BACAX, dieu troglodyte
EL HADJ AHMED BEY
Dernier gouverneur turc de Constantine
Ahmed
Bey (1797-1850). - Dernier gouverneur turc de Constantine et l'un
des plus détestés des populations locales. Nommé
bey vers 1826 et devenu indépendant après la chute
du dey d'Alger, an 1830, il prit le titre de pacha que lui confirma
la Sublime Porte.
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Sous
son règne, la tyrannie, l'effusion du sang, l'extorsion des
biens, atteignirent leur comble. Sa
félonie, son mépris de la parole donnée sont
des faits connus de tous et personne n'avait confiance en lui, même
lorsqu'il s'engageait par un serment solennel.
SALAH EL ANTRI, poète constantinois,
1852.
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Stérilité de l'occupation
turque
Un notable musulman de Laghouat, avec lequel, naguère, je parlais
de l'occupation ottomane, m'a déclaré tout de go : "
Ceux-là n'ont construit que des prisons et des casernes ! ".
Cette réplique cravachante traduit bien l'inimitié persistante
des populations locales pour leurs anciens maîtres turcs qui, bien
qu'ils eussent occupé l'Algérie 300 ans, et qu'ils furent
des croyants, ne furent jamais acceptés. Mois l'opinion brutale
du Laghouati doit être corrigée : même à travers
la haine, il faut être équitable.
Outre des prisons et des casernes, les Osmanlis d'Algérie ont construit
des mosquées. Ce qu'il faut reconnaître, c'est que Constantine
(pour ne parler que d'elle) n'en possède aucune qui mérite
l'admiration. J'espère ne contrister personne en l'écrivant,
pas même le docteur Lefgoun, mon ami de trente ans. Descendant des
muftis de l'époque ottomane, Et dans tous les domaines, c'est la
même stérilité. En 300 ans, les Turcs n'ont rien produit
qui honore leur passage. Comment leur pardonner cette carence triséculaire
?
Dans l'" Itinéraire de l'Algérie " de Louis Piesse,
qui date de 1874, je lisais récemment : " Au XVI° siècle,
Constantine était un centre de lumières, comme l'avait été
Bougie sous les Beni-Hammad, et comme le fut Tlemcen sous les Mérinides
; mais Constantine, tombée au pouvoir des Turcs, devint, comme
d'ailleurs les autres villes de l'Algérie, un foyer d'intrigues,
de violences et d'ambition. Toute vie intellectuelle cessa ; l'étude
des belles-lettres disparut ; plus d'histoire, plus de poésie.
"
Et plus d'architecture. Le génie mograbin s'est éteint,
étouffé, asphyxié: une éclipse de trois siècles
enténèbre l'Algérie.
Tous les monuments turcs sont de construction
italienne
Conduit par de jeunes amis musulmans, j'ai visité toutes les mosquées
de Constantine : celle de Sidi Lakdar, dont seul est beau le minaret à
huit pans ; celle de Salah Bey, avec sa fontaine susurrante ombragée
d'orangers ; Djema-el-Kébir enfin, que l'on dit édifiée
sur l'emplacement d'un sanctuaire romain et dont les colonnes, multicolores
et multiformes, empruntées à des éditrices antérieurs
et mal réemployées, sont trop hétérogènes
pour ne pas décevoir le touriste amateur d'art.
Une autre déception : tous ces monuments (comme beaucoup d'Alger
d'ailleurs) ont été édifiés par artisans italiens.
Rien, ici. n'est autochtone, A l'exception, parfois de l'ébénisterie
des vantaux et contrevents incisés. et des ornements de stuc, tout
fut exécuté par l'étranger chrétien. L'occupant
corsaire a stérilisé l'inspiration créatrice des
bâtisseurs de Grenade et de Cordoue, de Marrakech et de Fès,
de Tlemen et de Bougie, héritiers de architectes d'Iran et d'Egvpte.
Avec le recul des siècles le Turc algérien apparait incapable
de se hisser au dessus des contingences matérielles et quotidiennes
. la Course et la Mercante. tel est son objectif et son triste idéal.
Pas d'ailes dans cet esprit asservi à la terre ; pas d'élan,
pas d'essor : il rampe et il stagne dans la trivialité.
L'unique monument ottoman de Constantine qui mérite qu'on le voie,
c'est le palais de Hadj Ahmed qui fut le dernier bey osmani du territoire.
C'est lui que nous allons visiter ce matin.
Un satrape en action
Dans son livre " Alger, terre d'Artet d'Histoire ", Augustin
Berque a écrit " Le palais d'Ahmed Bey fut construit de 1826
à 1835. L'emplacement convoité était couvert d'habitations,
il en fit raser 25. Il réquisitionna - gratuitement bien sûr
- tous les marbres, faïences, portes, fenêtres, auvents, colonnes
des principales demeures constantinoises ; il rendit muets les protestataires
en leur coupant la langue. Hadj Ahmed imposa aux israélites la
fourniture de la peinture et des carreaux. Les ornements les plus délicats
sont commandés en Italie (toujours ''importation !), débarqués
à Bône et portés à Constantine à dos
de mulet (en 300 ans, les Turcs n'ont pas construit une route !) au moyen
de corvées, dans une tempête de cris et de coups de fouet,
sous la surveillance de cavaliers pour qui un homme compte beaucoup moins
qu'une prise de tabac ".
Un Néron de province
Berque continue : " Le beau palais d'Ahmed Bey fut le témoin
de ses folies. Il tue l'une de ses femmes, Khédidja, fille de caïd,
d'un coup de pied dans le ventre, cravache sa mère, fait coudre
les lèvres d'une fille de son harem, allonge jusqu'aux oreilles
la bouche d'une autre, à l'aide d'un petit couteau dont il se sert
pour ses ongles. C'est un Néron minuscule, borné, sans dilettantisme
ni talent personnel, un butor sadique et féroce. Sa distraction
favorite, c'est, une fois par semaine, de passer en revue, dans ses magnifiques
jardins, son harem, encore composé en 1837 de 385 femmes de toutes
les races, de la négresse à la Circasienne, en passant par
la Provençale, l'Italienne et la Grecque. "
Ici, les compilateurs ne sont pas d'accord. Le général Morris,.
qui participa, avec le grade de capitaine, au siège ds Constantine,
rapporte, dans sa correspondance, que le gynécée du bey,
en 1837, se composait de 500 femmes, " et toutes laides ! ",
précise-t-il. Avouons que ce jugement a l'air si arbitraire qu'il
nous paraît dicté par l'envie ou la haine.
Un autre chroniqueur, Alquier, dit : " Près de 300 femmes
". Bien que moindre de deux cents, ce chiffre, pour le quinquagénaire
qu'était alors Ahmed est une moyenne honorable.
Le fruit défendu
Parlant de ces visites du bey à son harem, le commandant Féraud,
historien informé de la province de Constantine, a dit, de son
coté :
" Les femmes se disposaient sur deux rangs que le bey traversait,
s'arrêtant plus ou moins auprès de chacune pour s'assurer
de son état de santé et de ses besoins personnels. Cette
inspection, qu'accompagnait le caïd " en nsa ", caïd
des femmes, sorte de matrone toute puissante dans le harem, était
toujours suivie d'une distribution de remèdes, de vêtements,
d'objets de toilette et de divers cosmétiques. "
Mais cette sollicitude coexistait en lui avec la férocité.
En voici une nouvelle preuve :
" Un jour, écrit Féraud, au cours de la revue hebdomadaire
", l'une des recluses ayant cueilli une orange sans son assentiment,
le despote lui fit clouer les mains à l'arbre ! ".
Et tout ce qu'on ignore et peut imaginer. Un harem est un lieu interdit
et secret. C'est le sens même du mot. Après ce que l'on sait,
les pires supputations ne sont-elles pas permises ? La vérité
s'impose : ce myriagame était un misogyne. Disposer de 500 femmes
(ou de 300), c'est n'en aimer aucune et les mépriser toutes.
300 femmes à vendre
Lors de la prise de la ville, l'autorité militaire fut bien embarrassée
de ce bataillon de femmes dont ne s'accommodaient ni le des règlements
du service en campagne ni le service des subsistances. Finalement, on
décida de confier le gouvernement de la troupe à vau l'eau
à la belle Aicha, favorite du bey en fuite et. chevaleresquement,
on lui remettait chaque soir les clefs de leur logis afin qu'elles pussent
s'enfermer et dormir en sécurité.
Mais une nuit. lasses de leur condition. les " sultanes " sans
sultan firent un trou dans la muraille et disparurent à la faveur
de l'ombre. Seules les moins jeunes et les moins belles restèrent.
Qu'eussent-elles fait de leur indépendance? Alors, pour en finir,
l'autorité militaire prit le parti de les confier " aux bons
soins du mufti ". Ce dont, dit la chronique, elles n'eurent pas à
se louer, car il ne tarda pas à les vendre à l'encan "
après les avoir dépouillées de leurs bijoux ".
(Alquier)
Quant à la belle Aïcha, qui se prétendit Italienne,
tendre gazelle européenne capturée par les corsaires et
venue échouer sur les bords du Rhumel, elle avait réussi,
au temps du bey. abusant des sentiments qu'elle avait su lui inspirer,
à découvrir en ville un " protecteur " musulman,
et c'est chez lui qu'elle demanda aux Français de la conduire.
Puis, d'avatar en avatar, elle abjura l'islamisme et se fit baptiser,
et tous les journaux du temps célébrèrent cette conversion
de l'ancienne favorite. Enfin, partie à Alger, elle épousa
un Français. Mais cette union fut rompue, et Aïcha, pour la
seconde fois apostate, retourna à la religion musulmane.
Maintenant que nous avons un aperçu des êtres, examinons
les aîtres.
Au cur du sérail
Entouré d'un labyrinthe de ruelles aujourd'hui disparues, le palais
d'Ahrned Bey était dépourvu d'ornements extérieurs.
Et, comme les appartements prenaient jour sur les cours et les jardins
intérieurs, ll n''avait pas besoin de fenêtres. Lorsqu'on
y pénétrait par l'unique porte étroite qu'il garde
encore aujourd'hui, on rencontrait, à gauche, une série
de logettes exiguës comme des cachots, aux fenestrons grillagés,
mais dont les portes étaient sculptées et les murs lambrissés
de faïences italiennes. Ces logements dépassés venait
la cour des orangers avec, au centre, un pavillon de bois orné
de roses et de jasmins où le bey se reposait en contemplant les
merveilles de son parterre féminin. Dans ce même " riad
" qui rappelle ceux de Fès, un couloir souterrain, qui était
une prison pour les récalcitrants avertissait, les malheureuses
de la précarité de leur joie et de leur vie.
Quant au pavillon lui-même, kiosque à la grâce persane,
il est percé de quinze fenêtres disposées tout autour,
ce qui permettait au seigneur dc surveiller son domaine sans avoir à
bouger. Les volets de bois plein et agréablement ciselés
d'une guipure au canif, sont en outre incrustés de menus miroirs
carrés qui les font chatoyer. en même temps qu'ils révèlent
tous les mouvements des visiteurs, Au fond de l'édifice, une alcôve
en maçonnerie, enjolivée de graciles colonnettes spiriformes
: c'était le Saint des Saints, le " Naos ", la "
Celia " de ces temple d'Éros. Disons de la Luxure, pour ne
pas profaner le plus beau des vocables.
Une demeure digne de Sardanapale
Quittant ce pavillon témoin de tant de stupre, car l'amour sans
amour ne mérite que ce nom, et longeant le portique de la cour
des orangers, on rencontre une grande salle qui servait de logement commun
aux concubines, puis une porte conduit vers une cour de service où
se tenaient, les esclaves noires, Au fond de la galerie, un escalier dc
marbre blanc mène à l'étage unique, où le
touriste n'a pas accès_
Mais les poètes bénéficient de grâces particulières.
Lorsque je me présente la demeure est déserte : le général
de division, dont elle est résidence, a quitté Constantine
et son successeur n'est pas encore installé. C'est ainsi que, guidé
par un officier, j'ai le privilège de gravir l'escalier interdit.
Discret comme il convient, je n'en dis que ceci : j'envie l'hôte
de ce sérail digne de Sardanapale, qui doit malaisément
l'oublier lorsqu'il le quitte.
Le nez de l'impératrice
Contre l'escalier blanc qui conduit à l'étage unique, on
est un peu surpris de découvrir une statue de femme dont les beaux
plis marmoréens, et la dignité sereine, font penser à
une Vestale, bien dépaysée ici. Il s'agit là, croit-on,
de l'impératrice Faustine, première femme du premier et
du plus grand des Antonins, rapportée de Djemila, au début
de l'occupation, par un officier de la place.
Cette effigie a une histolre que P. Alquier rapporte ainsi : vers 1880,
des enfants en jouant, lui cassèrent le nez; le morceau tombé,
soigneusement recueilli et nettoyé, fut remis en place à
grand renfort de colle, mais comme le visage avait gardé sa patine,
il paraissait blanc sur un fond noir. Plus tard, l'humidité et
la chaleur ayant détrempé la colle, le nez se détacha.
Cette fois, on pensa à nettoyer le visage, mais on oublia de nettoyer
le nez, qui s'était " repatiné ", et qui fit une
tâche sombre sur un fond clair
Enfin, un sculpteur venu d'Alger pour prendre un moulage de la statue
eut l'intelligence de poncer le nez et la figure qui, depuis, ne jurent
plus au contact l'un de l'autre.
Musiciens aveugles
A auteur de la statue impériale, en tournant à angle droit,
se trouvaient, au temps du bey Ahmed, trois logements pour les femmes,
puis un divan en maçonnerie creuse dans l'épaisseur du mur.
Enfin, à l'extrémité de cette galerie et à
trois mètres au-dessus du sol, la tribune des musiciens du palais.
Détail digne d'être su, car il est significatif : l'orchestre
du potentat était compose d'aveugles, et cela pour que les exécutants
ne voient pas les aimées... Ce qui gêne dans cette anecdote,
c'est que leur cécité n'était pas toujours le fait
d'un accident involontaire...
N'est-ce pas le lieu et le temps de rappeler qu'Ahmed Bey est accusé
par la " vox populi " (comme ses prédécesseurs)
d'avoir précipité dans l'abîme du Rhumel ses épouses
disgraciées, " cousues vives dans un sac ", ajoute la
tradition ?
L'exemple vient de haut, et de loin. Ainsi faisait le calife égyptien
Hakem Slamir Allah " Celui qui commande au nom de Dieu ", qui
jetait ses victimes dans le Nil, pareillement ensachées. Et les
Romains faisaient ainsi avec les parricides qu'ils noyaient vifs dans
le Tibre cousus dans le " cullus " ! Mais c'étaient des
assassins. Ils avaient tué leur père, Ce n'étaient
pas des concubines insurgées et sans défense. On admettra,
je pense, que ce n'est pas la même chose.
Le bain des sultanes
A droite du kiosque que j'ai dit, on franchissait une porte en bois de
céder ouvré et l'on se trouvait dans une cour dont le centre
était, un bassin de dix mètres de coté, auquel on
accédait par des marches de marbre. C'était le bain des
sultanes. L'eau fusait en geysers, puis ruisselait en cascades dans des
vasques superposées, Et des cyprins croisaient, traqués
par les naïades captives, dont le soleil satinait les chairs d'ambre,
de nacre et quelquefois d'ébène
Et, sur ces naumachies,
dont le bey seul était témoin, le beau ciel de saphir déployait
son vélum.
Pour l'hiver et les jours gris, il y avait des étuves souterraines.
Enfin, dans un verger plein de fleurs et de fruits, et lui aussi orné
de vasques et de bassins, circulaient des gazelles, des paons et des pintades,
tandis qu'une volière abritait une multitude d'oiseaux. dont le
ramage et le plumage éblouissait les yeux et charmait les oreilles...
L'heure des tribulations
Sophocle a raison lorsqu'à propos d'Oedipe il conseille aux mortels
de ne nommcr heureux que l'homme dont l'existence s'achève sans
catastrophe
Ce ne fut pas le cas du dernier bey de Constantine. Vaincu par nos troupes
en 1837, abandonné des . tribus. réfugié dans le
Hodna, puis à Biskra, puis dans l'Aurès, il fit sa. soumission
en 1848. Pendant plus de dix ans, traqué et chassé de toutes
parts, sa vie avait été celle d'un fauve aux abois.
Transféré à Constantine, il revit son palais occupé
par son vainqueur, puis il fut embarqué à Philippeville
pour Alger, où le gouverne ment lui servit une pension annuelle
de 12.000 francs : Dieu est miséricordieux et la France est clémente
!
C'est ici qu'il mourut, dans l'ex-capitale de son ami Hussein, dernier
dey d'El-Djezair, en 1850. Il avait 63 ans.
Une grâce finale imméritée
Dans ses courses hagardes le satrape détrôné avait
perdu sa mère laquelle fut inhumée au village de N'Gaous,
dans le Hodna oriental dans la mosquée des Sept Dormant, où
je l'ai découverte en 1922.
Enfin. deux de ses fils, l'un de cinq ans, l'autre de treize, étaient
morts dans l'Aurès, et ils furent ensevelis dans la " djebana
" privée des marabouts Bel-Abbés, à Menaâa.
Quant à lui, Ahmed Bey. l'autocrate tortionnaire aux mains rougies
de sang humain, le Matamore sadique, amoureux de verdure et d'eaux vives,
de chants d'oiseaux et de musique, il a bénéficié
d'une grâce finale imméritée : après une existence
de crapuleries et de rapines. Il repose dévotement à l'ombre
de la koubba
de Sidi Abd-er-Rahmane d'Alger, entre deux stèles ogivales
que couronne un croissant, exactement semblables aux ex-voto à
Tanit, la déesse poliade et sanguinaire de Carthage. dont je parlais
mardi.
Et cette tombe est si claire, le cimetière si passible, le paysage
si beau qu'ils font désirer la mort...
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