-------------Il
y a juste cent ans, le 7 novembre 1849, deux jeunes peintres débarquaient
à Alger. L'ainé, Edmond, avait vingt-sept ans et Jules,
le cadet, en avait dix-neuf. Ils devaient y rester un peu plus d'un mois
et se promettaient d'y revenir, peut-être même de s'y fixer,
une fois débarrassés des affaires d'intérêt
que leur laissait à régler le décès de leur
mère.
-------------Ils
n'y retournèrent jamais ; mais ils en gardèrent longtemps
la hantise. Bien des années après, le mirage de la jeunesse
enrichissait encore le souvenir nostalgique du bel automne algérien.
" Quelle caressante lumière ! écrivaient-ils
dans le Journal.
Quelle respiration de sérénité dans le ciel ! Comme
ce climat vous baigne dans sa joie et vous nourrit de je ne sais quel
savoureux bonheur ! "
-------------Cependant,
ils ne s'étaient pas contentés de " boire
cet air de paradis, ce philtre d'oubli magique ". Venus
avec leurs crayons et leur boite d'aquarelle, ils attendaient de ce pays
un renouvellement de leur vision de peintres, et, dès les premiers
pas, ils avaient été séduits par les gens et les
choses. Par le paysage d'abord, tel qu'il s'étalait devant les
fenêtres de l'Hôtel de l'Europe, où ils étaient
installés. " La Méditerranée
immense et bleue, bornée tout là-bas par quelque chaînon
détaché de l'Atlas " ; par le décor
et le spectacle animé de la rue, non sans doute des trois seules
rues alors " françaises " : " Bâb-Azoun,
Bâb-et-Oued et de la Marine ", où on ne les
voyait guère ; mais de la ville musulmane qu'ils parcouraient tout
le jour au milieu e des Arabes parfaitement inoffensifs ", depuis
le matin jusqu'à l'heure nocturne, où la rencontre d'un
passant attardé faisait émerger de l'ombre d'une voûte
a la lueur rougeâtre d'une gigantesque lanterne de papier ".
-------------L'imprévu
des silhouettes et la bigarrure des couleurs les enchantaient. Ils notaient
les détails du costume qui permettaient alors de distinguer au
premier aspect " l'Arabe drapé dans
un burnous blanc, la juive avec la sarma pyramidale, la Mauresque.
fantôme blanc aux yeux étincelants, le nègre avec
son madras jaune, sa chemise à raies bleues, le Maure à
la calotte houppée de bleu, à la veste rouge, au caleçon
blanc, aux babouches jaunes, le Mahonnais au chapeau pointu à pompons
noirs, le riche Turc au caftan étincelant de broderies ".
-------------Leur
curiosité d'artistes n'éveillait autour d'eux ' ni animosité,
ni méfiance. En dépit d'une interdiction sans rigueur, ils
allaient un vendredi, par le chemin longeant les anciens remparts, au
cimetière de Sidi Abd er-Rahmàn. "
Sur les blanches tombes, de blanches mauresques
se tenaient assises. De gigantesques cactus, un palmier balançant
son aigrette, un entrelacs d'arbres tourmentés et noueux formaient
le cadre de ce champ de repos de d'Orient..., terre de la mort, que les
baisers du soleil font sourire ".
-------------Ils
étaient naturellement encore moins inquiétés au café
de la rue de la Girafe, " cave à
arceaux éclairée par la lueur de quatre veilleuses monstres,
garnie de fleurs et de bocaux de poissons rouges, où un récitatif
monotone aigrement accompagné d'une guitare, d'un violon et d'un
tambourin, berce dans leur rêverie un public d'Arabes, accroupis
sur les planches et fumant silencieusement leur .chibouk ".
-------------La
lettre adressée deux semaines après son arrivée par
Jules de Goncourt à son ami Paul Passy, où nous trouvons
ces notations si alertes, déborde de juvénile enthousiasme.
" Décidément, mon cher, déclare-t-il,
il y a deux villes au monde : Paris et Alger ; Paris. la ville de tout
le monde, Alger, la ville de l'artiste..",
-------------Ces
premières impressions de voyage, dont u n ami était le confident,
jointes aux remarques griffonnées sur un album d'aquarelliste,
avec " des mentions de repas et d'étapes
", devaient servir d'esquisses à des articles qui
parurent trois ans plus tard - de janvier à mai 1852 -- dans l'Éclair,
jeune revue littéraire, dont les Goncourt devinrent des collaborateurs
assez réguliers.
-------------Ces
"Notes au crayon ", comme ils soutitraient leur série
d'articles, conservent la fraîcheur de croquis sur nature, restent
bien des documents de peintres soucieux de préciser des formes
et des couleurs. Une description de la bibliothèque-musée
de la rue des Lotophages dégage heureusement le caractère
de ce beau logis barbaresque, de " son vestibule
bordé de niches aux colonnettes géminées
", des " arceaux entièrement
gaufrés de sculpture ", des " escaliers
margés d'arabesques, où le dessous des marches s'éclaire
d'un éclat vernissé ". de la cour intérieure
et de ses deux étages de galeries. " Rien
de plus gracieux, de plus frais, de plus aérien, que ce petit palais
aux arches superposées, que cette blanche cour plafonnée
d'azur. "
-------------Les
promenades dans la ville et la banlieue leur fournissaient des modèles
propres à composer de futurs tableaux de figures. Le samedi était
propice à la rencontre des femmes juives en somptueux atours. "
Les belles fioles d'Israël ajoutent à la parure de leurs yeux
magnifiques la richesse du velours, de la soie et de l'or. La jeune enfant
couronne le carmin factice de sa chevelure d'un taquet conique tout chamarré
de broderies, d'où s'échappe un énorme gland qui
égrène sur l'épaule ses fils d'or. La femme, vêtue
d'une sorte d'éphod, au pectoral d'orfèvrerie, les cheveux
pris dans une coiffure noire, le menton enfoui dans un foulard de Tunis,
qu'un nud fait retomber du sommet de la tête en pointes capricieuses.
La vieille femme. au gigantesque sarma soutenant les ondes d'un monceau
de gaze. "
-------------Les
Musulmanes étaient moins accessibles. Certaines l'étaient
cependant, dans cet Alger d'il y a un siècle, et offraient sans
doute aux artistes de relatives facilités d'études ; des
mauresques authentiques, n'appartenant pas nécessairement à
cette faune hétérogène dont Launois nous a donné
des images d'une observation si pénétrante, et qui, complaisamment
exploitée par le cinéma, a propagé dans le grand
public l'opinion que le quartier de la Casbah est un vaste mauvais lieu.
-------------Delacroix,
accompagnant dix-,sept ans plus tôt une mission officielle, avait
eu, durant une escale de trois jours, la faveur insigne de pénétrer
dans une très honorable famille de la bourgeoisie, d'y prendre
les notes que ses carnets nous ont conservées et d'où (levait
naître le chef -d'uvre du Louvre que l'on connaît.
-------------Fromentin,
avant et après les Goncourt, n'avait pas eu la même chance
que Delacroix. Ses fréquentations féminines étaient,
semble-t-il, d'une respectabilité plus incertaine. Sa charmante
Haoua - qui n'est d'ailleurs pas algéroise, mais d'origine bédouine
- nous apparaît comme vivant en marge de la société
régulière, affranchie par un divorce de la surveillance
familiale.
-------------Toutes
les " beautés " que vont " explorer " les Goncourt
sont évidemment des dames d'encore plus mince vertu. Ils ne se
contentent pas au reste de leur rendre visite et de prendre le café
en leur compagnie. Ils observent ces femmes et le décor de leur
vie ; ils décrivent l'architecture de leur demeure, l'usage des
pièces et leur mobilier avec une précision qui confère
à quelques pages des " Notes sur, Alger " la valeur (le
précieux documents ethnographiques. -------------Quant
aux maîtresses de maison, si les portraits qu'ils en font sont sans
indulgence, si, à part les veux " de
la plus belle eau ", ils leur trouvent " bien
souvent des lèvres mozambiques et des nez camards, bien souvent
des dents malheureuses et presque toujours des jambes en poteaux, des
pieds d'Allemandes et des gorges réclamant un tuteur
", s'ils sont peu sensibles à la séduction du henné
et des maquillages, ils s'extasient devant le costume, " qui
vient amnistier tout cela ", ils admirent sans réserve
" les mouchoirs de Tunis enroulés
si coquettement sur la tête, les chemises de mousselines si joliment
passementées de rubans, les vestes si richement chamarrées,
les tuniques si capricieusement fleuries d'or" et les
foutas et les babouches, tout cet accoutrement féminin aujourd'hui
disparu "et si gracieux, si voluptueux,
si sensuel ", que la cité barbaresque devait aux
modes levantines.
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-------------Delacroix,
Fromentin, les Goncourt : ces trois noms qu'évoque pour nous le
souvenir déjà lointain des femmes qu'ils contemplèrent,
représentent trois expériences algériennes. trois
contacts de l'art français avec Alger, également féconds,
mais (le manières fort diverses.
-------------Complément
d'un séjour assez prolongé au Maroc. l'escale de Delacroix
ne lui a pas révélé le charme de l'exotisme et les
ressources (le la couleur orientale : elle a précisé et
enrichi le sens qu'il en portait en lui et qui s'était déjà
splendidement exprimé dans " les massacres de Scio
". Il a trouvé là la réalité qu'il avait
rêvée ; elle ne l'a pas déçu, et il en a d'autant
plus fortement subi l'envoûtement qu'il était préparé
à l'accueillir. Cette révélation ne l'a pas écarté
de sa voie : l'image lumineuse éclairera désormais sa conception
de la beauté et l'on en pourra suivre le rayonnement presque à
travers toute son oeuvre.
-------------Très
différent est le cas d'Eugène Fromentin. Peintre - est-ii
besoin de le souligner ? - d'une personnalité infiniment moins
forte que Delacroix, il a lui aussi compris tout ce que l'Algérie
devait apporter à son art élégant et nuancé.
Le " Vieux Alger " lui-même l'enchante, et il descend
des hauteurs de Mustapha pour y faire des visites " presque
quotidiennes ". 1l vient s'asseoir au carrefour de Si
Mohammed ech-Chérif (le site : en
1939, rue Kleber/Annibal, dans la Casbah) et y repaît longuement
ses yeux de la vie qui l'anime. Quant aux petites rues en escalier, aux
voûtes qui les enjambent, aux terrasses qui les couronnent et qui
dévalent vers la mer, s'il a analysé avec son sens subtil
les effets de l'ombre dans les pays de soleil qu'on y observe, il ne semble
pas qu'il se soit avisé d'en fixer l'image sur une toile. Sentiment
d'impuissance ou crainte d'un écueil que devait éviter l'art
tel qu'il le concevait. En fait l'un et l'autre. et, sur l'un et l'autre,
lui-même s'est expliqué avec sa sincérité lucide,
avec son besoin (le comprendre toujours en éveil et de préciser
sa pensée:
-------------Il
nous dira comment " l'insuffisance du métier
" qui était jusqu'alors le sien < lui conseilla comme expédient
d'en chercher un autre et que la difficulté de peindre avec le
pinceau lui fit essayer de la plume ". De même que pour les
Goncourt. ce furent d'abord des lettres écrites à un ami,
des notes prises probablement sans intention arrêtée de créer
une uvre littéraire : puis une reprise de ces esquisses.
une élimination des bavures du premier jet, une recherche de la
forme Plus pure, du style à la fois plus précis et plus
dépouillé, plus serré et plus ample. Ainsi fut composée
Une année dans le Sahel, qui parut dans la Revue de Paris
en 1852, l'année même de son troisième voyage à
Alger. Le parallélisme de son aventure avec celle des Goncourt
est significatif.
-------------Cependant
Fromentin était et restait peintre : il demeurait fidèle
à sa première vocation : mais il mesurait les limites de
son talent. Il connaissait aussi les lois de son art, que l'Algérie
l'avait d'ailleurs aidé à dégager. Sa formation classique,
sa fréquentation (les vieux martres le mettaient en défense
contre les séductions du monde nouveau qui le charmait. Certes
le vieil Alger où il aimait à errer, le décor barbaresque,
la vie grouillante de la rue offraient des sujets d'un exotisme savoureux.
Mais en peinture, " le sujet ", si l'on ne saurait le tenir
pour indifférent, n'est pas ce qui doit tout d'abord s'imposer,
et l'exotisme, l'attrait de l'imprévu, le succès de curiosité
qu'il provoque. constituent pour l'artiste des périls redoutables.
La vieille cité turque, ses rues obscures, ses étages en
surplomb et ses terrasses, ce décor si surprenant de lignes et
(le lumière, qui semblait créé pour l'enchantement
du voyageur, ne fournissait pas à Fromentin les éléments
de son tableau. Il était en un mot trop pittoresque pour être
pictural.
-------------Si
toutefois, devant ce spectacle dangereusement séduisant, le peintre
perdait ses droits. l'écrivain pouvait sans inconvénient
se substituerà lui. Il pouvait évoquer avec des mots ces
images dont le peintre devait se défendre. L'exotisme devenu littéraire
perdait (le son attrait facile et devenait la plus riche matière
d'art. Chateaubriand ne lui avait-il pas donné ses titres de noblesse
On sait quel style personnel allait lui conférer Eugène
Fromentin dans ses deux livres rapportés d'Algérie.
-------------Un
mois de séjour à Alger devait provoquer chez les Goncourt
une évolution plus complète, une orientation plus durable.
Le 10 décembre 1849, c'étaient deux écrivains qui
se rembarquaient pour la France. Edmond nous l'apprendra lui-même
en republiant les articles de l'Éclair dans les Pages retrouvées.
" Ces notes écrites par nous sur
notre carnet de voyage d'aquarelliste, notes sans aucun doute bien inférieures
aux futures descriptions de Fromentin - ont pour elles l'intérêt
d'être les premiers morceaux littéraires rédigés
par nous devant la beauté et l'originalité de ce pays de
soleil. Et j'ajoute que ce sont ces pauvres premières notes qui
nous ont enlevé à la peinture et ont fait de nous des hommes
de lettres. "
-------------Nous
voudrions savoir ce que les peintres qu'ils étaient encore avaient
rapporté d'Alger. On cannait d'eux quelques types de la rue, un
porteur montant un escalier, une négresse, des enfants arabes,
quelques motifs d'architecture, une vue de la porte Bâb-Azoûn,
une tente dressée près (le la même porte, un moulin
à huile. La vieille ville, dont le goût classique de Fromentin
devait redouter le caractère exceptionnel et quasi-romantique,
leur inspira-t-elle des études que nous avons perdues' " Il
y a dans ces ruelles, écrivait Jules de Goncourt, des effets de
clair de lune prodigieusement beaux, des décors tout faits pour
des scènes d'égorgement. " Et le souvenir
de Decamps, qui avait en pays turc observé et traduit avec puissance
des décors analogues, les accompagnait dans leurs randonnées.
" A chaque pas, chaque maison, un tableau
de Decamps ", diront-ils.
-------------Ce
prestigieux exemple était de nature. soit à guider, soit
à décourager les jeunes peintres qui cherchaient encore
leur voie. Ils allaient trouver l'expression plus personnelle de leurs
souvenirs algériens en rédigeant leurs notes. Elles leur
révélaient à eux-mêmes leurs dons d'écrivains.
Dans " ces pauvres premières notes
", comme Edmond les appellera, s'indique déjà cette
" écriture artiste ", dont ils introduiront la
mode, cette prose plastique, soucieuse de fixer le détail caractéristique,
de rendre l'aspect fugitif des choses, leur forme et leurs nuances, ce
style à facettes, qui semble fait de petites touches de couleur,
ce pointillisme littéraire, où la sensibilité visuelle
des anciens peintres se devine, voire le goût de l'exotisme, qui
les mènera plus tard à la découverte de l'art d'Extrême-Orient.
-------------Ainsi
que chez Eugène Fromentin, la rencontre des frères de Goncourt
avec Alger avait déterminé une transposition d'art, une
métamorphose plus ou moins complète des artistes eux-mêmes.
Comme par un sortilège de la vieille terre africaine, le pays qui
avait attiré les peintres, les incitait à oublier leur passé
: mais il enrichissait du même coup le trésor des lettres
françaises.
Georges MARÇAIS Membre de l'Institut.
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