et qui étaient
ceux d'un père et d'un sage plutôt que ceux d'un adversaire,
ne sortiront jamais de ma mémoire. Son image. comme la première
étoile qu'on découvre à l'horizon du désert,
m'est souvent apparue dans les moments pénibles de nia carrière
agitée et son souvenir ne s'éteindra qu'avec nia vie.
"
------L'uvre
de colonisation de Bugeaud fut considérable, tant au point de vue
militaire que civil. On a certes beaucoup écrit sur le soldat-laboureur,
qui fonda en 1819 le premier comice agricole de la Dordogne dont il fut
le député et qui se plaisait à affirmer que "
l'Agriculture est le plus heureux passe temps que puisse se créer
l'homme de bien le vrai philanthrope ".
----------L'histoire,
quoiqu'on en ait dit, n'a pas oublié uvre pacifique en Algérie
du grand soldat qui, des sa mise en fonctions, d'un mot, résuma
à Thiers son point (de vue : " Soyez
forts en Algérie ou abandonnez tout à fait. "
Il fallait installer la sécurité sur les terres afin de
pouvoir a travailler.
La tâche fut rude. Mais Bugeaud avait un programme d'action. 1l
l'exposa, dès 1840 à la Chambre.
----------Le
plan de Bugeaud s'inspire de deux idées fondamentales
----------1)
Pendant un certain temps, la colonisation algérienne doit être
d'allure essentiellement militaire.
----------2)
Civil ou militaire, le petit colon est le meilleur.
----------En
1843, une visite dans le Sahel l'émeut et le chagrine. Le tableau
qui s'offre à ses yeux n'est guère brillant. Les émigrants
recrutés sans discernement dans la Métropole, minés
par 1a maladie et par l'alcool dont ils abusent. font de mauvaise besogne.
----------Bugeaud
envoie des troupes avec ordre de défricher. Et il écrit
----------"
J'ai fait l'essai du travail en commun : la discipline
militaire n'a pu faire disparaître les inconvénients . Elle
les a seulement atténués. Ces inconvénients sont
le défaut de zèle pour la communauté. ce qui entraîne
une grande perte de temps et de force. Si, d'autre part, on ne marie pas
immédiatement les colons on court le risque de ne pas les voir
prendre goût au travail, on retarde pendant plusieurs années
l'établissement de la famille. "
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-----------L'idée
est lancée. Bugeaud promet aux soldats libérés, car
c'est à eux surtout qu'il s'adresse, un établissement confortable,
s'ils acceptent de rester et de s'installer comme colons. Soixante-trois
seulement, sur un millier qui sont pressentis, répondent à
son appel. Ils sont dirigés sur Fouka. Béni-Méred
et Mahelma, centres d'expérience de Bugeaud.
----------Mais,
des défections se produisent, parmi les soixante-trois concessionnaires.
Il faut, à tout prix fixer les autres. Il faut créer des
foyers. Bugeaud demande au maire de Toulon de rechercher dans sa bonne
ville, vingt jeunes filles d'excellentes conditions morale et physique.
Ce qui est bientôt fait. Un beau jour les soldats laboureurs accueillent
leurs futures au débarcadère. Au bout de deux mois, après
échanges, ruptures et raccommodement on se met d'accord. La cérémonie
collective du mariage, civil et religieux. a lieu en grande pompe. On
défile dans les rues d'Alger, musique en tète. Ce furent
là, les mariages au tambour du " Père Bugeaud ",
lesquels ne contribuèrent pas moins à sa déjà
si grande popularité.
----------Mais
revenons à nos colons. Les mariages au tambour, s'ils ne donnent
pas les résultats attendus, n'en constituent pas moins un essai
qui mène Bugeaud à rechercher de nouveaux systèmes
de " fixation. "
----------Il écrit
au Ministre de la Guerre
----------"
Ce ne sont pas des soldats libérés qu'il faudrait pour la
colonie militaire ; outre qu'on n'en trouverait pas assez à la
première difficulté, au premier découragement ils
se rebutent et demandent à s'en aller. Il faudrait des hommes avant
plusieurs années de service à faire, voulant se consacrer
à la profession touchant à l'agriculture. "
----------Mais
Soult, peu enthousiaste, répond : "
Il faut d'abord examiner s'il convient d'entretenir à grands frais
une armée nombreuse, pour en employer une partie à des travaux
agricoles. "
----------De là,
naissent de graves difficultés, des dissentiments qui compromettent
oeuvre de Bugeaud. paralysent ses effort, : et surtout l'atteignent durement
dans sa dignité et aussi dans sa trop grande susceptibilité.
----------Les
demandes de concessions n'en affluent pas moins. Les villages prospèrent,
la récolte est excellente. On donne désormais aux ménages
de colons une concession de 1o hectares, 2 bufs, 2 vaches, 10 brebis,
1 truie, 1 charrette, 2 charrues et une maison. Le mari continue de toucher
sa solde militaire pendant trois ans.
----------Ses
adversaires du moment les indigène, ne seront pas écartés
d'une vigilance qui s'accompagne" d'une
bonhomie, d'une simplicité cordiale, d'un souci permanent de contact
direct et de confiance mutuelle ". Ils bénéficieront
au contraire de ce rayonnement généreux, innombrable. A
les combattre, il avait appris à les connaître, à
les estimer. Il les défend en toute occasion. Nous citerons ici,
en passant, une anecdote, rapportée par d'ldeville, anecdote très
caractéristique à cet égard :
--------- "Par
une marinée pluvieuse (lu mois (le mars 1844, M. le Gouverneur
général était dans son cabinet, à se faire
la barbe ; il entend du bruit dans la rue, regarde et voit un Maltais
qui frappait brutalement un Arabe. Sans prendre le temps de passer un
habit, le maréchal, la figure encore pleine de savon, les bras
nus, descend, appelle la garde, fait arrêter le Maltais et ordonne
qu'il soit conduit à la police. "
----------On
sait encore que Bugeaud, désireux (le ne pas s'en tenir à
des déclarations de principe, essaye (le créer et de faire
vivre deux villages arabes, l'un à Guerrouaou en 1845, l'autre
à la Rassauta en 186. Mais il rencontre de telles difficultés,
les unes, dans l'opposition de la société Fleury qui revendique
ses droits sur le terrain à concéder à Guerrouaou
; les autres dans le problème d'irrigation de la Rassauta, que
le Maréchal ne peut, à son grand regret, arriver à
ses fins.
----------Or, malgré
tout son bon sens, malgré la netteté de vues de cet esprit
"original, inventif, constructif, curieux
de méthode, habile à l'agencement d'un plan, aussi riche
d'imagination créatrice que de fermeté";
malgré toute l'ardeur, toute la conviction déployées
à la Chambre en 1849, Bugeaud ne parvient pas à se faire
entendre, il n'obtient pas que son plan de Colonisation soit enfin réalisé.
A vrai dire, il eut suffi, pour donner à ce plan des chances de
succès, que le gouvernement de LouisPhilippe consente à
tenter un essai loyal.
----------Cette
intervention fut son dernier élan, son dernier et émouvant
plaidoyer.
----------Déjà
la mort le guettait.
----------Alger
s'honore de posséder, Place
d'Isly, une statue en pied du Maréchal Bugeaud.
----------Dumont,
artiste de talent, a su rendre avec un rare bonheur la physionomie et
l'attitude si particulières du Maréchal dont Georges Harde
nous a laissé un saisissant portrait
----------"
Le visage comme le corps, est à la fois puissant et anguleux. Le
front, droit, largement découvert, se couronne de cheveux en bataille.
Le nez, important, busqué, pointu, dominant deux rides profondes
comme des ravins, tombe en abrupt sur une forte bouche aux lèvres
rasées. La mâchoire inférieure, très prononcéeo
se termine, dans le prolongement du front, par un menton en coup de poing,
sans impériale. Sous la peau, imberbe, légèrement
grêlée, les muscles, saillants, accusent fortement les changements
d'expression. Les sourcils forment une barre épaisse et broussailleuse
au-dessus des orbites enfoncés. Mais dans ce relief âprement
sculpté, les yeux lancent une lueur gris clair, directe et franche,
impropre aux nuances subtiles, inhabile à tromper sur le for intérieur,
parfois fulgurante, souvent adoucie et comme voilée de sympathie,
dans tous les cas enveloppante et prestigieuse. "
----------Victor
Hugo nous a laissé, lui aussi, un portrait de Bugeaud :
----------"
Un homme vigoureux, très coloré de visage, marqué
de petite vérole. Il avait une brusquerie qui n'était jamais
de la grossièreté. C'était un paysan mélangé
de l'homme du monde, fruste et rempli d'aisance - n'ayant rien de la lourdeur
de la culotte de peau - spirituel et galant. "
----------Thomas-Robert
Bugeaud, le caporal d'Austerlitz, le maréchal du roi, repose aux
Invalides. Mais il est toujours parmi nous, avec son auréole de
splendides vertus.
Fernand ARNAUDIÈS.
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