-Mer et Collines
ou les Deux-Moulins
jadis.
Les grandes et belles fêtes des Deux-Moulins ont
eu lieu lors de ces étés d'insouciance, qui ont suivi la
guerre de 1939-45. Ces années là, la place, voire les collines
Nocchi se transformaient. Il poussait deux moulins de bois sur les flancs
de colline tandis que la place se peuplait de baraques foraines autour
de la piste de danse. Le président de la République Libre
des Deux-Moulins, autrement dit le Baron André de Vialar en costume
queue de pie et guêtres et souliers vernis inaugurait les festivités.
Tout l'aréopage du Comité des fêtes avec l'Amiral
de la Flotte de
Pastéras, les corsaires à la mine patibulaire, les gosses
du quartier se pressaient autour du Baron et hurlaient leur joie.
Il faut dire que le "pain blanc" avait remplacé l'horrible
pain des années noires aux quelles il avait emprunté la
couleur et beurre et lait avaient refait leur apparition tandis que les
bananes fraîches remplaçaient avantageusement les sèches.
Le beurre de cacahuète des américains n'avait pas pour autant
disparu, pas plus que les chewing-gum ou autres bonbons à la cannelle.
Les chaussures faites de pneus et les verres découpés dans
des bouteilles laissaient peu à peu la place aux chaussures de
cuir et aux verres à moutarde tandis que draps et couvertures s'allégeaient
considérablement. Les réfrigérateurs n'étaient
pas encore là, aussi la "corvée" de glace était
elle de rigueur lors d'interminables étés. Ainsi les enfants
du quartier transbahutaient-ils avec un bout de toile de jute les lourds
morceaux de pain de glace jusqu'à la glacière familiale.
Le vin était acheté "au tonneau" et au litre.
Là encore la toile de jute assurait le joint du robinet de bois
des tonneaux et même celui du bouchon liège de la bonde supérieure,
qui était sensé laisser l'air entrer dans le tonneau de
manière à ce que le précieux liquide rouge en général
puisse s'écouler.
Les épiciers du coin étaient d'une gentillesse extrême
et accordaient crédit et sourires à leurs clients fidèles.
Le boulanger à la faconde légendaire, n'est ce pas Fernand
Trestour, faisait les gros yeux aux enfants quand le pain était
encore rare et distribué avec des tickets de rationnement. Le mozabit,
qui servait d'épicier droguiste, pouvait servir le beurre avec
un petit arrière goût de pétrole puisque les lampes
à pétrole venaient à peine de remplacer celles à
carbure, qui avaient tant fasciné, elles, les gosses en bas âge.
Le café était, non seulement grillé à partir
des grains verts, mais encore moulu à l'aide du moulin manuel avec
le petit tiroir de bois. Le chauffage n'existait pas et les soirs de février
avec les 98 % d'humidité de la belle ville d'Alger, la bouillote,
c'est à dire la bouteille de verre de limonade remplie d'eau chaude,
était chargée de réchauffer les petits pieds des
rejetons transis. L'eau du robinet venait des cuves situées au
niveau de la terrasse et la pression était ridicule. Le sapindus
ou le bleu de méthylène régnaient à la buanderie
et la planche à laver, qui finirait bientôt sa carrière
comme planche de surf côtoyait la lessiveuse et le baquet de zinc.
Même la table de la cuisine était très fière
d'exhiber sa lame de zinc, qui à l'époque servait de "Formica",
au moment où celui-ci n'était pas encore né. Le crésil,
en réalité du crésol, assurait les tâches de
nettoyage rigoureux des cabinets malodorants ou des vespasiennes publics,
qui n'avaient rien d'impérial au point de vue olfactif. Les baskets
avaient encore leur ronds de protection de la cheville en caoutchouc et
les ballons de foot ou de volley, tout en cuir, avaient le lacet bien
serré, qui faisait rougir et gonfler les bras des volleyeurs ou
rebondir de travers le "cuir", qui alors méritait bien
son surnom, des footeux. Les câpres étaient encore cueillies
à flanc de colline et mises à macérer dans le vinaigre.
Il fallait fabriquer notre colle scolaire à l'aide de la gomme
arabique de nos acacias (acacia farnesiana) que nous appelions improprement
mimosas et qui n'étaient que des cassiers. Ils fournissaient en
outre leurs pics pour déguster les escargots. Les pastéras
se déplaçaient exclusivement à la rame et la fabrication
et l'entretien des estropes se faisait à l'aide de corde de chanvre
aux odeurs délicieuses. Le "carreau" et la gaffe permettaient
encore à nos anciens la récolte des oursins et la palangrotte
régnait en maîtresse absolue à bord des pastéras.
Les palangres à 50 hameçons voire plus permettaient des
pêches miraculeuses les lendemains. A condition bien sûr de
surveiller les deux lièges, qui pouvaient très bien être
visités par un indélicat et donc être soulagés
de substantielles pièces mais pas des murènes fréquentes.
Les plombs des lignes étaient façonnés à l'aide
de tuyaux de plomb désaffectés et les cannes étaient
"vraies" en roseau ou de luxe en bambou donc plus rares. Le
"récipient" où les vers, les néréïs,
étaient conservés à l'humidité salée,
étaient des chapeaux de feutre des ancêtres et le ver lui-même
était récolté à l'aide de solution de sulfate
de cuivre. Il fallait ensuite consciencieusement rincer à l'eau
de mer fraîche les algues jaunes (cysosteires), qui contenaient
les néréïs. L'embarcation des plus jeunes prenait la
forme de chambre à air d'avion énorme, qui pouvait transporter
4 gamins courageux jusqu'au plus profond de grottes mystérieuses.
On avait rapidement appris à nager en surveillant sournoisement
"le linge". En fait très rapidement nous avions compris
que le mieux était de descendre en slip de bain et pieds nus, ainsi
il n'y avait plus rien à surveiller et nos jeux aquatiques pouvaient
se déplacer sans dommage le long du littoral. Mais cette liberté
avait un prix facile à payer, au retour à la maison la serpillière
humide servait généralement d'essuie-pieds aux garnements
remontant de la plage. Et tout cela se déroulait tout le long d'interminables
étés, qui là-bas commençaient quasiment fin
mars et se terminaient fin octobre. Deux cent dix jours donc d'un bonheur
immense qui transformaient les gamins du quartier en blondinets bronzés
comme des papous et au sourire éclatant de blancheur. Quelques
matches de foot-ball houleux émaillaient certains après-midi
et opposaient les différents quartiers de notre belle Saint-Eugène.
A la rentrée scolaire tardive à cette époque, il
nous fallait tailler nos beaux crayons en bois de cèdre à
l'odeur délicieuse et ranger nos plumes sergent-major dans nos
plumiers de bois, qui contenaient aussi nos "porte-plumes",qui
méritaient bien leurs noms. Les "pleins et déliés"
étaient de rigueur en classes comme à la maison, où
nous avions des devoirs à faire. Le pâté d'encre était
vu d'un très mauvais il par la maîtresse ou le maître
d'école, plus proches de ceux de Marcel Pagnol que des professeurs
d'école d'aujourd'hui. L'encre violette obligatoire était
logée dans d'adorables encriers de porcelaine blanche, nichés
au creux de ces somptueux bureaux à deux places, dont sièges
et planches d'écritures étaient solidaires. Les punitions
existaient encore et même le fameux bonnet d'âne, voire la
mise au coin, gâchaient certaines de nos journées scolaires.
Les cartables étaient en cuir et les classes comprenaient prés
ou plus de 40 élèves. Et cerise sur le gâteau il y
avaient des examens à passer : l'examen de passage en sixième,
le B.E.P.C (Brevet d'Etudes du Premier Cycle), le brevet des collèges,
devenu plus tard d'études, pour poursuivre nos carrières
scolaires. Le certificat d'étude était même nécessaire
à une éventuelle carrière de fonctionnaire. Ensuite
c'était la voie royale avec le Grand Lycée, devenu pour
nous le Lycée Bugeaud. A la fin des années 40, on pouvait
y compter quelque 3000 élèves, 3 cours, dont celle d'honneur
la Centrale, où avaient lieu très solennellement la "
Remise des Prix" de fin d'année. Surtout les professeurs y
étaient extrêmement brillants pour la plupart et de renommée
hexagonale. Tout cela a bercé une enfance et une adolescence de
rêve, partagée entre flancs de collines et bord de mer jusqu'à
ce qu'un mois de novembre sinistre de 1954 un pauvre couple d'instituteurs
"patos" voient leur autocar arrêter en rase campagne kabyle.
Ce détestable "fait divers" allait nous plonger dans
une période horrible, qui allait durer 8 longues années,
qui se terminèrent à bord d'un avion ou d'un bateau d'exil.
Nous devenions d'un coup de baguette magique du "sens de l'histoire",
dont on nous a rebattu les oreilles de longues années durant, des
"dépatriés" et non des rapatriés comme
on persiste à nous appeler encore aujourd'hui.
Méditerranéennement votre
!
Marc STAGLIANO
mstag06@free.fr
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