I. -- LA MUSIQUE ARABE CLASSIQUE
--------Et
d'abord, qu'est-ce que la musique arabe ? La question n'est pas superflue.
En Algérie, il y a plusieurs musiques : chacune d'elles, d'ailleurs,
correspondant plus ou moins à un visage particulier du pays. à
un trait personnel de l'âme de ses habitants.
--------Nous
pouvons mentionner, tout d'abord, la musique berbère ou kabyle.
C'est avant tout une musique de montagnards, volontiers âpre, rocailleuse,
quand elle dévale des hauteurs abruptes de l'Aurès. beaucoup
plus tendre, plus humaine. lorsqu'elle coule des flancs herbeux du Djurdjura.
comme une eau cristalline...
--------Il
y a ensuite la musique dite bédouine, qui n'est qu'une simple et
monotone psalmodie de vers, parfois très beaux, avec accompagnement
de flûte. Propre surtout aux récits héroïques,
c'est elle qu'utilisent, de préférence, ces conteurs de
rues, aux paroles chaudes, aux gestes éloquents, que les touristes
curieux de la vie africaine demeurent longtemps à contempler sous
le soleil clair.
--------Mais
elle sait prendre des intonations plus douces et plus expressives lorsqu'elle
chante, avec combien de poésie, la nudité, la désolation,
la paix captivante du désert. C'est elle que Gide venait interroger
pour v retrouver l'âme des étendues sans fin : " Petite
flûte à quatre trous par quoi l'ennui du désert se
raconte, je te compare à ce pays. et reste longtemps à t'écouter,
t'ébruiter sans arrêt dans le soir. "
--------Bédouine
ou berbère, elles doivent être distinguées de la musique
proprement arabe, dite classique ou andalouse, chère aux citadins
raffinés des grandes villes, et qui marque une étape relativement
récente dans l'évolution (le la musique orientale.
--------C'est
de cette musique classique, de beaucoup la plus riche, que nous allons
nous occuper .
--------Et
d'abord d'où vient-elle ? Quelles sont ses origines ?
--------C'est
une fille (le la musique grecque. " C'est
le système de Pythagore, pur de tout alliage, écrit Salvador
Daniel, qui passe aux Arabes, en même temps qu'il devient la base
de la réforme faite par Saint-Grégoire dans le chant religieux.
"
--------Le
même Salvador Daniel établit un classement méthodique
des modes de la musique arabe, auxquels il trouve des modes correspondants
dans la musique grecque et dans la musique grégorienne.
--------Voici
d'abord les quatre modes fondamentaux
--------1°/Le
mode aarak sérieux, grave, correspondant au mode dorien
des Grecs, et au premier ton du plain-chant grégorien (base : ré)
;
--------2"
Le mode meamoum, efféminé, amollissant, pathétique,
correspondant au mode lydien des Grecs et au ton du plain-chant grégorien
(base : mi) ;
--------3"
Le mode dil, ardent, fier, impétueux, correponda nt au mode
phrygien des Grecs et au 5è' ton du plain-chant grégorien'
(base : fa) ;
--------4'
Le mode djarca : grave sévère, correspondant au mode
éolien.
--------Viennent
ensuite les quatre modes secondaires, qui ont également des correspondances
: le mode hsin, le mode sika, le mode maïa,
le mode rasd.
--------Puis
enfin, les six derniers modes, ou modes dérivés': le mode
raml, le mode remel maïa, le mode rads eddil, le
mode ghrib, le mode zidane, le mode medjenba. -
--------Chaque mode comporte une nouba entière,
c'est-à-dire une suite de motifs ayant chacun son mouvement, son
caractère particulier et destinée à faire (le l'ensemble
un véritable oratorio profane.
--------La
nouba commence donc par un prélude instrumental, suivi d'un morceau
exécuté sur un rythme en général rapide, appelé
touchiat ou bacheraf, et qui indique les tons. les transitions,
les mouvements caractéristiques du mode.
--------A
la touchiat succède une introduction vocale, un istikhbar,
plein (le mélancolie et dans lequel le chanteur tente (le déployer
toutes les ressources de son art. Autour d'une ligne mélodique
qui conserve au morceau son caractère, l'artiste peut broder à
son aise, se livrer à toutes sortes de variantes.
X X X
--------L'istikhbar
terminé, tout l'orchestre attaque. De quoi est composé cet
orchestre. Traditionnellement, d'un rebec, instrument à
deux cordes, sur lequel on joue à l'aide d'un archet recourbé
: c'est le plus ancien des instruments à cordes arabe. Tout pénétré
de sagesse et d'expérience millénaires, il émet (les
sonorités d'une gravité émouvante. A ses côtés,
le violon ou l'alto, que les Arabes appellent el kamendja,
et qu'ils tiennent sur leurs genoux. Vient ensuite, la kouitra,
la kithara des Grecs, dont les cordes chantent quand on les pince. Il
y a deux proches parents de la kouitra, le luth, ou aoud, qui fut
l'instrument de gloire des génies de la musique arabe, tels que
Mocouly, Ziriab, Farabi, et la mandoline, dont les accords cristallins
relèvent la gravité des autres instruments.
--------Une
flûte à sept trous, vient compléter cet ensemble,
cependant que (les instruments à percussion, derbouka ou
tar (tambourin) ou tous les deux à la fois, marquent le
rythme, (le première importance dans toute exécution arabe.
Ce sont donc là les instruments traditionnels, auxquels on peut
ajouter le kanoun, sorte de petite harpe que le musicien tient
horizontalement posée sur ses genoux. A ces instruments traditionnels,
notre modernisme, parfois bien inspiré, parfois outrancier, a adjoint
des instruments européens, comme le piano, à peu près
adopté par tous et condamné des seuls puristes, le banjo.
la guitare espagnole, la clarinette, beaucoup plus âprement discutés.
--------Mais
revenons à l'exécution de la nouba.
--------Après
l'istikhbar, ou introduction chantée, l'orchestre entier attaque
le mecceder, sorte d'adagio pathétique, d'un mouvement modéré.
Le chanteur ou le chur engagent avec l'orchestre, en disant les
couplets, une espèce de dialogue plein de grandeur.
--------Au
mecceder, succède le deuxième motif, appelé betaihi,
d'un mouvement en général plus vif, plus animé. toujours
accompagné de chant.
--------Le
derdj, ou troisième motif, ramène au mouvement du mecceder.
Il est suivi d'une espèce (le péroraison appelée
enceraf, qui déroule sa cantilène pleine (le charme
avant que la moklless ne vienne. sur un mouvement rapide, sur un
rythme dansant. mettre un point final à cette belle suite musicale
appelée nouba et dont l'exécution dure environ 5o à
6o minutes.
X X X
--------Quels
sont, en quelques mots, les caractères originaux dé cette
musique
--------Et
d'abord, elle est essentiellement, farouchement monodique. Elle se joue
à l'unisson de tous les instruments. se chante à l'unisson
de toutes les voix. Deux seuls éléments y importent : la
mélodie et le rythme.
.--------Ensuite,
ce n'est pas une musique écrite, fixée clans des formes
rigides, absolues. Elle a ses lois. certes, ses règles, ses lignes.
Mais elle s'est transmise (le génération en génération,
de siècle en siècle, par simple tradition orale. Nul doute
qu'elle n'ait subi, au cours de ses transmissions, des modifications certaines,
apportées par ses exécutants successifs, selon leur tempérament
personnel, leur temps, leur pays. Car, et nous l'avons déjà
souligné, c'est une musique qui laisse à celui qui la cultive,
toutes possibilités, tous loisirs d'interprétation personnelle.
Elle permet cette glose et ces fantaisies, qui dessinent tout autour (le
la ligne directrice ces arabesques merveilleuses, qui déroutent
l'oreille non exercée et qu'on retrouve, encore vivantes et colorées,
dans le flamenco espagnol. Car, sous sa forme actuelle. c'est en Andalousie
musulmane que la musique arabe a parfait ses contours. C'est sur les bords
du Guadalquivir. c'est à Cordoue, c'est à (grenade, qu'elle
a achevé d'acquérir sa tournure. Née dans un beau
pays, fertilisé et enrichi par le génie d'une race de poètes
et d'artistes, c'est une musique qui est belle. C'est le produit d'une
haute culture, d'une (les civilisations les plus raffinées (le
l'histoire. Elle en porte le cachet ineffaçable, émouvant.
C'est, dans le domaine (le l'harmonie, l'équivalent de la Mosquée
(le Cordoue, (le l'Alcazar (le Séville, (le ce prestigieux palais
(le l'Alhambra, qui fera encore rêver longtemps les siècles
à venir devant son sortilège. Elle est l'expression mélodieuse
de la vie raffinée des siècles d'or arabes. Elle est le
chant délicat ou pathétique, de l'âme orientale, dans
ce qu'elle a de plus riche, (le plus spirituel. Elle porte en elle, non
seulement les chers parfums d'Andalousie, mais aussi ceux de Perse, avec
le souvenir (les chaudes nuits de volupté, au bord (lit Tigre,
à Baghdad. Elle est tout à la fois. l'hymne (le gloire d'Abderrahmane
et (1'Haroun Er Rachid, le billet doux précieux d'Ibn Zeidoun,
lé sourire d'Abou Nouas, l'extase d'Ibn El Fared, les larmes d'El
Motamid, et l'espoir vaincu (le Boabdil. Elle est la voix de la divine
Schéhérazade, créant tout exprès pour nous,
veillée après veillée, la féerie incomparable
(les Mille et Une Nuits. Vous connaissez le fil d'enchantement "
Il était un grand Roi, il était un beau prince, il était
une chaste princesse ". Elle embrasse tous les thèmes, grâce
aux couplets qu'elle vient soutenir et par quoi elle réussit à
rejoindre sa sueur inséparable, l'immortelle poésie.
--------Elle
chante l'amour, avec sa ,,anime complète de sentiments ardents
ou tendres, les regards et les premiers sourires, les frissons et les
fièvres, les plaintes et les larmes, les mots d'adieu ou les pressions
(les lèvres rafraîchissantes.
Elle chante les plaisirs, permis ou défendus, célèbre
l'âme du vin et l'enchantement de l'ivresse avec les mêmes
accents que les poètes bachiques Hafiz et Omar El Khayyam.
--------Elle
chante la beauté, " à la joue
(le couleur pourpre, à la taille svelte comme un rameau de cassis,
les cheveux noirs comme une aile de la nuit ".
--------Elle
chante la nature. avec le charme de ses aurores, la sérénité
de ses clairs de lune. le luxe de ses printemps.
Elle chante la grandeur et la gloire d'Allah, la fragilité du monde
et de ses biens, la vanité des plaisirs et (les jouissances terrestres.
la beauté et le bonheur durable d'une existence vouée avec
humilité à Celui qui tout seul console, pardonne, efface.
--------Elle
embrasse donc, toute la vie de l'être et de la société
de l'Islam.
--------Elle
l'égaye, la console, lui donne sa quotidienne mesure de joie spirituelle.
--------C'est
pour cela que nous la trouvons associée à toutes les solennités,
à toutes les fêtes (le l'existence.
X X X
--------Pourtant
il n'en a pas toujours été ainsi. Les premiers Musulmans
l'avaient bannie. avec tous les luxes, comme une concupiscence et un danger
pour l'âme à la recherche de son salut. L'Iman El Malek la
condamne, et n'autorise qu'une sobre psalmodie des versets coraniques.
Mais l'art et la vie sont plus forts que les arrêts de tous les
puritains.
--------De
quoi provenait cette sévérité ' D'une croyance, longtemps
accréditée, que la musique était titi instrument
de tentation démoniaque. " Lorsque
l'esprit du mal fut précipité du Ciel, son premier soin
fut de tenter l'homme, rapporte Salvador Daniel. Pour réussir plus
sûrement, il se servit de la musique et enseigna les chants célestes
qui étaient le privilège (les Elus. "
--------Le
Comte Carra de Vaux rapporte, dans le même ordre d'idées,
cette anecdote, dans son livre " Les penseurs de l'Islam ".
" Un soir quelqu'un frappa à la porte
d'Ibrahim Mocouly. On le fit entrer. C'était. un vieil aveugle.
Le musicien le reçut fort courtoisement et céda même
à sa prière de lui faire entendre quelques morceaux de sa
composition. A son grand étonnement il se vit critiqué avec
une sévérité qui le surprit mais contre laquelle
il ne protesta pas, les remarques et les observations qu'il venait d'essuyer
lui paraissant parfaitement justes. A son tour, il pria son hôte
de jouer et de chanter quelque chose. Ce qu'il entendit alors dépassait
tellement tout ce qu'il avait l'habitude d'entendre ou de jouer lui-même
qu'il en demeura stupéfié. Il sortit de la pièce
pour savoir si son épouse et ses enfants avaient aussi bien que
lui saisi la mélodie extraordinaire. Quand il revint, il ne retrouva
plus le vieillard. Personne cependant ne l'avait vu sortir ; niais tout
le monde avait perçu son` chant... Mocouly comprit alors qu'il
avait reçu la visite de Satan en personne. Ce qui, d'ailleurs,
ne l'empêcha nullement de continuer à cultiver son art avec
une passion et une conscience accrues. Bien plus, il le transmità
.son fils Ishaq, qui devint lui aussi, un très grand n musicien
et qui forma Ziriab son élève devenu son rival, et obligé
de fuir Baghdad pour s'installer à Cordoue, où il contribua.
grandement, à la personnalisation (le la musique dite Andalouse.
--------Comment
la musique. dite andalouse, passa en Algérie ' Il est facile (le
le comprendre. Elle traversa la mer avec les Musulmans chassés
par la Reconquista, et venu, s' réfugier à Alger, Tlenicen.
Fez, Tétouan.
--------Au
vrai, l'infiltration avait commencé plut tôt.
--------"
De bonne heure, écrit Alexis
Chottin, la musique andalouse a essaimé
dans le Moghreb. [)éjà au début début du X'è
siècle, le maître l'Mounis El Baghdadi, protégé
par le Mahdi Obeid Allah, avait fondé à
Kairouan une première école qui dut être d'inspiration
surtout persane. Puis, à la suite de l'invasion hilalienne, Abou
Çalt Omaya apporte à Mendia ses nouvelles créations.
--------"
Le Moghreb central et extrême subit beaucoup
moins que la Tunisie l'influence de la Syrie et (le l'Irak et, à
partir du XIIIè siècle, avec les Almohades à Fez
et Tlemcen, et les Hafsides à Tunis, c'est l'Espagne seule qui
alimente les provinces africaines.
--------Périodiquement,
les Maures chassés (le la péninsule établissent,
dans les bourgades (le l'Afrique. (les foyers (le civilisation.
--------"
La première reconquista. entreprise par Ferdinand 111 de Castille,
provoque, avec la chute de Cordoue (1236), l'émigration de 50.000
Musulmans vers Tlemcen avec la prise de Séville (1249), un nouveau
repli s'opère sur Grenade et l'Afrique : avec la conquête
(le Valence, par Jayme d'Aragon, c'est l'exode de 200.000 Musulmans qui
trouvent refuge à Grenade et à Fez.
--------"
...Ces mouvements successifs (le repli, ajoute
Alexis Chottin, de Séville à Tunis (X`è et XII' siècles),
puis de Cordoue à Tlemcen et de Valence à Fez (XIII` siècle),
enfin (le Grenade vers Télouan et Fez (XV" siècle)
expliquent les différences (le structure et (le style que l'on
constate entre les noubas (le Tunis, d'Alger-Tlemcen et de Fez-Tétouan.
Il y a là trois et même quatre répertoires différents
qui, émanés d'une doctrine et d'une inspiration communes
proviennent sans nul doute de lieux d'origines éloignés
les uns des autres : l'école tunisienne doit sans douté
beaucoup à Séville. l'école algérienne à
Cordoue, alors que Fez et Tétouan ont gardé en dépôt
la dernière pensée de Valence et de Grenade. "
--------Donc,
dans chacune (les cités moghrébines, la musique andalouse
prit vivement racine, fit tache d'huile, épousa le caractère
particulier de ces pays, se nuança, se diversifia, s'enrichit,
somme toute, d'accents et (le tempéraments nouveaux. Plus douce
à Alger. plus féminine à Blida, elle demeure à
Tlemcen, plu, fidèle à ses sévères traditions
rythmiques.
--------Son
répertoire même s'enrichit de créations de circonstances,
et les premiers morceaux qui s'y intègrent sont naturellement des
lamentos éplorés qui chantent, avec profondeur, le regret
du Paradis perdu, de cette Andalousie, dont les palais, les jardins, les
rivières demeurent, jusqu'à nos jours, objets lointains
(le désirs et de rêves.
II. - LA MUSIQUE POPULAIRE
--------Mais
elle ne fait pas que s'enrichir. Elle se dédouble. Comme la langue
classique, elle donne naissance. elle aussi, à son dialecte populaire.
Les phénomènes (le dérivation sont. d'ailleurs, parallèles.
Pour la musique, toutefois, deux étapes essentielles sont à
considérer. La première. qui consiste simplement à
prendre les morceaux du vieux répertoire classique, au mouvement
le plus aisé, le plus simple, comme les encerafs des noubas, à
réduire leur mouvement mélodique et à remplacer les
paroles en arabe classique (les chants qui les accompagnent par (les paroles
en arabe dialectal, dues à (les poètes, des musiciens du
cru On obtient ainsi le " aroubi ", genre populaire qui
s'apparente fortement encore à la musique classique. Le aroubi
est surtout algérois et blideen. C'est un produit du Sahel. Il
se complète souvent, lui-même, et se perfectionne en faisant
tout au long d'une quacida, c'est-à-dire d'un poème,
alterner le couplet chanté avec l'istikhbar, ce prélude
si proche du flamenco et ,i caractéristique de l'art vocal arabe.
--------La
deuxième étape (le cette transformation, c'est Tlemcen,
j: crois. qui la franchit la première c'est elle (lui créa
ce genre si algérien que l'on appelle le haouzi.
--------On
ne peut. à mon avis, fixer de date bien précise à
cette innovation. Il est certain, toutefois, qu'elle se place, environ,
un siècle au minimum avant la fin (le l'occupation turque, alors
que les premiers aroubis marocains datent de l'époque saàdienne
(c'est-à-dire du début du XVII' siècle). Qu'on se
représente donc la vieille capitale de, Zianides à cette
époque.
--------De
son prestigieux passé de métropole, elle n'a pas conservé
seulement la multitude de ses minarets blancs ou roses, tout claironnants
d'appels à la prière. ou (le ses mosquées et de ses
oratoires où flottent, dans l'ombre et le silence, des odeurs entêtantes
de benjoin.
--------Au
pied' de l'Acropole de- Sidi--Boumediène. dans le dédale
capricieux de ses ruelles et de ses " derbs" (impasses) à
l'intérieur de ses fraîches maisons aux portes basses, la
vie se poursuit, presqu'autant qu'autrefois raffinée et pensive.
Et rien au inonde, en vérité, n'aurait pu détruire
le charme incomparable de la Cité, et qui vient, tout à
la fois, de ce cadre de collines plantureuses et bourdonnantes (le sources,
(le ses jardins ombragés d'oliviers d'où parlent d'augustes
ombres, de cet air vif et parfumé. qui semble souffler d'Andalousie
et qui vous met, dans l'âme, je ne sais quel vertige !
--------Là,
comme (lit Baudelaire, " les parfums. les
couleurs et les sous se répondent ". L'atmosphère
est toute vibrante de musique et de chants.
--------C'est
comme l'écho des heures inoubliables de Grenade, avec tout le regret
des joies et des gloires perdues. Dès que l'été arrive,
c'est une recrudescence de ces nuits d'harmonie. Un mariage, une naissance,
une fête à Sidi-Boumédiène, parfois une simple
réunion d'amis, sont les prétextes renouvelés (le
ces soirées. Jusqu'à l'aube, au rythme lent (les noubas
andalouses, (les chanteurs écoutés évoquent le charme
fugitif (les printemps. (les aurores, (les amours. Mais, aux Tlemcéniens,
ce défilé un peu trop monotone (les mélodies anciennes
fait ressentir l'ardent besoin (l'un renouvellement capable d'apporter
un peu (le variété. Quelque chose comme le " aroubi
" algérois ou marocain, et qui aurait une particulière
et chaude saveur (le terroir. Et sur les lèvres (les musiciens
poètes. le haouzi tlemcénien est lié.
--------Plus
indépendant encore que les aroubis vis-à-vis (le la musique
classique, il dira, lui aussi, en vers compris (le tous, puisque composés
avec les simples mots de tous les jours, les amours, les espoirs, les
chagrins, les charmes de la nature et la gloire d'Allah.
--------Plus
personnel, il servira d'expression à l'âme enflammée
du poète qui,_ avec une complaisance toute romantique. racontera
ses aventures sentimentales et ses misères.
--------Mohamed
Ben Amaib nous décrira, avec couleur, d'inoubliables nuits (le
volupté, et Boumediène Ben Sabla nous fera suivre pas à
pas derrière lui, le chemin (le Croix (le son voyage d'amour et
(le douleur qui, commençant au premier regard découvrant
sous ses blancs voiles de noce, l'inaccessible et fière Fatima,
la vertueuse mariée de Beni-Djamla, s'achève aux derniers
pleurs, aux dernières larmes du poète vieilli et devenu
aveugle, mais demeuré inconsolable.
--------"0
toi s'écrie-t-il, pareille, en ton austère indifférence,
au palmier élancé...
qui s'élève avec orgueil
dans une contrée battue des vents,
Mon destin est-il donc de passer toute ma vie à ton ombre,
Soupirant et déchirant le ciel des cris de ma folle passion,
Alors que tes fruits, impitoyablement, demeurent inaccessibles
A cause de ton invincible hauteur.
Qui viendra consoler, mon pauvre cur malade ?
Qui lui fera attendre ton impossible rencontre ? "
|
--------Si personnelles.
si charnelles qu'elles soient, cette poésie et cette musique populaires
savent se hausser parfois, sans effort. au spiritualisme le plus pur.
La vieillesse arrivée et le passé d'orages et d'erreurs
estompé, les versets (lu Coran murmurent Clans le c(eur des poètes-musiciens
qui chantent la grande gloire d'Allah et (le son Prophète. `Souvent,
phénomène d'ailleurs commun à toutes les poésies
mystiques, ils gardent la forme et les images de leurs chants (le jeunesse
et donnent à l'expression (le leur extase et (le leurs contemplations
(le très étranges accents érotiques ou bachiques.
--------En
tous les cas. classique ou populaire, quelle que soit sa nature, quelle
que soit son origine, quel que soit son objet, la musique arabe s'est
implantée profondément dans la vie algérienne. Elle
est devenue pour tous une source sans cesse renouvelée d'émotion
artistique, discrète, mais puissante. Elle s'adresse à ce
qu'il y a (le plus vrai. (le plus humain dans l'homme, à son coeur
plus encore qu'à son intelligence. C'est pour cela, du reste, que
le chant arabe s'accommode très mal des grands éclats de
voix, (les brillantes prouesses de gorge. (les attitudes théâtrales
de ténors (l'opéra. C'est un art familier, discret, presque
confidentiel. L'artiste y semble prendre à témoin son auditoire,
lui (lire avec simplicitéla mélodieuse confession (le son
âme, de ses peines, de ses péchés. Et l'auditoire
qui communie avec lui, le remercie, souvent par la plus belle des récompenses
: l'émotion sincère, les larmes qu'on ne peut maîtriser.
Ce phénomène, Montherlant l'a constaté et décrit
dans un chapitre de son livre Service inutile intitulé
" Le chant profond... " Assistant lui-même à
un concert arabe à Fez. au bord d'un lac, (laps un café.
il se laisse gagner par un étrange sentiment qu'il ne peut soutenir.
Et il écrit .
--------"C'est
alors que je me levai soudain, et, plus tremblant que 'les étoiles
silencieuses qui voletaient déjà autour des montagnes sombres,
sortis du cercle, brisai le charme. m'éloignai durement, sentant
venir l'instant où quelque chose (le trop suprême serait
atteint et qui ne pourrait plus être soutenu que dans les larmes.
"
--------Mais,
il est des musiques plus près du peuple encore. Dépouillées,
anonymes, elles sont l'expression de l'âme collective d'une région.
d'une cité. Tlemcen elle-même, la savante, l'érudite
Tlemcen. héritière de- splendides traditions, possède
l'accent particulier de son terroir, son chant caractéristique.
dont les paroles, d'ailleurs, ne sont souvent qu'un hymne à sa
beauté, et dont l'air rappelle l'istikhbar, avec plus de naïveté,
de spontanéité encore. C'est le tahouif, ou haiifi.
Ils disaient : Lourit, ô Lourit,
je suis allé y voir.
l'ai trouvé des blocs de pierre entre lesquels l'eau jasait.
J'ai trouvé quatre jeunes filles qui y faisaient la lessive.
La première a l'éclat de la lune, la seconde celui
du cristal,
La troisième, ô mon frère, a allumé 1'incen'die
dans mon cur,
Et la quatrième, ô mon frère n'a pas besoin
pour brûler de la pointe du cautère.
Traduction
: W. Marcais : Dialecte arabe de Tlemcen.
|
--------D'autres
régions comme Tlemcen ont leur mélodie personnelle. La Kabylie,
l'Aurès, le désert. Encore est-ii plusieurs déserts
et plusieurs chants de ces déserts. Il y a la mélodie de
la flûte solitaire, il y la ghaïta du Mzab kharejite,
et il y a les gigantesques churs (les danseurs de baroud.
J'ai vu, à Timimoun, des milliers de chanteurs, le mokhahla (fusil)
au poing, donner librement cours à leur joie, leur ivresse collectives.
Groupés par centaines, formés en cercles immenses, se tenant
serrés très étroitement coude contre coude, ils ont
tourné sans fin, lentement, gravement, en psalmodiant au son des
derboukas de cuivre, des chants qui ne ressemblent à aucun autre
chant au monde. Ses paroles naïves et nues, souvent (le simples nom;
de prophètes ou de saints, en constituent les brefs couplets. Des
voix les clament, d'autres les reprennent ou les complètent, un
autre groupe au loin semble les répéter comme un écho
pour les lancer au clair de lune :
Abou Bekr et Othman,
Omar et Ali.
Compagnons du Prophète,
Sur lui Le salut.
|
--------La danse
se poursuit, avec des dodelinements de tête. des glissements de
pieds, des flexions de corps, pour s'accélérer peu à
peu et finir, allègre et haletante, par une salve formidable (le
fusils qui emplit l'atmosphère d'une odeur (le poudre grisante,
III. - L'AVENIR DE LA
MUSIQUE ARABE ET SON ÉVOLUTION
--------Tous ces
chants, toutes ces musiques, n'ont pas été sans attirer
les musiciens occidentaux qui sont venus ici, pour puiser aux sources
d'inspiration nouvelle. Félicien David, Saint-Saëns. Delibe>
on essayé de recréer cette atmosphère et ce parfum
d'Islam. Puisant dans leurs propres folklores nationaux, des musiciens
comme Rimsky Korsakof, Borodine. de Falla, Albeniz, sont parvenus à
retrouver certaines intonations familières aux oreilles orientales.
Mais l'homme qui doit codifier d'une manière définitive
cette musique, sans rien lui enlever de sa personnalité, cet homme-là
n'est pas encore venu.
--------Nous
l'attendons impatiemment comme le sauveteur, accourant au secours d'un
trésor en péril.
--------Ce
trésor, c'est la musique arabe, classique ou populaire, que les
jeunes générations délaissent pour les rythmes plus
neufs, plus dynamiques, -à l'image de la vie actuelle. Mais leurs
recherches de nouveauté demeurent un peu désordonnées.
Elles vont du swing à la romance tunisienne, du flamenco au chant
d'Égypte, lui-même très désireux de se renouveler
au contact (le l'Occident. En Algérie; quelques jeunes musiciens,
d'ailleurs fort aimés du jeune public, semblent polariser ces tendances
contradictoires : Salira Hellali, 1)janial Badri, Abderrahman Aziz.
--------J'aurais
été heureux de terminer sur l'évocation de ces appels,
et (le ces rencontres de deux mues, (le deux civilisations, (le deux âmes,
sous le signe divin de l'Art.
Mais il faut déplorer que ces rencontres, si bien intentionnées
parfois, et si nécessaires, manquent assez souvent leur but.
--------Les
tendances modernes, affichées si vigoureusement par l'école
égyptienne. imitée par les jeunes écoles tunisienne
et algérienne, bonnes en .soi, et légitimes, n'ont pas été
toujours heureuses et vraiment originale,.
--------Trop
souvent, elles ne sont que des démarquages plus on moins conscients
ou adroits des danses les plus en vogue : fox, valse, rumbas, tangos.
--------Si
piquantes, si agréables qu'elles puissent paraître, elles
doivent être mises à leur vraie place, qui n'est pas la première.
--------Aucun
engouement de snob ne devra prévaloir contre cette vérité
salutaire.
--------Jamais
Tino Rossi. Georges Guétary ou Vincent Scotto n'apporteront au
patrimoine artistique des peuples d'Occident ce qu'ont pu y verser à
pleines mains Bach ou Beethoven, Saint-Saëns et Debussy, Albeniz
et (le Falla. Comme jamais, d'autre part, les plus alertes ou les plus
aimables de ces fantaisies contemporaines ne prétendront effacer,
ou simplement égaler, aux yeux des vrais amis (le l'art, ces vastes
cantates andalouses, fruits de plusieurs siècles de méditation
et d'efforts créateurs, synthèse parfaite de plusieurs tendances,
aussi riches, aussi fécondes les unes que les autres, et dans lesquelles
ont su si bien s'exprimer, avec tant de plénitude et de personnalité,
le génie d'un peuple et l'âme d'une très grande et
très belle civilisation. Et pourtant, hélas ! Combien sont-ils
qui ont jeté le cri d'alarme, appelant au secours de cette richesse
inégalable risquant de disparaître. Je relève à
ce propos, dans le texte inédit d'un musicologue français,
M. Jules Rouanet, quelques phrases émouvantes et amères.
que je livre aux méditations des lecteurs de ce document : "
Je crains que tout soit perdu. Personne en Algérie
ne s'occupe plus de la musique musulmane que pour regretter sa disparition
prochaine, la ruine de ses caractères spécifiques. Ni vous
ni moi, n'y pouvons rien. La musique musulmane se meurt. Demain elle sera
morte. Mais c'est la faute des élites musulmanes.
--------Où
sont les lettrés musulmans (lui m'ont aidé ? Où,
ceux qui, avant le culte de leurs traditions si purement islamiques, ont
senti que de telles richesses ne devaient pas disparaître dans leur
indifférence - les anciens élèves (le nos médersas,
ceux de nos écoles supérieures, les arabes restés
arabisants, les riches citadins qui aiment le luxe de leurs fêtes
et tous ceux qui peuvent comprendre ce qu'il y a du génie et de
l'âme d'un peuple dans un de ses arts, dans sa musique, surtout,
qui est l'essence ni: émt de ce peuple, le plus près de
ses racines spirituelles et de sa sensibilité, tous ceux dont le
devoir était (le conjurer la mort prochaine (le la musique arabe,
qu'ont-ils fait pour éviter ce désastre ' ".
----------Il n'est que temps d'intervenir,
et beaucoup l'ont compris. Les émissions en langue arabe de Radio-Algérie
accomplissent de méritoires efforts pour remettre cette musique
en honneur, la propager, la faire aimer davantage. D'autre part, sur l'initiative
des municipalités locales, des classes de musique arabe ont été
respectivement ouvertes à l'école municipale de Tlemcen
et au Conservatoire d'Alger. Un autre problème se pose : celui
(le sauver de l'oubli, ou (le l'indifférence, les richesses musicales
survivantes. Un gigantesque effort de rassemblement et d'enregistrement
est à entreprendre, qui nécessite (le gros crédits.
lest-on disposé à le faire
--------Alors
peut-être, puisant aux sources vivifiantes retrouvées, de
jeunes auteurs modernes, qui auront appris avec les techniques nouvelles,
le respect (les valeurs inestimables du passé, pourront-ils créer,
sans erreur, sans plagiat, sans atteinte sacrilège au grand oeuvre
de Mossili et de Ziriab, la véritable musique arabe de demain.
EL-BOUDALI SAFIR.
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