L'éboulement du
village des " Béni Ramassés "
où une curiosité constantinoise en voie de disparition
C'est sans doute le département
de Constantine qui recèle le plus de curiosités touristiques
et, aux temps heureux où il pouvait encore être question
de tourisme, c'est vers lui que se dirigeaient les caravens d'Insulaires,
d'Américains et même de métropolitains venus en
Algérie.
Cirta elle-même retenait longtemps par ses innombrables beautés,
par sa situation originale sur son rocher. Ses ponts, défis lancés
par l'homme à la nature, sont uniques ; sa cathédrale,
ancienne mosquée dont on ne se lasse point d'admirer les délicieuses
sculptures et les splendides céramiques, valent le sacrifice
de quelques instants d'attention ; son quartier indigène, l'abîme
du Rhumel où roucoulent les pigeons et où croassent les
corbeaux retiennent, comme en un enchantement, l'âme des artistes.
Les femmes juives, vêtues comme l'étaient leurs ancêtres,
captivent l'attention au même titre que les musulmanes dont on
ne voit même pas les yeux et qui se drapent dans de longs voiles
noirs.
C'est l'un des plus pittoresques quartiers de Constantine qui vient
d'être le théâtre d'événements dont
les résultats eussent été tragiques sans un concours
de circonstances heureuses. Qu'il nous soit donc permis de parler un
peu de cette agglomération indigène dont bientôt
nous n'aurons plus que le souvenir.
Sur la plateforme du Coudiat, depuis quelques années masquée
par de fort belles bâtisses, s'était installée une
sorte de " marché aux puces " indigène. Devant
des baraques faites de planches, de tôles, de toiles de sacs s'étalaient
les objets les plus hétéroclites qui se puissent imaginer.
De braves indigènes, soucieux de faire prospérer le commerce
local entassaient en cet endroit maints débris semblant ne plus
avoir aucune valeur et qui, cependant, formaient !a base de transactions
parfois lucratives.
Ce que l'on trouvait au marché indigène dépasse
l'imagination la plus féconde. Il y avait d'abord une série
de boutiques de coiffeurs. C'est là que venaient se faire raser
et tondre les ouvriers dont les obligations et aussi, il faut le dire,
le manque de. ressources, ne leur permettaient que de rares fois le
privilège de se rendre chez les loquaces " Figaro "
indigènes. Rien n'était curieux comme l'attitude nonchalante
des patients et leur air béat marquant leur volontaire oubli
des souffrances consécutives au douloureux contact de leur épiderme
facial avec une lame de rasoir fouillant dans une barbe inculte.
Non loin de là, de vieilles femmes proposaient à la convoitise
des amoureux des déchets de tissus conservant quelques fils d'argent
oubliés dans la trame de l'étoffe. De vrais bijoux indigènes,
colliers, fibules d'argent, bracelets y étaient également
mis en vente.
Les charbonniers y avaient entassé leurs sombres marchandises
et les brocanteurs attendaient, avec une patience toute musulmane, que
vinssent du bled des acheteurs retors.
Les autres éventaires montraient aux visiteurs les objets extrêmement
variés dont l'usage était parfois mal défini. De
vieux sommiers métalliques, qui servent aujourd'hui à
obstruer les avenues branlantes qui ont provisoirement résisté
à l'effondrement, voisinaient avec des pompes à bras,
des bouteilles de toutes capacités et de formes étranges.
De ci, de là, les devins indigènes lisaient dans le sable
l'avenir des malheureux au cerveau hanté par quelques tristes
idées. Les " écrivains publics " louaient leur
plume aux campagnards venus parfois de très loin pour faire rédiger
une missive. Il s'y traitait indifféremment de terrains à
vendre ou d'amours à ébaucher.
Tout ceci est donc appelé à disparaître par l'arrivée
aussi brusque qu'inattendue d'une calamité dont on est surpris
qu'elle n'ait point fait de nombreuses et innocentes victimes.
C'est à cet endroit en effet que s'est produit un éboulement
entraînant vers le Rhumel une masse énorme de terre. Dans
le glissement, les pauvres masures ont été entraînées,
détruites, pulvérisées et il ne reste plus qu'un
tas de décombres ; de pauvres voitures servant de moyen de transport
aux commerçants établis en ces lieux sont aujourd'hui
inutilisables au même titre que les masures démolies.
Voici, selon nos confères constantinois, comment se sont produits
les événements :
" Dans la nuit du 28 au 29 juillet, - il était environ 22
heures - deux indigènes qui s'étaient couchés dans
une caisse, devant la porte de-leur maison, une des dernières
au bord du village des Beni-Ramassés, sentirent tout à
coup qu'ils voyageaient. Ils s'éveillèrent et dans la
nuit noire parvinrent à constater qu'ils se trouvaient à
plus de 20 mètres au-dessous de leur demeure. Éberlués,
ils remontèrent conter leur aventure à leurs voisins.
Mais la terre, sous le village, commençait à crisser et
l'inquiétude s'emparant de proche en proche des riverains de
l'abîme, on convint d'aller quérir les autorités.
Dans la nuit noire, il était impossible de mesurer l'étendue
de ce glissement de terrain. Dans le calme, on percevait des grondements
qui se propageaient jusqu'au creux du Rhumel.
Sur les indications du Maire, M. Miquel fit appeler M. Moniot, chef
du secteur électrique, pour lui demander d'installer des projecteurs
sur la terrasse du dispensaire qui se dresse sous le pont de Sidi-Rached.
A 2 heures du matin, un nouveau glissement se produisit, délimitant
nettement l'étendue de ce travail de la terre. Sur plus de 300
mètres de longueur et sur une largeur d'au moins 80 mètres,
une immense masse de terre descendait, lentement, progressivement, entraînant
avec elle les quelques arbres, les poteaux télégraphiques
et les masures vides entourées de jardins qui se trouvaient à
mi-côte.
Des ordres d'évacuation étaient immédiatement donnés
dans la zone s'étendant jusqu'à la maison Ouzeneau que
jouxte l'imprimerie Braham. Les bicoques qui s'alignaient tout au bord
du Remblai, s'éventrèrent, déversant un flot d'ustensiles
invraisemblables. "
Aujourd'hui, il semble que les glissements se soient arrêtés.
Mais ce n'est là sans doute qu'une passagère attente car,
de tous côtés et loin des éboulements le sol est
fissuré, les quelques masures qui ont été épargnées
ne sont plus que branlantes et lézardées sur toutes leurs
faces.
Il faudra certainement aménager d'une autre façon ces
lieux à demi dévastés si l'on ne veut point risquer
une véritable catastrophe. Bien que la partie demeurée
stable du plateau du Coudiat semble devoir conserver sa solidité,
l'exemple de l'affaissement récent doit être un enseignement
précieux et permettre d'éviter le retour d'événements
dangereux pour lo sécurité des " Béni Ramassés
".