-------L ' "
ALGÉRIE de papa " est une boutade que de Gaulle n'a pas inventée.
Les Français d'Algérie l'utilisèrent bien avant lui
pour évoquer l'Algérie de l'argent, de la puissance, des
lourdes influences ; bref, celle des grands seigneurs du colonialisme,
hommes sans lesquels il n'y a pas d'Empire, mais par lesquels, inéluctablement,
les empires finissent par sombrer. Borgeaud n'était pas la seule
figure de proue de cette Algérie-là. Ce, qu'il faut d'abord
dire, c'est que l'influence de ces personnages fit et défit, jusqu'en
1958, tous les jeux de la politique algérienne, aussi bien dans
les plus petits villages du bled qu'à l'Assemblée algérienne
ou qu'à l'Assemblée nationale.
Ils votent comme à
l'appel du muezzin
-------Quand la
rébellion éclate, en 1954, l'Assemblée algérienne
siège au palais Carnot, face à la mer, et cent vingt délégués,
dont soixante musulmans et soixante européens - les premiers représentant
neuf millions d'hommes et les autres un million -, ont pour tâche
essentielle de voter le budget de l'Algérie.
-------L'Assemblée algérienne
est née du statut de 1947. Ce n'est pas en vain qu'on l'appelle
" la Chambre verte ". Les agriculteurs, musulmans ou européens,
y sont beaucoup plus représentés que les populations urbaines.
Alger n'y a que cinq délégués, Oran, quatre et Constantine,
quatre.
-------L'alfa.
On ne le cultive pas. Les nappes poussent à leur gré.
Reste à les récolter.Main-d'oeuvre pléthorique,
pour des salaires dérisoires et des bénéfices
ahurissants. A El-Houed et dans le Sud oranais, les " mers d'alfa
", firent la fortune des Blachette. Au temps de l'alfa de papa,
le père du richissime
Georges Blachette fit construire sa propre voie de chemin de fer,
qui venait s'arrêter à pied d'oeuvre pour les chargements. |
-----Cette prédominance de l'agriculture
faisait que, dans les votes de l'Assemblée, les sympathies ne se
dessinaient pas à partir des intérets du premier ou du deuxième
collège mais, dans les deux collèges, à partir des
intérêts des terriens et des citadins. Et, la plupart du
temps, la grosse masse du budget allait aux colons (Au
1er novembre 1954, l'Algérie ne comptait que 22 000 colons sur
une population européenne de pres d'un million d'âmes.).
-----L'Assemblée algérienne
votait deux sortes de budgets. Le budget de fonctionnement, mais surtout
le budget d'investissement, maigrement nourri par les ressources propres
à l'Algérie mais largement renfloué grâce aux
subsides de la métropole. On ne pouvait faire une route, construire
une école, un H.L.M., un hôpital sans la métropole.
Et les dernières années avant la rébellion, pour
équilibrer le seul budget de fonctionnement, l'Assemblée
réclamait une " subvention d'équilibre ", car
l'impôt ou l'emprunt ne couvrait plus les dépenses.
-----A l'Assemblée, la commission
des finances " triturait " le budget, présenté
par le directeur des finances, personnage représentant le gouvernement
à l'Assemblée, celui qui maniait la commission des finances
et dont on disait, par boutade, dans les couloirs du palais Carnot
------ Quand il parle, les délégués
musulmans vont voter comme à l'appel du muezzin !
Laquière de Saint-Eugène
-----Chaque année,
l'Assemblée algérienne élisait, à tour de
rôle, un président musulman ou un président européen.
Le plus célebre fut Laquière, vieux renard de la politique,
à la bedaine d'hydropique, à l'oeil de lézard, maire
inamovible de la commune de Saint-Eugène, banlieue résidentielle
d'Alger et séjour estival des vieilles familles algéroises.
On a, et bien à tort, représenté Laquière
comme un fanatique défenseur de l'Algérie française.
En fait, son rêve était séparatiste. Plus proche de
Ian Smuts que de Sérigny, il souhaitait une Algérie algérienne
dont il aurait été le personnage n° 1 et qu'il aurait
modelée à l'image de sa commune.
A Alger, une des unités de la flotte marchande
de Laurent Schiaffino. Chaque cargo portait le nom d'un des membres
de sa famille. L'armateur baptisera " Notre-Dame d'Afrique "
l'un des derniers-nés de sa flotte. C'était la Vierge
noire d'Alger, celle qui protège des naufrages. Les marins,
entre autres, s'y rendaient en pèlerinage. |
-----Faisant un jour les honneurs de son bureau
présidentiel à Ferhat Abbas, lui-même délégué
à l'Assemblée algérienne, Laquière le regarda
et laissa tomber
- Tu vois, c'est le bureau du futur chef de l'Etat algérien.
-----Puis il ajouta, en détachant
les sylla-bes
------ Et -ce-se-ra-moi!
-----Mégalomane, démagogue,
Laquiere régnait sur le petit peuple, tirant des ficelles usées,
émaillant ses discours électoraux de formules éculées,
promettant tout, fort de cette étrange certitude que les urnes
ne trahissent jamais que ceux qui ne savent pas les utiliser. Montant
à la tribune de l'Assemblée, Laquière se prenait
véritablement pour le personnage essentiel de l'Algérie,
jaloux de ses prérogatives, soucieux du protocole. Roger Léonard,
alors gouverneur de l'Algérie, s'adressant à Laquiere à
propos de Saint-Eugène, lui dit
------ Votre petit royaume...
Maintenant, parlons
des seigneurs
-----Autre personnage
en vue de la scène algérienne, Amédée Froger,
président de l'interfédération des maires d'Algérie
et maire de Boufarik. -----Boufarik, haut
lieu de la colonisation, ville symbole de l'extraordinaire acharnement
des premiers pionniers. Des marécages, ils firent des vignobles,
des orangeraies, des champs de tabac et de géraniums. Là
se dressait, depuis la commémoration du centenaire de l'Algérie,
en 1930, un " Monument aux colons ", dont la taille était
à l'image de l'opulente Mitidja. Froger n'était pas un colon,
mais l'affaire d'engrais qu'il dirigeait, à Alger, et surtout sa
présidence de la Caisse de solidarité, caisse qui avait
pour objet de redistribuer, sous forme de crédits, avec des échéances
élastiques, aux agriculteurs en difficulté des sommes provenant
de la contribution payée par les communes, en faisaient le porte-parole
du colonat. Son défenseur. Et plus tard, son martyr, quand Froger
sera assassiné par le F.L.N., en décembre 1956.
-----Maintenant, parlons des seigneurs. De leurs royaumes. Ceux
dont le pied-noir moyen parlait avec un mélange d'admiration et
de " morosité " (trop à certains, pas assez à
d'autres). Ceux que les pieds-noirs lucides appelaient " les pourrisseurs
". Ceux que leurs ouvriers considéraient comme les plus généreux
des patrons, que leurs adversaires en affaires redoutaient, et auxquels
leur poids, leur rayonnement, leur pouvoir avaient créé
de véritables cours, avec leurs courtisans, leurs favoris, leurs
hommes de confiance et leurs hommes de main, leurs alliances, leurs intrigues.
On pouvait dire, sans sourciller, parlant d'un tel : " C'est l'homme
de Blachette, ou de Borgeaud, ou de Schiaffino. " A Constantine :
" C'est l'homme de Morel, ou de Gratien Faure. "
-----"
Le Journal d'Alger ", appartenant à Georges Blachette,
se voulait de tendance libérale. Il soutenait à fond
les initiatives du maire d'Alger, sur le plan politique aussi bien
que sur celui des grandes réalisations urbaines de la municipalité.
-----" La Dépêche quotidienne.
" Propriétaire : Laurent Schiaffino. En dépit de
la politique d' " ouverture " pratiquée par la "
Dépêche " dans les derniers jours de l'Algérie
française, les Algériens nationaliseront le journal. |
Jacques Chevallier:
"un toit pour chacun"
-----Blachette.
Commençons par lui. Le roi de l'alfa. Dans le Sud oranais, des
hectares à perte de vue. Qu'on appelait " la mer d'alfa ".
Son père déjà avait fait construire sa propre voie
ferrée pour transporter cette manne. On citait, à Alger,
une année, le chiffre de 13 milliards d'anciens francs, rapport
d'une récolte d'alfa ! L'alfa a ceci de particulier que c'est une
plante qu'on ne cultive pas, qui pousse à son gré, par vagues,
et qu'on se contente de récolter, sur le territoire des communes,
bref, là où il pousse. En payant une redevance à
la commune. Or, en vertu de l'article 2 de la convention du 20 décembre
1873, la redevance du concessionnaire était fixée à
75 centimes par tonne ; jusqu'à cent mille tonnes, et à
25 centimes par tonne excédentaire. Jusqu'au 1er juillet 1956,
le montant de cette redevance ne sera pas augmenté. On peut penser
que le député Blachette s'y employait ardemment. Elu député
en 1951, ce petit homme, d'une élégance précise,
aux cheveux noirs plaqués, vit en partie à Alger, dans sa
propriété de Birkadem, où il laisse évoluer
en toute liberté une cen-taine de chats - c'est sa passion -, et
en partie à Paris, où il loue à l'année une
suite au " Prince de Galles ". Quand il quitte Alger, ses deux
chats favoris sont installés dans une chambre de l'hôtel
Aletti et nourris et soignés par les soins du personnel. Il craint
de les laisser à Birkadem.
|
|
Une assurance sur l'avenir
-----Propriétaire
du Journal d'Alger, Blachette joue le jeu des libéraux, sans que
personne soit dupe. On disait dans les couloirs de son journal : -Il prend
une police d'assurance sur l'avenir".
-----A l'Assemblée nationale, il dispose
de 14 voix, dont il est absolument sûr. Sa puissance est telle que,
sur le point de constituer son ministère, Mendès France
lui offre un portefeuille. Blachette décli-nera l'offre mais poussera
Jacques Chevallier, élu député sur la liste Blachette,
et qui deviendra ainsi sous-secrétaire d'Etat à la Défense
nationale.
-----La campagne électorale de Chevallier,
pour la mairie d'Alger, se fera sur des slogans de logement, d'urbanisme,
et sur une idée force : " Un toit
pour chacun. " En fait, on allait poser ce toit, sur les
murs dont les pierres provenaient des carrières de Blachette, à
Forcalquier.
Pierres que, par pleins bateaux, on transporte jusqu'à Alger. A
Alger, quand on parlait transports et bâteaux, cela sous-entendait
Schiaffino. Laurent Schiaffino était l'homme de la mer.
-----Un sénateur puissant. Président
de la Chambre de commerce d'Alger et de la XXe région économique.
Sa flotte marchande, d'une vingtaine d'unités, transportait tout
ce que l'Algérie importait, et tout ce qu'elle exportait.
-----"
L'Écho d'Oran. " Pierre Laffont possède et dirige
ce quotidien. La paix presque totale dont jouit Oran, qui vit sans
couvre-feu jusqu'en 1959, explique en partie la modération
du journal. 1960 marquera un tournant.
-----Alain de Sérigny, simple
directeur de " L'Écho d'Alger ", propriété
de son beau-frère, Jean Duroux. C'est le journal le plus "
passionné ", notamment dans la " semaine des barricades
" de 1960. |
-----Ce
petit homme gris, mince, silencieux, discret, ses adversaires l'appelaient
" le petit Nap's ". En fait, il était d'origine génoise,
d'une famille de navigateurs installée à Alger avant la
conquête " Des gens qui ont toujours eu les yeux dans l'eau.
" Et presque les pieds.
est sur l'eau, disait
Laurent Schiaffino du
sous-marin au cargo
-----Les
bureaux de Laurent Schiaffino, sur les quais, ouvraient à quelques
mètres de l'eau. Son bureau d'armateur, lambrissé, orné
de maquettes de bateaux, possédait un télex qui reliait
Alger à tous les ports de la Méditerranée ou de l'Atlantique
où un bateau Schiaffino entrait. Ses bateaux portaient le nom des
femmes et des membres de la famille,et le dernier, au moment de la guerre,
il l'avait baptisé Notre-Dame-d'Afrique. Son préféré.
Il l'appelait " le petit " et, au milieu d'une conversation,
dans son salon, dont les fenêtres donnaient encore et toujours sur
la mer, le sénateur dressait l'oreille en écoutant une sirène.Si
le Notre-Dame-d'Afrique sortait, Schiaffino
vous conviait à venir l'admirer un peu, du balcon.
-----En fait, pour lui, l'Algérie
ne fut jamais qu'un rivage, d'où il surveillait la mer, assez indifférent
à ce qui se passait dans son dos. Officier de marine marchande,
ayant gravi tous les échelons, selon la volonté de son père,
il lui arrivait de surgir brusquement sur un de ses bâtiments, à
quai. Il savait exactement ce qu'était un chargement, les manoeuvres,
la place à donner à un sac de café pour qu'il voyageât
mieux. Les bâtiments Schiaffino étaient admirablement tenus.
Laurent Schiaffino, dans la marine nationale, avait, très jeune,
commandé un sous-marin pendant la bataille des Dardanelles. Quant
à la fortune sans doute la plus puissante des fortunes d'Algérie
elle était mobile : ma fortune est sur l'eau, disait Schiaffino.
Pas le geste large le
geste tout court
-----Borgeaud.
Nous y arrivons. Seigneur de la Trappe, marquis de Carabas-Staoueli, Henri
Borgeaud, fils de Lucien Borgeaud, petit-fils de Georges-Henri Borgeaud,
calviniste venu de Suisse et fondateur de la dynastie, était, au
bout du compte, humainement supérieur à Blachette, Schiaffino,
Laquière et autres personnages d'une Algérie engloutie.
A l'heure qu'il est, ceux qui furent ses employés à la Trappe
regrettent ce qu'ils considèrent comme " le bon temps ",
quand la Trappe était un domaine où chacun recevait de confortables
gages et où le paternalisme dispensait ses " bien-faits. "
Borgeaud faisait plus qu'avoir le geste large. On disait qu'il avait le
geste, tout court. La Trappe était sa maison. Mais il n'y avait
pas que la Trappe. Ce roi des vignes s'était taillé quelques
autres principautés, dans les lièges, l'alfa, les engrais,
les textiles, le tabac.
-----Député jusqu'en 1951,
sa liste sera alors battue par la liste Blachette, et Henri Borgeaud deviendra
sénateur. Fonction beaucoup moins considérée depuis
1946.
-----L'Algérie eut son grand sénateur,
le tout-puissant Jacques Duroux, propriétaire de l'Echo d'Alger,
à l'époque où l'Echo d'Alger était à
gauche, sous la IIIè République. Propriétaire aussi
des moulins de l'Arrach, des Cargos algériens, du domaine de Ben-Dalibey.
L'astre Duroux déclina apres la mort de Jacques Duroux. Son fils,
Jean Duroux, que certains accusèrent de défaitisme, dont
d'autres au contraire louent aujourd'hui la lucidité, quitta l'Algérie,
du moins transféra la majeure partie de ses biens ailleurs (au
Canada) il y a une vingtaine d'années. Il retait l'Echo d'Alger,
qu'Alain de Sérigny beau-frère de Jean Duroux, lança
dans la bataille de l'Algérie française. L'Echo d'Alger
devint le journal représentatif des Français d'Algérie,
apres avoir été sous Jacques Duroux, celui du Front populaire.
Dans la plaine du Chélif, au sud-ouest d'Alger, l'océan
des blés jusqu'aux djebels bleus du massif de l'Ouarsenis, repaire
des hors-la-loi Ils lanceront sur les récoltes des lapins transformés
en torches vivantes, qui propa-geront l'incendie dans les blés.
Ci-dessous, la richesse de ceux qu'on appelait " les tomatéros
du Sahel ". Culti-vateurs maraîchers installés au bord
de la mer, leurs ancetres étaient arrivés d'Espagne en espadrilles
et balluchon sur le dos. Leur silhouette étrangement déformée
les avait fait alors surnommer : " les escargots ".
Légende
des pieds-noirs milliardaires
-----En Oranie,
il y avait sans doute beaucoup plus de gens riches mais de fortunes moins
importantes, et surtout moins rassemblées sur un seul homme, que
dans l'Algérois. De surcroît, comme la vie pratique se faisait
directement avec Paris sans communications entre Alger, Oran et Constantine,
sauf pendant les huit années de l'Assemblée algérienne,
c'est finalement, le département d'Alger, capitale qui décida
politiquement de toute l'Algérie.
-----A Oran, Pierre Laffont, directeur l'Echo
d'Oran, était arrivé assez tard en Algérie, héritant
de ce journal et lui donnant un tour libéral.
-----Pendant longtemps l'Echo d'Oran poursuivit
une carrière parallèle à celle de l'Echo d'Alger.
C'était le journal des Européens, et des musulmans acquis
aux Européens.
-----Dans le Constantinois, Léopold
Morel propriétaire et directeur de la Dépêche de Constantine,
et Gratien Faure furent moteurs du département à l'heure
française. L'un par son journal, l'autre, parce qu'il était
le plus grand propiètaire de terres à blé du Nord
constantinois. C'était l'homme du blé des hauts plateaux,
l'ancien grenier de Rome.
-----Pour comprendre quel fut le poids de
l'argent, et aussi avec quelle allègre désinvolture on le
traitait, il faut savoir qu'il était considéré, en
Algérie, comme la récompense du courage, de l'esprit d'entreprise,
de l'acharnement, et c'était fête quand un homme atteignait
son premier milliard. Le champagne coulait. Les journaux en parlaient.
C est peut-être bien de là que naquit la légende qui
voulait que chaque pied-noir fût un colon... milliardaire. En 1954,
c'est I un fait, nous n'en étions pas là..
Antoine QUENTIN
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