les Deux-Moulins, Alger
Mer et Collines … ou les Deux-Moulins jadis.
Marc Stagliano
sur site le 20-2-2011

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-Mer et Collines … ou les Deux-Moulins jadis.

Les grandes et belles fêtes des Deux-Moulins ont eu lieu lors de ces étés d'insouciance, qui ont suivi la guerre de 1939-45. Ces années là, la place, voire les collines Nocchi se transformaient. Il poussait deux moulins de bois sur les flancs de colline tandis que la place se peuplait de baraques foraines autour de la piste de danse. Le président de la République Libre des Deux-Moulins, autrement dit le Baron André de Vialar en costume queue de pie et guêtres et souliers vernis inaugurait les festivités. Tout l'aréopage du Comité des fêtes avec l'Amiral de la Flotte de

Pastéras, les corsaires à la mine patibulaire, les gosses du quartier se pressaient autour du Baron et hurlaient leur joie.

Il faut dire que le "pain blanc" avait remplacé l'horrible pain des années noires aux quelles il avait emprunté la couleur et beurre et lait avaient refait leur apparition tandis que les bananes fraîches remplaçaient avantageusement les sèches. Le beurre de cacahuète des américains n'avait pas pour autant disparu, pas plus que les chewing-gum ou autres bonbons à la cannelle. Les chaussures faites de pneus et les verres découpés dans des bouteilles laissaient peu à peu la place aux chaussures de cuir et aux verres à moutarde tandis que draps et couvertures s'allégeaient considérablement. Les réfrigérateurs n'étaient pas encore là, aussi la "corvée" de glace était elle de rigueur lors d'interminables étés. Ainsi les enfants du quartier transbahutaient-ils avec un bout de toile de jute les lourds morceaux de pain de glace jusqu'à la glacière familiale. Le vin était acheté "au tonneau" et au litre. Là encore la toile de jute assurait le joint du robinet de bois des tonneaux et même celui du bouchon liège de la bonde supérieure, qui était sensé laisser l'air entrer dans le tonneau de manière à ce que le précieux liquide rouge en général puisse s'écouler.

Les épiciers du coin étaient d'une gentillesse extrême et accordaient crédit et sourires à leurs clients fidèles. Le boulanger à la faconde légendaire, n'est ce pas Fernand Trestour, faisait les gros yeux aux enfants quand le pain était encore rare et distribué avec des tickets de rationnement. Le mozabit, qui servait d'épicier droguiste, pouvait servir le beurre avec un petit arrière goût de pétrole puisque les lampes à pétrole venaient à peine de remplacer celles à carbure, qui avaient tant fasciné, elles, les gosses en bas âge. Le café était, non seulement grillé à partir des grains verts, mais encore moulu à l'aide du moulin manuel avec le petit tiroir de bois. Le chauffage n'existait pas et les soirs de février avec les 98 % d'humidité de la belle ville d'Alger, la bouillote, c'est à dire la bouteille de verre de limonade remplie d'eau chaude, était chargée de réchauffer les petits pieds des rejetons transis. L'eau du robinet venait des cuves situées au niveau de la terrasse et la pression était ridicule. Le sapindus ou le bleu de méthylène régnaient à la buanderie et la planche à laver, qui finirait bientôt sa carrière comme planche de surf côtoyait la lessiveuse et le baquet de zinc. Même la table de la cuisine était très fière d'exhiber sa lame de zinc, qui à l'époque servait de "Formica", au moment où celui-ci n'était pas encore né. Le crésil, en réalité du crésol, assurait les tâches de nettoyage rigoureux des cabinets malodorants ou des vespasiennes publics, qui n'avaient rien d'impérial au point de vue olfactif. Les baskets avaient encore leur ronds de protection de la cheville en caoutchouc et les ballons de foot ou de volley, tout en cuir, avaient le lacet bien serré, qui faisait rougir et gonfler les bras des volleyeurs ou rebondir de travers le "cuir", qui alors méritait bien son surnom, des footeux. Les câpres étaient encore cueillies à flanc de colline et mises à macérer dans le vinaigre. Il fallait fabriquer notre colle scolaire à l'aide de la gomme arabique de nos acacias (acacia farnesiana) que nous appelions improprement mimosas et qui n'étaient que des cassiers. Ils fournissaient en outre leurs pics pour déguster les escargots. Les pastéras se déplaçaient exclusivement à la rame et la fabrication et l'entretien des estropes se faisait à l'aide de corde de chanvre aux odeurs délicieuses. Le "carreau" et la gaffe permettaient encore à nos anciens la récolte des oursins et la palangrotte régnait en maîtresse absolue à bord des pastéras. Les palangres à 50 hameçons voire plus permettaient des pêches miraculeuses les lendemains. A condition bien sûr de surveiller les deux lièges, qui pouvaient très bien être visités par un indélicat et donc être soulagés de substantielles pièces mais pas des murènes fréquentes. Les plombs des lignes étaient façonnés à l'aide de tuyaux de plomb désaffectés et les cannes étaient "vraies" en roseau ou de luxe en bambou donc plus rares. Le "récipient" où les vers, les néréïs, étaient conservés à l'humidité salée, étaient des chapeaux de feutre des ancêtres et le ver lui-même était récolté à l'aide de solution de sulfate de cuivre. Il fallait ensuite consciencieusement rincer à l'eau de mer fraîche les algues jaunes (cysosteires), qui contenaient les néréïs. L'embarcation des plus jeunes prenait la forme de chambre à air d'avion énorme, qui pouvait transporter 4 gamins courageux jusqu'au plus profond de grottes mystérieuses. On avait rapidement appris à nager en surveillant sournoisement "le linge". En fait très rapidement nous avions compris que le mieux était de descendre en slip de bain et pieds nus, ainsi il n'y avait plus rien à surveiller et nos jeux aquatiques pouvaient se déplacer sans dommage le long du littoral. Mais cette liberté avait un prix facile à payer, au retour à la maison la serpillière humide servait généralement d'essuie-pieds aux garnements remontant de la plage. Et tout cela se déroulait tout le long d'interminables étés, qui là-bas commençaient quasiment fin mars et se terminaient fin octobre. Deux cent dix jours donc d'un bonheur immense qui transformaient les gamins du quartier en blondinets bronzés comme des papous et au sourire éclatant de blancheur. Quelques matches de foot-ball houleux émaillaient certains après-midi et opposaient les différents quartiers de notre belle Saint-Eugène. A la rentrée scolaire tardive à cette époque, il nous fallait tailler nos beaux crayons en bois de cèdre à l'odeur délicieuse et ranger nos plumes sergent-major dans nos plumiers de bois, qui contenaient aussi nos "porte-plumes",qui méritaient bien leurs noms. Les "pleins et déliés" étaient de rigueur en classes comme à la maison, où nous avions des devoirs à faire. Le pâté d'encre était vu d'un très mauvais œil par la maîtresse ou le maître d'école, plus proches de ceux de Marcel Pagnol que des professeurs d'école d'aujourd'hui. L'encre violette obligatoire était logée dans d'adorables encriers de porcelaine blanche, nichés au creux de ces somptueux bureaux à deux places, dont sièges et planches d'écritures étaient solidaires. Les punitions existaient encore et même le fameux bonnet d'âne, voire la mise au coin, gâchaient certaines de nos journées scolaires. Les cartables étaient en cuir et les classes comprenaient prés ou plus de 40 élèves. Et cerise sur le gâteau il y avaient des examens à passer : l'examen de passage en sixième, le B.E.P.C (Brevet d'Etudes du Premier Cycle), le brevet des collèges, devenu plus tard d'études, pour poursuivre nos carrières scolaires. Le certificat d'étude était même nécessaire à une éventuelle carrière de fonctionnaire. Ensuite c'était la voie royale avec le Grand Lycée, devenu pour nous le Lycée Bugeaud. A la fin des années 40, on pouvait y compter quelque 3000 élèves, 3 cours, dont celle d'honneur la Centrale, où avaient lieu très solennellement la " Remise des Prix" de fin d'année. Surtout les professeurs y étaient extrêmement brillants pour la plupart et de renommée hexagonale. Tout cela a bercé une enfance et une adolescence de rêve, partagée entre flancs de collines et bord de mer jusqu'à ce qu'un mois de novembre sinistre de 1954 un pauvre couple d'instituteurs "patos" voient leur autocar arrêter en rase campagne kabyle. Ce détestable "fait divers" allait nous plonger dans une période horrible, qui allait durer 8 longues années, qui se terminèrent à bord d'un avion ou d'un bateau d'exil. Nous devenions d'un coup de baguette magique du "sens de l'histoire", dont on nous a rebattu les oreilles de longues années durant, des "dépatriés" et non des rapatriés comme on persiste à nous appeler encore aujourd'hui.

Méditerranéennement votre !

Marc STAGLIANO
mstag06@free.fr