BACAX,
dieu CIRTA capitale de l'antique Numidie
Constantine la farouch
CONSTANTINE
à travers vingt siècles de littéraire
Le silence de SALLUSTE et des poètes
Dans cette dernière
chronique consacrée à Constantine, j'ai voulu colliger ce
que les écrivains, de l'antiquité à nos jours, ont
pensé et écrit de la ville de Syphax et de Constantin le
Grand, qui, depuis l'aurore de l'époque historique, a connu tant
d'occupants et subi tant d'épreuves. En tête de ce spicilège
lacunaire, j'aurais voulu citer Salluste, dont le " Bellum Jugurthinum
" est une uvre maîtresse de la littérature latine
et |'on peut dire universelle.
Mais Salluste, s'il nomme souvent Cirta, n'en fait aucune description.
Ce qui, " a prior ", semble donner raison à M. André
Berthier, qui prétend (je l'ai dit récemment) que la Cirta
de " La Guerre de Jugurtha " n'est pas la nôtre, mais
Le Kef, dans le Sud tunisien.
Une autre déception : je n'ai pas rencontré un poète
qui ait parlé de Constantine : ce site, unique par son pittoresque
de nature et son histoire, n'inspira aucun porte-lyre ! Cela, je le dis
vite, ne doit pas signifier que les poétes qui passèrent
sont restés impavides devant ce décor grandiose, mais plutôt,
semble-t-il, qu'ils ont été paralysés, inhibés,
par la grandeur - comme moi-même. Je l'écrivais dans ma première
chronique, pour chanter décemment ce paysage titanesque, il faudrait
un Titan, c'est-à-dire Victor Hugo. Mais le poète de "
Toute la Lyre " n'a pas connu l'Algérie !
Il faut jouer à Constantine
le " Sophonisbe " de Corneille
On pourrait croire que Corneille, auteur de " Sophonisbe ",
a situé sa tragédie dans son cadre historique. Là
encore, nous sommes décus ! C'est que l'art de la mise en scène,
qui ambitionne aujourd'hui, de se subordonner le texte du dramaturge était
inexistant au temps de Pierre Corneille, comme au temps de Shakespeare.
N'importe ! L'intensité dramatique et la beauté formelle,
suffisant à faire d'elle une uvre digne d'intérêt,
on serait heureux de voir représenter " Sophonisbe "
au lieu de son action. Serait-il impossible à l'Académie
locale, en collaboration avec l'Université populaire, - et, s'il
le faut, avec la participation du C.R.A.D. - de monter ce spectacle qui
révélerait aux Constantinois l'une des plus poignantes aventures
politiques et sentimentales de l'antiquité classique, dont leur
pays fut le théâtre ? Si " Sophonisbe " n'est pas
la plus belle pièce de Corneille, les beaux vers y surabondent.
Je n'en citerai que trois, où tout le pathétique de l'action
se résume :
Esclavage aux grands curs n'est point à redouter,
Alors qu'on sait mourir,
on sait tout éviter
Et enfin :
L'hymen des rois doit être au-dessus de l'amour.
Ce que les rois modernes,
plus raclnlens que cornéliens, s'appliquent d'ailleurs à
démentir.
Constantine avant Rome et
après Rome
Je vais maintenant reproduire les témoignages les plus typiques
des écrivains sur Constantine, d'aujourd'hui, jadis et naguère.
Faute de place, je les publie sans commentaire, et ct succincts pour la
même cause.
Pomponius Mela, qui écrivait en latin au Ier siècle avant
J.-C., signale sa prospérité : Cirta était très
opulente sous le règne de Syphax. Ce que Strabon confirme au Ier
siècle après J.-C. : Cette ville a été très
bien fortifiée et abondamment pourvue de toutes choses, principalement
par Micipsa, qui y fit venir une colonie de Grecs et la rendit si puissante
qu'elle put mettre sur pied 10.000 chevaux et 20.000 fantassins.
D'El Békri, géographe
arabe, 1068 :
Constantine est une grande et ancienne ville renfermant une nombreuse
population et d'un accès tellement difficile qu'aucune forteresse
au monde ne saurait lui etre comparée ; elle est située
sur trois grandes rivières portant bateau qui l'entourent de toutes
parts (?) Ces rivières proviennent de sources nommées "
les Sources Noires " et passent dans un ravin d'une profondeur énorme.
Dans la partie avale de ce dernier, on a construit un pont de quatre arches,
lequel soutient un second pont qui en supporte un troisième de
trois arches. Sur la partie supérieure de ces arcades, se trouve
une chambre qui est de niveau avec les deux bords du ravin et qui forme
le passage par lequel on entre en ville. Vue de cette chambre, l'eau qui
est au fond du torrent a l'aspect d'une petite étoile tant le précipice
est profond. Cette chambre s'appelle " l'et0ile Sirius ", parce
qu'elle est pour ainsi dire suspendue au ciel.
Bien plus qu'un géographe. El Békri est un poète,
et qui mieux est oriental !
D'Edrisi, " Description
de l'Afrique et de l'Espagne, XIIe siècle :
Dans toute la ville de Constantine, il n'est pas de porte de maison.
grande ou petite, dont le seuil ne soit formé d'une seule pierre
; en général aussi les piliers des portes se composent soit
d'une, soit de deux, soit de quatre pierres (empruntées aux ruines
antiques). Ces maisons sont construites en terre et le rez-de-chaussée
est toujours dallé. Il existe dans toutes les maisons, deux, trois
ou quatre souterrains creusés dans le roc. Constantine est l'une
des places les plus fortes du monde. Elle
domine des plaines étendues et de vastes campagnes ensemencées
de blé et d'orge,
Le figuier oraculaire et
le fleuve Sufégémar
Du " Kitab el Adouani
" :
Autour du rocher où s'élève la ville, il y avait,
autrefois, beaucoup d'habitations et, au sommet du roc, se trouvait un
figuier qui rendait des oracles (comme le chêne de Dodone ?) et
vers lequel les gens des environs allaient en pèlerinage pour connaître
l'avenir.
De Léon l'Africain,
" Description de l'Afrique ", XVIe siècle :
Le coté de la ville qui fait face au midi est placé sur
une montagne élevée. Constantine est entourée de
rochers abrupts. Le fleuve " Sufégémar " (?) la
contourne et la rive extérieure est aussi couronnée de rochers,
de telle sorte que sa vallée très encaissée forme
un immense fossé qui défend la ville. La population est
de 8.000 familles, et il s'y trouve des édifices très somptueux,
notamment la Grande Mosquée, deux medersas et trois ou quatre zaouïas.
De Shaw, voyageur anglais,
1743 :
Ce sont les Romains qui ont fondé Constantine, on n'en peut
douter lorsqu'on examine ses murs solides, élevés et trés
anciens, construits en pierres noires parfaitement taillées. L'étendue
de ces ruines nous montre encore qu'elle était fort grande et sa
situation devait être forte.
Un cheikh accuse " l'iniquité
totale "
Du cheikh Belkacem er Rahmouni, vers 1800 :
Notre religion faiblit. Chaque jour elle est insultée et sophistiquée.
Cela, c'est l'état du siècle, le traître. Quiconque
a connu l'ancien temps, voit de ses propres yeux l'iniquité totale
et ne peut la changer. Quiconque n'était qu'une mince lame de stylet
est devenu yatagan,. et s'est dépouillé de la rouille qui
le couvrait. C'est un temps favorable aux femmes : le voisin trahit le
voisin. Cette époque n'est belle et bonne que pour l'étourdi
qui ne voit rien. Tous les jeunes gens se produisent comme de vieux savants
; sans connaissance, ils veulent enseigner ! La science, la connaissance
du Coran ont fui les esprits, c'est prouvé ! Le cours des denrées
est surfait. Tu veux que j'embellisse ce que j'ai vu ? Je l'ai exprimé
suivant les conditions de vie actuelles,
Du capitaine Rozet, "
Voyage dans la Régence d'Alger " (1833) :
On est obligé de descendre beaucoup pour aller jusqu'à
la rivière sur laquelle il y a un très beau pont construit
par les Romains. Il n'y a pas une seule fontaine dans l'intérieur
de la ville : toute l'eau qu'on y consomme vient de la rivière
où l'on est obligé d'aller la chercher dans des outres que
l'on apporte à dos de mulets ; ceux qui vont chercher l'eau la
vendent dans les rues.
Gustave Flaubert
La seule chose importante que j'aie vue jusqu'à présent,
c'est Constantine ; le pays de Jugurtha. Il
y a un ravin démesuré qui entoure la ville. C'est une chose
formidable et qui donne le vertige. (Pourquoi dire un " ravin ",
alors ?) Je me suis promené an-dessus, a pied, et dedans, à
cheval. Des gypaètes tournoyaient dans le ciel. (Gustave Flaubert,
1858.)
Guy de Maupassant
Dans " Au Soleil ", 1890 :
Et voici Constantine, la cité - phénomène, Constantine
l'étrange, gardée, comme par un serpent qui se roulerait
à ses pieds, par le " Roumel ", fleuve d'enfer coulant
au fond d'un abîme rouge comme si les flammes éternelles,
l'avaient brûlé. Il fait une île de sa ville, ce fleuve
jaloux surprenant ; il l'entoure d'un gouffre terrible et tortueux. aux
rocs eclatantls et bizarres, aux murailles droites et dentelées...
Salut aux Juives ! Elles sont ici d'une superbe sévère et
charmante. Elles passent drapées plutôt qu'habillées,
drapées en des étoffes éclatantes, avec une incomparable
science des effets, des nuances, de ce qu'il faut pour les rendre belles.
Elles vont les bras nus depuis l'épaule, des bras de statues, qu'elles
exposent hardiment au soleil ainsi que leur calme visage aux lignes pures
et droites. E le soleil semble impuissant à mordre cette chair
polie.
Louis Bertrand
Dans " Le Jardin de la Mort ", 1904 :
Je ne conçois point Cirta sans Sophonisbe. C'est la silhouette
de cette jeune femme que j'aperçois
toujours à la pointe de la Casba, dans l'ombre noire des cyprès,
penchée sur la frêle balustrade qui la sépare du gouffre,
et attendant, toute tremblante, l'issue de la bataille où se joue
sa vie avec le sort de Carthage...
Cette histoire romanesque qui inspira tant de dramaturges depuis les temps
héroïques de la Renaissance et qui fit verser tant de larmes
à nos aïeules, - elle est encore dans toutes les mémoires.
La princesse carthaginoise qui, après la défaite de son
mari Syphax. roi de Cirta, se donne au vainqueur. àce Massinissa
qui d'abord avait été son fiancé ; celui-ci obligé
par les Romains, ses alliés de leur livrer sa femme ; Sophonisbe
suppliant son nouvel époux de la tuer pour lui épargner
cette honte et, peut-être, les pires supplices ; enfin, Massinissa,
dans un coup de désespoir amoureux, se décidant à
lui envoyer par un esclave la coupe de poison - toutes les péripéties
de ce drame barbare ont été cent fois traitées au
théâtre, Mais comme on le comprend mieux ici !
L'abîme fascinateur
Cette belle page de l'auteur des " Villes d'Or " nous ramène
à Sophonisbe, dont le souvenir est inséparable de Cirta.
Et je finis par où j'ai commencé ;il faut représenter
ici la tragédie de Corneille, car si cette évocation de
l'histoire tumultuaire de la Vieille Berbérie etait belle même
à Concarneau, comme on la comprend mieux ici, où le drame
s'est consommé !
Une remarque pour finir. Placés dans la situation de Sophonisbe
et de Massinissa, des amants modernes feraient fi du poison suicidaire.
Ils se précipiteraient dans l'abîme fascinateur dont ii est
impossible, me disait un Constantinois, de dénombrer les victimes
volontaires.
Plaidoyer pour le Rhumel
Au cours de ces neuf chroniques consacrées à Constantine,
tel Philinte, je fus prodigue de louanges. Et mon cur, faut-il le
dire ? est d'accord avec ma plume. Mais je trahirais ma mission d'informateur
objectif si je taisais les doléances que nous avons reçues
relativement à l'abandon actuel (et déjà ancien)
du chemin touristique du Rhumel. Aussi je me repose sur " l'esprit
" des Constantinois pour dire avec Figaro : " Sans la liberté
de blâmer il n'est point d'éloges flatteurs. "
Pour tous les touristes, le Rhumel est l'attraction majeure de Constantine,
sa merveille n° 1. Il importe donc de la rendre accessible sans échasses
ni masque a gaz, engins actuellement nécessaires nous écrivit
un peintre, à celui qui s'y risque.
Qu'il en soit ainsi et Constantine
sera digne du titre de capitale touristique que je lui donne, et au lieu
d'y passer " une journée " (ce que le " Guide bleu
" considère suffisant), on s'y attardera des semaines, comme
je le fis moi-même.
Pèlerinage ultime
Avant de quitter Cirta, puisqu'il me faut partir, j'ai tenu à revoir
le Monument aux_Morts, ex-voto des Vivants à ceux-qui-ne-sont-plus,
temple de la Concorde et de la Reconnaissance.
C'est le soir et je suis seul. Dans l'axe d'une arche, ostensoir gigantesque,
le soleil décline sur la plaine du Hamma enflammant ciel et terre.
Et le vent des sommets fait un bruit d'orgues et de marée. Là-haut,
couronnant l'Arc, la Victoire de Cirta s'essore en plein azur Ce chef-d'uvre
d'architecture sur ce chef-d'uvre géologique face à
ces horizons sublimes, dans l'immense flamboiement et le grand vent sonore,
suspendu et comme flottant entre le ciel et la terre il n'est rien qui
réponde mieux à ma conception du haut lieu - pas même
le Parthénon d'Athènes sur l'Acropole trop encombrée.
Longtemps je reste là, jusqu'à l'heure où la pénombre
succède aux rutilances et aux fanfares du crépuscule. Je
regarde et j'écoute... Et finalement je ne sais plus si ce tumulte
aérien vient du fracas du vent dans l'Arche aux quatre baies, ou
si c'est la Victoire de bronze qui bat des ailes...
Et maintenant. épique et poignante Cirta,
Ville de Sophonisbe et de Massinissa,
De Juba, Jugurtha, Constantin et Syphax.
PAX !
|