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La naissance du
premier village français en Algérie : Dély-Ibrahim
"On avait mis quatre ans pour construire
une trentaine de-mauvaises baraques"
1831. La France n'occupe encore dans ce qui
deviendra l'Algérie qu'Alger et Oran : Bône le sera bientôt,
Mais déjà afflue sur les quais de la Marine, à Alger,
toute une population d'immigrants apportant dans leurs hardes des espoirs
illimités. Or, que trouvent-ils ? Une place forte étouffant
dans une maigre banlieue insalubre.
Ce n'est pas cela que l'on avait fait miroiter à leurs yeux lorsque,
délaissant l'Amérique, leur destination première,
ils s'étaient embarqués au Havre pour Alger. Beaucoup d'entre
euxsont Rhénans ou Bavarois. Ils ont trouvé tout naturel
de venir vivre sous les plis de notre drapeau. Leurs pères n'ont-ils
pas combattu dans les armées napoléoniennes ? Mayence, Cologne,
Coblentz n'étaient-elles pas chefs-lieux de départements
français, il y a de cela 15 ans à peine ? Bref, les voila
maintenant déambulant dans les rues de la Casbah, avec leurs compagnons
de misère venus des quatre coins de France, à la recherche
de terres nouvelles.
LES FACHEUX !
Mais le général Berthezène,
qui commandait en chef, était hostile, par principe, a toute colonisation.
Il se contenta de ravitailler ces immigrants, espérant en être
rapidement débarrassé. Fâcheux précédent,
car les aspirants-colons, que l'on se chargeait, d'autre part, de décourager
par tous les moyens, finirent par s'habituer à cette mendicité
a peine déguisée. Berthezène fut bientôt rappelé
en France, mais réussit encore en partant à leur jouer un
bon tour en désignant Dély-Ibrahim comme centre futur de
leur établissement.
Le duc de Rovigo qui lui succéda au commandement suprême,
quoique partisan chaleureux de la colonisation, ne prit pas la peine de
vérifier si le site de Dély-Ibrahim répondait aux
nécessités agricoles, mais comme ce centre répondait
parfaitement aux exigences militaires, on tint la question pour définitivement
réglée.
A L'OUVRAGE
Or quel était l'aspect de la région
a cette époque ? Mamelons broussailleux, couverts de palmiers nains
et d'arbustes sauvages, coupes de ravins verdoyants mais impraticables.
Voila ce que l'on offrait aux immigrants. " Messieurs, ceci est à
vous, ...à l'ouvrage !".
Les colons durent se regarder entre eux avec découragement. A l'ouvrage
? Et avec quoi ? Il y avait beau temps que leurs économies avaient
fondu. Or pour labourer, il faut des charrues et des bufs. Pour
nourrir les bufs il faut du foin et, pour les abriter, des étables.
Et eux; les hommes, devraient-ils coucher à même le sol,
avec leur femme et leurs enfants? Et l'eau ? La source la plus proche
se trouvait a 2 kilomètres ! Mais l'intendant civil Pichon vint
rapidement troubler leur méditation:
"Nous ne sommes pas sûrs que ces terres appartiennent à
l'État ! s'écria-t-il. Il ne peut donc en disposer en votre
faveur. Je vais ordonner une enquête. Mes services feront diligence.
D'ici quatre à cinq ans vous aurez la réponse. D'ici là
ne touchez à rien".
Rovigo fit alors entendre la voix de la raison. Laissez-les s'installer.
Les propriétaires sauront bien se faire connaître et nous
les dédommagerons. Pichon répliqua que cela n'était
pas juridiquement régulier... et les choses en restèrent
là.
DECEPTION
Des colons, les uns retournèrent à
leurs bouges de la Casbah, les autres prirent le chemin du cimetière,
car l'alcoolisme, la sous-alimentation et le manque d'hygiène causaient
des ravages terribles dans les rangs de ces malheureux. Or l'Algérie
faisait à cette époque une consommation effroyable de hauts
fonctionnaires. Pichon fut rappelé en France. Rovigo put se mettre
à l'uvre. Il donna à ses bureaux l'ordre d'étudier
sans tarder la construction d'abris pour les futurs colons...
Et ici commence une histoire qui serait doucement loufoque si, dans le
fond, ne se profilaient les silhouettes hirsutes et décharnées
et souvent héroïques des immigrants qui continuaient de mourir
!
PROJETS... PROJETS...PROJETS
Le 7 juillet 1832, M. le Gérant de
la Colonisation, écrivait au successeur de Pichon, M. Gentil de
Bussy, qui écrivait à son tour au commandant du Génie
pour lui faire part des intentions de Rovigo et le prier de lui soumettre
des projets d'habitations.
Il y en eut deux. Le premier procurait la charpente et la carcasse d'une
"métairie" pour la somme... tenez vous bien... de 58
francs. Le second livrait la "métairie" complète
pour 2.400 francs.
Des deux projets on choisit naturellement... un troisième : un
crédit de 250 francs fut attribué à chaque colon
pour achat du bois de charpente et une somme de 50 francs devrait faire
face aux "frais exceptionnels". L'Administration décida
du coup d'établir 58 "métairies" à Kouba
et 102 à Dély-Ibrahim. Dans cette combinaison les colons
qui, ne l'oublions pas, ne disposaient que de leurs mains et de leur bonne
volonté, devaient transporter le bois du port au futur village,
extraire la pierre nécessaire aux fondations, effectuer le terrassement,
élever les murs et aller chercher à 2 km l'eau pour le mortier.
On s'étonna pourtant de la lenteur des travaux et l'on décida
de recourir à l'adjudication que décréta un sieur
Jonquet, mais "vu les frais déjà engagés""
le nombre des "métairies" à construire fut diminué
et passa de 102 a 80.
Le 20 octobre, Jonquet résiliait son contrat. Un sieur Meurice
prit sa suite, mais, "vu les frais déjà engagés"
le nombre des constructions fut encore diminué et passa de 80 à
40.
Or, les 6 et 7 octobre, des trombes d'eau s'abattirent sur Dély-Ibrahim,
noyant les fondations, renversant les échafaudages, dispersant
linteaux et madriers. Courageusement, l'entrepreneur se remit au travail,
mais, "vu les frais déjà engagés", le nombre
des maisons passa de 40 a 20.
Las, le ciel inclément redoubla de furie ! Dans la nuit du 23 au
24, un nouvel ouragan détruisit ce que le précédent
avait épargné. L'autorité supérieure, découragée,
se borna alors à faire réparer les bâtisses les moins
endommagées. Et à la Noël 1832, le village de colonisation
de Dély-Ibrahim pouvait s'enorgueillir... de 7 "métairies"
achevées. 7 sur 102 prévues, c'était un succès
!!!
ON FERA "DU
SOLIDE"
L'Administration reconnut sportivement ses
torts : "Le nouveau village", dit un rapport du 7 décembre
1832, "doit être bâti avec solidité. L'expérience
du passé, celle de cette année, nous ont d'ailleurs dégoûté
de toute nouvelle tentative... Tout nous fait une loi de changer de système".
"Excellente décision", durent penser les colons qui,
au mépris des efforts que l'Administration faisait en leur faveur,
continuaient à mourir avec une régularité désespérante.
Cette fois donc, la commission décida de faire "solide".
Par ménage, une maison de 12 mètres sur 6, dans une cour
de 12 m.x12 m. Le tout pour 5.500 francs. C'était cher. On réfléchit
donc. Jusqu'au mois de février 1833 où un nouveau projet
l'emporta : Maison de 9 mètres sur 7, en maçonnerie et pisé,
toit de chaume, dans une cour de 16 m x12 m, à 1.500 francs pièce.
(On réduisait astucieusement la maison au profit de la cour, et
l'on se donna le luxe d'ecarter le projet d'une maison de 7 mètres
sur 4 pour 380 fr., qui rappelait singulièrement les erreurs passées.
L'adjudication, au bénéfice des sieurs Vaganay et Sillet,
eut lieu le 30 août 1833. Il ne s'agissait plus, cette fois que
de 20 bâtisses. Le 2 février 1834, les travaux étaient
terminés.
LES COLONS SE
FACHENT
En grande pompe, les autorités compétentes
s'en furent "réceptionner" l'ouvrage. Or, que virent-elles
? Horreur ! Il manquait 38 équerres en fer pour poteaux corniers
et les toitures présentaient des malfaçons apparentes. Tout
se trouvait remis en question !
Alors, les survivants des colons prirent la parole et demandèrent
si la comédie allait durer longtemps encore. Probablement surent-ils
trouver les mots qu'il fallait, car un rapport officiel nous apprend que
"devant l'impatience des colons à jouir de leurs demeures
" l'Administration décida de fermer les yeux sur les malfaçons...
Ainsi, on avait mis quatre ans pour construire une trentaine de mauvaises
baraques en pisé et dépensé pour cela plus de cinquante
mille francs, soit au cours actuel du franc, plus de cinq millions.
Mais, Dély-Ibrahim devenait le premier village "réalisé"
en Algérie. Cette gloire devait suffire aux colons qui avaient
donné leur travail et souvent leur vie.
Cette histoire authentique devrait être offerte aux méditations
des responsables de la Reconstruction, car, comme dans la chanson : "Si
cette histoire vous amuse, Nous pouvons la recommencer".
P. SALLUSTE.
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